(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre VIII. La littérature et la vie politique » pp. 191-229
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre VIII. La littérature et la vie politique » pp. 191-229

Chapitre VIII. La littérature et la vie politique

La liaison de la politique et de la littérature n’est pas difficile à établir. Elle a été maintes fois signalée, maintes fois étudiée partiellement. C’est qu’en effet, si les événements politiques ne sont pas les plus profonds de ceux qui composent la vie d’un peuple, ils sont d’ordinaire les plus visibles, les plus bruyants, et que pour ce motif ils ont été les premiers à frapper les historiens, par conséquent aussi les premiers dont on ait saisi les rapports avec les autres formes de l’activité sociale.

§ 1. — Faut-il prouver tout d’abord que les mêmes caractères se retrouvent dans les phénomènes politiques et les phénomènes littéraires d’une même époque ? Je choisirai ce moment de l’histoire de France connu sous le nom d’époque de la Fronde (1643-1661).

Que voyons-nous dans l’Etat durant cette période de troubles ? Un effort pour secouer le joug de l’autorité, mais un effort à la fois timide et désordonné, fougueux et éphémère, se gaspillant en intrigues et en aventures, condamné à l’impuissance par son incohérence même, capable d’exciter une révolte, incapable d’opérer une révolution, parce qu’il manque à ces velléités d’émancipation le sérieux, l’esprit de suite, des principes nettement formulés. Aussi n’est-ce qu’une compétition d’intérêts, un chassé-croisé de mécontentements, un imbroglio d’ambitions passant d’un parti à un autre avec la plus étrange désinvolture. Condé est tour à tour pour et contre Paris. Turenne est tour à tour pour et contre Condé. On connaît l’anecdote de ce gentilhomme gascon qui part pour offrir ses services aux Frondeurs. Il rencontre, chemin faisant, un de ses amis, gascon comme lui, qui l’a devancé. Il s’en va aussitôt se mettre à la disposition de la cour, en s’écriant : « Il ne convient pas que les deux plus grands fous du royaume soient du même côté. » C’est l’emblème de la constance et de la gravité que les hommes du temps portent pour la plupart dans les affaires publiques ; et voilà pourquoi le nom d’un jeu d’enfants désigne encore cette effervescence de surface d’où ne se dégage aucune direction générale.

Que voyons-nous en sus dans cette guerre folle, dans cette « guerrette », comme l’appelle Tallemant des Réaux ? Un rapprochement violent et soudain des diverses classes sociales, qui, dans la France de ce temps-là, étaient échelonnées en une sévère hiérarchie. Chacune avait son champ d’action. Au clergé le domaine spirituel ; à la noblesse la guerre, le gouvernement des provinces, certaines fonctions honorifiques ; aux parlements la justice à rendre ; à la bourgeoisie et au peuple le commerce, l’industrie, la culture du sol et les tailles à payer. Tout cela est mêlé, confondu, bouleversé durant quelques années. Un ballet comique joué en 1659 est intitulé : Chacun fait le métier d’autrui. On y voit en particulier une harengère qui fait office de docteur en droit et donne à ses compagnes des leçons de politique et de morale. Le titre du ballet pourrait s’appliquer à l’époque entière. Il y a une telle discordance entre le rang ordinaire des personnages et le ton qu’ils prennent, entre leurs fonctions traditionnelles et les rôles qu’ils usurpent, qu’il en résulte une série de scènes burlesques, de contrastes comiques au premier chef.

Je rassemble entre mille quelques faits qui le prouvent. Princes et princesses descendent de leur piédestal et semblent prendre à tâche de dissiper eux-mêmes le prestige qui les environne. La reine régente a des colères où elle oublie sa dignité ; témoin le jour où elle déclare au coadjuteur qu’elle aimerait mieux étrangler Broussel de ses propres mains que de le rendre aux Parisiens… Et ce disant, elle lui portait ses ongles au visage comme si elle eût voulu l’égratigner. Quand ce ne sont pas ses emportements, ce sont les circonstances qui la font déchoir de sa majesté. Ainsi, le soir où les Parisiens soupçonnent qu’elle veut s’enfuir de Paris avec le jeune roi, elle est obligée d’ouvrir tout grand le palais royal à la foule et le futur Roi-Soleil, qui dormait ou faisait semblant, resta plus d’une heure sous la surveillance d’un officier de la garde bourgeoise qui se trouva être un ancien laquais. Après la fuite, la cour arrive à Saint-Germain la nuit ; les grands seigneurs couchent dans la paille ou dans leur carrosse ; on dirait un campement de Bohémiens. La grande Mademoiselle a pour logis un galetas sans fenêtres et elle gîte par terre, sur un matelas, avec sa petite sœur qui voit la « bête » et hurle de peur ; l’altière princesse n’a pour tout linge de corps que deux chemises qu’elle est réduite à faire blanchir tour à tour.

Pendant ce temps, le premier ministre Mazarin n’a pas besoin d’être abaissé ; il s’abaisse assez de lui-même. C’est un modèle de fausse humilité. Il est tout occupé à demander pardon de sa haute fortune. Ce prince de l’Eglise qui lésine et triche au jeu n’est pas fait pour inspirer le respect, et certaines aventures de son passé ne sont pas de nature à lui donner l’ascendant qui lui manque. On conte sous le manteau les coups de bâton qu’il a emboursés lors de ses amours juvéniles avec une fruitière d’Alcala. Ses manières et son langage ne rachètent pas ces fâcheux antécédents. Il est fécond en pantalonnades. Il parle un baragouin mi-partie français et italien. Il dit des Parisiens : « Laissez-les chanter la canzonette : ils pagaront. » Il supporte les impertinences avec une patience plus que chrétienne. Condé, prenant congé de lui, lui donne presque une nasarde en lui disant : Adieu, Mars ! Ou bien il lui envoie une lettre qui porte cette adresse : A Al Illustrissimo signor facchino.

Si tels sont « les maîtres du chœur », on peut deviner ce qu’il advient des autres grands personnages du temps. Ils s’embourgeoisent, ils s’encanaillent à qui mieux mieux. Le vainqueur de Rocroy descend à la guerre des pavés et des rues, à ce qu’il appelle lui-même « la guerre des pots de chambre ». Enfermé à Vincennes, il emploie ses loisirs à cultiver des œillets, et Mlle de Scudéry, qui va plus tard comme les badauds parisiens visiter la cage de l’aigle, écrit ce quatrain :

En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier
Arrosa d’une main qui gagna des batailles,
Souviens-toi qu’Apollon bâtissait des murailles
Et ne t’étonne pas de voir Mars jardinier.

Mars n’est pas seulement jardinier : le voilà presque portefaix, se colletant, échangeant des gourmades avec un gentilhomme. Il soufflette un M. de Rieux qui lui rend son soufflet, et l’on est obligé de les tenir à bras le corps pour les empêcher de se ruer l’un sur l’autre. Autre scène qui semble détachée, par avance, du Lutrin de Boileau. Chacun se rappelle la lutte à coups de poings et de livres qui s’engage entre les partisans du chantre et du prélat ; au moment critique, le prélat imagine une ruse de guerre : il étend le bras et bénit solennellement ses adversaires qui sont forcés de plier les genoux sous l’implacable bénédiction. Une chose toute semblable arriva pendant la Fronde. Retz et Condé se bravaient ; leurs partisans étaient près d’en venir aux mains. Or, tout à coup, dans une rue étroite, Condé, suivi de ses gens, rencontre Retz il la tête d’une procession. Retz saisit l’occasion, bénit le prince qui enrage, mais qui doit se découvrir et s’incliner.

Toutefois Condé ne prèle pas toujours à rire. Il a des accès de férocité qui inspirent la crainte à défaut du respect. La gaîté reprend ses droits avec le duc de Beaufort, le vrai chef des Frondeurs. Ce « roi des Halles, cet « amiral du Port au foin », ce prince-truand, qui est en même temps un prince-marguillier que deux paroisses se disputent l’honneur d’avoir comme fidèle, offre ces contrastes heurtés d’où jaillit un éclat de rire irrésistible. Il est fils d’un bâtard de Henri IV, de haute mine comme de haute lignée, avec une chevelure blonde qui encadre son visage de boucles superbes ; mais ce Phébus-Apollon écorche le français ; il bavarde à tort et à travers ; il est coutumier des quipropos les plus saugrenus. Il parle des hémisphères de Mazarin, voulant dire ses émissaires ; il dit que les ennemis sont dans la constellation, ce qui signifie qu’ils sont dans la consternation ; il se plaint d’avoir reçu dans la bataille une conclusion, ce qui serait pour d’autres une contusion. Un jour qu’il est appelé à dire son avis en plein Parlement, il s’embrouille désespérément. Un libelle s’avisa de mettre en vers cette malencontreuse harangue, si bien qu’un plaisant déclara que de la sorte elle aurait la rime à défaut de la raison ; Il n’est pas étonnant qu’avec un pareil personnage les affaires les plus graves tournent au grotesque. Dans une de ces trêves qui séparèrent les différentes Frondes, les gentilshommes fidèles à la cour se plaisaient à prendre avec les Parisiens des airs provocants. A leur tête était M. de Janzé, celui pour qui l’on créa l’expression de « petit-maître ». Il se trouva un jour attablé au cabaret de Renard, qui, situé au milieu du jardin des Tuileries, était le rendez-vous de la bonne compagnie. Il offrait à des camarades un banquet aux violons. Le duc de Beaufort, agacé, veut troubler la fête ; il entre avec quelques amis. On peut croire que le sang va couler. Quelle erreur ! C’est à peine si les deux partis ont le temps d’échanger quelques mots injurieux. Le duc tire la nappe, renverse la tablé, coiffe plusieurs convives d’une assiette de potage, casse leurs violons sur la tête des musiciens. Les épées sont tirées ; mais tout se termine sans qu’il y ait rien de répandu, sinon la soupe.

Retz, moins bouffon, laisse pourtant à maintes reprises une impression comique. Mais on dirait qu’il le fait exprès ; il semble un chef de troupe, un entrepreneur de représentations théâtrales qui fait concurrence à Tabarin. Il est frappé lui-même de la ressemblance ; les métaphores tirées de la vie du théâtre reviennent à chaque instant sous sa plume. Il joue du reste son rôle dans la tragi-comédie et il attrape au passage quelques bonnes railleries. Prélat belliqueux, il a un régiment qu’on nomme le régiment de Corinthe, parce qu’il est évêque in partibus de cette ville infidèle. Comme ses soldats sont battus à leur première sortie, chacun va répétant le mot connu : « C’est la première aux Corinthiens. » Une autre fois, il se rend au Parlement avec un stylet dont le bout dépasse, et les gens de dire : « Voilà le bréviaire de notre archevêque ! » On sait la mésaventure qui lui arriva au Palais de justice. Pendant que sas partisans et ceux de Condé, armés jusqu’aux dents, se profitaient et se mesuraient des yeux dans la grande salle Retz, myope comme pas un, s’aventura trop loin des siens. Il est aussitôt enveloppé. Il veut revenir sur ses pas. Trop tard ! Il est pris entre les deux battants d’une porte, le corps d’un côté, la tête de l’autre. Il faillit avoir le cou tordu comme un canard. Le duc de la Rochefoucauld poussait un des battants tant qu’il pouvait. Les amis de Retz accoururent à la rescousse ; il en réchappa, mais il garda une rancune assez légitime à l’ami la Franchise, sobriquet peu noble qui désignait le noble duc de La Rochefoucauld.

Pendant que les hommes d’Église se font ainsi hommes de guerre, les magistrats se font hommes politiques, et ce n’est pas sans faire à leur toge de notables accrocs. Le chancelier, le chef de la justice, est trop heureux en un moment critique de pouvoir se cacher dans une armoire. Mais ceux qui paraissent le plus risibles, ce sont les bourgeois en armes. Les plaisanteries pleuvent dru comme grêle sur ces ventres cuirassés. Chaque maison munie d’une porte cochère devant fournir un cavalier, la troupe ainsi recrutée devient « la cavalerie des portes cochères ». On raille le comte de Brûlon avec son bataillon formé, dit une chanson, de cinq hommes et de quatre tambours. Une caricature représente le capitaine Picard composant à lui seul toute sa compagnie. Il n’y a pas du reste besoin de grand effort pour extraire le comique de la réalité. Dans la Journée des barricades, on rencontre des enfants de cinq à six ans avec des poignards à la main. Retz vit même une lance énorme traînée plutôt que portée par un petit garçon d’une dizaine d’années…

Si nous résumons ce qui se dégage de tout cela, nous pouvons dire que dans la vie politique du temps se détachent deux caractères essentiels, qui sans doute ne sont pas les seuls, mais qui nous apparaissent comme les plus saillants : d’une part, un désir de liberté, vague, confus, frivole, qui n’aboutit qu’à renforcer l’autorité royale ; d’autre part, un rapprochement brusque d’éléments contraires, le populaire et l’aristocratique, le plaisant et le sérieux, le grossier et le raffiné, contraste qui produit le grotesque.

Si nous regardons maintenant la littérature, nous allons y découvrir les deux mêmes caractères.

Il y a une Fronde littéraire. Elle se marque, au théâtre, par une insurrection contre les règles d’Aristote. Corneille essaie de s’affranchir du joug des conventions et même des convenances. Il risque des scènes crues, violentes, scabreuses, par exemple dans Théodore, vierge et martyre. Il risque des nouveautés hardies. Il écrit des tragédies où domine le ton ironique et familier, comme Nicomède. Il hasarde ce qu’il appelle lui-même des pièces d’une constitution assez extraordinaire. Il compose des comédies héroïques. Et Rotrou, son émule, écrit, lui aussi, des œuvres dramatiques où souffle un vent de révolte contre les théories formulées par Chapelain.

Dans la poésie, on se moque de la tradition, on parodie les anciens. Dans les romans (je citerai seulement ceux de Cyrano) se donne libre carrière une imagination débridée, capricieuse, celle qu’on allait nommer bientôt la folle du logis.

Dans la littérature religieuse, Pascal lance son immortel pamphlet, les Provinciales, et le jansénisme, à le bien prendre, est une Fronde contre Rome, un essai de rébellion qui a peur d’aller jusqu’au bout de son audace. Le style à la mode est hérissé de pointes, chamarré d’images, bigarré de métaphores. Il se rit des limites qu’on voudrait lui imposer au nom du bon goût et du bon sens.

Et comment finissent ces velléités d’émancipation, ces folles équipées, ces aventureuses chevauchées ? Par la victoire complète de la raison, des règles, de la discipline. La littérature se pacifie, s’assagit ; elle achève de se soumettre au moment où Louis XIV prend en main les rênes du gouvernement ; elle a suivi la même marche que le reste de la société dont elle fait partie.

Voilà pour le premier caractère constaté ; voici pour le second : rien de plus facile à relever dans la littérature d’alors que le rapprochement brusque de deux éléments contraires. Nous rencontrons côte à côte le grossier et le raffiné, des précieux assoiffés de purisme et d’élégance et des écrivains populaciers affectant le cynisme et la trivialité. La carte du Tendre est contemporaine des farces de Scarron et de son Roman comique où retentit le tintamarre des poêlons et des casseroles, où dans une rixe nocturne Ragotin, le souffre-douleur du livre, est coiffé de certain vase facile à deviner. Parfois les deux éléments opposés se heurtent dans la même personne. Tallemant des Réaux, qui reste dans la mémoire comme un conteur rabelaisien d’anecdotes crues et drolatiques, a porté dans les ruelles le nom d’Astibel, un héros de roman galant, et il a fourni sa fleur à la guirlande de Julie. Saint-Amand, un lyrique de cabaret, le chantre de la Crevaille, s’appelait Sapurnius pour figurer à l’hôtel de Rambouillet.

Le plaisant et le sérieux se coudoient et fraternisent également. La comédie et la tragédie font chacune un pas vers l’autre et il se trouve nombre de pièces, comme le don Sanche de Corneille, qui témoignent d’une réconciliation provisoire entre ces deux sœurs ennemies.

C’est du reste le comique qui domine et je n’en veux citer qu’une preuve : cet épanouissement du burlesque qui dura une dizaine d’années et qui demeure le trait le plus caractéristique de la littérature d’alors. Il suffit de nommer Scarron, le burlesque incarné, qui eut en ce temps-là tant d’admirateurs, de rivaux et d’imitateurs.

Mais, de même qu’aux environs de 1661, la hiérarchie sociale un instant bouleversée se reforme plus sévère ; de même que les classes superficiellement mêlées se séparent, si bien qu’il se constitue deux Frances, l’une aristocratique, l’autre bourgeoise et populaire, ayant chacune ses mœurs et ses intérêts ; de même les mots de la langue se divisent en deux castes, ceux-ci nobles et réservés à une petite élite, ceux-là roturiers et abandonnés à la foule ; les genres littéraires un moment confondus s’écartent l’un de l’autre ; la comédie et la tragédie sont parquées dans deux domaines différents avec défense formelle de franchir les barrières qui les isolent ; le mélange des tons, accepté ou recherché comme quelque chose de piquant, répugne au goût nouveau ; le burlesque, où les deux faces de la vie étaient violemment confrontées de façon à faire rire aux dépens des choses graves et des grands de la terre et du ciel, tombe dans le mépris et l’oubli. L’évolution littéraire a passé par les mêmes phases que l’évolution politique.

§ 2. — Mais il ne suffit pas de constater cette marche simultanée dans le même sens. Il importe de voir s’il y a eu entre les deux ordres de phénomènes dont nous suivons la marche, non seulement une corrélation étroite, mais aussi des rapports de cause à effet.

Or ces rapports sont visibles, avant tout lors de ces grandes crises qui modifient dans ses profondeurs le régime de la société.

Si l’on étudie les causes qui ont amené au siècle dernier la Révolution française, on rencontre parmi les plus puissantes l’influence des écrivains. En effet, tous les écrivains qui comptent au dix-huitième siècle ont été des novateurs, tous ont travaillé plus ou moins à la ruine de l’ancien régime.

Si l’on étudie, au contraire, les causes qui ont amené en notre siècle la transformation de la littérature française, on rencontre parmi les plus puissantes l’influence de la Révolution. Ayant en effet changé les mœurs et l’état social, elle a produit par là même un changement correspondant dans les œuvres qui en sont l’expression.

Il y a ainsi entre la vie politique et la vie littéraire d’un peuple une série d’actions et de réactions. Nous allons en examiner quelques-unes.

A certaines époques, la forme de la société ne répond plus aux besoins, aux aspirations de ceux qui la composent ; les écrivains se font alors les interprètes de ce désaccord, les portevoix du mécontentement qui en est la suite. Ils essaient donc de modeler la réalité sur leur idéal ; leurs écrits sont des actes qui poussent dans le sens de leurs désirs et de leurs opinions. Ces époques-là sont celles qui précèdent les révolutions.

En France, la littérature a souvent joué ce rôle militant. Mais deux fois surtout elle a été en avance sur l’évolution politique et elle a préparé la transformation des institutions par la transformation des intelligences.

La première fois, c’est au quatorzième siècle, sous le règne de Philippe le Bel et de ses successeurs. En ce temps-là, la satire domine ; elle se glisse partout et devient virulente. Les auteurs ne cherchent pas à modifier les formes qui leur sont transmises par la tradition ; ils sont trop occupés des idées pour songer à inventer des moules nouveaux. Ainsi le Roman de la rose n’est dans sa première partie qu’une idylle gracieuse et quintessenciée ; il devient dans la seconde une terrible machine de guerre contre la religion catholique et la féodalité. Le poème est un monstre avec une tête de colombe et des serres de vautour. Et cependant Jean de Meung, qui l’a continué, a fidèlement conservé l’allégorie et les personnages imaginés, par Guillaume de Lorris, qui l’a commencé ; seulement il les a animés d’un esprit différent. Ainsi encore les derniers fragments du Roman de Renart contiennent une critique amère des lois et coutumes existantes, de véritables appels à la révolte ; et pourtant ceux qui les ont composés ont gardé le cadre commode de la fable tel que leurs aînés l’ont façonné ; ils se servent toujours des animaux pour donner des leçons aux hommes ; ils racontent toujours les prouesses de leur héros populaire. Seulement la fable est devenue entre leurs mains comme un tonneau où le vin s’est tourné en vinaigre. Tous les genres littéraires subissent alors une métamorphose analogue. Ils se transforment en armes redoutables dans la guerre acharnée que les écrivains livrent au régime constitué ; et les choses durent de la sorte jusqu’au jour où, après de terribles convulsions, un ordre nouveau s’établit sur les ruines de l’ancien.

Même spectacle au dix-huitième siècle. Les écrivains, à demi conservateurs en matière littéraire, sont résolument novateurs en matière politique. Voltaire ne touche guère aux règles et au cadre consacré de la tragédie ; mais il remplit la tragédie de tirades contre les prêtres et le despotisme. Un simple dictionnaire, l’Encyclopédie, devient comme un immense bélier manié par des centaines de bras et destiné à saper les bases de la société monarchique. Aussi le jour où la Révolution éclate, ce n’est, pour ainsi dire, qu’un passage de la théorie à la pratique. Les idées sortent des livres, s’animent, courent les rues. Les hommes d’action prennent leurs formules toutes faites dans les œuvres des penseurs qui les ont précédés. On pourrait signer du nom d’un des grands écrivains de l’époque antérieure chaque réforme accomplie ou tentée. Bien plus ! La Révolution, qui parcourt en quelques années avec une rapidité vertigineuse le chemin que les esprits ont parcouru en un siècle, suit la marche que les idées ont suivie. Ses phases se succèdent dans le même ordre que les différentes étapes du siècle.

Voyez plutôt ! En matière politique, l’Assemblée constituante, qui vient la première, veut une monarchie constitutionnelle, un roi qui règne et ne gouverne pas, mais admet des inégalités entre les citoyens actifs et passifs. C’est à peu de chose près l’idéal de Montesquieu, le premier en date des théoriciens du siècle. Plus tard, la Convention décrète et essaie d’organiser la république démocratique, mais sacrifie en partie la liberté à l’égalité. C’est Mably, c’est Rousseau, postérieurs à Montesquieu, qui prévalent à leur tour. Dans le règlement des rapports du pouvoir civil et de la religion, quand on enlève au clergé ses biens, quand on ouvre les couvents, quand on impose aux prêtres le serment à la Constitution, vous pouvez reconnaître l’inspiration de Voltaire. Quand on va plus loin, quand on célèbre le culte de la déesse Raison, quand on supprime les noms des saints, quand on remplace la semaine par la décade, ce sont les opinions de Diderot, de d’Holbach qui mènent le branle. Mais une réaction religieuse s’opère. Robespierre combat l’athéisme et fait décréter que le peuple français reconnaît l’existence de l’Être suprême. C’est Rousseau, schismatique de la secte encyclopédique, qui triomphe en la personne de ses disciples. Il est difficile de rêver une relation plus étroite et une symétrie plus parfaite entre les deux ordres de faits que nous venons de rapprocher.

Mais regardez maintenant la contre-partie ! Une fois la société assise sur de nouvelles bases, une fois les lois mises en harmonie avec les idées des novateurs, c’est le régime politique qui se trouve à son tour en avance sur la littérature. Les formes que celle-ci employait hier encore paraissent vieillies, surannées ; elles ne sont plus adaptées au milieu environnant ; elles doivent changer pour se mettre en harmonie avec la société transformée.

C’est ainsi qu’après les bouleversements qui secouent et déchirent la France au xive  siècle non seulement la langue se métamorphose, mais, tous les genres littéraires chers au moyen âge, la chanson de geste, le roman en vers, le grand poème allégorique dépérissent et meurent. Et cela se répète au lendemain de notre grande Révolution. La littérature classique a été frappée mortellement avec l’ancien régime. La disparition sans doute n’est pas immédiate ; il faut quelques années au contrecoup pour se produire ; il y a des essais désespérés pour conserver ou faire revivre les formes, la langue, les genres, le style même du xviie  siècle. Nos pseudo-classiques du premier Empire s’épuisent à cette tâche impossible. Vains efforts ! Bientôt éclate une révolution littéraire, complément et conséquence de la révolution politique et sociale d’où date la France nouvelle.

Le renouvellement porte sur toutes choses. La langue littéraire s’élargit démesurément ; c’en est fait du purisme, cette espèce de pruderie grammaticale ! Mais il se produit des rajeunissements plus profonds ; Diderot les avait pressentis. Il écrivait : « Quand verra-t-on naître des poètes ? Ce sera après le temps de désastres et de grands malheurs, lorsque les peuples harassés commenceront à respirer. Alors les imaginations, ébranlées par des spectacles terribles, peindront des choses inconnues à ceux qui n’en ont pas été les témoins. » La prophétie s’est réalisée à la lettre66. Et ce que Diderot disait des poètes, on aurait pu le dire des historiens. L’histoire contemporaine a servi de clef pour pénétrer dans l’histoire ancienne, surtout dans celle des républiques antiques ou des communes du moyen âge. Augustin Thierry, dont on ne récusera pas le témoignage, écrit à ce propos67 : « Ce sont les événements, jusque-là inouïs, des cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du moyen âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques, à tirer des écrits des bénédictins ce que ces savants hommes n’avaient point vu, ce qu’ils avaient vu d’une façon partielle et incomplète, sans en rien conclure, sans en mesurer la portée. Il leur manquait l’intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales. Ils ont étudié curieusement les lois, les actes publics, les formules judiciaires, les contrats privés ; ils ont discuté, classé, analysé les textes, fait dans les actes le partage du vrai et du faux avec une étonnante sagacité ; mais le sens politique de tout cela, mais ce qu’il y a de vivant pour l’imagination sous cette écriture morte, mais la vue de la société elle-même et de ses éléments divers, soit jeunes, soit vieux, soit barbares, soit civilisés, leur échappe, et de là résultent les vides et l’insuffisance de leurs travaux. Cette vue, nous l’avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l’histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l’empire élevé sur les ruines de la République française, qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XVI. »

En même temps que le sens historique s’aiguisait ainsi, des idées inconnues surgissaient ; des émotions nouvelles, matière littéraire s’il en fut, sollicitaient les écrivains. Les âmes n’ont pas été vainement agitées par de pareilles secousses. Tant d’existences bouleversées ; tant de vieilles institutions jetées à bas ; tant d’exemples éclatants des vicissitudes de la fortune ; un lieutenant d’artillerie devenu empereur, presque maître du monde, et, après cette prestigieuse épopée, allant s’éteindre misérablement dans une île perdue de l’Océan ; des rois décapités, détrônés, chassés, remplacés par des fils d’aubergistes et des officiers d’aventure ; l’Europe entière partagée, remaniée, des populations entières passant d’un maître à l’autre comme un bétail ; voilà certes un amas de choses tragiques qui trouble, étonne, force à réfléchir, à s’interroger, à scruter les mystérieux replis de l’âme et de la société humaines, à chercher les ressorts secrets, les causes obscures des événements. Sans doute la génération qui a été à la fois témoin, auteur et victime de cette Révolution n’est pas celle qui pourra profiter des ouvertures que cette grande rupture de traditions a faites en tout sens. Pour admirer un ouragan, pour en sentir l’épouvantable et sublime majesté, il ne faut pas être livré soi-même à sa fureur, forcé de combattre les vagues sans relâche, en danger de périr à chaque instant. Mais qu’on le voie du rivage ou qu’on la revoie par le souvenir, c’est alors qu’on en peut apprécier l’horrible beauté, c’est alors qu’on peut songer aux moyens de la rendre sensible aux autres. Il faut du temps à l’épouvante, à l’horreur, au saisissement, pour se transformer en impressions artistiques.

Voilà pourquoi ceux qui ont vu de près ces grandes tempêtes sociales, qui en ont fait partie, qui ont senti la terre trembler sous leurs pieds et la foudre gronder sur leur tête, ceux-là ont été comme atterrés, écrasés par ce cataclysme inattendu. Quand ils se reprennent à vivre et à combattre, leurs écrits trahissent le contre-coup de ce qu’on a énergiquement nommé « la peur rouge ». C’est une aversion passionnée des hommes et du régime dont ils ont subi la domination ; c’est une réaction violente contre les principes qui ont eu un triomphe éphémère ; c’est un violent effort de pensée pour les déraciner de l’esprit des autres. Une révolution est ainsi un tournant dans l’histoire des idées d’un peuple. Elle marque une orientation nouvelle chez beaucoup de penseurs ; elle coupe souvent en deux parties qui s’opposent de façon presque complète leur vie intellectuelle. Ils peuvent, quoique ce soit assez rare, reconnaître dès l’abord la grandeur de la tragédie où ils ont été enveloppés ; ils y verront même parfois je ne sais quoi de vertigineux et de surhumain  ; mais pourtant, soit effarement prolongé, soit bouillonnement excessif de colère et de haine, leurs sentiments ont grand peine à se traduire en beaux développements littéraires. Et ce sont, d’ordinaire, d’autres hommes venus plus tard, quand le péril était passé, quand le ciel était rasséréné, qui ont été inspirés, stimulés, élevés au-dessus d’eux-mêmes par la vue lointaine de ce déchaînement gigantesque. Les faits ont eu besoin de passer par la mémoire pour enflammer les imaginations. Ainsi la Révolution, qui ne fut pas et ne pouvait pas être une grande époque littéraire, est pourtant le point de départ d’une ère nouvelle en littérature.

§3. — Il n’est pas nécessaire d’évoquer ces perturbations violentes pour mettre en lumière la liaison perpétuelle de l’évolution politique et de l’évolution littéraire. Elle est facile à constater en toute époque.

Si le pays traverse une période de compression, non seulement l’autorité triomphe dans tous les domaines, du moins tant que le pouvoir réussit dans ses entreprises : c’est ce qui s’est produit dans la partie brillante du règne personnel de Louis XIV ; mais de plus certains genres sont étouffés ou gênés. Cherchez par exemple en ce temps-là des livres où l’on examine et discute les principes ou les actes du gouvernement. Vous ne trouvez que l’ouvrage de Bossuet : La politique tirée des propres paroles de l’Ecriture Sainte. Et ce n’est qu’une apologie de ce qui existe, un panégyrique sans réserves de la royauté de droit divin. Mais de discussion, point ! Toute tentative d’élever la voix sur les affaires publiques était sévèrement interdite. La peine de mort fut prononcée contre je ne sais plus quel auteur d’écrit séditieux. S’il s’imprime des pamphlets, ils paraissent hors de France, à Genève ou en Hollande. Les faits les plus graves, qui en d’autres moments auraient amené des controverses passionnées, s’accomplissent en silence. La paix et la guerre sont décidées à la muette. Ainsi encore, lors de la révocation de l’édit de Nantes, les efforts des pasteurs pour arriver jusqu’au roi furent vains pour la plupart. Un d’entre eux obtint cependant un jour l’insigne faveur d’être écouté et le roi avoua qu’il n’avait jamais ouï parler si bien ; mais cela ne l’empêcha pas, quelques mois plus tard, de donner quinze jours aux ministres de la religion prétendue réformée pour quitter le royaume, de faire condamner aux galères ou à mort ceux qui s’obstinaient à rester, et de faire couvrir par le roulement des tambours la voix de ceux qui, du haut de l’échafaud, essayaient de haranguer la foule. Comment l’éloquence et la science politiques auraient-elles pu se développer dans de pareilles conditions ?

Mais, sans sortir de la littérature pure, il est un genre qui a souvent pâti de l’humeur intolérante des hommes au pouvoir. C’est le théâtre. L’art dramatique est asservi de tout temps68 par les classes dominantes et en Grèce, dans l’Inde, comme dans l’Europe du moyen âge, le clergé a confisqué longtemps à son profit ce merveilleux véhicule de sentiments et d’idées. Il n’est pas étonnant que les puissants du jour, rois, souverains ou ministres, le tiennent sévèrement en bride. François Ier, qu’une flatterie décidément excessive a surnommé le Père des Lettres, mais qui fut un père fort impérieux, mécontent des railleries que les auteurs de farces et de moralités n’épargnaient pas aux scandales de sa cour et aux dilapidations des favoris et favorites, rendit un édit qui interdisait sous peine de la hart toute allusion aux affaires publiques. Or, la crainte d’être pendu modère singulièrement l’envie de rire, et c’est ainsi que le Père des Lettres acheva de tuer le théâtre qui avait fleuri au moyen âge.

Combien de fois, depuis lors, la censure n’a-t-elle pas eu le même effet meurtrier ? La chose crève les yeux sous le premier Empire, qui est peut-être dans notre histoire l’époque du despotisme le plus complet et le plus brutal. Napoléon, à Sainte-Hélène, écrivant pour la postérité et plaidant sa cause sans en avoir l’air, se vante d’avoir récompensé tous les mérites, encouragé le libre développement de toutes les facultés. S’il était sincère, il se faisait une étrange illusion. La vérité est qu’il a fait peser sur les esprits un joug intolérable. Les tragédies qu’il aimait, c’étaient celles qui pouvaient créer des soldats, lui fournir des recrues, exciter l’amour de la gloire militaire, ce qu’il appelait lui-même « de bonnes pièces de quartier général  ». Pour les autres, il n’avait que défiances, menaces et mauvais procédés. Il disait de Corneille : « Je l’aurais fait prince » ; mais il disait aussi : « Je n’aurais pas laissé jouer Tartufe. » Peut-être n’eût-il pas laissé jouer non plus les Plaideurs. Picard, le meilleur auteur comique du moment, s’était permis de ridiculiser des auditeurs au Conseil d’État. Il fut invité à ne pas mettre en scène des fonctionnaires. Napoléon et ses censeurs sont à l’affût de la moindre allusion. Un certain Brifaut avait fait une tragédie dont l’action se passait en Espagne, et l’Empire français était en guerre avec l’Espagne. On le pria de transporter la scène ailleurs ; l’auteur obéit ; il s’enfuit jusqu’en Babylonie, dans les temps les plus reculés, sous le règne de Ninus II, et, pour le dire en passant, rien ne montre mieux le peu de souci qu’on avait alors de l’exactitude historique ; on pouvait conserver une pièce telle quelle en changeant le titre et les noms des personnages. Je crois que le Cid, coupable de célébrer un héros espagnol, eût fort risqué d’être arrêté au passage, si Richelieu eût été aussi ombrageux que l’Empereur.

Les aventures du même genre abondent69. Alexandre Duval, auteur et acteur, voit pleuvoir sur lui les interdictions. Il compose un drame intitulé la Jeunesse de Charles II. Mais Charles II, c’est un Stuart restauré ; on songera aux Bourbons. Prière, c’est-à-dire ordre au poète de ne pas éveiller ces pensées fâcheuses. En vertu du système ci-dessus indiqué, son drame devient alors la Jeunesse de Henri V. De l’an 1660, nous sautons à l’an 1413. Il y a bien quelques inconvénients à reculer ainsi de deux siècles et demi. Il est question dans la pièce de montre et de pistolet, engins qui avaient le tort de n’être pas inventés au quinzième siècle. Mais qu’importaient ces détails ! L’ordre social était sauvé. — Le même Alexandre Duval fait jouer une autre pièce intitulée : Guillaume le Conquérant. Cette fois, le sujet est agréable en haut lieu. Napoléon n’avait-il pas rassemblé au camp de Boulogne une armée destinée à conquérir l’Angleterre ? Si seulement le poète voulait profiter de l’occasion pour faire l’éloge du nouveau conquérant et lui prophétiser le succès, tout serait pour le mieux. Mais le poète s’obstine à garder le silence sur ce point. Silence criminel ! La pièce fut interdite après la première représentation, et l’auteur, harcelé de tracasseries sans nombre, dut se résigner à quitter la France.

Népomucène Lemercier se heurte à des obstacles aussi insurmontables. Il compose une pièce dont Charles VI est le héros. Mais un roi fou ! Cela compromet la majesté royale et toutes les Majestés, royales ou impériales, sont solidaires. La pièce est interdite avant la première représentation. Une autre fois, le poète veut porter Charlemagne au théâtre. Charlemagne est de circonstance. Napoléon, encore consul, rêve d’être bientôt un nouveau Charlemagne, sacré, lui aussi, par le Pape. Mais quoi !, On demande à Lemercier une petite complaisance. Qu’il daigne placer quelque part une députation venant offrir la couronne au futur Empereur. Chacun comprendra à demi-mot cette scène à double entente. Le poète refuse, il sera dès lors persécuté ; sa maison sera démolie ; il n’a plus qu’à se taire et à Napoléon, qui lui demande pourquoi il ne fait plus rien, il répond par ce mot hardi : « Sire, j’attends. »

Il y a mieux encore. Raynouard écrit une pièce patiemment étudiée : Les Etats de Blois. Il s’est efforcé d’y faire revivre l’époque tourmentée de la Ligue. Elle est interdite, et voici en quels termes Napoléon motive cette mesure : « L’auteur a fait d’Henri IV un vrai Philinte et du duc de Guise un Figaro : ce qui est par trop choquant. Car le duc de Guise était un des plus grands personnages de son temps, avec des talents supérieurs auxquels il ne manqua que d’oser pour commencer dès lors la quatrième dynastie. D’ailleurs, c’est un parent de l’Impératrice, un prince de la maison d’Autriche, avec qui nous sommes en amitié et dont l’ambassadeur était présent ce soir à la représentation. » Ce dernier motif est une véritable trouvaille. Je ne crois pas que dans l’histoire de la censure, si riche pourtant en sottises, on puisse trouver allégation plus baroque où plus hypocrite. Il ne restait après cela aux pauvres auteurs dramatiques qu’à cesser d’écrire ou à s’exiler. Et c’est ce que firent tous ceux qui avaient au cœur quelque sentiment d’indépendance.

Je ne parle point des orateurs réduits au silence par la suppression de la tribune et des délibérations publiques ; des journalistes privés de débouchés par la suppression des journaux : des historiens, qui doivent suivre le plan qu’on leur trace, s’enthousiasmer et s’indigner à point nommé, sous peine d’être (admirable expression de l’Empereur !) « découragés par la police ».

Les plus grands écrivains n’échappent pas à cette haine du sabre pour la pensée. Chateaubriand avait commencé par être assez bien accueilli du terrible maître que la France s’était donné. Mais, en 1807, il écrivait au Mercure les lignes suivantes : « Lorsque dans le silence de l’abjection l’on n’entend plus retentir que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. C’est en vain que Néron prospère ; Tacite est déjà né dans l’Empire ; il croît inconnu auprès des cendres de Germanicus et déjà l’intègre Providence a livré à un enfant obscur la gloire du monde. » Dès lors c’est un ennemi qu’il faut frapper. L’occasion ne se fait pas trop attendre. Élu membre de l’Académie française, il avait écrit dans son discours de réception cette phrase, en faisant, suivant l’usage, l’éloge de son prédécesseur qui était Marie-Joseph Chénier : « La liberté est si naturellement l’amie des sciences et des lettres qu’elle se réfugie auprès d’elles, lorsqu’elle est bannie, du milieu des peuples. » Il avait eu beau prendre ses précautions, mêler à ses paroles un hommage à César ; quand l’Empereur eut entre les mains le discours qui devait lui être soumis avant d’être prononcé, il entra dans une colère frénétique. Il s’écria, en s’adressant à l’auteur, comme si l’auteur eût été présent : « Sortez de mon Empire, si mes lois ne vous conviennent pas. » Et, quant au malheureux discours, voici ce qu’en dit Chateaubriand : « M. Daru me rendit le manuscrit çà et là déchiré, marqué ab irato de parenthèses et de traces au crayon. L’ongle du lion était enfoncé partout et je croyais le sentir dans mes flancs. » Ai-je besoin d’ajouter que le discours ne fut pas prononcé ? Mais le dénouement de l’affaire est bien remarquable. « On avait copié le discours au château, dit encore l’auteur des Mémoires d’outre-tombe. Quelques phrases y furent supprimées, d’autres interpolées, et peu de temps après il parut dans les provinces imprimé sous cette forme. »

Mme de Staël ne fut pas mieux traitée. Elle avait un double tort ; elle aimait la liberté ; elle avait en littérature des opinions qui ne portaient pas l’estampille officielle. Il y avait en ce temps-la une douane littéraire. Une brochure de Schlegel, qui n’était pas assez favorable à la Phèdre de Racine, était arrêtée à la frontière. Napoléon rêvait pour les idées une sorte de blocus continental ; défense leur était faite de circuler. Aussi quand Mme de Staël écrivit son livre De l’Allemagne, où elle soutenait des théories peu classiques, où elle rendait justice à un peuple en guerre avec la France, les ciseaux des censeurs commencèrent par pratiquer d’abondantes coupures, et, comme cela ne suffisait pas encore, le livre fut mis au pilon et l’auteur prié de s’exiler.

Est-il utile d’insister davantage ? On demandait en ce temps-là à Sièyes « à quoi il pensait ». Il répondit : « Je ne pense pas. » Toute l’époque a fait comme lui ou du moins a dû s’en donner l’apparence. Aussi quoique plusieurs causes aient concouru à la stérilité littéraire et philosophique dont elle a été frappée, faut-il, pour une grosse part, en faire remonter la responsabilité à l’action désastreuse d’un despotisme tracassier et trop averti par une expérience récente de la puissance de l’idée pour n’en pas entraver l’expansion.

Quand la littérature n’est pas ainsi émasculée par la volonté de fer d’un maître absolu, elle prend, du moins, sous un régime de compression, des caractères particuliers. Elle peut sans doute avoir un aspect florissant, tenir dans les préoccupations du public une place plus grande qu’aux époques où l’attention est distraite par les intérêts vitaux de la vie nationale. Mais elle s’abaisse, s’avilit, se vide de pensée, se dégrade au rang de simple amuseuse. On le vit bien sous le second Empire, copie et parodie du premier. Dans le silence de dix ans, imposé par l’homme du Deux-Décembre aux écrivains indépendants, ce qui est encouragé par le nouveau souverain et par la société positive et affamée de plaisir, qu’il représente sur le trône, c’est la presse à commérages et à scandales, c’est le roman sensuel ou purement romanesque, ce sont les fantaisies frivoles ou pimentées d’un dilettantisme indifférent à tout, sauf au succès et aux questions de forme. Victor de Laprade, spectateur écœuré de cet avachissement littéraire, le flétrit en ces termes70 :

Le réel avant tout… Fi du vieil idéal !
Donnez à vos romans une odeur d’hôpital ;
Faites-en des charniers peuplés de bêtes fauves :
Allez fouiller du nez dans toutes les alcôves ;
Peignez-nous chaque ulcère et chaque exploit galant,
Comme dit le critique, « en style truculent » ;
Et pour féconder l’art dans ce nouveau domaine
Traînez tout le fumier de la nature humaine.

Ailleurs dans un dialogue satirique, où il ressuscite les bergers de Virgile, il fait dire à Tityre71 :

Quel air faut-il jouer et sur quel instrument ?

Et Daphnis lui répond :

Mon Dieu ! rien de trop neuf. Laissant là ta morale,
Tu peux, comme au vieux temps, chanter la pastorale,
Les roses, le sainfoin, le pasteur Corydon,
La belle Amaryllis et son mol abandon,
Le miel de l’Age d’or, les jeux dans les prairies
Tous nos hommes d’Etat aiment les bergeries
Rien de tel pour calmer les noires passions
Et nous donner l’horreur des révolutions.
Mais ne va plus, au moins, te perdre dans les nues,
A travers tes forêts, tes cimes inconnues
Où dans l’air libre et pour les aigles font leur nid,
Où l’on fuit les tyrans jusque dans l’infini,
Ou la liberté gronde avec les avalanches…

En pareille circonstance, il y a toujours une littérature française hors de France, une littérature de proscrits. Elle porte dans les pays hospitaliers où elle reçoit accueil la langue, les goûts, les idées de la mère patrie, et en même temps la haine du régime, quel qu’il soit, qui la force à se développer sur le sol étranger. Par là même elle propage autour d’elle et en France aussi, où elle pénètre en contrebande, l’amour passionné de la liberté, ou tout au moins de la tolérance. Elle est en général d’une extrême virulence, témoin les pamphlets des Réformés au lendemain de la Révocation de l’Edit de Nantes ou ceux de Victor Hugo après le coup d’Etat de 1851 Elle est mélancolique, parce qu’elle trouve amer le pain de l’exil, et cependant consolée par le tenace espoir d’un retour triomphant dans le pays natal, encline même aux prophéties qui annoncent aux vainqueurs une expiation prochaine et terrible. Enfin elle est le trait d’union naturel entre la pensée française et celle des autres nations ; elle devient le fil conducteur par où passent au-dessus des frontières ces subtiles influences qui circulent invisibles comme un fluide électrique et vont à distance modifier les esprits ; elle est en un mot l’agent le plus actif de la pénétration mutuelle des littératures et des races. Tel est le rôle qu’ont joué, dans les deux siècles qui ont précédé le nôtre, les réfugiés protestants, et dans notre siècle, et dans notre siècle, après chacune de nos révolutions, les bannis de la monarchie, de l’Empire, de la République, tous ces essaims jetés et dispersés sur la surface du monde par le peuple qui exile le plus, sans doute parce qu’il est celui qui émigre le moins.

Quant aux écrivains qui restent dans le pays, c’est, suivant les caractères, ou une adulation qui va jusqu’à la servilité ou un effort d’adresse pour insinuer une partie de leurs convictions secrètes. Ainsi au temps de Louis XIV, la flatterie se gonfle en hyperboles énormes, quand Boileau s’écrie :

Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d’écrire ;

quand l’Académie met au concours ce sujet : De toutes les vertus du prince laquelle mérite la préférence ; quand la même Académie reçoit comme un de ses membres, le duc du Maine, âgé seulement de treize ans, mais bâtard du roi ; quand Racine l’assure que, s’il n’y eût pas eu de place vacante, chacun des académiciens existants aurait été heureux de mourir pour lui en faire une.

Ces flagorneries renaissent dans les platitudes officielles, qui, au temps de Napoléon ler, sous le titre de cantates, d’épithalames, de dithyrambes, célèbrent victoires, mariages, naissances princières avec le même enthousiasme de commande. N’y eut-il pas un professeur pour appliquer vers par vers au roi de Rome la quatrième églogue de Virgile et pour annoncer au monde le retour de l’âge d’or ramené par cet enfant miraculeux ?

Mais ceux qui gardent un peu plus de fierté ou qui ont des idées et ne veulent ni les taire ni les trahir, que feront-ils ? Ils chercheront mille moyens détournés pour faire entendre le quart ou la moitié de leur pensée. Qui n’a remarqué, dans notre xviiie  siècle, combien il se publie de lettres Siamoises, Persanes, Chinoises, Juives, Iroquoises ? Cadre commode où se glisse la satire des mœurs et des institutions françaises. Expédient imaginé pour se soustraire aux sévérités du pouvoir. C’est le triomphe de l’allusion. Tout procédé paraît bon pour faire passer un fragment de la vérité à travers les mailles du filet où elle est enserrée. Ecrits anonymes datés de l’étranger, quoique imprimés à Paris, ouvrages signés de noms de fantaisie ou attribués à des morts, ironies, demi-mots, réticences, tout cela pullule de toutes parts. Parfois les auteurs flagellent les anciens, qui n’en peuvent mais, de coups vigoureux qui ricochent sur les modernes. Camille Desmoulins se couvre du bouclier de Tacite pour attaquer Robespierre, et c’est la loi des suspects qu’il vise en frappant sur la loi de majesté. Marie-Joseph Chénier, quand il fait le portrait de Tibère, prend pour modèle un empereur qui n’est pas romain. Tacite devient un ennemi personnel des Napoléon : Labiénus sort du tombeau pour faire la leçon au neveu de César, ressuscité maître de Paris.

 

Ainsi le développement ou le dépérissement de certains genres littéraires, les procédés employés par les écrivains, l’esprit général qui anime leurs œuvres, dépendent du plus ou moins de pouvoir que s’arrogent ceux qui sont à la tête de l’État. On comprend avec quel soin il faut noter les changements de direction qui se produisent dans la politique du : groupe ou de l’homme qui gouverne ; le relâchement ou le resserrement des liens qui garrottent la presse ou le théâtre ; les mille fluctuations de l’atmosphère dans ces hautes régions dont la littérature, comme un baromètre très sensible, subit et reproduit les moindres variations.

Les effets qui résultent de là sont si nombreux et si importants qu’il ne sera sans doute pas superflu de les envisager d’un autre point de vue. Nous savons ce qui arrive quand l’autorité prédomine dans le domaine politique. Qu’advient-il, quand c’est la liberté ?

§ 4. — Il est aisé de pressentir que nous allons rencontrer des effets exactement contraires à ceux que nous venons de parcourir. Mais nous ne pouvons-nous en tenir à cette brève indication : ils méritent qu’on les détaille.

La liberté dans une société organisée est toujours relative, limitée, et elle comporte une infinité de degrés. Mais elle implique, pour tous les citoyens ou du moins pour une partie privilégiée d’entre eux, le droit et l’habitude d’exprimer leur opinion sur les objets d’intérêt général, et par suite des conflits, une lutte entre les différentes convictions.

La vie politique est donc intense dans les pays ou dans les moments de libre discussion. Elle l’est parfois assez pour faire tort à la vie littéraire. Quand un peuple est appelé à décider s’il doit s’engager dans une guerre, changer son système d’impôts, reviser sa Constitution légale, il ne songe guère à se passionner pour une pure question d’art, à discuter la propriété d’un mot ou le mérite d’une combinaison de rimes. Les littérateurs proprement dits, ceux qui dans leurs œuvres n’ont point de visée pratique, mais qui chantent pour chanter ou content pour conter, sont alors portés à maudire le bruit qui couvre leur voix. Par réaction, ils vont même jusqu’à professer une sorte de nihilisme élégant, de transcendante indifférence pour les choses matérielles et vulgaires qui préoccupent la foule. La littérature, jalouse de la politique, qui lui dérobe les cœurs et les intelligences, ne lui épargne pas les dédains et les colères. M. Zola, qui ne s’attendait pas à être un jour au plus fort de la mêlée sociale, a lancé jadis des invectives amères contre cette gêneuse, contre cette concurrente tapageuse et sans scrupule. Protestations perdues ! Tant qu’une nation, tiraillée en tout sens, par des partis vigoureux, cherche en vain un équilibre durable, la littérature, loin de pouvoir accaparer l’attention et la faveur publiques, subit l’action de sa remuante et brutale voisine. Elle ne peut plus se bercer paresseusement dans son rêve de beauté. Elle devient elle-même militante, agissante ; elle travaille à la refonte des codes et à la destruction des abus ; elle essaie d’apporter sa part à l’élaboration de l’avenir. Le roman à thèse, le théâtre à tendance trahissent en elle l’invasion des débats qui agitent la société environnante.

Cela explique pourquoi les époques les plus littéraires, au sens étroit du mot, sont celles où la nation retrouve le calme dans un ordre accepté par la grande majorité ; où il se forme pour un temps une quasi-unité de la conscience collective ; où le régime établi, quel qu’il soit, féodal, monarchique, démocratique, donne une impression de stabilité.

C’est alors que brillent ces glorieux âges d’or, après lesquels il semble souvent qu’il y ait une décadence irrémédiable, quoique ce soit seulement un acheminement vers un autre moment d’harmonie sociale et de perfection relative correspondante.

Mais revenons aux moments de lutte ardente et ouverte entre des principes politiques rivaux et tâchons d’en noter la répercussion sur les œuvres des écrivains.

C’est d’abord une floraison de toute la littérature politique. Discours, pamphlets, brochures, articles de polémique éclosent avec une formidable abondance ; et, après ces ouvrages inspirés par les circonstances, animés par les passions du jour, adressés aux contemporains et peu soucieux de la postérité, il en apparaît bientôt d’autres plus médités, plus apaisés, plus froids en apparence, mais où il n’est pas difficile de retrouver le feu couvant sous la cendre ; j’entends les mémoires et les histoires qui prétendent transmettre à l’avenir et déjà juger les événements de la veille.

En tout pays et de tout temps, les hommes aiment à parler d’eux et à occuper les autres de leur personne ; mais, en ces moments-là, ce désir devient une passion et pour beaucoup un besoin véritable. Les uns, après avoir donné leur jeunesse à l’action, consacrent le soir de leurs jours à raconter ce qu’ils ont fait et se plaisent à revivre ainsi leur vie trop tôt passée. D’autres ont le souci de défendre leur honneur, de repousser les accusations ou même les calomnies dont les partis sont prodigues envers leurs adversaires. D’autres encore, qui sont restés simples spectateurs, qui ont regardé la mer en tumulte sans quitter le rivage, ne résistent pas à la tentation de retracer un spectacle qui les a émus ou amusés. C’est pourquoi le xive  siècle, le xvie et le xixe , en le faisant commencer en 1789, ont en ce genre une richesse exubérante.

Mais c’est peu de constater un fait si facile à remarquer, si l’on n’ajoute que la langue, le style, le ton de tout ce qui s’écrit ou se dit alors se trouve modifié par cette surexcitation de la vie nationale.

Polémistes et orateurs sont obligés de frapper fort et de frapper vite. Ils sont, les uns et les autres, des improvisateurs. Ils n’ont pas le loisir d’arrondir leurs périodes, de polir leurs expressions, de remettre leur ouvrage deux et trois fois sur le métier. Il faut saisir l’occasion au vol, profiter de la minute d’attention que le public veut bien accorder, lui jeter sa pensée toute brûlante et telle qu’elle a jailli du premier jet. Impossible de faire le délicat sur le choix des mots. Les premiers venus, les plus aisés à saisir sont les meilleurs.

Or quels sont les résultats de cette nécessité ? Notre littérature de la Révolution permet de les voir en pleine lumière. Un des reproches qu’on a faits à Mirabeau, c’est d’avoir introduit dans la langue des termes nouveaux. Peu lui importait, j’imagine, qu’un terme fût jeune ou vieux, pourvu qu’il arrivât à son adresse. On a mieux à faire que du purisme en temps de révolution. Adieu aussi le ton mesuré, poli, qui peut régner dans un salon ! Les intérêts engagés sont si graves que le ton prend soudain une véhémence, et l’on peut dire, une violence en harmonie avec la bataille acharnée qui se livre. Eclats de voix, mots crus, apostrophes énergiques retentissent de toute part. A quoi serviraient les armes courtoises qui sont émoussées ou les plis embarrassants des circonlocutions académiques ? On ne se pique plus de ménagements ni de beau langage. On va droit au but. On mesure la valeur d’une expression, non à sa beauté artistique, mais à son efficacité pour convaincre ou déterminer une action. Bref, le style gagne alors en vigueur, en simplicité, en rapidité, autant qu’il perd en noblesse, en élégance, en sentiment de la mesure.

Il faut dire encore que la pensée devient plus hardie et plus franche ; qu’elle soumet au contrôle de la raison les traditions les plus accréditées ; qu’elle réduit, par le contact étroit avec les réalités, la part du merveilleux, du romanesque, du préjugé ; qu’elle juge avec une entière indépendance les hommes et les doctrines ; qu’elle est d’ailleurs dans un perpétuel état de fermentation qui produit pêle-mêle des rêveries, des utopies, des chimères, mais aussi des idées neuves et des projets viables. Ces époques tumultueuses sont comme des fonderies où s’élaborent et s’accumulent dans le bruit et la fumée quantité d’ébauches que les époques calmes reprennent, trient avec soin, dégrossissent et achèvent plus tard à loisir.

§ 5. — Si les traits de la littérature changent ainsi selon que la vie politique est intense ou languissante, selon que le gouvernement est fort ou faible, il n’importe pas moins de considérer à quelle classe appartient le pouvoir.

Est-il aux mains de l’aristocratie ? La littérature aura des qualités et des défauts aristocratiques : élégance et mièvrerie, noblesse de style et allure guindée, etc. Nous en reparlerons, quand nous rencontrerons sur notre chemin le monde et les salons, par l’intermédiaire desquels s’exerce la puissante influence de la classe privilégiée.

Est-ce, au contraire, la démocratie qui l’emporte ? La littérature va se teindre de couleurs nouvelles.

A qui veut étudier les effets du régime démocratique sur la littérature française, il faut avant tout rappeler une difficulté grave. C’est que ce régime n’a jamais existé en France, sinon à l’état d’ébauche. Quand Alfred de Vigny dans Stello allègue l’exemple d’André Chénier pour prouver que le poète est malheureux dans un pays où le pouvoir est aux mains du peuple, il étend abusivement à un état social qui serait régulier et organisé ce qui a pu être vrai dans un moment de crise aiguë et de lutte désespérée. L’argument peut lui avoir paru commode pour la thèse pessimiste qu’il soutenait ; il n’a pas grande valeur aux yeux d’une logique froide et sévère. Il faut d’abord qu’un régime soit fortement enraciné, et cela depuis une certaine durée, pour qu’on puisse juger avec équité les fleurs et les fruits qu’il peut porter. Depuis un siècle sans doute la France, avec une ténacité qui est demeurée inébranlable sous son apparente légèreté, s’est malgré les obstacles et les entraves de toute sorte rapprochée de l’idéal qu’elle avait entrevu au temps de sa grande Révolution. Mais, si les hésitations et les reculs dont elle a donné le fâcheux spectacle ont été compensés par de formidables bonds en avant, si sa marche saccadée a en somme abouti à un avancement dans une direction toujours la même, il s’en faut que le but lointain poursuivi par elle ait été atteint. Elle tâtonne et trébuche toujours ; elle est retenue sur la route de l’avenir par les liens mal rompus qui l’attachent au passé.

C’est à peine si les bases du régime nouveau sont constituées. Le suffrage universel, après cinquante ans d’existence, n’est pas organisé. L’instruction universelle, qui en est le complément ou plutôt la condition indispensable, ne date que d’une vingtaine d’années et, limitée à l’enfance, elle n’a pas eu le temps de relever le niveau moyen des intelligences. La puissance de l’argent, qui permet d’acheter des votes, des journaux, des sièges au Parlement, et les privilèges de l’Église qui a gardé mille moyens de peser sur les consciences, font échec à la liberté des citoyens. L’inégalité économique gêne et rend souvent illusoire l’égalité civile et politique. La République, instaurée pour la troisième fois, attend encore des mœurs et des lois républicaines qui justifient l’étiquette mise sur un ensemble incohérent d’institutions et de traditions rappelant la France féodale ou monarchique de jadis. Bref la transformation commencée n’est pas achevée. Qui donc oserait soutenir que le principe démocratique, en vertu duquel tous les membres de la société doivent avoir des moyens égaux de se développer inégalement, s’est épanoui dans sa plénitude ? La France actuelle n’est en réalité qu’une nation semi-démocratique, moins avancée en ce sens que les États-Unis ou la Suisse, et par conséquent ce qu’elle peut nous montrer, c’est tout au plus un commencement d’évolution littéraire correspondant à un commencement d’évolution sociale.

Or, comme une période de transition, de conflit, de désharmonie est peu favorable à l’éclosion d’œuvres sereines, équilibrées, harmonieuses, il se peut que, parmi les premiers effets du grand mouvement démocratique qui entraîne notre siècle, nous en rencontrions plus d’un qui nous apparaîtra comme fâcheux et choquant. Il ne fallut pas moins de cent ans après la Renaissance pour que l’esprit français se coulât sans effort dans le moule classique et sût dégager son originalité de la servile imitation des anciens. Que d’œuvres manquées ont précédé les chefs-d’œuvre ! Faut-il s’étonner si notre littérature, pour arriver à un nouvel âge d’or, digne, mais différent de ceux qu’elle a traversés au xiiie et au xviie  siècle, doit passer par une sorte de mue, qui, comme tous les changements profonds subis par un être ou un groupe d’êtres, est pénible et douloureux ?

Quoi qu’il en soit, on peut essayer de marquer quelques-unes des modifications déjà opérées.

Le peuple en tout temps, je parle du peuple mal dégrossi, tel qu’il l’est encore par la faute d’une élite trop longtemps insouciante ou malveillante à son égard, aime ce qui émeut fortement  ; il a le goût du grandiose, du passionné et en même temps du simple ; il comprend peu ce qui est savant et raffiné.

De plus, le peuple de France, par instinct peut-être ou grâce à l’éducation que lui ont donnée les événements, témoigne de nos jours une préférence visible pour l’idéal fraternel et humain qui fut dressé, comme un phare éblouissant, par nos penseurs et nos hommes d’action du siècle dernier. L’histoire de nos révolutions démontre en lui la persistance du rêve de justice et de bonheur universels qui inspira soit la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, soit la fête de la Fédération. En 1830 et en 1848, cette large sympathie embrassant tous les peuples du monde a jailli de nouveau de son cœur, comme un pacifique jet de flamme, et dans ces dernières années, après avoir couvé sous la cendre de nos désastres de 1870, elle reparaît en flambées puissantes et vainement comprimées.

Ces caractères permanents du goût populaire se reflètent dans le succès des deux écoles littéraires les plus bruyantes et les plus fécondes de notre siècle. Le romantisme et le naturalisme représentent, sous des formes diverses et à deux degrés différents, l’entrée de la démocratie dans la littérature.

Le romantisme, si l’on me permet de répéter ici ce que j’ai dit ailleurs72, « proclame la liberté de l’art, l’égalité des genres, la fraternité des mots, devenus tous, au même titre, citoyens de la langue française ». Donc abolition des règles d’Aristote et de Boileau ; mort à la tragédie, cette grande dame, cette aristocrate, et vive le drame, où le rire, le ton familier et les plébéiens.

pénètrent pêle-mêle ! A bas le style noble et la périphrase académique.

Plus de mots roturiers ! Plus de mots sénateurs !

écrira plus tard Victor Hugo, le démolisseur en chef de l’ancien régime littéraire. Et déjà le roman s’imprègne de pitié pour les faibles, de tendresse pour les petits. C’est en ce temps-là que le socialisme reçoit son nom de baptême.

Toutefois, révolution bourgeoise plus que populaire, le romantisme est le contemporain et l’équivalent du libéralisme de 1830. Il a peur d’être trop hardi ; il n’ose pas être franchement peuple. Le drame n’ose pas s’abaisser à la vie et au langage de tous les jours ; il reste historique et empanaché ; il parle en vers ; ses héros sont des grands de la terre ou des hommes à passions et à destinées extraordinaires, toujours des êtres d’exception ; la basse condition d’un Ruy Blas ou d’un Didier est voilée d’un manteau tissé d’images éclatantes.

Mais pendant ce temps la société continue à se démocratiser. Les droits électoraux, réservés aux plus riches, sont étendus à tous les citoyens ; un second et un troisième essai de république, une première et une seconde explosion de socialisme menacent les derniers privilèges des classes dirigeantes. Ce qui va répondre à ce mouvement, c’est l’école réaliste ou naturaliste. Si elle est par certains côtés une réaction contre l’école romantique, elle en est par d’autres la continuation. Elle marque dans la littérature l’avènement de ces nouvelles couches sociales dont Gambetta signala l’entrée dans la vie politique.

En effet, le drame descend des princes aux simples bourgeois et des vers à la prose ; le roman campe au premier plan des ouvriers et des paysans ; les pauvres, les gueux, les humbles, envahissent jusqu’à la poésie. Quant à la langue écrite, elle s’élargit jusqu’aux extrêmes limites de la langue parlée. Victor Hugo se vantait quand il disait :

J’ai mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire.

Il n’avait fait, dans le domaine du vocabulaire, qu’un Quatre-vingt-neuf ; Zola y opère un Quatre-vingt-treize.

Sans qu’il soit besoin d’insister davantage, on voit comment, par leur tendance essentielle, les deux écoles qui ont régné tour à tour en notre siècle, sont d’accord avec la tendance dominante du siècle entier, celle qui emporte la société française et même la société européenne vers la démocratie. Mais ce n’est pas assez de constater cet accord général : il faut détailler les changements que nous venons d’indiquer en bloc et les envisager sous les deux faces qu’ils présentent.

Pour la langue d’abord, c’est la fin du purisme qui régnait depuis Malherbe. C’est le droit de cité rendu dans la république des lettres à tous les mots populaires. C’est la rentrée dans le style de locutions savoureuses et pittoresques. C’est par suite un enrichissement énorme des ressources offertes aux écrivains. C’est la possibilité reconquise de tout dire, de mouler la phrase sur la réalité même, de reproduire la vie dans sa complexité, et, au besoin, dans sa nudité. Voilà, vue du bon côté, la transformation accomplie ; la voici vue du mauvais. C’est l’intrusion de l’argot des rues, du parler gras de l’atelier ou du cabaret là où ils n’ont que faire ; c’est le puéril plaisir pris par certains à choquer par bravade la bégueulerie des raffinés ; c’est la crudité des termes recherchée par esprit de contradiction  ; c’est le mot propre apprécié surtout quand il a le mérite d’être malpropre.

La langue est modifiée du même coup dans sa grammaire ; la rigidité de certaines règles s’adoucit comme le sens de certaines finesses se perd ; et l’orthographe à son tour tend à se simplifier. On discute les complications introduites par les savants. On se demande pour quels motifs ignorés du vulgaire l’Académie a décrété que honneur et honnête prendraient deux n, tandis que les mots latins correspondants, ainsi d’ailleurs qu’honorable en français, se contentent d’en avoir une. On trouve étrange qu’applaudir et aplanir, malgré leur formation identique, s’écrivent de façon différente ; que poids, venant de pensum et non de pondus, reste agrémenté d’un d superflu, n’ayant d’autre raison d’être que de perpétuer une vieille erreur d’étymologie. On réclame la correction de ces irrégularités et la réclamation, assez molle tant que la lecture et l’écriture étaient les privilèges d’une élite, devient vive et pressante du jour où l’obligation de savoir lire et écrire est imposée à tout le monde. Il faut économiser le temps et la peine des enfants du peuple, qui n’ont que peu d’années à consacrer à l’école, et c’est ainsi que, servant les intérêts de la démocratie, des réunions d’instituteurs, des comités formés à Paris, en Belgique, en Suisse, travaillent à la suppression des pièges sans nombre dont est semée notre orthographe. Une œuvre semblable s’est accomplie sous l’influence des mêmes causes en Angleterre et en Allemagne. Une simplification notable, à défaut de la refonte totale souhaitée par quelques intransigeants qui veulent calquer l’écriture sur la prononciation, s’accomplira aussi en France, avec l’Académie française, si elle consent à sortir de ses perpétuels atermoiements, sans l’Académie, si elle tarde ou se dérobe.

Autant que la langue, la littérature porte les traces de l’expansion, de l’esprit démocratique. La forme et le fond en sont également modifiés. La hiérarchie des genres est brisée ou renversée. Au premier rang montent quelques-uns de ceux qui étaient relégués dans les basses régions. Le drame, la comédie de mœurs, longtemps humiliés au profit de la tragédie, prennent le haut du pavé. Un simple coup d’œil révèle l’immense développement pris par le roman, cette réduction de l’épopée, qui est le régal des femmes, de, la jeunesse et des gens du peuple, parce que ces trois catégories de personnes, ayant une imagination plus neuve ou une sensibilité plus vive, éprouvent un insatiable besoin d’aventures et d’émotions factices. La chanson, qu’un Boileau daignait à peine nommer, a eu ses jours de triomphe et de gloire. L’éloquence, qui soulève ou apaise les foules, a renouvelé les légendaires miracles des orateurs de Rome ou d’Athènes.

Mais aussi et surtout, si l’on pénètre jusqu’à l’âme des œuvres en qui le souffle populaire se fait sentir, quel élargissement ! Au poète libéré de la tyrannie des bienséances le droit de parler de tout et de lui-même en particulier, de chercher son inspiration dans les sentiments de famille ou dans les incidents de la vie quotidienne. Une communion fraternelle, non seulement avec les déshérités, mais avec les animaux, nos frères inférieurs, avec les arbres et les fleurs, avec tous les êtres qui, comme nous, respirent, sentent et vivent. Le monde était, pour ainsi dire, divisé en castes que séparaient des abîmes. Or, dans la conception démocratique de l’univers, il y a rapprochement et comme fusion des espèces ; et l’homme, petit dieu terrestre, roi despotique du globe, rentre dans la nature hors de laquelle il se classait superbement. Le passé, comme le présent, change d’aspect à la lumière des idées dominantes. L’histoire n’était guère que le récit monotone des hauts faits et surtout des méfaits ayant pour auteurs des princes, des conquérants, des gens de cour. Démocratisée, elle s’efforce de suivre l’obscure ascension des masses anonymes vers le mieux être, le lent et pénible dégrossissement des nations et de l’humanité entière. Le peuple, là aussi, a détrôné les rois.

Est-il nécessaire de répéter que l’infiltration de l’esprit démocratique dans la littérature n’a pas été pour elle tout profit ? Il est trop évident que parfois elle a ressemblé à une invasion de la barbarie ; que certains écrivains ont peint de parti pris, sous couleur de mœurs populaires, des mœurs populacières, et entassé à plaisir les laideurs, les vulgarités, les brutalités. Il n’a certes pas manqué d’hommes qui, aimant mieux obtenir le succès que le mériter, se sont abaissés au niveau d’une foule ignorante au lieu de travailler à l’élever jusqu’aux purs sommets de l’idéal humain. A ceux-là, nous devons des œuvres niaises et plates, ou criardes et enluminées comme des images d’Epinal, n’ayant souci ni de style ni de vraisemblance, relevant moins de l’art que de l’industrie : chansons dont la musique aigrelette est digne des paroles ineptes ou grossièrement bouffonnes  ; romans interminables déroulés durant des mois au rez-de-chaussée d’un journal, débités par tranches à des abonnés patients et promenant du bagne à la cour, du boudoir à l’hôpital, tout un monde de personnages comme on n’en voit qu’en rêve ; mélodrames naïfs et voyants, pauvres de psychologie, mais riches de coups de théâtre et de coups de fusil, rouges de sang et de feux de Bengale, fertiles en miracles de la Providence et du machiniste, étourdissant les yeux et les oreilles par l’éclat des costumes, des décors et des tirades ; littérature faite Sur commande pour un public friand de grosses émotions et de spectacles qui parlent aux sens, parce qu’il ne sait pas encore apprécier des mets plus délicats, parce qu’il n’est initié que d’hier aux jouissances esthétiques, parce qu’il n’a pas fait son apprentissage littéraire.

Les détracteurs de la démocratie n’hésitent pas à clamer que c’est la seule littérature que ce régime puisse produire. Affirmation gratuite autant que haineuse ! Un regard rapide jeté sur le siècle qui vient de s’écouler prouve déjà que, si l’on veut porter un jugement sérieux, il faut, comme toujours, opposer en un tableau bilatéral les pertes et les gains littéraires qu’on peut attribuer à l’orientation politique de la France nouvelle. J’ai déjà dit pourquoi notre expérience historique, réduite sur ce point à cent années, court espace de temps pour une transformation sociale aussi grave, ne nous permet pas d’embrasser toutes les conséquences qui doivent en découler. Je n’ai plus qu’à redire ce qu’on peut du moins pressentir : à savoir que le régime démocratique, une fois établi, consolidé, organisé, sera, comme les autres, et probablement plus que les autres, parce que la sélection du talent s’opérera sur un beaucoup plus grand nombre de cerveaux, paré et couronné d’une littérature qui exprimera de façon supérieure l’équilibre retrouvé par la société.

§ 6. — Mais quittons l’avenir pour retourner au passé ! Nous pouvons encore envisager la vie politique à des points de vue qui offrent une autre espèce d’intérêt. Ainsi, il n’est pas inutile de rechercher les effets qu’a pu produire la centralisation croissante.

C’est un fait propre à la France moderne que cet effacement presque complet des provinces, que cette concentration des forces vives de la nation dans une seule ville. Paris, que Henri III appelait déjà « tête trop grosse pour le corps », a pris une telle prépondérance qu’il a imposé sa langue, son goût, ses modes au reste du pays. D’un côté, le dialecte de l’Ile-de-France est devenu la langue de la France entière ; il refoule et fait reculer sans cesse les patois qui agonisent. Paris, d’autre part, a peu à peu éteint les foyers qui brûlaient et brillaient jadis dans les autres cités. Il a jeté une teinte de ridicule sur les œuvres nées loin de lui ; il a dédaigné, ignoré les hommes qui n’ont pas pu ou voulu entrer dans son orbite. Il s’est accoutumé à régner sur la France, dont il a drainé toute la sève vitale, toute la force nerveuse. Certes, la Ville-Lumière, comme l’appelle Victor Hugo, a rayonné ainsi d’un éclat intense ; elle est restée sans interruption un phare éblouissant ; elle est encore comme un milieu électrique où le frottement de tant d’éléments divers fait perpétuellement jaillir l’étincelle et la flamme. Mais on peut se demander si la littérature française, devenue presque exclusivement littérature parisienne, n’a pas perdu en profondeur et en variété, en fraîcheur et en naïveté surtout. On peut se demander si l’accumulation des talents dans un espace trop étroit n’en a pas étouffé plus d’un en germe. On peut se demander si la corruption inhérente aux grandes villes n’a pas marqué certains écrivains d’une tache ineffaçable. Il faudrait mettre tout cela en regard des services éminents que Paris a rendus et rend encore en affinant les esprits, en émancipant la pensée, en grossissant par la liberté de mœurs qu’il permet à ses hôtes et à ses habitants les types offerts à l’observation, en y rassemblant sur un même point tant de personnes originales et intelligentes que les idées se respirent, pour ainsi dire, dans l’air ambiant. L’influence de Paris mériterait à elle seule une étude particulière, et elle explique plusieurs des différences qui existent, au point de vue littéraire, entre le moyen âge et les temps modernes.

Du reste, comme il y a eu de nombreuses étapes dans la marche de la France vers l’unité et qu’un commencement de mouvement en l’autre sens paraît se dessiner, il est toujours important de noter en chaque époque quelles extinctions ou quelles résurrections de la vie locale se sont produites ; quelles villes, quelles provinces, quelles régions ont adopté ou combattu les modes et les mots d’ordre venant de la capitale. Il est toujours curieux de rechercher pourquoi telle littérature provinciale, assoupie durant des siècles, comme celle qui s’exprime en langue d’oc, a repris tout à coup vigueur et faveur. Il n’est jamais indifférent de savoir qu’à tel moment une Université, une petite cour, une Académie ont été, sur tel ou tel point du sol national, des centres lumineux d’un rayonnement plus ou moins vaste. Lyon, Toulouse, Bordeaux, Nérac, la Provence ont droit dans l’histoire de la littérature française à une place qu’on néglige trop souvent de leur accorder.

§ 7. — On peut encore, si l’on veut (et on doit le vouloir), se préoccuper de la politique extérieure qui a été suivie dans une époque donnée. Les alliances, les guerres surtout réagissent sur la littérature. Les premières, en rapprochant les peuples, créent de l’un à l’autre des courants d’imitation. Les secondes ont des effets multiples.

Quand la guerre est, faite par des mercenaires, des volontaires ou une classe spéciale qui se fait gloire de ne payer que l’impôt du sang, comme on disait jadis, ou encore quand elle a son théâtre à l’étranger, aux colonies, loin du cœur de la patrie, elle peut ne susciter que des passions modérées ; comme elle n’a pas pour la nation un intérêt vital, elle n’a souvent qu’un faible retentissement sur les autres branches de l’activité sociale. Mais quand tout le monde est soldat, quand l’enjeu du combat est, non plus seulement un agrandissement de territoire ou le simple honneur d’être victorieux, mais l’intégrité et l’indépendance même du sol national, alors elle accapare toutes les énergies de la société ; elle devient la chose essentielle ; elle attire tout ce qui est jeune et ardent ; elle force même à sortir de leurs loisirs studieux les hommes qui ont le moins de goût pour la vie aventureuse des camps. En ces cas-là, elle peut créer des poètes et des orateurs comme des héros ; elle peut, dans un accès de fièvre et d’enthousiasme, faire jaillir du cœur d’un poète de rencontre un de ces chants vibrants où frémit l’âme d’un peuple prêt aux derniers sacrifices ; elle peut inspirer à un capitaine quelqu’une de ces harangues ou proclamations qui semblent sonner la charge. Mais quand elle perd le caractère sacré de défense du foyer, quand elle se corrompt et se dégrade en devenant un moyen de conquête, un instrument d’ambition et d’injustice aux mains d’un homme, d’un groupe avide ou d’une caste militaire, elle exerce sur la littérature une action stérilisante.

On le vit bien sous le règne de Napoléon Ier. Il faut combler les vides faits dans l’armée par des batailles perpétuelles ; il faut fournir à cette effroyable consommation de chair à canon qui dure quinze ans sans interruption et qui ensanglante toute l’Europe. Or, ainsi que l’a dit un écrivain moderne73, « les grands poètes naissent comme les bluets dans les blés ; mais dans les moissons humaines que faisait Napoléon, les bluets tombaient avec les épis ». — Que d’espérances fauchées alors en leur fleur ! Parmi ceux qui périssaient sous les balles ou les boulets, par les coups de sabre ou les fatigues, il en était certes plus d’un qui dans une période pacifique aurait vécu et apporté son contingent d’efforts aux œuvres de la paix ; et parmi ceux mêmes qui faisaient sous les armes leur réputation et leur fortune, il en était plus d’un qui en d’autres temps aurait gagné une gloire moins trempée de larmes et de sang.

Veut-on une preuve du dédain que la jeunesse, grisée par le bruit des tambours, ressentait pour tout ce qui n’était pas la vie militaire ? Qu’on se rappelle ces paroles d’Alfred de Vigny74 : « Nulle méditation ne pouvait enchaîner longtemps des têtes étourdies sans cesse par les canons et les cloches des Te Deum. Lorsqu’un de nos frères, sorti depuis quelques mois du collège, reparaissait en uniforme de housard et le bras en écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne cessaient de nous lire les bulletins de la Grande Armées et nos cris de vive l’Empereur ! interrompaient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressemblaient à des hérauts d’armes, nos salles d’études à des casernes, nos récréations à des manœuvres et nos examens à des revues. »

A considérer sous une autre face cette prédominance des préoccupations belliqueuses, guerre et centralisation sont deux termes corrélatifs. Militarisme et liberté sont deux choses ennemies. Tout peuple, qui veut être fort contre ses voisins, resserre les liens qui unissent ses membres et réprime les écarts de la fantaisie individuelle. Aussi le sabre et la pensée, qui ne peut se passer d’indépendance, font-ils d’ordinaire mauvais ménage, et le dressage des futurs soldats est-il calculé, en vue de leur inculquer le respect de la discipline, même en matière intellectuelle. S’il était besoin de le démontrer, je renverrais à ce cri de colère où éclate la rancune de Lamartine vieillissant75 : « Tout était organisé contre la résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument passif de tyrannie qui ne demande jamais à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l’esprit ou à son émancipation, le chef militaire de cette époque ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée en Europe qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût baillonnée par sa main de plomb. »

Si la guerre prolongée et l’organisation de combat qu’elle impose à une nation frappent ainsi de léthargie la littérature du même temps, elle peut, au contraire, une fois passée, lui fournir des aliments et la stimuler. Ainsi le souvenir de l’Empire inspire poètes et historiens que sa présence a étouffés. Il fait éclore par dizaines les livres de Mémoires. D’abord, l’Europe bouleversée, les royaumes et les républiques abattus et dépecés, la carte du monde remaniée sans relâche par la puissante main de Napoléon, tant de victoires et d’exploits merveilleux suivis si rapidement d’un effondrement terrible, c’étaient là de ces coups capables d’émouvoir les cœurs les plus calmes, d’ébranler les imaginations les plus paresseuses. Beaumarchais disait déjà de Bonaparte, alors qu’il n’était pas encore l’Empereur : « Ce n’est pas pour l’histoire, c’est pour l’épopée que travaille ce jeune homme. Il est hors du vraisemblable. » Le Genevois Mallet du Pan s’écriait : « Sa carrière est un poème. » Et en effet, Napoléon n’était pas mort qu’il était légendaire ; il prenait des proportions de géant ; il apparaissait au début du siècle comme un colosse dépassant la stature humaine, comme un volcan couronné de fumée, suivant la comparaison d’un poète. On voyait se reproduire dans un siècle se croyant éclairé l’admiration fanatique qui avait grandi démesurément la figure de Charlemagne et avait fait de l’illustre empereur le héros de tant d’aventures fabuleuses. La poésie trouvait là un magnifique thème à lyriques effusions et l’histoire le plus beau sujet de méditation. Aussi comptez ceux qui depuis Béranger et Victor Hugo, jusqu’à Lamartine, Quinet, Barbier, ont chanté, en l’exaltant ou en le maudissant, l’homme à la redingote grise, le vaincu de Waterloo, sa vieille garde et ses grenadiers épiques. Comptez aussi ceux qui, depuis Thiers jusqu’à Lanfrey et Taine, depuis le général Marbot jusqu’à Mme de Rémusat, ont essayé de déchiffrer l’énigme de sa destinée ou conté les moindres faits et gestes du conquérant et de ses compagnons.

La guerre, quand elle a été malheureuse, entraîne d’autres conséquences. Abattement momentané, suivi d’un réveil violent du sentiment national ; éclosion de poésie et d’œuvres patriotiques où revivent les hauts faits et les héros du passé ; imitation du peuple vainqueur et à la fois réaction contre son influence, allusions et rancunes se glissant partout, au théâtre, dans l’histoire, dans la critique, voilà les effets littéraires produits ordinairement par la défaite76. On peut les constater en France au lendemain de 1815 et de 1870 aussi bien qu’en Allemagne après Iéna et Wagram.

Mais terminons là cette revue à vol d’oiseau des principales relations qui existent entre la vie politique et la vie littéraire d’une nation. J’en ai dit assez pour montrer combien il importe de noter en chaque période la forme et l’essence du gouvernement, le degré de liberté atteint, les grands événements intérieurs ou extérieurs.

Je laisse au lecteur le soin de compléter cette étude, et je pousse plus avant sur la route encore longue qu’il me reste à parcourir.