(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIX. Cause et loi essentielles des variations du gout littéraire » pp. 484-497
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(1900) La méthode scientifique de l’histoire littéraire « Troisième partie. Étude de la littérature dans une époque donnée causes et lois de l’évolution littéraire — Chapitre XIX. Cause et loi essentielles des variations du gout littéraire » pp. 484-497

Chapitre XIX. Cause et loi essentielles des variations du gout littéraire

Pour peu qu’on ait tracé le tableau de plusieurs époques successives d’une littérature, deux graves questions se présentent auxquelles on ne saurait se soustraire :

Pourquoi le goût littéraire varie-t-il d’une époque à une autre ? Comment s’opère cette variation ?

Nous allons tâcher d’y répondre, au moins partiellement.

§ 1. — Il ne servirait à rien de dire que, si le goût littéraire varie, c’est que l’état social en se modifiant modifie l’état mental. Nous avons, à l’occasion, donné maint exemple de la dépendance qui unit un de ces changements à l’autre. Mais répondre ainsi serait reculer pour mieux sauter. Il faudrait se demander ensuite pourquoi l’état d’une société varie. Mieux vaut donc aborder directement la question et remonter à la cause primordiale et commune de toutes les variations dont l’histoire de l’humanité nous offre le spectacle.

Or, si l’esprit régnant dans une époque cesse d’être prédominant dans l’époque suivante, la cause en est la nécessité de changement qui est imposée aux sociétés comme aux individus par la constitution même de l’homme et de l’univers.

Figurons-nous un ensemble social aussi homogène qu’il est possible non pas de le réaliser, mais de le rêver. Imaginons-le si harmonieux qu’il y ait accord parfait entre les tendances de tous les êtres qui le composent. Même en de pareilles conditions il ne saurait rester dans cet état d’équilibre ; il doit changer et avec lui la littérature qui en fait partie. En effet, les êtres humains dont est formé cet ensemble sont exposés et soumis à l’action de forces inégales et différentes. Les uns habitent au bord de la mer, les autres dans la plaine, d’autres dans les montagnes ; autant de milieux physiques qui produisent des effets divers et tendent à diversifier ceux qui les subissent. Ceux-ci sont dans l’intérieur, isolés des influences exotiques ; ceux-là sont aux frontières, en contact avec des étrangers. En voici qui demeurent à la ville, en voilà qui résident à la campagne. C’en est assez pour les rendre de jour en jour plus dissemblables. Puis la population ne reste pas stationnaire ; elle croît et décroît ; elle se renouvelle par les naissances et les décès ; elle se mélange par la circulation, les croisements. Bref, de mille façons elle se différencie, se modifie, se transforme. Comment le goût littéraire pourrait-il rester immobile dans cette mobilité ambiante ?

A ne considérer qu’un individu, l’obligation ou il est de changer avec le temps n’est pas moins évidente. Pascal disait190 : « L’éloquence continue ennuie. La grandeur a besoin d’être quittée pour être sentie. La continuité dégoûte en tout. » Mme de Sévigné fait la même remarque, quand elle écrit191 : « Ce que vous dites des arbres qui changent est admirable ; la persévérance de ceux de Provence est triste et ennuyeuse ; il vaut mieux reverdir que d’être toujours vert. Corneille dit qu’il n’y a que Dieu qui doit être immuable ; toute autre immutabilité est une imperfection. » Chacun connaît enfin le vers de Lamotte-Houdar :

L’ennui naquit un jour de l’uniformité.

Qu’est-ce à dire, sinon qu’il n’est pas dans la nature humaine de se plaire longtemps sans relâche à un spectacle ou à une occupation qui ont pu commencer par lui être agréables. Le mot de monotone n’est-il pas devenu synonyme de fastidieux ?

Cette impuissance à jouir de tout ce qui se prolonge sans se modifier s’explique sans peine. Notre puissance de sentir, qui est limitée, s’use et s’épuise par la sensation même, et cela d’autant que la sensation est plus vive et plus durable. Un centre nerveux, à force d’être sollicité à l’exclusion des autres, se fatigue, s’émousse, et le plaisir que nous trouvions d’abord dans son activité se transforme peu à peu en souffrance. Cela provoque du même coup le désir, la tentation de mettre en œuvre les autres centres nerveux restés inertes pendant ce temps-là, et c’est ainsi que nous appelons de tous nos vœux avec une énergie croissante la variété salutaire, seule capable de nous délasser et de satisfaire notre sensibilité en la stimulant sur des points où elle est fraîche et reposée.

C’est à ce besoin de changement que répondent mille choses dans la vie de tous les jours : l’institution des récréations et des vacances dans les écoles ; l’habitude d’entremêler dans l’enseignement divers sujets d’études, histoire, langues, mathématiques ; les brusques volte-face de la mode ; le goût des voyages et des jeux ; les règles de rhétorique qui recommandent à l’écrivain de réveiller l’attention par la diversité des tournures, etc.

Peut-être faut-il croire que, si nous éprouvons un si tyrannique appétit de changement, c’est que tout change à tout instant en nous et autour de nous. Est-ce que notre être physique et moral n’est pas en incessante métamorphose ? Notre substance ne se renouvelle-t-elle pas plusieurs fois au cours d’une existence moyenne, si bien que le vieillard a dans son corps bien peu. des éléments qui composaient les membres de l’enfant ? Un seul de nous pourrait-il dire à la lettre : je suis aujourd’hui ce que j’étais hier ? Chaque moment ne voit-il pas un état de conscience nouveau s’ajouter à ceux dont la série constitue notre personnalité ? De même, autour de nous rien ne demeure fixe et immuable. Nous voyons le jour succéder à la nuit, l’hiver à l’été, le soleil à la pluie. L’arbre, le lac, le ciel n’ont plus le soir le même aspect que le matin. Musset frappé, après Diderot, de cette éternelle mobilité des apparences, de cette ronde fantastique où nous sommes emportés avec tout ce qui nous environne, s’écriait avec éloquence192 :

Oui, le premier baiser, oui, les premiers serments
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d’un arbre effeuillé par les vents,
Sur un roc en poussière.

Ils prirent à témoin de leur joie éphémère
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.

Tout mourait autour d’eux, l’oiseau dans le feuillage.
La fleur entre leurs mains, l’insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l’image
De leurs traits oubliés.

Et sur tous ces débris joignant leurs mains d’argile,
Étourdis des éclairs d’un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet être immobile
Qui regarde mourir.

Et nous pouvons ajouter aux paroles du poète : Oui, tout meurt, mais pour renaître, et tout renaît pour mourir. Nous pouvons redire avec Ronsard :

La matière demeure et la forme se perd.

Et la Vie, inséparable de la Mort, nous apparaît de la sorte comme un mouvement sans fin, comme une circulation perpétuelle ; la Vie elle-même est dès lors la grande force motrice qui fait varier les choses, les individus, les sociétés et avec elles le goût littéraire.

 

§ 2. — Reste à indiquer le comment de cette variation, à trouver les lois suivant lesquelles se transforme une littérature.

Il va de soi que nous ne saurions avoir la prétention de les connaître toutes. Le présent livre a précisément pour but d’esquisser une méthode qui mène à les découvrir. Il serait prématuré de viser à construire un système complet que l’avenir pourrait renverser ; il est sage de s’en tenir à quelques résultats généraux, mais certains, dont les travaux des historiens et des philosophes accroîtront peu à peu le nombre et la précision.

Je vais droit à la loi essentielle, j’appelle ainsi celle qui préside au passage d’une époque à une autre, à la succession des divers genres de beauté qui règnent tour à tour chez une nation.

Cette loi me paraît être résumée par deux vieux proverbes, qui semblent se contredire et qui en réalité se complètent : A père avare, fils prodigue, et Tel père, tel fils. Autrement dit, une époque procède de l’époque antérieure par réaction et par développement.

Il s’agit de prouver et d’expliquer ce double mouvement. D’abord, je veux dire que la tendance qui domine en une époque est toujours remplacée dans l’époque suivante par une tendance exactement contraire ; que le triomphe de l’autorité éveille l’amour de la liberté ; que la victoire du réalisme a pour lendemain un réveil de l’idéalisme ; que le souci exclusif de la vie mondaine fait naître la passion de la solitude et de la vie des champs.

Cette loi, qu’on peut appeler loi d’alternance, est, comme l’a remarqué Herbert Spencer, universelle. Le philosophe anglais a constaté que tout mouvement, et par conséquent tout changement, toute évolution, suit un certain rythme plus ou moins compliqué. Les flots de l’Océan ont leur flux et leur reflux qui se calculent ; le sang dans nos artères et dans nos veines a un va-et-vient qui se mesure par les battements du pouls ; la fièvre comme le besoin de manger ou de dormir, revient à intervalles périodiques ; la danse, la versification, la musique nous plaisent par le retour régulier de certains sons et de certaines cadences ; les éclats de la douleur, comme ceux de la tempête, ont leurs intermittences de paroxysme et de répit ; le fleuve, qui coule intarissable, forme des courbes, qui, à moins d’obstacles entravant son cours, sont infléchies symétriquement tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre ; la lumière et le son se propagent par ondulations qui se creusent et se renflent comme les vagues de la mer. On ne voit pas pourquoi l’évolution sociale et en particulier l’évolution littéraire feraient exception à la règle.

Il ne suffit pas d’une probabilité ; il faut des preuves. Elles peuvent être psychologiques ou historiques.

Voici les premières : quand dans une société a dominé longtemps la tendance en une direction donnée, quand l’art, pendant une série d’années, s’est complu à montrer de préférence une face du monde, il est naturel, comme nous le disions plus haut, qu’on soit las de voir toujours la même chose, de marcher toujours du même côté. Il est naturel, en vertu de ce besoin de changement dont nous avons signalé la puissance, qu’on aspire à d’autres conceptions, qu’on souhaite du nouveau. Or ce qui paraît, ce qui est momentanément le plus neuf, c’est ce qui était relégué le plus loin des regards, le plus dédaigné, le plus condamné ; c’est le contraire de ce qu’on faisait ou de ce qu’on voyait autour de soi. Et voilà comment, par exemple, à l’idéalisme qui, en se prolongeant et s’exagérant risque de compromettre l’art dans l’allégorie, dans la convention, dans le surhumain, le chimérique, le nébuleux, le réalisme vient opposer l’imitation de la nature, l’observation de ce qui est, le retour prudent au terre à terre. M. Tarde193 a bien saisi, sans en tirer tout le parti possible, cette vérité indéniable : que dans une société l’affirmation crée la négation, la thèse l’antithèse, et qu’ainsi s’engagent en tous les domaines une quantité de « duels logiques », comme il les appelle.

Mais ceci nous amène aux preuves historiques. Avant de les présenter, ajoutons deux remarques qui complètent l’énoncé de la loi d’alternance.

L’une, c’est que les tendances contraires s’opposent par ce qu’elles ont de plus violent, de plus excessif. L’anarchie débridée conduit au despotisme cru ; le naturalisme, tombé dans la platitude et la vulgarité, fait surgir les rêveries mystiques du symbolisme et de l’occultisme. On peut répéter, avec l’antique sagesse des nations, que les extrêmes se touchent et l’on peut dire mieux encore que les extrêmes s’appellent et s’engendrent. C’est après le duel entre ces extrêmes qu’une conciliation provisoire s’opère entré les principes ennemis ; il faut d’abord, si nous les comparons à des courants électriques, qu’il y ait eu décharge de fluide par la rencontre du pôle positif et du pôle négatif.

L’autre remarque, c’est que, dans la succession des deux tendances antagonistes, l’intensité ou la durée de l’une est à peu près égale à celle de l’autre. Si un genre d’esprit a dominé d’une façon exclusive durant trente ou trente-cinq ans, la conception du beau qui l’a détrôné et combattu a chance d’être en vogue pendant le même laps de temps. C’est un cas particulier de ce fait général que la réaction est égale à l’action.

Cela dit, vérifions si l’histoire confirme la loi que nous avons posée. On pourrait montrer que les siècles s’enchaînent et s’engrènent entre eux en s’opposant l’un à l’autre. Ainsi le seizième siècle est novateur, ardent, passionné, tumultueux. Il opère ou tente une quadruple révolution : une révolution économique, liée aux découvertes maritimes qui transportent du bassin de la Méditerranée aux bords de l’Atlantique le siège du grand commerce, qui ouvrent d’immenses débouchés à l’Europe soit aux Indes soit en Amérique, qui accélèrent la substitution de la richesse mobilière à la richesse terrienne, base du régime féodal ; une révolution intellectuelle qu’on a baptisée la Renaissance et qui n’est pas seulement la résurrection de l’antiquité classique, qui est aussi le réveil de l’esprit d’examen, l’essor de la pensée moderne, le point de départ d’une activité féconde dans les sciences, les lettres, la philosophie ; une révolution religieuse qu’on appelle la Réformation et qui, séparant l’Europe occidentale en deux confessions rivales, cause les guerres les plus atroces dont la différence de croyance ait jamais ensanglanté le monde ; enfin une révolution politique, conséquence des trois autres, qui ébranle les bases de la royauté, suscite des théories libérales et républicaines, des soulèvements populaires et même des appels au régicide. Bref le siècle est troublé, audacieux, révolutionnaire et les dernières vibrations des secousses qu’il a provoquées se prolongent jusqu’au milieu du siècle suivant.

Or, quel est le caractère dominant de celui-ci dès son début, mais surtout dans sa pleine maturité. C’est un siècle calme, ordonné, conservateur, où la pensée et la société se reposent sous le joug multiple de l’Etat, de l’Eglise, des Académies, des traditions, des convenances et des règles de toute espèce.

Mais ces contrastes de siècle à siècle peuvent paraître vagues, sujets à caution, d’une vérité qui n’est pas assez rigoureuse. Il faut serrer de plus près la réalité passée et apporter des faits qui ne permettent point le doute.

Sous la minorité de Louis XIV, le burlesque est en plein épanouissement et le burlesque consiste proprement à rabaisser de grands personnages par la trivialité des pensées, du langage et des actes qu’on leur prête. Vienne le règne personnel du jeune prince, occasion et début d’une nouvelle époque littéraire. Non seulement le burlesque est renvoyé à la province, mais on essaie de mettre partout noblesse et solennité  ; on ne pardonne pas le sac de Scapin à l’auteur du Misanthrope ; et si Boileau s’amuse, comme Scarron, à écrire une parodie d’épopée, il compose un poème héroï-comique, où, par un procédé qui est juste l’inverse de celui de son devancier, il pare et drape d’un style pompeux une mesquine querelle de chanoines.

En 1715, Louis XIV meurt, et la littérature officielle de ses dernières années, littérature dévote, guindée, retenue, fait place à un dévergondage d’athéisme, d’impudeur, de cynisme, de nudité.

De 1715 à 1750, le monde, la société polie, la vie de salon imposent aux écrivains l’allure sémillante et le ton léger, même quand ils traitent les plus graves questions. C’est pourquoi dans la seconde moitié du siècle la passion, l’emphase, le ton brusque et rude sont à la mode ; c’est pourquoi le mot de nature rallie tous les novateurs, pourquoi la vie des champs, que dis-je ! la vie sauvage trouvent aussitôt mille poètes et prosateurs pour la décrire et la chanter.

Au lendemain de la Révolution, Joseph de Maistre, de Bonald dressent dans toute son âpreté le dogme catholique, exaltent l’autorité paternelle et monarchique, vantent le moyen âge aux dépens de l’antiquité grecque et romaine : c’est le contrepied de l’esprit qui animait les philosophes du dix-huitième siècle.

En notre siècle le romantisme a été une débauche d’imagination ; l’école du bon sens qui se lève contre lui met le holà aux chevauchées de la fantaisie. Musset et ses imitateurs ont déifié la passion ; ils ont répété avec enthousiasme :

Rien n’est bon que d’aimer, n’est vrai que de souffrir.
Ce que l’homme ici-bas appelle le génie,
C’est le besoin d’aimer…

Les Parnassiens, qui leur succèdent dans la faveur publique, se piquent d’être impassibles et impersonnels.

Je pourrais multiplier ces exemples ; mais n’en est-ce point assez pour qu’il soit bien avéré qu’une série de mouvements s’opposant directement l’un à l’autre constitue la marche normale de l’évolution littéraire. Cette marche peut être troublée, déviée par quelque événement accidentel, venant du dehors. Elle reprend bientôt et à peu près comme s’il n’y avait pas eu interruption.

Mais, s’il est vrai qu’une alternance régulière ramène tour à tour le règne d’états d’esprit et de procédés contraires, du réalisme et de l’idéalisme, de la raison et de l’imagination, de l’analyse et de la synthèse, de l’optimisme et du pessimisme, etc., il semble que la littérature, revenue au pôle qui fut son point de départ après avoir atteint l’autre, devrait se retrouver dans la situation même où elle était quand commençait l’oscillation. N’en est-il pas ainsi pour le balancier de la pendule qui, allant sans cesse de droite à gauche et de gauche à droite, reprend à chaque seconde la position qu’il occupait au début de la seconde précédente. Il semble, par suite, que l’évolution se résolve en une série de mouvements qui reviennent sur eux-mêmes ; qu’elle soit, dès lors, la négation de tout progrès ; qu’elle aboutisse à ces ricorsi, à ces retours périodiques au même point dont parlait jadis Vico ; qu’elle puisse être figurée par un serpent qui se mord la queue, par un cercle où elle chemine et tourne en repassant incessamment sur la trace de ses propres pas.

Or, l’expérience nous avertit que les choses ne se passent pas de cette façon à la fois simple et décourageante. Si l’on compare une époque idéaliste à une autre époque idéaliste, dont elle est séparée par un large intervalle où le réalisme a eu son tour, on s’aperçoit vite qu’il y a entre les deux époques similitude, mais non identité ; on constate que l’idéal de la seconde n’est pas exactement celui de la première ; que, si nous considérons l’idéal comme ayant continué à vivre obscur durant son interrègne, il a subi, au cours de cette éclipse, de notables changements. La littérature est donc différente de ce qu’elle était trente ou quarante ans auparavant. Et pourquoi cela ? Parce que les conditions intérieures et extérieures de la société ont changé ; parce que certaines découvertes et inventions ont été faites par la science et l’industrie ; parce que certains événements ont eu lieu qui ont modifié les choses et les gens ; parce que certaines œuvres ont été composées qui déterminent en partie la nature des œuvres venant après elles. Dès lors, l’évolution littéraire (et l’on pourrait dire l’évolution sociale) n’a plus pour figure un cercle, mais une spirale ; elle traverse les mêmes phases, mais dans un autre plan ; elle a, comme la terre, un double mouvement, mouvement de rotation sur elle-même, mouvement de translation dans l’espace. Le trajet qu’elle accomplit ressemble à ces routes de montagne qui serpentent en lacets ; on semble, en les gravissant, repasser plusieurs fois au même endroit ; on est toujours, en réalité, plus avant et plus haut.

C’est pour cette raison que j’ai dit : Une époque procède d’une autre par réaction et par développement.

Développement, cela veut dire accroissement et variation ; cela veut dire inventions accumulées, reproduites et perfectionnées ; cela veut dire imitation et création. J’entends que dans une littérature, au moment même où décroît la tendance régnante, d’autres tendances coexistantes croissent en vigueur, montent de l’ombre à la lumière, se préparent à devenir à leur tour dominantes. J’entends que les écrivains continuent leurs prédécesseurs en même temps qu’ils les contredisent. J’entends qu’ils sont leurs héritiers autant que leurs adversaires.

Comment pourrait-il en être autrement ? Est-ce qu’une génération ne transmet pas à celle qui la suit une langue toute formée, des moules et des procédés éprouvés par une longue expérience, toute une technique enfin ? Est-ce qu’il est possible aux nouveaux venus, même quand ils répudient une partie de ce legs, de faire table rase de ce qui a existé avant eux, de n’en tenir aucun compte, de recommencer toute la civilisation, comme si le monde datait de leur apparition sur la terre ? Eussent-ils la folie de vouloir balayer tout le passé, est-ce que, malgré eux, ils n’auraient pas encore dans leurs cerveaux des rêves, des prédispositions, des aptitudes, survivances et souvenirs de leurs ascendants ? Les plus violentes ruptures de tradition ne peuvent briser la chaîne qui unit aujourd’hui à hier ; par leur sang comme par leurs idées, les fils les plus rebelles tiennent encore de leurs pères. Ils gardent des traits qui révèlent leur filiation et ils profitent, en les enrichissant par de nouveaux apports, d’acquisitions ancestrales dont ils n’ont pas toujours conscience.

Puis, il ne faut pas se faire d’illusions sur l’unité d’une société quelconque. Si grand que puisse être l’accord entre ses membres, elle contient toujours différents groupes. On peut dire qu’à toute époque toutes les tendances sont représentées dans un ensemble social un peu vaste. Or, par ce seul fait que les jeunes protestent volontiers contre la tendance dominante, ils favorisent celles qui étaient étouffées par elle. Leurs sympathies vont à des hommes qui étaient dans la génération antérieure des isolés, des persécutés peut-être, des dédaignés en tout cas. Ils se cherchent parmi eux des pères spirituels. Ils acceptent, ils propagent, ils approfondissent les idées de ces méconnus de la veille, et ainsi, par une double voie, s’opère toujours d’une époque à l’autre le développement de choses déjà existantes.

Ce que suggère sur ce point la logique, l’histoire le confirme abondamment.

Malherbe a l’air de rompre en visière sur tous les points à Ronsard et à ses disciples ; par aversion de leur langue trop savante, il renvoie les poètes à l’école des crocheteurs du Port-au-Foin  ; par réaction contre un lyrisme qui lui semble de verve et de versification trop lâches, il soumet la poésie à une discipline sévère qui en régente et le fond et la forme ; mais, ce faisant, il reprend à son compte en les aggravant des critiques qui avaient été dirigées avant lui contre l’abus du grec et du latin, témoin la fameuse rencontre de Pantagruel avec l’écolier limousin  ; et, d’autre part, il consolide l’œuvre de la Pléiade, puisqu’il conserve l’emploi de la mythologie, les genres usités chez les anciens, l’imitation de l’antiquité. Donc, doublement, malgré l’apparence, il continue la génération précédente en la combattant.

En notre siècle, l’école réaliste semble, au premier abord, avoir été en complète opposition avec l’école romantique. Prédominance de la prose sur la poésie ; substitution de l’observation précise et directe aux envolées de l’imagination ; effort des romanciers pour écrire, comme des greffiers impassibles, sous la dictée des choses ; propension à peindre, au lieu d’hommes et de faits grandis et embellis, les mesquineries de la vie journalière ou la brutalité des instincts grossiers ; certes, la réaction est nettement caractérisée. Mais en même temps le pessimisme, qui teignait de noir les romans de Zola et de ses adeptes, leur souci du milieu où vivent les personnages qu’ils mettent en scène, leur effort pour élargir la langue littéraire jusqu’aux limites de la langue parlée, leur style même souvent si chatoyant de couleurs et de métaphores, tout cela permet de dire : C’est une queue du romantisme. M. Zola le reconnaît et s’écrie : « J’en suis et j’en enrage ! » Flaubert, les Goncourt sont des traits d’union plus visibles encore entre les deux écoles. Et, de plus, elles reposent sur un fond commun ; elles représentent toutes deux l’invasion de la démocratie dans la littérature, seulement à des degrés divers ; la dernière venue est allée plus loin que son aînée dans la même voie.

Veut-on un cas plus restreint, plus aisé à suivre dans le détail ? Les Parnassiens, nous le rappelions tout à l’heure, prennent le contre-pied des grands poètes qui les ont précédés ; avec Banville, ils s’amusent à parodier le lyrisme ou ramènent d’exil les dieux et les déesses de l’Olympe ; avec Leconte de Lisle, au risque de n’atteindre qu’une petite élite d’initiés, ils refusent de troubler la sérénité de leurs vers par des plaintes oratoires et des élans de sensibilité ; avec Baudelaire, ils recherchent le paradoxe, l’étrange, l’artificiel ; avec Coppée, ils décrivent un coin de banlieue ou content les malheurs d’un petit épicier ; avec Maxime Ducamp ou Sully Prudhomme, ils chantent les miracles de l’industrie ou de la science. Mais, de même et plus que les romantiques contre lesquels ils réagissent, ils sont des dévots de la rime riche, des historiens et des archéologues, des écrivains plastiques et pittoresques promenant leur Muse à travers toutes les civilisations. Ils développent des germes qui ont commencé à percer chez leurs devanciers. Le burlesque de Banville dérive en droite ligne du grotesque de Victor Hugo. La poésie familière de Coppée se rattache aux pièces où Sainte-Beuve disait déjà les résignations grises et les destinées modestes. Le satanisme de Baudelaire est proche parent de l’air fatal et cadavérique qu’affectaient, vers 1832, les « jeunes France », admirateurs de Byron, proclamé aussi poète satanique. De Vigny avait offert ça et là, par exemple dans la Bouteille à la mer, des modèles de précision vigoureuse aux futurs ouvriers de la poésie scientifique. Enfin, comme toujours, des êtres amphibies, appartenant par moitié à l’école détrônée et à celle qui la remplace, servent de liens entre les deux groupes. Théophile Gautier et d’autres, restés au second plan dans l’époque précédente, jouent ce rôle d’hommes de transition.

Je ne pense pas qu’il soit nécessaire de démontrer plus longuement que c’est bien par un mécanisme de réaction et de développement qu’une littérature et une société se transforment. Mais d’après quelles règles, quels motifs conscients ou inconscients une époque opère-t-elle ce triage parmi les éléments que lui fournit l’époque précédente ? Pourquoi garde-t-elle les uns, tandis qu’elle rejette les autres ? Je crois qu’on peut ramener ce double phénomène à quelque chose de plus simple encore. Je crois qu’en somme la loi d’alternance suffit à expliquer comment il se fait qu’une époque soit toujours contredite et continuée par celle qui la suit.

Il existe à la fois dans une société des tendances d’inégale puissance, ou, ce qui revient au même, d’inégale durée : il en est qui agissent pendant des siècles ; il en est qui durent trente ou quarante ans ; il en est qui ne dépassent point une quinzaine d’années ; il en est qui sont restreintes aux limites d’une ou deux saisons. Or, les tendances les plus longues se succèdent selon la même loi que les tendances les plus courtes. Il s’ensuit que l’une commence son évolution, tandis que telle autre la finit ; que celle-ci est au tiers de son mouvement ascendant, pendant que celle-là est à son apogée et cette troisième en plein déclin. De là résulte un enchevêtrement de rythmes, dont la multiplicité cache la simplicité de la loi unique qui régit tout : telle la loi de gravitation qui préside aux mouvements, en apparence si divers, des étoiles, des planètes et de leurs satellites.

Quelques exemples éclairciront ces abstractions. A regarder de haut l’évolution de l’Europe occidentale et de la France en particulier, on y reconnaît une série de successions par opposition qui se sont produites entre de vastes ensembles. Le christianisme a succédé en s’y opposant au polythéisme païen, la monarchie centralisée à l’éparpillement féodal, l’expansion des idées égalitaires à la division de la société en une sévère hiérarchie de classes. Dans le domaine qui nous intéresse ici particulièrement, à la littérature du moyen âge spontanée, nationale, populaire succède et s’oppose notre littérature classique qui est savante et en un sens artificielle, inspirée de l’antiquité, aristocratique.

Chacun de ces ensembles, où un principe commun unit opinions, croyances, institutions, tendances, peut être considéré comme le produit d’une force unique qui agit sur les hommes durant une longue période, et l’on peut dire que cette force va d’abord croissant, s’assimilant ce qui l’entoure, conquérant et organisant à son profit le milieu où elle évolue, jusqu’au moment où elle atteint son maximum d’extension ; après quoi, épuisée par son effet même (car vivre, c’est se tuer à petit feu), elle décline, perd de sa vigueur et finit par laisser se désagréger les éléments de tout genre dont elle était l’âme et le Jien. Ainsi l’idée féodale a été durant des siècles comme la sève d’un grand arbre qui est allé grandissant, poussant des feuilles, des fleurs et des fruits, couvrant de son ombre un vaste espace ; mais un jour est venu où l’afflux du suc nourricier a cessé de suffire à une croissance nouvelle, puis s’est retiré peu à peu des racines et des branches les plus éloignées du tronc, s’est enfin, sous l’action hostile de l’âge et des forces extérieures, ralenti et réduit à rien. De même l’esprit classique, après une poussée printanière d’une fécondité luxuriante, a eu sa maturité splendide, puis une lente et irrémédiable décadence.

Or, les vastes périodes dessinées ainsi par la vie et la mort d’une de ces forces contiennent non seulement des alternatives de hausse et de baisse dans l’intensité de cette force, une série de pas en avant et de pas en arrière, de progrès et de régressions, pendant qu’elle monte, de destructions et de restaurations partielles, pendant qu’elle décroît ; mais elles renferment encore une quantité d’alternances semblables qui portent, non plus sur la force essentielle, mais sur des tendances moins durables et plus profondes. Ainsi dans notre période classique, le respect et l’imitation de l’antiquité subissent plusieurs flux et reflux qu’il est aisé de suivre ; et en même temps la littérature passe tour à tour de l’idéalisme au réalisme, de la synthèse à l’analyse, de l’amour pour la vie mondaine à la passion de la nature, de la dévotion à l’impiété, de l’effusion sentimentale à l’impassibilité, etc.

On comprend dès lors pourquoi, lorsqu’on veut donner la formule générale d’une époque, il importe de noter avec soin en quel point de son développement est alors chacun de ces mouvements rythmiques. Il faut se représenter une horloge très compliquée, où tel balancier battrait plusieurs siècles, pendant que les autres battraient cent ans, quarante ans, quinze ans, moins encore. L’historien doit savoir dire quelle est, en un moment donné, l’heure marquée à chacun des cadrans qui correspondent à ces invisibles balanciers. On voit que la loi d’alternance universelle, pour être simple, ne laisse point de réserver aux chercheurs amoureux d’exactitude une tâche assez compliquée.