(1888) Revue wagnérienne. Tome III « IV »
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(1888) Revue wagnérienne. Tome III « IV »

IV

Chronique wagnérienne.
La représentation de Lohengrin

Lohengrin a été joué à Paris une fois, date mémorable dans l’histoire de l’art contemporain. Trois représentations de Tannhæuser en 1861, une représentation de Lohengrin en 1887. Rapprochement significatif.

Il y a pourtant une différence entre ces deux faits. Le 13 mars 1861, c’est dans la salle que les sifflets ont éclaté, et que « l’élite de la société parisienne » s’est exercée à imiter des cris d’animaux. Le 3 mai 1887, d’unanimes applaudissements ont salué le chef-d’œuvre. La presse entière, hors trois journaux, dont l’appréciation est dépourvue de toute espèce de valeur, a manifesté un même sentiment d’admiration. Nous avons été témoins de conversions inattendues, dont quelques-unes réjouissantes. Mais c’en est assez sur ce chapitre : passons au compte-rendu du la représentation.

 

1er acte32

Le prélude est magistralement exécuté. Jamais peut-être l’on n’avait obtenu une qualité de son aussi parfaite, une homogénéité aussi extraordinaire, surtout au fortissimo, quand les trompettes et les trombones, dans un harmonieux roulement de tonnerre, ont repris le thème resplendissant du Gral.

Le décor de l’Escaut est d’un effet très heureux. M. Blauwaert (Frédéric de Telramund) se tire fort bien de son rôle : sa voix est mordante, excellemment timbrée, et les paroles arrivent toutes au spectateur, encore que la prononciation laisse un peu à désirer. Je n’en dirai pas autant de M. Couturier (Henri l’Oiseleur), dont la voix de baryton s’accommode mal d’une partie vocale destinée à une basse véritable. Cependant, malgré cette erreur et un chevrotement trop prononcé, l’artiste tient le rôle avec courage et mérite. Quant à M. Auguez (le Héraut), il s’acquitte supérieurement de sa tâche ; de tous les interprètes, c’est celui qui articule le mieux et dont l’organe est le plus sympathique,

Elsa entre en scène ; la mélancolique phrase qui l’annonce émeut tout le public. Après une légère défaillance vocale au début du rêve, Mme Fidès-Devriès se montre la grande cantatrice que l’on sait. Sa mimique, grandement expressive, rend bien les phénomènes de l’extase. Mais voici que l’invocation suprême s’élève : « Seigneur, fais que, dans cette enceinte, paraisse enfin mon défenseur ! » Le motif de Lohengrin se dessine à l’orchestre, les interjections du chœur se croisent, se multiplient, car l’étincellement de l’armure blanche apparaît au lointain du fleuve. Toute la foule a reflué vers le fond de la scène, tandis qu’Elsa demeure immobile, dans une inexprimable attente… L’harmonie du double chœur monte formidablement : c’est un cri, un cri éperdu, immense : « Miracle ! Miracle ! le Ciel fait un miracle ! » La salle éclate en applaudissements ; la tempête des bravos emporte toutes les sonorités : les voix de la scène, le tonnant orchestre, tout cela s’éteint, pendant quelques secondes, dans l’universelle clameur d’enthousiasme.

M. van Dyck (Lohengrin) chante en perfection l’adieu au cygne. Le chœur suivant — qui n’est pas fugué du tout, n’en déplaise à un critique fort érudit — le solo, la quintette et l’ensemble de la prière, puis le combat et le finale, toutes ces beautés produisent une vive impression sur le public ; l’acte se termine au milieu des applaudissements.

2e acte

La ténébreuse introduction, avec son grondement de timbales, le motif sinistre des violoncelles, et la réapparition du thème de défense, est tragique au plus haut degré. Au lever du rideau, on admire le décor, très bien compris, d’un style roman aussi exactement restitué que les costumes guerriers du premier acte, ce qui n’est pas peu dire. Mme Duvivier interprète Ortrude avec beaucoup d’aisance et une connaissance parfaite du rôle, mais les paroles ne sont pas toujours intelligibles, et l’on souhaiterait des notes élevées plus sûres. Fort jolie personne, toute blonde et potelée, elle n’a point, d’ailleurs, le physique de son emploi.

Le public ne paraît pas goûter la grande scène entre Frédéric et Ortrude, et je l’en excuse volontiers, car cet admirable duo le devait dérouter singulièrement : la mélodie n’a rien qui lui rappelle le style d’opéra, et l’orchestre développe sans interruption deux ou trois motifs essentiels. En revanche, il s’est complu au poétique nocturne que murmure Elsa à la fenêtre, au duo des deux femmes, au pittoresque lever de soleil, à la douce splendeur de la marche religieuse.

Comme au premier acte, les chœurs ont été excellents. Jamais, même en Allemagne, je n’ai entendu une exécution chorale aussi belle. Et ces choristes marchaient vraiment en scène, jouaient véritablement des rôles, avec une entière liberté, sans aucun trouble vocal dans la mesure ou dans la note. La préparation de tels chœurs fait à M. Vincent d’Indy l’honneur le plus grand. Elle montre, une fois de plus, quels résultats nos artistes pourront donner du jour où ils s’appliqueront à des ouvrages vraiment humains. D’ailleurs, si M. d’Indy, à côté de M. Lamoureux, a consacré aux études des chœurs sa rare intelligence de l’œuvre wagnérienne et son inépuisable dévouement, il a rencontré autour de lui des bonnes volontés nombreuses : entre tous ces choristes, dont plusieurs sont des musiciens véritables, je dois signaler M. Perreau, l’Amfortas du Petit-Bayreuth et l’un des pèlerins de Parsifal, engagé volontaire en cette noble bataille de Lohengrin, qui, sans cesse animant ses compagnons du geste et de la voix, n’a pas peu contribué au succès du deuxième acte.

Tous les interprètes font brillamment leur devoir. Je ne me permettrai qu’un léger reproche, relatif à la mimique de M. van Dyck. Le chevalier au cygne ne doit nullement paraître effrayé lorsque Ortrude et Frédéric interviennent. Il les doit toujours regarder de très haut, et si une inquiétude passe sur son visage, c’est à la seule phrase : « Elsa, veux-tu m’interroger ? »

3e acte

L’orchestre fait merveille ; il éclate en sonorités fulgurantes, avec lesquelles le petit chœur des fiançailles fait le contraste le plus tranché. Voici le grand duo d’amour. Mme Devriès et M. van Dyck le chantent au mieux : c’est d’abord un charme, une infinie tendresse, jusqu’à l’instant où le trouble d’Elsa se décèle, où les motifs tentateurs de l’insinuation commencent à sourdre dans l’orchestre. Quelle progression incomparable ! Le religieux silence de la salle est plus éloquent que n’importe quels bravos.

Le décor change : nous sommes de nouveau au bord du fleuve ; de matinales fanfares se répondent, diane héroïque, pleine de réalisme et de poésie tout ensemble. Puis viennent Elsa, Lohengrin, devant le roi et les guerriers… Les harmonies du premier prélude s’éveillent aux extatiques régions instrumentales, et lentement Lohengrin nous dit le Gral, la pure milice, le parvis lumineux de Monsalvat. C’est là le point culminant de l’œuvre ; le frisson des grandes choses parcourt la salle entière.

L’acte s’achève. Toutes les mains applaudissent, on rappelle les artistes, on rappelle M. Lamoureux, car c’est à lui, à son initiative, à ses persévérants efforts que nous devons cette glorieuse soirée wagnérienne ; il a réalisé la plus artistique entreprise de ces derniers temps ; depuis cinq années qu’il est à la peine, ce n’est point trop qu’il soit aujourd’hui à l’honneur. Et si nous le remercions, ce n’est pas seulement à titre d’admirateurs de Wagner, c’est à titre de Français reconnaissants de son œuvre, de son fécond labeur, de l’impulsion qu’il a donnée et que rien désormais n’arrêtera.

Épilogue

M. Lamoureux vient de renoncer à poursuivre les représentations.

L’an dernier, lorsqu’il fut question de Lohengrin à l’Opéra-Comique, nous eûmes le spectacle de médiocrités acharnées contre une œuvre de génie : tous les Comettant de la critique, les Rivet de la littérature, les Díaz de la musique, se liguèrent contre la radieuse merveille. Ce faisant, ils donnèrent un précieux exemple à l’actuelle canaille, qui en a su dignement profiter. Après le complot des cancres, la manifestation des gredins ; nous avions déjà le pseudo-patriotisme des pharisiens de lettres, voici venir celui des souteneurs. Aux oies du Capitole succèdent les chevaliers du trottoir : hier, levée déplumés — levée d’écailles aujourd’hui.

Oui, Paris a eu ce spectacle : trois cents imbéciles, conduits par une trentaine de voyous, ont pu insulter des Français tout à leur aise. Bien plus, ces trente voyous — payés certainement, avec de l’argent allemand peut-être — ont imposé leur volonté à la population parisienne et au gouvernement. Ils ont pu siffler, hurler, jeter des pierres, sous l’œil serein de la police et à la stupéfaction des honnêtes gens.

Une campagne de calomnie avait été menée contre M. Lamoureux par trois journaux quotidiens. Campagne scandaleuse et bouffonne. Mais ce qui dépasse tout, c’est le rôle joué par une bande d’agents provocateurs… Par respect pour mes confrères et pour moi, je ne m’arrêterai pas davantage à ces drôles, justiciables, non de l’épée, mais de la botte et du bâton.

Quelle misère, et quelle honte ! Certes, tout wagnérien a le devoir de protester hautement, mais peut-être ai-je ici un droit spécial de parler, ayant été, à la Ligue des Patriotes, un ouvrier de la première heure, et m’honorant encore de l’amitié d’un homme que ses ennemis même admirent, car il a dépensé sa fortune, brisé sa carrière, usé sa vie, au service de la sainte cause française.

Lohengrin a depuis longtemps triomphé ; Wagner est hors du débat, car rien au monde ne saurait être plus indifférent, en cette matière, que l’opinion de M. Lucien Nicot, par exemple. Entré pour jamais dans la gloire, le musicien-poète règne sur l’art universel, au niveau d’Eschyle, de Shakespeare et de Beethoven. Non, le seul résultat de ces ignobles journées a été de ruiner, ou peu s’en faut, le plus désintéressé et le plus vaillant des chefs d’orchestre, de jeter sur le pavé quatre cents de nos compatriotes, et de rendre impossible l’établissement de ce théâtre lyrique nouveau qu’attendaient si impatiemment tous nos jeunes musiciens. Mais ce qui soulève le cœur de dégoût, ce qui met aux yeux des larmes de colère, c’est le blasphème prononcé, le drapeau souillé par des mains indignes, toutes les choses nobles et grandes profanées par une poignée d’agitateurs. Le cri de « Vive la France » sert de ralliement à des escarpes : le ridicule et la honte en rejaillissent sur la patrie entière… Car on a parlé d’incidents diplomatiques, de conflit européen, à propos de qui et de quoi ? du sieur Rigondaud, dit l’eyramont s ?… Ah ! Fourcaud avait bien raison d’écrire, il y a quelques jours « Comment, une nation si vaine de ses écoles, et qui consacre, annuellement, un milliard à ses armées, se voit à la merci, en face de l’étranger, de quelques douzaines de turbulents ?… c’est à pleurer et c’est à frémir ! » Oui, cela est vrai. Sur ce point plus encore que sur les autres, nous avons ressenti une profonde humiliation, une cruelle douleur. Une guerre s’annonce, terrible, prochaine sans doute, et il se trouve des misérables pour rabaisser ainsi l’orgueil national, pour commettre des actes bêtes et lâches, au nom d’un chauvinisme de Canaques ! Et Paris s’incline devant eux, et tout un peuple se met trembler…

Ô mon pauvre pays !

Lohengrin à Paris (printemps 1887)

Les représentations de Lohengrin à l’Eden-Théâtre, sous la direction de M. Charles Lamoureux, ont été annoncées par lui officiellement dès le début de la saison des concerts, en novembre 1886 (voir les Petits-Bulletins des Concerts Lamoureux, novembre 1887-avril 1887). C’est dans le Petit-Bulletin du 20 mars que furent enfin publiées et la distribution complète des rôles et la date approximative des représentations (dix représentations dans la seconde quinzaine d’avril et la première quinzaine de mai).

C’est à cette époque que la question Lohengrin recommence à préoccuper les esprits.

Le 20 mars, le Figaro publie un article humoristique de M. Albert Millaud, énonçant les fantaisistes conditions auxquelles seront soumis les auditeurs de Lohengrin.

Le même jour, la Revanche publie un article assez violent contre l’entreprise de M. Lamoureux.

Le 28 mars, le Temps annonce les représentations de Lohengrin et résume la question wagnérienne : haine de Wagner contre la France ; mais, Wagner étant mort, rien n’empêche plus de jouer ses œuvres, etc.

29 mars, la France : « Chez un marchand de musique » par M. Emile Cère ; article très agressif sur M. Lamoureux qui est appelé « der Meister » et « M. Liebhaber ».

30 mars, la Lanterne : « Lohengrin — la représentation à Paris d’un opéra de Richard Wagner », Article de première page, plus hostile encore que le précédent ; toujours Wagner l’insulteur de Paris : se termine par une diatribe contre M. Lamoureux, « un industriel habile… il y a hélas ! à Paris assez de financiers allemands pour remplir sa salle… »

Voici maintenant un des plus extraordinaires documents de cette histoire, l’interview publié par le Gaulois du 1er et du 2 avril, des compositeurs français à propos de Lohengrin. A des lettres de la direction du Gaulois les invitant à faire connaître leur opinion, les compositeurs français ont répondu comme il suit :

M. Gounod :

Mon cher Meyer, plus je pense à ce que vous êtes venu me demander hier, plus j’aperçois de raisons et de convenances de m’en abstenir. Voyez donc ! « On va jouer une œuvre de Wagner à Paris, sur une scène française ! »

Cela seul dit tout. Le public va se prononcer, et je trouve qu’il n’appartient à personne de précéder, de prévenir et de paraître vouloir orienter le Vox Populi ; la presse du parti pris et des ultras peut, seule, risquer cette attitude.

Quant à l’opinion des impartiaux parmi les artistes, qui modifiera-t-elle ?

Personne.

Un artiste, dans sa critique aussi bien que dans ses œuvres, est fait de deux choses :

Ce qu’il sent et ce qu’il fait.

Or, nous savons tous que Richard Wagner est une personnalité considérable que beaucoup de gens ont commis la méprise de vouloir imiter, attendu que c’est toujours par ses côtés personnels qu’on reste inimitable et incommunicable.

De plus, j’estime que l’on ne doit pas juger le génie de l’artiste à travers ses répugnances pour l’homme. La gloire de l’intelligence n’est pas celle du cœur, et les insultes de notre ennemi national n’ont rien à voir dans l’hommage que méritent ses œuvres.

Attendons le public ; c’est là qu’est le jury.

Bien à vous.

Ch Gounod

M. Delibes :

Cher monsieur, si vous croyez que je vais dire ce que je pense à propos de la question si complexe de l’acclimatation du théâtre de Wagner à Paris, vous vous trompez beaucoup !

Je trouve que mon opinion n’intéresse, et surtout ne regarde personne.

D’ailleurs, je pense, comme Dumas, que seul le temps peut se charger de mettre les choses à leur vraie place.

Tout ce que je puis dire, c’est qu’il me paraît un peu ridicule que, sous prétexte de patriotisme, Paris reste la seule capitale du monde civilisé où Lohengrin ne soit pas au répertoire, comme le Domino noir, les Huguenots ou il Barbiere di Siviglia.

Recevez, etc., etc.

Léo Delibes.

M. Reyert :

Mon cher monsieur Meyer, la haine que Berlioz lui portait et mon affectueuse admiration pour Berlioz ne m’ont pas empêché d’aller à Lui. Son puissant génie m’a subjugué, sans m’aveugler pourtant. J’ai subi, comme tant d’autres, l’influence de ses doctrines ; mais je n’ose me dire son disciple, tant je me suis gardé d’être son imitateur. Et tout en le suivant de loin dans le sillon lumineux qu’il a tracé, je n’ai renoncé à aucune des jouissances qui me viennent de ses glorieux ancêtres, des maîtres auxquels je dois, plus qu’à lui sans doute, le peu que je suis.

Mais aucun grand musicien n’aura surexcité plus de jeunes imaginations et troublé plus de cervelles.

Son œuvre est immense, colossale. En France, elle ne s’imposera jamais tout entière à notre tempérament et ne nous fera jamais oublier notre fidélité à d’anciens souvenirs.

Il aura doté son pays d’un art nouveau, c’est vrai. Mais son pays n’est pas le nôtre !

E. Reyer.

M. Paladilhe :

Mon cher monsieur Meyer, savez-vous que vous m’embarrassez quelque peu en me demandant ce que je pense — et ce que j’attends pour notre école musicale française des prochaines représentations de Lohengrin ?

Ce que je pense, c’est que la tentative que prépare M. Lamoureux, dans d’excellentes conditions artistiques, aurait dû être faite depuis longtemps.

Les préventions qui ont retardé de dix années cet événement théâtral sont, il me semble, aussi honorables qu’irréfléchies. On ne boude pas plus contre ses oreilles que contre son ventre, et Wagner est un artiste assez considérable pour qu’on puisse juger son œuvre avec une sérénité qui permette de négliger l’homme et d’oublier le gallophobe.

Quant aux conséquences, l’exécution scénique d’une partition que les auditions de concerts laissent encore relativement ignorée, puisque le compositeur l’a écrite en vue du théâtre, je crois qu’il y aurait témérité à trop vouloir les préjuger.

Peut-être les surprises seront-elles aussi saisissantes que variées dans leurs effets. Je m’attends à une vraie première, Wagner n’étant pas plus connu, en réalité, de la plupart de ses détracteurs que de certains de ses partisans.

Encore une fois, je souhaite, avant tout, qu’on oublie l’homme pour juger le musicien de génie, et je pense qu’on ne m’accusera pas de vouloir amoindrir par ce vœu très sincère la grande idée de patrie.

Recevez, mon cher monsieur Meyer, l’assurance de mes meilleurs sentiments.

Paladilhe

M. Lalo :

Monsieur le directeur, Lohengrin est une œuvre superbe ; il est triste que Paris soit la seule capitale qui ne la connaisse pas.

Wagner est un génie qu’il est absolument nécessaire d’étudier, et nous devons tous savoir gré à M. Charles Lamoureux de sa vaillante initiative.

Recevez. monsieur, l’assurance de mes sentiments distingués.

E. Lalo.

M. Joncières :

Mon cher Meyer, vous voulez bien me demander ce que je pense de l’œuvre de Richard Wagner.

Tout d’abord, laissez-moi vous dire combien je suis flatté du cas que vous semblez faire de mon opinion, après celles de mes illustres confrères Gounod, Reyer et Léo Delibes. Ce n’est pas en quelques lignes que je puis formuler un jugement sur le grand maître allemand, et d’ailleurs, il y a longtemps que j’ai fait ma profession de foi à cet égard. Ceux qui lisent mes articles de critique musicale dans la Liberté, savent à quoi s’en tenir depuis dix-sept ans.

Qualifié de wagnérien, il y a plus de vingt-cinq ans, alors qu’il fallait un certain courage pour proclamer hautement son admiration envers l’auteur de Lohengrin, je passe aujourd’hui pour un tiède, n’ayant pas consenti à m’enrôler dans la confrérie, qui voudrait faire du wagnérisme une sorte de religion, excluant tout libre examen et toute critique.

Ma vive admiration pour Wagner date du premier concert que le maître vint diriger au Théâtre-Italien, en 1860. J’étais alors élève de Leborne, au Conservatoire. Le lendemain du concert, j’arrivai à la classe dans un état d’exaltation qui déplut fort à mon professeur. Il envoya chercher à la bibliothèque la partition de Lohengrin et, l’ouvrant à la fameuse Marche des fiançailles, exécutée la veille, il me signala gravement les fausses relations et les modulations heurtées de ce morceau. Une discussion assez vive s’éleva entre nous, à la suite de laquelle je sortis brusquement de la classe pour n’y plus revenir.

Pendant longtemps je fus pour ainsi dire le seul compositeur français qui affichât franchement une admiration profonde pour Wagner, admiration qui nuisit peut-être à la réussite de mes premières œuvres.

Fus-je assez éreinté dans le Gaulois d’alors pour le wagnérisme dont j’avais fait preuve dans le Dernier jour de Pompéi !

En ce temps-là, les wagnériens se comptaient : c’étaient Baudelaire, Champfleury, Gasperini et Pasdeloup, qui, malgré l’opposition du public, s’obstinait à exécuter des morceaux de Wagner aux Concerts Populaires.

A la première représentation des Maîtres chanteurs à Munich, en 1868, nous étions quatre Français, qui avions fait le voyage pour entendre l’œuvre du maître : Pasdeloup ; Leroy, mon ancien collaborateur de la Liberté ; un dilettante de Reims, dont j’ai oublié le nom, et moi. Aujourd’hui, on organise des pèlerinages pour aller à Bayreuth. A la tête de la cohue wagnérienne, quelques illuminés prophétisent dans un jargon décadent, auquel je déclare humblement ne rien comprendre.

D’ailleurs, si mon admiration est restée aussi enthousiaste pour les premières œuvres de Wagner, je dois avouer qui, tout en m’inclinant devant les pages sublimes de la Tétralogie, je fais à l’égard de cette dernière conception d’assez sérieuses réserves. Wagner est toujours pour moi le plus grand musicien qui se soit produit depuis Beethoven ; mais je ne saurais admettre son système dans toute sa rigueur. Ses sujets légendaires me semblent puérils, et son génie, enserré dans les liens étroits du leitmotiv, me paraît moins fécond que lorsque, sans esprit de système, il écrivait Lohengrin, qui, à mon avis, restera son chef-d’œuvre devant la postérité.

J’ai jadis montré plus d’ardeur qu’aujourd’hui à soutenir les œuvres de Wagner. C’est qu’alors elles étaient méconnues, et que je pensais avoir une injustice à réparer. A quoi bon partir en guerre maintenant que la haute valeur du maître n’est guère plus contestée que par quelques esprits rétrogrades et routiniers ? Pourquoi tant de fracas pour enfoncer une porte ouverte ?

Wagner a exercé une énorme influence sur la musique contemporaine, et ceux-là mêmes qui répudient son système ont profité et profiteront encore de ses hardiesses et de ses innombrables trouvailles. C’est un arsenal où pourront puiser pendant longtemps les musiciens de l’avenir ; mais il est à souhaiter que, en se servant de ces précieux matériaux, nos compositeurs n’oublient pas leur nationalité, et qu’ils soient bien persuadés qu’ils n’ont rien à gagner en répudiant les qualités essentielles du génie français, la clarté et la concision.

Agréez, mon cher Meyer, l’expression de mes sentiments les plus affectueux.

Victorin Joncières.

M. Widor :

Il y a plusieurs Wagner, celui de Rienzi et du Vaisseau-Fantôme, celui de Tannhæuser et de Lohengrin ; celui enfin des Maîtres Chanteurs, de la Tétralogie, de Parsifal et de Tristan.

Lors d’une visite à Francfort, le maître entra dans la boutique d’un coiffeur. L’artiste en cheveux se trouvait être un mélomane fort au courant des choses et sachant son monde ; il reconnut le grand homme, et tout en faisant effort pour dominer son émotion :

—  N’ai-je pas, en ce moment, demanda-t-il, l’insigne honneur de tenir en mes mains la tête illustre qui a conçu Lohengrin ?

—  Non, mon ami : l’auteur de Lohengrin n’existe plus, il y a longtemps qu’il est mort !

C’est ainsi que le maître reniait le passé, ne voulant plus dater son œuvre que des Maîtres Chanteurs. Alors l’ombre du grand Sébastien Bach lui était apparue, et il avait modifié sa manière.

Je ne crains pas de partager cet avis, quoique le jugeant excessif. Tant de gens ont écrit tant de choses à ce sujet, tant de littérateurs se sont mis à nous expliquer la musique, tant d’élégants mondains à nous dévoiler les profondeurs de la psychologie, qu’il reste peu à dire et que, pour devenir intéressant, il faudrait peut-être avouer, sans pudeur, ce qui se passe là-bas, là-bas, au fond du « moi ».

Or, les sensations intimes, les émotions vraies, les croyances, nous les gardons imo in pectore. Si nous les traduisons parfois, c’est symphoniquement ; je ne sais pas les raconter.

Ch. M. Widor.

M. Salvayre :

Mon cher ami, vous me faites l’honneur de me demander mon opinion sur l’œuvre de Wagner à Paris. Je vais essayer de la résumer en quelques lignes :

J’ai la plus grande admiration pour Wagner en tant que manipulateur musical.

Selon moi, depuis les grands classiques allemands, nul n’a montré, dans l’art de manier les masses orchestrales, une organisation plus vigoureuse et plus ingénieusement habile.

Rien ne caractérise mieux un pays que l’expression d’art qui s’y manifeste. Au génie de Wagner, d’essence purement allemande, se joignait un amour passionné pour son pays. Son œuvre porte donc l’empreinte exagérée des qualités et des défauts de la race germanique.

En France, nous n’avons pas une école musicale aussi nettement accusée que nos deux voisines : l’Allemagne et l’Italie. Mais les compositeurs véritablement grands de ces deux nations ont souvent et heureusement subi l’influence du goût, du charme, de la clarté et de la justesse dans les proportions ; qualités précieuses de notre France.

Ils l’ont subie, les uns par la modération du côté vocal exagéré, les autres par l’atténuation du déchaînement symphonique appliqué à la musique dramatique.

Pour que l’œuvre gigantesque de Wagner soit facile à des oreilles françaises, il n’a manqué au génie allemand qu’un séjour plus prolongé en France.

Autant je crois que des fragments choisis de Wagner peuvent recueillir au milieu de nous le succès bien mérité auquel ils ont droit, autant me paraît impossible, étant données nos mœurs, nos impressions et nos aptitudes, la naturalisation complète de l’œuvre du grand homme.

Voilà, mon cher ami, mon opinion bien respectueusement résumée en ces quelques lignes : je ne prétends l’imposer à personne, mais elle aura du moins le mérite de la sincérité.

Recevez, mon cher ami, l’assurance de mes affectueux sentiments,

G. Salvayre.

M. d’Indy :

Monsieur le directeur, étant noté depuis longtemps, par les partisans de l’école du bon sens, comme l’un de ces musiciens dangereux qui poussent l’aliénation mentale jusqu’à faire le voyage de Bayreuth afin d’entendre de belles œuvres dramatiques, je n’éprouve aucun embarras à vous donner franchement mon avis sur les prochaines représentations de Lohengrin.

J’y vois deux très grands services rendus aux compositeurs français : le premier, de ne plus les obliger à aller chercher en pays étranger des auditions nécessaires à leur éducation musicale : le second, d’ouvrir un débouché aux œuvres nouvelles de nos nationaux.

Voilà mon opinion, sur la très artistique tentative de M. Lamoureux, qui va faire connaître en France une œuvre qui aurait dû être jouée à l’Opéra de Paris depuis plus de vingt ans.

Veuillez agréer, monsieur le directeur, l’expression de mes sentiments les plus distingués.

Vincent d’Indy.

Digne épilogue de cette série : dans le Gaulois du 2 avril la note suivante :

Mon cher Meyer, pour un poisson d’avril, c’en est un joli !

Votre imprimeur me fait dire ce matin la plus grosse bêtise du monde. Au lieu de « ce qu’il sent et ce qu’il sait », il imprime « ce qu’il fait ! » ce qui n’a absolument aucun sens.

Je compte sur les excuses d’une réhabilitation pour demain.

A vous.

Ch. Gounod.

Par contre, citons, en le traduisant, les Lustige Blaetter de Berlin du 14 avril :

Il y a quelques jours, M. Arthur Meyer, directeur du Gaulois, a demandé aux plus célèbres d’entre les musiciens français contemporains ce qu’ils pensent du projet de représenter Lohengrin à l’Eden-Théâtreu. Comme l’authenticité des réponses publiées par le Gaulois nous a semblé douteuse, nous avons écrit aux musiciens interrogés par le Gaulois et ces messieurs nous ont répondu comme il suit :

M. Gounod : « Je suis pour la représentation, bien que Lohengrin ait un grand défaut : l’héroïne ne chante pas de valse. L’instrumentation me semble aussi quelque peu à désirer : mais on pourra remédier à cet inconvénient, les membres de la Ligue de Patriotes et ceux de Jockey-club n’auront qu’à apporter les fifres et les tambours qui manquent. — Quant à la mise en scène, peut-être ne nous semblera-t-elle pas suffisante. Nous avons été tellement gâtés sous ce rapport ! — On pourrait en tout cas atteler quatre cygnes à la barque de Lohengrin, au lieu de n’en atteler qu’un seul, comme on le fait en Allemagne. Je conseillerais, en outre, d’intercaler un quadrille rabançois que je me chargerais de composer, moyennant la moitié de la recette brute. »

M. Paladilhe : « L’Eden-Théâtre a monté, jadis, les ballets d’Excelsior, Sieba et Brahma d’une façon réellement luxueuse. Mais en ce moment, MM. Manxotti et Danesi n’ont pas de ballet de prêt. Comme l’Eden-Théâtre ne peut pas chômer, on fera bien de faire contre fortune bon cœur, et, ma foi, de jouer Lohengrin. »

M. Léo Delibes : « Je crois qu’il est démontré que Wagner a composé Lohengrin. Je crois aussi que cet opéra est destiné à la scène, j’ignore s’il fera de l’effet : cela dépendra de l’effet qu’il produira sur le public. Voilà tout ce que je puis dire du résultat présumable. Quoi qu’il arrive je persévérerai dans ma conviction que Lohengrin n’a pas un Parisien pour auteur.

M. Saint-Saens : « Il y a des gens qui entrent en fureur à l’idée que Wagner, qui n’est rien, puisse devenir quelqu’un par la représentation de son Lohengrin à Paris. C’est là une manière de voir étroite et mesquine. Pour ma part, j’estime qu’il serait glorieux pour la France d’avoir fait un nom à un compositeur qui n’était rien avant que son opéra ait été joué à Paris. »

M. Widor : « Paris capitulera, mais dans le sens biblique, devant un chef-d’œuvre. — Pour le reste, je me repose sur le Mont-Valérien, sur Boulanger, nos chasseurs d’Afrique et la mélinite. »

M. Massenet : « Il résulte des recherches du wagnérien Edmond de Hagen qu’Elsa signifie Alsace et Lohengrin Lorraine. Le reste est facile à interpréter. Il faut que nous possédions ces deux personnages, —  et ces deux provinces, — et que nous tâchions de les garder pour nous seuls. »

Le 2 avril, l’Intransigeant publie un article de M. de Rochefort, « Wagnérophobie », dont voici la conclusion :

… Certains critiques de théâtre sont restés célèbres pour avoir rendu compte de pièces qui n’avaient pas encore été jouées. En ce qui touche l’œuvre de Wagner, notre rôle est à peu près le même. On l’a houspillé, caricaturé, vilipendé : et quand on demande à ceux qui le conspuent si réellement ce musicien est aussi grotesque qu’ils le prétendent, ils répondent presque invariablement : — Je n’en sais rien ; je n’en ai jamais entendu une note.

2 avril, la Revanche : « Wagnérisme », trois colonnes hostiles mais avec encore quelque modération.

3 avril, le Ménestrel : continuation de l’hypocrite et assez discutable plan de campagne contre Wagner… Wagner, ce génie !… quelle joie pour nous d’applaudir ses chefs-d’œuvres incomparables !… Mais le moment est-il bien choisi ! songez que… et que… et attendons encore.

3 avril, la Liberté : raisonnable article (non signé) demandant la représentation de Lohengrin.

4 avril, le Temps : feuilleton de M. Johannès Weber. Citons le début, certainement légitime, de cet excellent article.

On parle beaucoup en ce moment-ci de l’Eden-Théâtre, qui doit se transformer en Théâtre-Lyrique ; je crains qu’on n’en parle trop. En attendant les résultats, rétablissons quelques points d’Histoire qu’on paraît trop oublier.

M. Lamoureux dit qu’il y a « des chefs-d’œuvre que nous n’avons pas le droit d’ignorer ». L’expression est peut-être un peu sévère, mais le principe même n’est pas nouveau ; il y a plus de vingt-six ans qu’un homme en a fait son Credo envers et contre tous : c’est M. Pasdeloup. Faire connaître les chefs-d’œuvre classiques, les œuvres modernes qui sans être classiques méritent d’être répandues et les œuvres de jeunes symphonistes français, voilà le triple programme que M. Pasdeloup a poursuivi sans relâche depuis la fondation des Concerts populaires. On sifflait Berlioz, on chutait Schumann, on sifflait à outrance Wagner, on insultait M. Pasdeloup, on demandait le retrait de sa subvention, on voulut même d’abord qu’il ne jouât pas d’ouvrages de jeunes auteurs : M. Pasdeloup est resté inébranlable. Voici justement une lettre qui me tombe scus la main et que M. Pasdeloup écrivit à un journal, en 1876, après le tapage occasionné par une œuvre de Wagner. Après avoir dit que Wagner est jugé comme homme mais qu’il ne l’est pas encore chez nous comme musicien, M. Pasdeloup continue ainsi : « Je crois que la France ne doit pas rester en dehors du mouvement musical qui peut se produire au-delà des frontières ; le devoir des Concerts populaires, qui ont toujours marché en avant, est de faire connaître à Paris des œuvres qu’on peut ne pas admirer, mais qu’il n’est pas permis d’ignorer et qu’une très grande partie de mon public est curieux d’entendre. » Quand les résultats de la lutte soutenue par M. Pasdeloup furent acquis, on a eu beau jeu de se poser en avocat de Berlioz ou de Wagner.

5 avril, Gil Blas : article de M. Octave Mirbeau :

Le patriotisme, une des plus étranges manies de cette fin de siècle…

Wagner est assurément la plus sublime expression de l’Art au dix-neuvième siècle…

6 avril, l’Événement : article de M. Louis Besson… Le moment peut être mal choisi pour Lohengrin, mais soit ; ce qu’est Lohengrin, du pur Weber…

Dans le Petit Bulletin du 8 avril, M. Lamoureux publiait le prix des places de l’Eden-Théâtre33 : la première était annoncée pour le 21 avril environ.

10 avril, Gil Blas : « Chronique fantaisiste » de Grimsel (M. de Rochefort). Fantaisies à propos de conspirations de M. Busnach contre Lohengrin.

Cette chronique a donné lieu à une réponse de M. Busnach protestant de sa neutralité, et à quelques plaisanteries poétiques ou archaïques du Figaro (9 avril), et du Gaulois (11 avril).

10 avril, le Cri du Peuple : article de M. Félix Piat ; campagne patriotico-socialistico-antiwagnérienne.

Même jour, article de la Revanche contre M. Lamoureux. Nous pouvons dès ici, mentionner deux articles de la Revanche (13 et 17 avril), antérieurs au procès du 16 avril (voir à cette date), tous articles d’une violence en somme peu dangereuse.

Sous le titre « Wagner vient !… » et la signature « Gallus », la France du 10 avril publiait en première page le court article suivant :

« … Wagner vient. Enfin, nous allons entendre de la musique. Nous ne pouvons plus nous en passer, voyez-vous. Nous avons eu Massenet, nous avons eu Paladilhe. Du propre, les musiciens français ! Parlons-en. Nous admettons les musiciens français, d’ailleurs. Nous les admettons en attendant pour passer le temps, à condition qu’ils s’inclineront devant le MAITRE, sans conditions. Autrement, il n’en faut pas. Et qu’on ne nous parle pas de M. Gounod. Un pompier ! Wagner vient, les patriotes sont furieux. Sont-Ils assez ridicules, les patriotes ! Des gêneurs. Il y a des jeunes gens qui vont mettre des fleurs à la statue de Strasbourg ; on a envie de les gifler. Et ces gens-là voudraient nous empêcher d’écouter Wagner ? Ah ! mais non ! il n’en faut pas. D’ailleurs Regnault était un patriote, n’est-ce pas ? Eh bien, Regnault chantait la musique de Wagner, et M. Saint-Saëns a joué la marche de Lohengrin à son enterrement. Paris n’avait pas encore capitulé. Qu’importe ! Ah ! oui, nous savons bien. Une Capitulation. C’est infect. C’est dégoûtant. Qu’importe ! Autrefois ! l’injure était permise au vaincu. Maintenant elle est permise au vainqueur ! Le vaincu imposait ses arts au vainqueur, autrefois. A présent, c’est le contraire. Autres temps, autres mœurs. Nous voulons Wagner. Laissons-nous tranquilles ! M. Carvalho n’a pas osé nous le donner. M. Lamoureux nous le donnera ; c’est un convaincu, lui. Et puis, il est si désintéressé ! Il fait payer cent francs la place, mais qu’importe ! L’Allemagne ne nous a pas assez envahis ; nous voulons être envahis, nous ; c’est notre plaisir. Ah ! les Belges ! Bruxelles ! voilà la vraie capitale de la France ! La Monnaie est le premier théâtre de Paris. M. Wilder est le premier journaliste du monde, Wagner vient… Wagner vient… »

Et voilà ce qui se dit en France, voilà ce que les Français osent écrire. Les Allemands doivent bien rire.

Gallus.

Or, quelqu’un s’étant demandé quel était le Gallus, auteur de cette imbécile niaiserie où triomphait, en face de Wagner, M. Gounod, il apparut que c’était M. Gounod lui-même (Paris, 15 avril).

12 avril, le Figaro : article en première page de M. de Bonnières. Plaidoyer hardi et éloquent en faveur de la cause wagnérienne.

13 avril, la République française : « A propos d’un opéra », par M. Gustave Isambert. Thèse analogue.

De grâce, laissons un entrepreneur de spectacles jouer Lohengrin si le cœur lui en dit ! Si c’est un chef-d’œuvre, on le verra bien ; si cela nous ennuie, nous serons libres de le dire, et ce qui est bien quelque chose, on ne pourra plus nous en contester le droit.

Mentionnons ici, au 17 avril, un article de M. Anatole France dans le Temps. C’est un récit, exquisément joli, de l’aventure de Lohengrin et d’Elsa de Brabant.

 

A cette date de la mi-avril, la bataille wagnérienne prend une recrudescence inopinée ; la très grande majorité des journaux continuent à demander Lohengrin, les journaux anti-wagnériens sont peu nombreux mais ils deviennent d’une violence et d’un acharnement inouï. A ce fait nous avons cru discerner plusieurs causes.

D’abord, la malheureuse coïncidence de la publication de lettres au moins étranges de Wagner ; ensuite, l’imprudence personnelle de M. Lamoureux qui excite par des mesures intempestives l’animosité de ses ennemis ; enfin, moins d’une semaine plus tard, l’événement de Pagny-sur-Moselle.

Le 16 avril, le Figaro publiait dans son Supplément littéraire une série de lettres adressées par Wagner en 1864-65 à Mme Elise Wille, née Sloman. « Ces lettres, des plus caractéristiques, disait la rédaction du journal, éclairent d’un jour tout nouveau les rapports qui ont existé entre le roi Louis  II et le musicien. »

Il y avait dix lettres, formant en tout deux colonnes de journal. Nous n’avons encore pu en examiner de près la traduction, contestable de prime abord. Il y aurait là toute une enquête à établir, d’un grave intérêt. Aussi, sur une aussi redoutable question, ne pouvons-nous nous permettre aucun jugement aventuré.

Mais les journaux anti-wagnériens n’hésitèrent pas et nous allons voir toute une suite d’articles incriminant de la façon la plus ouverte les relations de Wagner et du roi Louis  IIv.

Le même jour où paraissaient ces lettres au Figaro, le 16 avril, M. Lamoureux faisait assigner devant le Tribunal civil de la Seine M. Peyramont, rédacteur-en-chef de la Revanche, et lui réclamait 25. 000 francs de dommages-intérêts pour le préjudice qu’il essayait de lui causer.

La Revanche, dont jusqu’à ce jour l’hostilité avait égalé, sans guère la dépasser, celle des autres journaux spécialement anti-prussiens ou anti-wagnériens, répondit par un article où sont ces lignes (19 avril) :

… Puisqu’il plaît à M. Lamoureux d’engager avec la Revanche une lutte personnelle dans laquelle il espère assouvir les rancunes de son amour-propre blessé, nous acceptons volontiers le combat, et le défenseur de Richard Wagner peut compter que nous ne négligerons rien pour faire comprendre toute la portée de la tentative dont il a pris l’initiative.

On sait maintenant que l’échec de Lohengrin est dû, en majeure partie, à l’action de la Revanche, qui, à partir du jour de la provocation si inopportune de M. Lamoureux, devint son implacable adversaire. Pourquoi faut-il qu’en même temps M. Lamoureux, trop confiant certes en sa puissance, ait refusé le concours direct et personnel de toutes les forces, même modestes, du parti wagnérien ?…

Nous ne pouvons citer les articles, dès lors quotidiens, de la Revanche. Le même jour, le 19 avril, un article intitulé « l’esthétique wagnérienne en amour », commentant les lettres publiées dans le Figaro, la traduction de Une Capitulation, et des correspondances de province encourageant M. Feyramont à sa guerre antiwagnérienne.

16 avril, l’Action : publication des lettres de Wagner à sa couturière (la robe de satin ponceau avec traine, la robe en velours rose tendre à garniture céladon, les jupes à soufflet, etc. etc., qui ne furent sans doute que de simples robes de chambre quelque peu excentriques.)

18 avril, la France : « l’amoureux Wagner » par M. Mermeix. Toujours le commentaire des lettres du Figaro.

18 avril, le Siècle : feuilleton de M. Oscar Comettant. Encore Wagner insulteur de la France ; puis des conseils sur l’inopportunité politique du Lohengrin.

Même jour, le Français : M. Adolphe Jullien fait justice des pseudo-patriotismes « des commerçants affolés par la concurrence… »

19 avril, le Voltaire : « la fille Wagner » par M. L. Serizier. Encore les lettres du Figaro.

20 avril, l’Evénement : chronique de M. Besson. Invectives contre les wagnériens qui, « lorsqu’on joue quelque part du Wagner vont se montrer dans les théâtres de Bruxelles ou d’Allemagne avec des pantalons à pont gris-perle, des coiffures spéciales, des cheveux étonnants et des pardessus aveuglants… »

Même jour, Gil-Blas : article de Nestor (M. Henry Fouquier). « … Cette œuvre, il est de notre dignité et de notre intérêt de l’entendre et de la connaître… »

Même jour, XIXe Siècle : article de M. Henry Fouquier. Renée et Lohengrin.

Le même jour enfin, dans le Figaro, lettre de M. Lamoureux. Sous le prétexte d’expliquer pourquoi il ne donne pas de répétition générale ouverte à la presse, M. Lamoureux expose les raisons qui lui font monter Lohengrin et en appelle au bon-sens et à la modération du public.

Le lendemain, la Revanche commente avec malveillance la lettre que M. Lamoureux « vient de faire insérer, au prix fort du tarif des grandes réclames, dans les colonnes du Figaro… grâce à l’Eau souveraine pour la régénération de l’hygiène et de la toilette dentaires. » (médisance quotidienne de la Revanche.)

21 avril, les Débats : « Wagnériens et Wagnérophobes » par A. H. (M. André Hallais). Portrait connu du wagnériste ; railleries (trimestrielles, celles-là, et de lointaine origine) pour le directeur et d’anciens rédacteurs de la Revue Wagnérienne ; portrait parallèle de l’anti-wagnériste.

Le Figaro du 21 avril annonce officiellement la première de Lohengrin pour le samedi 23 ; fait un tableau encourageant des préparatifs ; donne la liste des gens inscrits pour la première, public bizarrement mêlé d’anciens wagnéristes connus, de quelques noms respectables, et de beaucoup d’inconnus, d’étrangers, de faux-mondains et de rastaquouères : d’où cette étrange première aux costume ; cérémonieux et vieille mode, si différente des grandes simples fêtes de Bayreuth !

22 avril, le Matin : « Patriotisme » par M. Ranc. « … Le vrai patriotisme a d’autres allures… »

Même jour, Gil-Blas : « Indiscrétions théâtrales — avant Lohengrin » par M. Théodore Massiac.

Même jour, le Soleil : « Tempête à l’horizon » par Jean de Nivelle, « … Il s’agit là d’une question d’art pur et simple… »

Enfin, même jour encore, apparition de l’Anti-Wagner, ignoble factum vendu dix centimes dans les rues, et contenant avec un portrait charge de Wagner et une courte adresse aux lecteurs, deux extraits de journaux sous le titre commun de « Un sodomiste », l’un de M. Mermeix (qui le désavoua), l’autre, en vers, de M. Grandmougin.

 

Le 23 avril devait être donnée la première de Lohengrin ; le 23 au matin on apprenait à Paris l’incident de Pagny-sur-Moselle, l’arrestation de M. Schnaebelé, et, en même temps, l’ajournement au mardi 26 de la représentation. La Lanterne du 22 (datée du 23) publiait la note suivante, résumé des articles des journaux anti-wagnériens :

Lohengrin.

A l’Eden. — une Apothéose allemande. — un Moment bien choisi.

Pendant que les Allemands arrêtent sur notre frontière des fonctionnaires français, certains Français à Paris se préparent à faire à un musicien allemand une apothéose.

Oui, samedi, quelques artistes unis à toute la colonie cosmopolite, acclameront Wagner, l’insulteur de Paris et de la France.

Il y a des gens qui ont des préoccupations artistiques — ou commerciales — si grandes qu’ils oublient la patrie.

A partir de ce jour, chacun des journaux de Paris et du dehors contient, quotidiennement, au moins un article ou une note sur la question Lohengrin. Nous nous contenterons de résumer les faits.

Jusqu’au mardi matin 26, grande effervescence et grande incertitude. Le 26, tous les journaux du matin publient cette note.

Nous avons reçu hier soir, à sept heures, la lettre suivante :

« Paris, 25 avril 1887, 6 heures du soir.

Monsieur le Rédacteur, j’ai l’honneur de vous informer et je vous prie d’annoncer que, dans les circonstances actuelles, j’ai décidé l’ajournement de la représentation de Lohengrin.

Agréez, Monsieur le Rédacteur, l’assurance de mes sentiments empressés.

Ch. Lamoureux. »

Le Figaro ajoutait ces renseignements :

Hier matin (lundi), vers onze heures, M. Lamoureux a été mandé chez M. le président du Conseil qui l’a mis en demeure de renoncer à donner, jusqu’à nouvel ordre, Lohengrin à l’Eden-Théâtre.

Le gouvernement était décidé, paraît-il, à interdire les représentations de M. Lamoureux, mais il voulait lui laisser le mérite du sacrifice et s’épargner le ridicule de cette interdiction, qu’aucun fait essentiel ne justifie. Pendant deux heures, le pauvre M. Lamoureux, circonvenu, harcelé, a résisté de son mieux, mais il a fini par s’incliner devant la volonté ministérielle…

Le lendemain, nouvelle note :

L’ajournement de Lohengrin a produit, comme on le devine, une grande émotion dans le personnel qui répétait, depuis plusieurs semaines, l’opéra de Wagner.

Mardi soir, M. Lamoureux a réuni l’orchestre, les chœurs et tout le personnel dans l’avant-foyer des artistes :

« Vous savez, leur a-t-il dit, les motifs qui m’empêchent de jouer Lohengrin en ce moment. Je n’ai pas voulu, en de pareilles circonstances, laisser aux adversaires de mon œuvre l’occasion de faire du bruit ; on aurait pu compromettre aussi les négociations du gouvernement et compliquer les difficultés de notre pays.

Mais Lohengrin est tout simplement retardé, non pas supprimé, et, dès que l’incident de Pagny sera terminé, nous jouerons. En attendant, nous continuerons nos études ; vous, messieurs de l’orchestre, vous êtes convoqués pour après-demain, le personnel des chœurs viendra répéter demain. »

M. Lamoureux ajouta, en même temps, que le personnel n’avait aucune crainte à avoir, et que les intérêts de chacun seraient absolument sauvegardés.

Certains journaux ayant annoncé que M. Lamoureux avait reçu une indemnité du gouvernement, une autre note le démentit.

Jusqu’à la fin de la semaine, le désarroi continue : puis, les affaires extérieures semblant s’arranger, M. Lamoureux annonce une répétition générale ouverte à la presse le samedi soir.

Les invités reçoivent le samedi matin leurs billets qui sont ainsi conçus :

Eden-Théâtre — Rue Boudreau

Samedi 30 avril 1887 à 7h précises

Entrée par la rue Boudreau à partir de 7h 1/4

Répétition générale

de

Lohengrin

offerte à la presse

par MM. Ch. Lamoureux et Plunkett.

Invitation adressée à M…..

(Cette partie du billet sera remise à l’entrée du théâtre.)

MM. Ch. Lamoureux et Plunkett prient instamment leurs invités d’arriver à l’heure exacte, afin que la répétition ne soit pas troublée.

(Signature autographe de M. Lamoureux.)

Le coupon détachable portait :

Répétition générale de Lohengrin.

Invitation adressée à M…

Cette invitation est rigoureusement personnelle.

Cette partie du billet sera conservée par la personne invitée.

Paris. — Imprimerie Chaix. — 10148.7

Enfin, dès le 1er mai, à la suite de l’apaisement des difficultés extérieures, la représentation est annoncée pour le mardi 3.

Le 3 mai, la représentation.

On en connaît le résultat : dans la salle, succès sans conteste ; dans la rue, quelques centaines de siffleurs que la pluie disperse, manifestations sans gravité que tous les journaux traitent de gaminerie.

Le 4, la Revanche annonce la seconde pour le soir (bien qu’il soit notoire qu’elle doive avoir lieu le jeudi) et convoque les siffleurs à sept heures, rue Boudreau. Le soir, tapage devant l’Eden-Théâtre.

Jeudi 5 : pendant la matinée, les affiches sont apposées dans la ville, annonçant la seconde représentation pour le soir. Toute la journée stationnements devant l’Eden-Théâtre. Dans l’après-midi, on annonce que les représentations sont définitivement suspendues ; deux affiches manuscrites sont posées sur les murs de l’Eden-Théâtre, pour avertir que le prix, des places sera remboursé au bureau de location à partir du lendemain.

Le 6, les journaux publient ces deux notes : lettre de M. Lamoureux :

Monsieur le Rédacteur en chef, j’ai l’honneur de vous informer que je renonce définitivement à donner des représentations de Lohengrin.

Je n’ai pas à qualifier les manifestations qui se produisent, après l’accueil fait par la presse et le public à l’œuvre que, dans l’intérêt de l’art, j’ai fait représenter à mes risques et périls sur une scène française.

C’est pour des raisons d’un ordre supérieur que je m’abstiens, avec la conscience d’avoir agi exclusivement en artiste, et avec la certitude d’être approuvé par tous les honnêtes gens.

Veuillez agréer, etc.

Ch. Lamoureux. »

Puis la note officielle de l’Agence Havas :

Les ministres se sont réunis ce matin à l’hôtel de la place Beauveau, en conseil de cabinet, sous la présidence de M. René Goblet.

Le président du Conseil a déclaré que, ne se croyant pas le droit d’interdire une représentation théâtrale tant qu’il n’y avait pas de troubles dans la salle, il avait pris toutes les mesures nécessaires pour assurer l’ordre dans la rue, en prévision de la seconde représentation de Lohengrin qui était fixée à ce soir, lorsque ce matin, M. Lamoureux est venu lui faire savoir qu’il renonçait à donner cette représentation.

M. Goblet lui a fait observer que c’était là de sa part une déclaration toute spontanée, parce qu’autrement le gouvernement était décidé à faire respecter ses droits.

M. Lamoureux a reconnu le caractère spontané de sa démarche.

Des instructions ont été données au préfet de police pour empêcher le renouvellement des manifestations qui se sont produites hier soir. Les meneurs seront immédiatement arrêtés.

Quant aux douze personnes qui ont été déjà arrêtées, elles seront traduites devant les tribunaux auxquels il appartiendra de discerner et de se prononcer.

Depuis, M. Lamoureux a attaqué, devant le Tribunal de la Seine, les journaux la France et la Patrie.

Derniers bruits relatifs à M. Lamoureux :

M. Lamoureux déclare publiquement qu’il ne tentera pas de tournée à l’étranger pour Lohengrin ; en outre, qu’il renonce, non seulement à son entreprise théâtrale, mais aussi il ses concerts.

Notons, dans le Réveil-Matin du 7 mai (6 mai) un interview de M. Lamoureux par M. Georges Duval, son ami personnel de vieille date, paraît-il ; interview d’ailleurs reproduit en d’autres journaux et non rectifié34.

—   Alors vous avez pris cette détermination proprio motu ?

—   Absolument.

—   Le ministère n’a pas pesé sur vous ?

—   Aucunement…

—   Combien cette fermeture vous coûte-t-elle ?

—   Trois cent mille francs…

—   Il vous reste la ressource de partir avec votre troupe et votre matériel, soit à Bruxelles, soit à Londres, soit à Vienne.

—   La chose est impossible. Elle serait, d’ailleurs, faisable, que je ne la tenterais pas…

—   Et votre projet de fonder un théâtre lyrique ?

—   J’y renonce… Vous pouvez l’affirmer. J’y renonce, comme à toute entreprise.

—   Vous en exceptez vos concerts, bien entendu ?

—   Mes concerts y compris… Je prends tout à fait ma retraite. On n’entendra plus parler de moi.

—   Allons, vous reviendrez sur une détermination qui priverait l’art d’un de ses plus zélés défenseurs.

—   JAMAIS. Je vous l’affirme !

Quelques jours après, M. Lamoureux réunit tout son personnel et propose d’aller représenter Lohengrin dans une ville étrangère, « distante de Paris de dix heures de chemin de fer. »

Refus de quelques musiciens instrumentistes et d’un assez grand nombre de choristes. M. Lamoureux est forcé de renoncer à son dernier projet et de s’en tenir à sa première résolution.

 

Enfin, la nouvelle la plus récente :

M. Lamoureux, avant eu la salle de l’Eden-Théâtre entièrement louée pour la première de Lohengrin, aurait vu la location médiocre pour les suivantes et nulle pour les dernières ; ne voulant à aucun prix de salles vides, c’est-à-dire d’un échec « artistique », il aurait lui-même, coûte que coûte, pris le prétexte que l’on sait d’arrêter (sans y être contraint par le gouvernement) les représentations après la première, avec tous les honneurs de la guerre… Bruit bizarre, et, disons-le, bien invraisemblable, que nous enregistrons comme document.

Enfin, M. Lamoureux a-t-il reçu, n’a-t-il pas reçu du gouvernement une indemnité, et quelle serait cette indemnité ?

Peut-être pourrons-nous dans un mois, éclaircir quelques-uns des points mystérieux de cette lamentable histoire…

Bibliographie35

[I]

Musiciens, poètes et philosophes, par Richard Wagner : fragments recueillis, traduits et annotés par Camille Benoît (un volume in-18, chez Charpentier, 3 francs 50).

M. Camille Benoît, wagnérien de la veille et même de l’avant-veille, est, parmi nous tous, l’un de ceux qui ont le mieux combattu le bon combat. Il poursuit aujourd’hui une tâche dès longtemps entreprise, faire connaître Richard Wagner, le révéler au grand public. Il croit, avec raison sans doute, que la production de documents très clairs, de textes démonstratifs, est plus éloquente que l’énoncé plus ou moins chaleureux d’un simple jugement esthétique. Personne ne pourrait, plus savamment que lui, commenter Wagner et disputer des théories controversées ; cependant il préfère laisser la parole au maître lui-même, et se contente de répondre, en une courte préface, aux ignorants et aux perfides : « Voici ce que Wagner a écrit, ce qu’il a dit, ce « qu’il a pensé. »

Il est pénible de constater à quel point le public est mal renseigné sur Wagner. Chaque fois qu’un événement wagnérien a lieu, on s’aperçoit avec terreur, par l’examen des comptes-rendus, que les plus autorisés de nos critiques n’ont absolument rien compris à ce dont il était question, qu’ils ont lu les poèmes comme pourraient le faire des aveugles, et écouté la musique à la façon des sourds. Que de personnes, en lisant le livre de M. Benoît, vont s’étonner d’apprendre que Wagner professait la plus vive admiration pour Bach, Gluck, Mozart, Haydn, Weber, Schubert, et qu’il a parlé de Beethoven en des termes inégalés !

M. Camille Benoît me permettra-t-il maintenant un reproche ? Plus son livre m’intéresse, plus je regrette qu’au lieu de fragments, certes typiques, il n’ait pas cru devoir nous donner la traduction intégrale de quelques écrits de Wagner, tels Opéra et Drame, l’Œuvre d’art de l’avenir. Mais à cela il peut répliquer que c’est tout simplement partie remise, et remise à brève échéance. En attendant, je me fais un devoir et un plaisir de recommander aux wagnériens de France, de Belgique, et de Navarre, le livre de M. Camille Benoît, livre très actuel, de haute compétence et de rare talent.

[II]

Les ennemis de Wagner, par Paul Verdun (une brochure in-18, chez A. Dupret, 50 centimes).

L’auteur souhaitait que M. Lamoureux renonçât à Lohengrin, afin de laisser ce chef-d’œuvre prendre plus tard sa place, à l’Opéra, entre les Huguenots et la Muette.

[III]

Richard Wagner, par Paul Lindau, traduit par Johannès Weber (un volume in-18, chez Louis Westhausser, 3 francs 50) : nouvelle édition.

Nous avons jadis analysé cet ouvrage qui vient d’être réédité.

[IV]

Richard Wagner et le drame contemporain, par Alfred Ernst, avec une introduction par Louis de Fourcaud (un volume in-18, à la Librairie Moderne, 3 francs 50).

Dans son introduction, M. de Fourcaud compare Hector Berlioz (sur lequel M. Alfred Ernst a publié un livre, il y a quelques années) et Richard Wagner. Voici sa conclusion :

« Berlioz, nous émerveille parfois et nous touche souvent ; nous sommes fiers de sa gloire, mais il semble qu’il soit loin de nous et tourmenté de préoccupations qui ne sont plus les nôtres. Wagner, par contre, est comme à notre tête, roulant incessamment ses pensées de logicien et de poète, épris de vérité intime et d’unité. Il nous éclaire, il nous guide, il nous déconseille le pastiche, il nous affame d’expression juste, et bien fou qui se prive de ses enseignements. »

L’ouvrage de M. Ernst comprend les dix-neuf chapitres suivants :

I : L’évolution artistique. Analyse du mouvement artistique actuel, littéraire et pictural ; place de Wagner.

II : Le drame. Ce qu’est le drame ; Shakespeare, Racine, Corneille, Molière, M. Daudet, M. Becque ; théorie du drame ; le drame musical ; l’opéra.

III : Le drame de Wagner. Théorie générale.

IV : Suite du drame de Wagner. La musique dans le drame wagnérien.

V : Wagner poète. La poésie dans le drame wagnérien ; le système poétique ; la langue, le vers ; l’invention poétique, les sujets, leurs origines.

VI : L’idée religieuse. Citons :

« … Wagner n’a jamais été un réformateur philosophique ou religieux. Mais son infaillible instinct d’artiste et de poète lui a fait comprendre que la question de la destinée humaine, le désir d’une existence renouvelée, réparatrice de tous nos maux, la soif de la vérité, de la justice et de l’amour, étaient les grandes, les principales sources de poésie. Attendri par le grave spectacle de notre misère, préoccupé par l’affirmation vaillante qui consola tant de foules disparues, il a spontanément exprimé, dans ses œuvres, le rêve séculaire de la souffrante humanité. Fait essentiel, qui ne s’était point vu au théâtre, avec une netteté pareille, depuis les pieux mystères du moyen âge…………………………………………………………………………

…………………………………………………………………………………………

Peut-être, après des catastrophes qui semblent inévitables, un apaisement se fera-t-il, et notre pauvre humanité aura-t-elle le renouveau de cette jeunesse qui lui fut donnée il y a près de deux mille ans, en ce matin de Pâques où mourut le vieux monde. Alors plus encore que maintenant on révérera la mémoire de quelques hommes qui s’émurent de notre longue misère, qui soupirèrent après une meilleure destinée, et qui mirent dans leurs œuvres, sciemment ou non, le frisson de l’amour et de la foi. Ils n’eurent point la vérité, et pourtant lui rendirent témoignage. — De là notre reconnaissance et leur gloire. Wagner fut l’un de ces hommes. Parsifal est l’une de ces œuvres ; et je ne sais qu’une chose plus belle que Parsifal, c’est n’importe quelle messe basse, dans n’importe quelle église36. »

VII : La mélodie de Wagner.

VIII : L’harmonie de Wagner. Ces deux chapitres sont de remarques générales.

IX : Des Fées au Vaisseau-Fantôme. Cinq pages d’analyse.

X : Quelques remarques sur Tannhæuser.

XI : Lohengrin.

XII : Tristan, impressions de Bayreuth.

XIII : Les Maîtres Chanteurs.

XIV : Rheingold, souvenirs d’une répétition (août 1884).

XV, XVI, XVII, La Walkyrie, Siegfried, le Crépuscule des Dieux.

XVIII : La dernière œuvre, Parsifal. Tous ces drames, les cinq derniers notamment, sont minutieusement analysés et étudiés.

XIX : Le drame musical français. Influence de l’œuvre de Wagner sur les artistes français ; retour à la vérité humaine, dans le drame musical comme dans tous les arts.

Mois wagnérien de Paris

3 avril : Concert Colonne : Scène des Floramyes.

8 avril : Scènes des Floramyes ; scène religieuse de Parsifal.

8 avril : Concert Lamoureux : Prél. des 1er et 3e actes de Tristan ; prél. 1er et 3e scènes de la Walküre ; ouv. de Tannhæuser.

8 avril : Concert Pasdeloup : Romance de l’Étoile.

Correspondances

[Bruxelles]

BRUXELLES. — La clôture de l’année théâtrale a eu lieu le 4 courant au théâtre de la Monnaie, par la 23e représentation de la Valkyrie. La salle était boudée et les exclamations du public, plus que jamais chaleureuses, ont salué une dernière fois le chef-d’œuvre de Wagner. Les interprètes ont été fleuris, couronnés et gratifiés. A MM. Engel et Séguin, à Mlles Marting et Litvinne, quelques wagnériens, parmi lesquels figure le bourgmestre de Bruxelles, ont fait parvenir des partitions de Sigfried et de Parsifal. L’enthousiasme était grand et l’on a couvert d’applaudissements M. Joseph Dupont, l’impressario chef d’orchestre, qui a mené triomphalement le succès de la Valkyrie. La plupart des artistes créateurs nous restent, il est malheureusement à déplorer que M. Engel n’ait pu s’arranger avec la direction ; impossible de se figurer le rôle de Siegfried interprété par un autre que lui c’est là une perte bien difficile à réparer.

Au dernier Concert populaire, donnée le 5 mai, M. Joseph Dupont a fait exécuter la scène religieuse du 1er acte de Parsifal, l’Idylle de Siegried, et le final (introduction du 3e acte, défilé des métiers, valse et cortège) des Maîtres chanteurs de Nuremberg. Ces fragments très connus à Bruxelles ont provoqué la plus vraie admiration. L’exécution des Maîtres chanteurs a remis en mémoire le plaisir intense que la représentation de cette œuvre enchanteresse nous causa il y a deux ans ; elle a réveillé plus que jamais le désir de la voir figurer d’une manière définitive et permanente au répertoire de la Monnaie.

C’est par erreur que nous avons annoncé dans notre dernier numéro que notre correspondant de Bruxelles avait publié son article sur la Valkyrie dans la Réforme, il faut lire : dans la Flandre libérale.

(N. de la R.)

[Marseille]

MARSEILLE. — Les concerts de l’Association Artistique du théâtre des Nations nous ont donné cet hiver quelques intéressantes séances. A noter, comme événement Wagnérien, les auditions du prélude et de l’entracte des fiançailles de Lohengrin bissés à chaque exécution.

Grâce à l’initiative de son chef — c’est M. Miranne, l’Association Artistique a fait entendre pour la première fois à Marseille l’ouverture des Maîtres chanteurs ce morceau a passé incompris par suite de l’insuffisance des instruments à cordes ; leur nombre trop restreint a rendu inintelligible le commencement de la péroraison.

Un pianiste en représentations a exécuté l’un des derniers concerts, le Concerto en ut mineur de Beethoven pour l’adagio duquel l’auteur a fait d’irrévérencieux emprunts au Faust de M. Gounod.

[Bayreuth]

Les fêtes de Bayreuth n’ayant pas lieu cette année, les numéros 6 et 7 de la Revue Wagnérienne seront réunis et paraîtront le 15 août ; ils seront entièrement consacrés à une étude de M. Edouard Dujardin en l’honneur de Parsifal ; les numéros 8 et 9, également réunis, paraîtront le 15 octobre, pour la réouverture de la saison.