(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. James Mill — Chapitre II : Termes abstraits »
/ 2302
(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. James Mill — Chapitre II : Termes abstraits »

Chapitre II :
Termes abstraits

I

« Quelques noms qui ont besoin d’une explication particulière », est le titre d’un long chapitre de l’Analyste consacré aux notions obscures et discutées, de temps, espace, mouvement, etc.41. « Sous ce titre modeste, dit M. John Stuart Mill, ce chapitre nous présente une série de discussions sur quelques-unes des questions les plus profondes et les plus embrouillées de toute métaphysique… Le titre donnerait une notion très incomplète de la difficulté et de l’importance des spéculations qu’il contient…    C’est presque comme si un traité de chimie était donné pour une explication des mots air, eau, potasse, acide sulfurique, etc. »

C’est donc une recherche sur l’origine et le mode de formation des idées les plus générales qu’il faut attendre sous ce titre, dont on doit remarquer aussi le caractère très nominaliste. L’époque de transition à laquelle appartient l’ouvrage apparaît dans cette partie mieux qu’ailleurs : l’auteur hésite encore entre la méthode trop verbale du xviiie  siècle et une analyse plus concrète qui sera celle de ses successeurs. On y trouve, à l’état d’ébauche et de solutions entrevues, bon nombre d’explications que les contemporains ont données d’une manière plus claire et plus complète.

L’un de ses principaux mérites, à nos yeux, c’est d’avoir essayé de montrer que certains termes abstraits ne paraissent inexplicables que parce qu’ils sont trop éloignés des concrets d’où ils sont tirés. Peut-être, en effet, n’a-t-on pas assez remarqué que l’abstraction a ses degrés comme le nombre a ses puissances : Rouge est un abstrait, couleur est plus abstrait, attribut encore plus abstrait. Cette croissance dans l’abstraction, ici très facile à constater, ne l’est pas toujours. Mais si la philosophie parvenait à noter d’une manière suffisamment précise les degrés ascendants de l’abstraction, comme l’arithmétique détermine les puissances croissantes d’un nombre ; si elle parvenait, autant que le comporte la nature des choses, à faire pour la qualité ce qui a été fait pour la quantité ; si elle parvenait à résoudre les plus hautes abstractions dans les abstractions inférieures, et celles-ci dans les concrets, il semble que bien des questions vaines et des difficultés factices disparaîtraient. Il y a çà et là quelques essais de ce genre dans notre auteur, mais bien incomplets. Or, tant qu’une vérification précise manquera, le sensualisme aura beau revendiquer en sa faveur la simplicité, la vraisemblance, et surtout ce caractère très scientifique, d’éliminer tout surnaturel, la question restera toujours ouverte entre lui et ses adversaires.

II

Sous le nom de termes relatifs, l’auteur étudie les diverses idées de rapport. Leur caractère essentiel, c’est de n’exister que par couples ou paires, comme haut et bas, semblable et dissemblable, antécédent et conséquent. Ces couples nous sont suggérés par l’association42.

Sous le nom de termes privatifs, il examine les idées appelées d’ordinaire négatives.

Comme il est presque impossible, en restant exact, d’analyser une analyse, nous n’essayerons pas de suivre l’auteur dans son examen des idées de ressemblance et différence, antécédent et conséquent, position dans l’espace, ordre dans le temps, quantité, qualité, etc. Nous en retrouverons au reste la substance dans les philosophes suivants. Ainsi J. Mill semble avoir entrevu ce que MM. Bain et Spencer nous montreront plus tard très clairement : c’est que le fait de conscience primitif consiste d’abord dans l’aperception d’une différence, ensuite dans l’aperception d’une ressemblance.

Restreignons-nous aux idées importantes d’espace, infini, temps et mouvement.

Espace. Remarquons d’abord que les termes concrets sont des termes connotatifs ; les termes abstraits, des termes non connotatifs ; c’est-à-dire que les termes concrets, tout en exprimant une ou plusieurs qualités qui est leur principale signification ou notation, connotent l’objet auquel les qualités appartiennent. Ainsi le concret « rouge » connote toujours quelque chose de rouge, comme une rose.

Or, comment se forme l’abstrait ? Il se forme du concret et note précisément ce qui est noté par le concret, mais en rejetant la connotation. Ainsi, dans rouge enlevez la connotation, vous avez rougeur ; dans chaud enlevez la connotation, vous avez chaleur. Rouge signifie quelque chose de rouge, rougeur signifie le rouge sans quelque chose.

Il y a la même différence entre l’étendue concrète et l’étendue abstraite. Ce qu’est l’étendu avec sa connotation, l’étendue l’est sans cette connotation. Nous avons donc à expliquer en quoi consiste cette connotation.

Quand nous disons étendu, signifiant quelque chose détendu, nous voulons dire l’une ou l’autre de ces trois choses : une ligne, une surface, un volume. Nous devons ces idées à diverses sensations parmi lesquelles il faut compter avant tout celles dues au toucher et à faction musculaire. La sensation ou les sensations que nous marquons par le mot résistant, semblent être les seules qui soient connotées par le mot étendu. Ainsi la connotation essentielle du concret « étendu », c’est résistant, et rien autre chose. Il est vrai que ceux qui jouissent de la faculté de voir, ne peuvent concevoir une chose étendue sans la concevoir colorée ; ils joignent par association aux qualités tactiles les qualités visuelles, qui même deviennent prédominantes. Mais chez l’aveugle-né, il n’existe que la sensation des qualités tactiles, c’est-à-dire de la résistance.

Maintenant nous pouvons bien comprendre ce que c’est que l’étendue dans tous ces cas. L’étendue linéaire est l’idée d’une ligne, moins la connotation, c’est-à-dire moins l’idée de résistance. L’étendue en superficie, c’est l’idée d’une surface, moins la connotation (résistance). L’étendue en solide, ou volume, c’est l’idée d’un volume, moins la connotation (résistance). Mais un volume sans la résistance, qu’est-ce ? la place pour un volume. Mais cette place, qu’est-ce ? une portion de l’espace ou plus exactement l’espace lui-même sans limite.

L’étendu (extended), c’est-à-dire l’objet étendu, opposé à l’étendue.

Infini. Dans l’idée d’espace est comprise l’idée d’infini. « Quand le mot infini n’est pas employé métaphoriquement, comme quand nous parlons des perfections infinies de Dieu (auquel cas il est non pas un nom d’idée, mais un nom pour un manque d’idées), il ne s’applique qu’au nombre, à l’étendue et à la durée. »

Nous augmentons les nombres en ajoutant un à un, un à deux, etc., et en donnant un nom à chaque agrégat. C’est l’association des idées qui constitue ce procédé. Le nombre est limité, par conséquent pas infini. Le nombre est la négation de l’infini, comme le noir est la négation du blanc. Le mot infini, dans ce cas, n’est qu’une marque pour cet état de conscience, dans lequel l’idée d’un de plus est intimement associée à tout nombre qui se présente. Infini, derme abstrait, c’est l’idée particulière sans la connotation.

Nous appliquons aussi ce mot l’étendue par le même procédé. Une étroite et irrésistible association d’idées nous fait concevoir l’accroissement continu d’une ligne, d’une surface, d’un volume. C’est là ce que nous appelons l’idée d’une étendue infinie, et que quelques-uns appellent idée nécessaire ; ce qui signifie simplement que l’idée d’une portion en plus s’éveille nécessairement, c’est-à-dire par association indissoluble, et que nous ne pouvons l’empêcher.

L’idée d’infini, qu’on a appelée une idée simple, est en réalité une idée extrêmement complexe. Mais l’association qui en fait le fond est si étroite, qu’elle nous apparaît comme une unité.

Temps. Espace est un mot compréhensif, renfermant toutes les positions ou la totalité de l’ordre synchronique. Temps est un mot compréhensif, renfermant toutes les successions ou la totalité de l’ordre successif.

L’idée de temps est une idée de successions ; elle consiste, en cela, rien de plus. Rappelons-nous maintenant comment on peut changer un concret en un abstrait, en faisant disparaître la connotation, et appliquons cette doctrine aux cas de successions. Quand un homme se rappelle les particularités d’une bataille ou il commandait, il y a une succession de sensations ou d’idées qui traverse son esprit. Dans cette succession, comme dans toutes, il y a toujours des idées présentes, d’autres passées, d’autres à venir. Enlevez la connotation de « quelque chose de présent », de « quelque chose de passé », et de « quelque chose de futur », vous avez passé, présent, futur. Mais ces trois choses, c’est le temps. C’est un terme abstrait, enveloppant la signification de ces trois abstraits distincts.

Mouvement. Le mot mouvement est abstrait de « mouvant. » Ce que nous avons donc à chercher, ce sont les sensations sur lesquelles nous nous fondons pour appeler un corps « mouvant » ; le mouvement étant simplement le mouvant, moins la connotation.

Dans l’idée d’un corps mouvant, nous trouvons les éléments suivants : idée d’une ligne (car un corps se meut toujours selon une ligne droite ou autre), idée de succession. Toutes ces idées sont complexes ; quelques-unes très complexes. Unies en une idée (mouvement), elles composent une des plus complexes de nos idées.

Il importe de remarquer que, quoique le plus souvent ce soit l’œil qui nous informe du mouvement, ce n’est pas cependant des sensations de la vue que l’idée de mouvement est dérivée. Ce n’est que par une association d’idées que nous nous imaginons voir le mouvement. Cette idée nous vient, comme celle d’étendue, des sensations musculaires et tactiles. L’aveugle-né a l’idée de mouvement, tout comme nous.

Nos idées d’étendue et de mouvement dérivent, sans aucun doute, de l’action de notre propre corps. Je touche quelque chose, et j’ai la sensation de résistance, l’idée de résistance étant ce qu’il y a de fondamental dans tout agrégat auquel nous donnons le nom d’objet. Dans ce cas, il y a deux choses : l’objet touché, le doigt touchant. Autre cas : j’imprime une action à mon doigt, tout en touchant l’objet. Cette action implique certaines sensations ; je les combine avec l’objet et avec mon doigt, et j’ai ainsi deux idées : objet étendu, doigt mû.

Notre idée d’un corps qui se meut consiste dans une somme de sensations successives ; somme où l’état présent est joint, grâce à la mémoire, à tous les états antérieurs. Et lorsque nous nous sommes familiarisés avec l’application du terme mû, comme terme connotatif, à divers objets, il est aisé, dans les divers cas, de retrancher la connotation, et nous avons ainsi l’abstrait : mouvement43.