(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre II : La Psychologie. »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. John Stuart Mill — Chapitre II : La Psychologie. »

Chapitre II :
La Psychologie.

Nous rassemblons, sous les titres suivants : conscience, perception, association, idée de cause, vérités nécessaires, raisonnement, volonté, les principales études psychologiques de M. John Stuart Mill.

I

« Si le mot esprit veut dire quelque chose, il signifie ce qui sent. » Les phénomènes qui le manifestent sont les sensations, les idées, les émotions et les volitions81. La conscience est une connaissance intuitive qui constitue le fond de nos états mentaux, lesquels n’existent que dans la conscience et par la conscience : avoir une idée, une sensation, c’est en réalité avoir conscience d’une idée, d’une sensation82. Le verdict de la conscience est sans appel. Un scepticisme qui le discuterait (s’il y en a) ne serait point recevable ; parce qu’en niant toute connaissance, il n’en nierait plus aucune. Mais il ne faut pas confondre les connaissances intuitives, et par conséquent sans appel, de la conscience, avec les raisonnements, inductions et interprétations des faits de conscience, qui sont faillibles et demandent vérification.

Y a-t-il, outre les phénomènes dont nous avons conscience, des modifications mentales inconscientes ? Sir William Hamilton est probablement le premier des philosophes anglais qui ait pris parti pour l’affirmative, sans s’arrêter à ce prétexte spécieux qu’une action ou une passion inconsciente de l’esprit est inintelligible. Cette hypothèse de l’activité inconsciente, qui a gagné depuis beaucoup de terrain en Angleterre, en Allemagne83 et en France, était appuyée par Hamilton sur trois sortes de faits.

1° Nous savons une science ou une langue, etc. ; elles existent en nous à l’état latent, tant que nous n’en faisons pas usage.

2° Certains états anormaux, comme la folie, le délire, le somnambulisme, nous révèlent des connaissances ou des habitudes d’action que nous n’avions aucune conscience de posséder dans notre état normal.

3° Enfin, dans notre vie ordinaire, tout objet visible est composé de parties très petites ou minima visibilia. Mais chaque minimum visibile est lui-même composé de parties plus petites, lesquelles, chacune à part, sont pour la conscience comme zéro. Il en est de même pour le minimum audibile. Enfin, certaines associations d’idées ne peuvent s’expliquer que par des associations intermédiaires qui se produisent sans conscience.

M. Mill, après avoir critiqué l’interprétation que Hamilton donne de ces faits, les explique par la physiologie : « Je ne suis pas éloigné, dit-il, de m’accorder avec Hamilton et d’admettre ses modifications inconscientes, mais sous la seule forme où je peux leur attribuer quelque sens précis, à savoir : des modifications inconscientes des nerfs84. » Dans le cas du soldat blessé pendant la bataille et que le feu de l’action empêche de sentir sa blessure, l’hypothèse la plus probable, c’est que les nerfs de la partie blessée ont été affectés ; mais que les centres nerveux, étant très occupés d’autres impressions, l’affection n’atteint pas les centres, et que par suite la sensation n’a pas lieu. De même pour l’association latente : si l’on admet (ce que la physiologie rend de plus en plus probable) que tous nos sentiments, comme toutes nos sensations, ont pour antécédents physiques un état particulier des nerfs, on peut croire que l’association entre deux idées ne peut paraître interrompue, que parce qu’elle se continue physiquement, par des états organiques des nerfs dont la succession est si rapide, que l’état de conscience appropriée à chacun ne peut se produire85.

II

Selon toute probabilité, la notion du moi et celle du non-moi ne se produisent pas dès le début. Nous n’avons la notion du non-moi qu’après avoir éprouvé nombre de sensations, selon des lois fixes et en groupes ; et il n’est pas croyable que la première sensation que nous éprouvons, éveille en nous aucune notion d’un moi86. L’opposition de ces deux termes, moi et non-moi, sujet et objet, esprit et matière, se réduit à l’opposition de la sensation considérée subjectivement, et de la sensation considérée objectivement. Il y a, d’une part, la série des états de conscience (dont la sensation fait partie) qui est le sujet de la sensation ; et, d’autre part, le groupe de possibilité permanente de sensation, en partie réalisé dans la sensation actuelle, et qui est l’objet de la sensation.

Parmi nos sensations, nous avons coutume de considérer les unes surtout subjectivement, les autres surtout objectivement. Dans le premier cas, nous les considérons principalement dans leur rapport à nos divers sentiments et, par conséquent, au sujet qui en est la somme. Dans le second cas, nous les considérons principalement dans leur rapport avec un ou plusieurs groupes de cette possibilité de sensation que nous appelons l’objet. « La différence entre ces deux classes de nos sensations répond à la distinction faite, par la majorité des philosophes, entre les qualités secondes et les qualités premières de la matière. »

Les qualités premières sont pour M. Mill la résistance, l’étendue et la figure87. Ce sont les trois éléments principaux de tous les groupes ; partout où ils sont, il y a groupe ; tout autre élément du groupe se présente à notre pensée, moins pour ce qu’il est, que comme marque de ces trois éléments. Dans ce groupe de possibilités permanentes de sensation que nous appelons objet, la possibilité permanente de sensations tactiles et musculaires forme un groupe dans le groupe, une sorte de noyau intérieur, conçu comme plus fondamental que le reste, et dont toutes les autres possibilités de sensation renfermées dans le groupe semblent dépendre. Ce noyau, considéré quelquefois comme cause ou substance, est notre conception finale de la matière, laquelle se réduit ainsi à la résistance, l’étendue et la figure.

Entre ces trois propriétés, la plus fondamentale est la résistance, qui nous est donnée par les sensations musculaires. Comme le sentiment de la résistance est invariablement accompagné de sensations tactiles, du contact de notre peau avec quelque objet, il en résulte, en vertu de la loi d’association inséparable, que les sensations de contact et de résistance deviennent indissolublement liées. Un objet qui touche notre peau, même sans pression et sans causer aucune réaction musculaire, est rapporté spontanément à quelque cause externe. Par l’association, nos sensations de toucher sont devenues représentatives des sensations de résistance, avec lesquelles elles coexistent habituellement ; comme les diverses nuances de couleurs et les sensations musculaires, qui accompagnent les divers mouvements de l’œil, deviennent représentatifs des sensations de toucher et de locomotion.

La seconde des qualités fondamentales du corps est l’étendue ; notion qui a été longtemps considérée comme irréductible par l’École intuitive de Reid et de Stewart, mais dont l’analyse psychologique de l’École expérimentale s’est efforcée d’expliquer l’origine. Nous laisserons à MM. Bain et Herbert Spencer le soin de nous l’exposer, M. Mill est en parfait accord avec eux et les cite fort longuement. Bornons-nous donc à résumer la doctrine en quelques mots.

La sensation de mouvement musculaire, non empêché, constitue notre notion de l’espace vide ; la sensation de mouvement musculaire empêché, notre notion de l’espace plein ou de l’étendue. L’idée d’espace dérive d’un phénomène qui est non pas synchronique, mais successif. Si on éprouve de la difficulté à le croire, c’est que l’œil contribuant à produire notre notion actuelle de l’étendue, en altère beaucoup le caractère, et nous empêche de reconnaître que la notion d’étendue a été successive à l’origine.

Pour pouvoir rétablir catégoriquement, il faudrait qu’il se trouvât un aveugle-né psychologue, comme il s’est trouvé des aveugles-nés géomètres et mathématiciens. Ses déclarations et interprétations seraient décisives. Mais si le cas ne s’est pas rencontré, nous en avons un analogue : c’est celui d’un aveugle-né que Platner, médecin philosophe du dernier siècle, soigna et interrogea88. Or, Platner nous dit : « Cette observation m’a convaincu que le sens du toucher en lui-même est totalement incapable de nous apporter la représentation de l’étendue et de l’espace, et qu’il ne connaît pas même l’extériorité locale ; en un mot, qu’un homme privé de la vue n’a absolument aucune perception d’un monde extérieur, sauf l’existence de quelque chose d’agissant qui diffère de sa propre passivité... aux aveugles-nés le temps tient lieu d’espace. Voisinage et éloignement ne signifient dans leur bouche rien de plus que temps court ou temps long, que le plus ou moins grand nombre des sentiments intermédiaires, entre le premier et le dernier des sentiments éprouvés. »

En somme, l’idée d’espace est au fond une idée de temps, et la notion d’étendue ou de distance est celle d’un mouvement des muscles, continué pendant une durée plus ou moins longue.

III

Nous avons déjà vu l’adhésion complète donnée par M. Mill à la psychologie de l’association. La loi dissociation est pour lui la plus générale qui régisse les phénomènes psychologiques. « Ce que la loi de gravitation est à l’astronomie, ce que les propriétés élémentaires des tissus sont à la physiologie, les lois de l’association des idées le sont à la psychologie 89. » Elle est le fait dernier, auquel tout se ramène ; le mode d’explication le plus général, et l’instrument le plus puissant de l’école expérimentale dans ses investigations psychologiques90. Quoiqu’on ne trouve pas dans M. Mill une étude de l’association aussi élaborée que dans M. H. Spencer et surtout dans M. Bain, nous le verrons cependant ci-après réduire ridée fondamentale de cause à une association inséparable et inconditionnelle, et fonder sur la cause, c’est-à-dire sur une association, toute la théorie du raisonnement.

La première des lois d’association, c’est que les idées semblables tendent à s’éveiller les unes les autres.

La seconde, c’est que quand deux impressions ou idées ont été éprouvées simultanément ou en succession immédiate, l’une tend à éveiller l’autre.

La troisième, c’est qu’une intensité plus grande de l’une de ces impressions ou des deux équivaut, pour les rendre aptes à s’exciter les unes les autres, à une plus grande fréquence de conjonction91.

La psychologie doit, maintenant ou plus tard, pouvoir expliquer au moyen des lois de l’association les phénomènes les plus complexes. Mais ce qui rend sa tâche très difficile, c’est que l’action réunie des diverses causes produit quelquefois des combinaisons où il est difficile de retrouver les éléments constitutifs. En effet, lorsqu’un phénomène complexe est le résultat de plusieurs causes, il peut se présenter deux cas principaux : celui des lois mécaniques, celui des lois chimiques. Dans le cas de la mécanique, chaque cause se retrouve dans l’effet, comme si elle avait agi seule. L’effet des causes concourantes est précisément la somme des effets séparés de chacune. Au contraire, la combinaison chimique de deux substances en produit une troisième dont les propriétés sont complètement différentes de chacune des deux autres, soit séparément, soit prises ensemble.

Les lois des phénomènes de l’esprit sont analogues tantôt aux lois mécaniques, tantôt aux lois chimiques. Comme exemple de combinaison mentale, on peut citer la couleur blanche résultant de la succession rapide des sept couleurs du prisme devant notre œil. Au contraire l’idée d’une orange résulte réellement des idées simples de couleur, forme, goût, etc., parce qu’en interrogeant notre conscience, nous pouvons discerner tous ces sentiments dans notre idée. Il se présente donc des cas de chimie mentale où il est plus exact de dire que les idées simples produisent les idées complexes, que de dire qu’elles les composent92. Aussi la connaissance des éléments constitutifs d’on fait complexe, en chimie psychologique, ne dispense pas plus d’étudier le fait lui-même, que la connaissance des propriétés de l’oxygène et du soufre ne nous dispense d’étudier celles de l’acide sulfurique.

M. Mill (Logiq. III, 43. VI, 4) explique deux grandes variétés d’esprit par deux modes différents d’association.

Les associations simultanées (ou synchroniques) prédominent chez les personnes douées d’une vive sensibilité organique ; parce que c’est un fait reconnu que toutes les sensations ou idées éprouvées, sous une impression vive, s’associent étroitement entre elles. Or cette prédominance des associations synchroniques produit une tendance à concevoir les choses sous des formes concrètes, colorées, riches d’attributs et de détails : disposition d’esprit qu’on appelle l’imagination et qui est une des facultés du peintre et du poëte.

Les associations successives prédominent chez les personnes moins impressionnables. S’ils ont une haute intelligence, ils s’adonneront à l’histoire ou aux sciences plutôt qu’à un art. Le résultat de leur sensibilité médiocre sera vraisemblablement l’amour de la science ou de la vérité abstraite, et le défaut de goût et de chaleur.

Voyons maintenant la psychologie de l’association aux prises avec la notion de cause.

IV

Si la théorie de la conscience et de la perception extérieure est la base de toute psychologie, la théorie de la cause est la clef de toute philosophie : elle nous ouvre même des régions où nous n’avons pas à pénétrer. Bornons-nous à la psychologie. Aussi bien M. Mill déclare « qu’il ne s’occupe pas de la cause première ou métaphysique de quoi que ce soit. » Ce n’est pas aux causes efficientes que j’aurai affaire, mais aux causes physiques, à des causes entendues uniquement au sens où l’on dit qu’un phénomène est la cause d’un autre ; ce que sont les causes premières ou même s’il y en a, c’est une question sur laquelle je n’ai pas à me prononcer. Pour certaines écoles, aujourd’hui fort en vogue, la notion de causalité implique une sorte de lien mystérieux ; et comme il ne peut exister entre deux faits physiques de lien de cette sorte, on en conclut la nécessité de remonter plus haut, jusqu’aux essences et à la constitution intime des choses pour trouver « la cause vraie, celle qui n’est pas seulement suivie de l’effet, mais qui le produit93  » ; mais M. Mill, comme on le pense, s’interdit cette excursion.

Dans son Examen de la philosophie d’Hamilton 94, il a critiqué avec vivacité la théorie de ce philosophe sur la causalité. Suivant Hamilton, l’idée de cause n’est pas un principe sui generis de notre intelligence : elle s’explique par l’impossibilité pour nous de concevoir quelque chose qui commence absolument. Elle se ramène à l’axiome :

Ex nihilo nibil, in nihilum nil posse reverti.

C’est parce que nous ne concevons pas que rien devienne quelque chose, que nous demandons toujours la cause de tout effet, c’est-à-dire ce dont l’effet tire son existence et n’est qu’une transformation. Or, si on examine cette doctrine de Hamilton, on verra que poussée à ses dernières conséquences, elle aboutirait à donner à tous les phénomènes un substratum éternel dont les causes et les effets ne seraient que des manifestations dans le temps : c’est-à-dire qu’elle est complètement opposée d’esprit et de tendances à l’empirisme, tandis que M. Mill ne reconnaît que des causes empiriques.

Les phénomènes de la nature, dit-il, sont les uns à l’égard des autres dans deux rapports distincts : simultanéité et succession95. C’est à la catégorie des rapports de succession qu’appartient la causalité ; mais tout rapport de succession n’est pas un rapport de causalité ; il faut pour cela qu’il remplisse des conditions essentielles qui vont être déterminées.

Certains faits succèdent et, croyons-nous, succéderont toujours à certains autres faits. L’antécédent invariable est appelé la cause ; le conséquent invariable est appelé l’effet. Le rapport de cause à effet a lieu d’ordinaire entre un groupe d’antécédents et un groupe de conséquents, quoiqu’en général, par un procédé tout arbitraire, on mette à part un de ces antécédents sous le nom de cause, les autres étant appelés simplement des conditions. Ainsi un homme mange d’un certain mets et en meurt : on dit que ce mets est la cause de sa mort. Mais le vrai rapport de causalité est entre la totalité des antécédents (constitution particulière du corps, état de santé, état de l’atmosphère, etc.) et la totalité des conséquents (phénomènes qui constituent la mort). Dans le langage exact que doit parler la philosophie, la cause est donc « la somme des conditions positives et négatives prises ensemble, le total des contingences de toute nature que le conséquent suit invariablement, quand elles sont réalisées. »

Cependant cette définition de la cause n’est encore que partielle. Séquence invariable n’est pas synonyme de causalité ; il faut que la séquence soit de plus inconditionnelle.

Il y a des séquences aussi uniformes que possible qui ne sont pas pour cela considérées comme des cas de causalité : ainsi la nuit succède invariablement au jour, sans que personne probablement ait jamais cru que la nuit est cause du jour. C’est que cette succession n’est pas inconditionnelle ; la production du jour est soumise à une condition qui n’est pas l’antériorité de la nuit, mais la présence du soleil. « C’est là ce que veulent exprimer les auteurs quand ils disent que la notion de cause implique l’idée de nécessité. »

Nécessité signifie inconditionalité. La cause d’un phénomène peut donc être définie : l’antécédent ou la réunion d’antécédents dont le phénomène est invariablement et inconditionnellement le conséquent.

Mais dire qu’un cas de succession est nécessaire, inconditionnel, en d’autres termes, invariable dans tous les changements possibles de circonstances, n’est-ce pas reconnaître dans la causation un élément de croyance non dérivé de l’expérience ? Nullement, c’est l’expérience elle-même qui nous apprend que telle succession est conditionnelle, et que telle autre ne l’est pas ; que la succession du jour et de la nuit, par exemple, est une succession dérivée, dépendant d’autre chose : en un mot, l’expérience, sans rien qui la dépasse, explique notre idée de la causalité96.

Quant à la théorie qui voit dans notre activité volontaire la source unique de cette idée, et qui prétend même qu’elle nous révèle ce que c’est qu’une cause efficiente, M. Mill répond qu’il ne voit dans la volonté qu’une cause physique comme une autre ; qu’elle est cause de nos actions corporelles, de la même manière que le froid est cause de la glace, et l’étincelle de l’explosion de la poudre. La volition est l’antécédent, le mouvement de nos membres, le conséquent ; mais nous n’avons pas directement conscience de cette séquence au sens dans lequel la théorie le veut. M. Mill, d’accord avec Hamilton, fait remarquer que « cette théorie est renversée par ce fait qu’entre le phénomène de mouvement corporel dont nous avons conscience, et l’acte interne de la détermination, dont nous avons également conscience, intervient une nombreuse série d’actes intermédiaires que nous ne connaissons pas du tout ; qu’en conséquence, nous ne pouvons avoir conscience d’un lien de causalité entre les deux bouts de la chaîne, comme le prétend l’hypothèse97. »

V

Ainsi donc cette idée fondamentale de la causalité, impliquée dans les actes les plus vulgaires comme dans la connaissance la plus haute, base de toute science, « racine cachée » de toute induction (c’est-à-dire de tout raisonnement, selon notre auteur) s’explique par l’expérience pure et simple ; elle n’est que la succession invariable et inconditionnelle. M. Mill ramène de même à l’expérience les axiomes et les vérités nécessaires.

Remarquons d’abord qu’il y a deux sortes de propositions générales : les unes qui, de l’avis de tout le monde, naissent de l’expérience et ne la dépassent pas, n’étant que l’expérience généralisée (Exemple : Tous les hommes sont mortels) ; les autres, qui, bien que suggérées par l’expérience, semblent la dépasser par leur caractère de nécessité (Exemple : Deux parallèles sont partout équidistantes). Suivant M. Mill, ces dernières propositions ne sont ni des vérités à priori, comme le veulent les rationalistes, ni de purs mots, comme le veulent les nominalistes, et Hobbes à leur tête. Que sont-elles donc ? Des propositions empiriques. Voici comment il l’établit98 :

Les raisons que l’on fait valoir pour accorder à ces vérités une origine particulière se réduisent à deux : elles sont à priori, elles sont nécessaires.

Les axiomes ne sont pas à priori ; ce sont des vérités expérimentales, des généralisations de l’observation. La proposition : deux lignes droites ne peuvent enfermer un espace, est une induction résultant du témoignage des sens. Sans doute l’expérience ne donne de cette vérité qu’une connaissance actuelle, et par là ne semble pas suffisante à fonder un axiome ; mais, qu’on le remarque, l’imagination y supplée ; nous nous formons une image mentale des deux lignes, et nous voyons que, dès qu’elles se rencontrent de nouveau, elles cessent d’être droites. C’est donc sur une prolongation et reproduction interne de l’expérience que reposent en définitive les vérités dites à priori.

Reste le caractère de nécessité. Qu’est-ce qu’une vérité nécessaire ? C’est une proposition dont la négation est non-seulement fausse, mais encore inconcevable. Or, M. Mill rejette catégoriquement ce critérium de l’inconcevabilité99. Il nie absolument qu’on puisse dire : telle chose n’est pas puisqu’elle nous est inconcevable. Et je n’ai, ajoute-t-il, qu’à ouvrir l’histoire des sciences pour justifier mon assertion. Bon nombre de propositions ont été tenues pour inconcevables, qui sont maintenant passées dans la science à l’état de vérités incontestées : ainsi l’existence des antipodes, ainsi l’existence de la gravitation, que les cartésiens repoussaient parce qu’ils jugeaient impossible un mouvement sans contact. L’inconcevabilité de la négative n’est qu’un cas d’association inséparable. Nous éprouvons la plus grande difficulté à lier pour la première fois deux idées ; puis, par la répétition et l’habitude, elles s’associent si bien que leur désunion paraît inconcevable, même aux esprits éclairés.

Les axiomes sont donc des vérités expérimentales d’une évidence surabondante, qui ont l’expérience pour base et pour critérium de vérification. « Ils ne sont qu’une classe, la classe la plus universelle d’inductions de l’expérience, les généralisations les plus aisées et les plus simples des faits fournis par les sens et la conscience100. »

VI

La discussion qui précède nous a conduits aux confins de la logique ; nous ne les dépasserons pas. Ce n’est pas qu’à nos yeux la barrière semble infranchissable ; elle est même un peu conventionnelle, vu que la logique rentre dans la psychologie, comme la partie dans le tout. Nous regrettons que M. Mill, avec sa grande autorité philosophique, n’ait traité nulle part des rapports de la psychologie et de la logique. Cette question n’est pas si oiseuse qu’il pourrait sembler d’abord ; car, déterminer nettement les rapports de deux sciences voisines, c’est préciser leur objet, par suite leur méthode et par suite rendre possibles leurs progrès. Elle importe d’autant plus que la psychologie, qui est à peine constituée comme science indépendante, a été jusqu’ici absorbée tantôt par la métaphysique, tantôt par la logique, si bien qu’entre l’une, qui dissertait sur les substances et les causes premières, et l’autre, qui ne considérait les facultés humaines que in abstracto, la science des faits, la psychologie expérimentale étouffait ou végétait101.

Si, nous plaçant au point de vue de l’école qui nous occupe (ou même de tout autre, pourvu qu’elle fasse une large part aux faits), nous recherchons les rapports de la psychologie à la logique, nous verrons que la logique n’est qu’un rameau détaché de la psychologie. En effet, celle-ci a pour objet les faits de conscience, leurs causes immédiates et leurs lois ; elle doit les embrasser tous, tandis que la logique ne s’occupe que de la seule faculté d’inférer et de son mécanisme. De plus, la psychologie doit étudier nos facultés dans la série entière de leur évolution, dans leurs variations ethnologiques ou autres, tandis que la logique ne considère la faculté de raisonner que sous sa forme adulte, impersonnelle, scientifique, et rejette les exceptions. La psychologie est concrète, tandis que la logique même entendue à la façon moderne, c’est-à-dire dépouillée du formalisme scolastique, reste abstraite ; le mécanisme du raisonnement lui important beaucoup plus que la matière à laquelle il s’applique. La logique n’est donc, à tout prendre, qu’une petite partie de la psychologie. Elle constitue cependant une science à part, et à juste titre, puisqu’elle peut être étudiée à part, et que, même en raison de la simplicité de son objet, elle est beaucoup plus avancée que la psychologie. Nous laisserons donc la logique de côté, quoique nous ayons affaire ici à l’un des plus célèbres logiciens du xixe  siècle, et nous n’exposerons que sa théorie psychologique du raisonnement.

Sur ce point, l’opposition de l’empirisme et de l’idéalisme est remarquable. L’idéalisme, qui considère la déduction comme l’opération fondamentale, parce qu’elle part du général, ne voit dans l’induction qu’une opération qui s’y ramène. Pour l’empirisme, l’induction est tout, parce qu’elle part des faits et qu’elle est le procédé expérimental ; la déduction la suppose et n’en est à beaucoup d’égards que la vérification. On ne s’étonnera donc pas de la prépondérance que M. Mill accorde au procédé inductif.

Pour raisonner, c’est-à-dire pour aller de ce qu’on sait à ce qu’on ne sait pas, il faut un point de départ, un fondement. Ce point de départ, dit M. Mill, est le particulier. « Inférer ou raisonner, c’est le procédé de l’esprit par lequel on part de vérités connues pour arriver à d’autres réellement distinctes des premières. » (Logiq., II, ch. i.) On le distingue ordinairement en deux espèces : induction et syllogisme. Mais il y a une troisième espèce de raisonnement distincte des deux précédentes, « et qui, néanmoins, non-seulement est valide, mais encore est le fondement des deux autres. » C’est l’inférence, qui va du particulier au particulier.

Voyons d’abord ce premier mode de raisonnement. C’est à tort que les logiciens considèrent le dictum de omni et multo, comme la base de tout raisonnement ; en réalité, « toute inférence est du particulier au particulier. » « Non-seulement nous pouvons conclure du particulier au particulier sans passer par le général, mais nous ne faisons presque jamais autrement. » « Toutes nos inférences primitives sont de cette nature. Dès les premières lueurs de l’intelligence, nous tirons des conclusions, mais des années se passent avant que nous apprenions l’usage des termes généraux. L’enfant qui, ayant brûlé son doigt, se garde de l’approcher du feu, a raisonné et conclu, bien qu’il n’ait jamais pensé au principe général : « Le feu brûle » il ne généralise pas ; il infère un fait particulier d’un autre fait particulier. C’est aussi de la même manière que raisonnent les animaux102. » M. Mill croit que, quand nous tirons des conséquences de notre expérience personnelle, nous concluons plus souvent du particulier au particulier que par l’intermédiaire d’une proposition générale. « On a remarqué avec quelle admirable sûreté les hommes doués d’un esprit pratique supérieur adaptent les moyens à leurs fins, sans être en état de donner des raisons satisfaisantes de ce qu’ils font. C’est là une conséquence naturelle chez les hommes qui possèdent un riche fonds de faits particuliers et ont été habitués à conclure de ces faits aux faits nouveaux, sans se préoccuper d’établir les propositions générales correspondantes. » Les propositions générales sont de simples registres des inférences déjà effectuées, et de courtes formules pour en faire d’autres103. Nous y emmagasinons en quelque sorte nos expériences pour en user au besoin. Le raisonnement du particulier au particulier nous amène donc naturellement à l’induction.

L’induction, en effet, est le mode d’inférence qui va du particulier au général, du connu à l’inconnu. « Elle peut se définir une généralisation de l’expérience »104, ou bien encore « le moyen de découvrir et de prouver des propositions générales. » Son fondement n’est pas, comme l’ont prétendu les Écossais, notre croyance à l’uniformité du cours de la nature, vu que cette croyance est elle-même un exemple d’induction, et d’une induction qui n’est pas des plus faciles ni des plus évidentes, puisqu’il faut, avant d’y arriver, avoir conçu les uniformités particulières dont l’uniformité générale est la résultante et la synthèse. Quel est donc le fondement de l’induction ? C’est l’idée de la causalité. « La notion de cause est la racine de toute la théorie de l’induction105. » Nous avons déjà vu que la cause pour M. Mill, c’est l’antécédent invariable, et que le rapport de causalité c’est la succession inconditionnelle. Dès lors, si deux faits ou groupes de faits sont tels que l’expérience nous les ait montrés jusqu’ici (sans exception connue) dans un rapport de succession invariable et inconditionnelle, il en résulte que l’un des termes donne l’autre, auquel il est indissolublement lié ; que si nous tenons la cause, nous pouvons inférer l’effet ; que si nous connaissons l’effet, nous pouvons inférer la cause, et que le passage s’opère ainsi légitimement du connu à l’inconnu ; que, d’ailleurs, l’uniformité des causes supposant celle des effets et réciproquement, nous passons ainsi du particulier au général. « Le procédé inductif est essentiellement une recherche des cas de causation. Si nous pouvions déterminer exactement à quelles causes sont attribuables tels effets, ou à quels effets, telles causes, nous posséderions virtuellement la connaissance de tout le cours de la nature. Toutes ces uniformités, qui sont de simples résultats de causation, seraient alors mises à nu et expliquées, et chaque événement individuel pourrait être prévu, pourvu que nous eussions les données nécessaires. Déterminer les effets de chaque cause et la cause de tous les effets, c’est la principale affaire de l’induction106. »

Par suite, la déduction se trouve rejetée à un rang secondaire. Tandis que certains logiciens y voient le type universel du raisonnement, et pensent que tout procédé discursif se réduit en dernière analyse à tirer les idées les unes des autres, M. Mill dit « que l’emploi du syllogisme n’est en réalité que l’emploi des propositions générales dans le raisonnement. » Or, une proposition générale n’est qu’un mémorandum, une « condensation » d’une foule d’inférences tirées des cas particuliers. « On peut raisonner sans elles, et c’est ce qu’on fait dans les cas les plus simples ; elles ne sont nécessaires que pour faire avancer et progresser le raisonnement. ? « Elles le simplifient, l’allègent et permettent d’en vérifier la validité107. » M. Mill, d’ailleurs, tout en refusant de voir dans la déduction un procédé fondamental, lui fait la part belle, puisqu’il pense que diverses sciences n’ont fait peu de progrès jusqu’ici que parce qu’elles ont induit au lieu de déduire.

En somme, le raisonnement, à son plus bas degré, n’est, à proprement parler, qu’une association d’idées ; car on ne peut voir autre chose dans l’inférence du particulier au particulier. C’est parce que les idées de chandelle allumée, de doigt brûlé et de douleur se sont associées, que plus tard l’une rappelle l’autre108. Le vrai raisonnement ne se produit que quand nous saisissons, au lieu de successions fortuites, des successifs constantes et inconditionnelles, c’est-à-dire des rapports de causalité.

VII

M. J. Stuart Mill a traité à plusieurs reprises et avec étendue la question de la liberté109. Est-il fataliste ? est-il partisan du libre arbitre ? ni l’un ni l’autre. Il pense que cette question est mal posée, et toute l’école qui nous occupe ici professe la même opinion en termes différents.

Le partisan de la nécessité dit : la volition est un effet ; comme tout effet, il a sa cause ; cette cause ce sont les motifs. Qui doute que si nous connaissions à fond le caractère d’une personne et toutes les circonstances qui agissent sur elle, nous puissions prédire avec certitude ses résolutions ?

Le partisan de la liberté dit : d’abord, j’ai pour moi le sentiment intime de mon libre arbitre ; ensuite mes projets, mes plans, les actes même les plus vulgaires de ma vie montrent que je ne suis pas esclave de la nécessité, que je n’agis pas comme un automate, mais que je participe à mes actions.

Ces deux doctrines ont en partie tort et en partie raison. La confusion et le désaccord viennent d’une théorie erronée de la causalité qui considère le rapport de cause à effet comme nécessaire, qui imagine une contrainte mystérieuse exercée par l’antécédent sur le conséquent, laquelle ne pourrait en effet exister sans ruiner le libre arbitre. « Nous sommes certains que dans nos volitions cette contrainte mystérieuse n’existe pas. Nous sentons que nous ne sommes pas forcés, comme par un charme magique, d’obéir à un motif particulier Bien des gens ne croient pas et peu sentent dans la pratique que la causation n’est qu’une succession invariable, certaine et inconditionnelle : et il en est peu à qui la simple constance de la succession semble un lien assez fort pour une relation aussi spéciale que celle de cause à effet Ceux qui pensent que les causes traînent leurs effets après elles par un lien mystique, ont raison de croire que la relation entre les volitions et leurs antécédents est d’une autre nature. Mais les meilleures autorités philosophiques ne supposent plus maintenant que n’importe quelle cause exerce sur son effet cette coaction mystérieuse110. » Le tort des nécessitariens, c’est d’entendre par la nécessité qu’ils reconnaissent dans nos actions plus qu’une simple uniformité de succession qui permet de les prévoir : ils ont au fond l’idée qu’entre les voûtions et leurs causes il y a un lien beaucoup plus serré.

L’erreur dépend presque uniquement des associations suggérées par Le mot nécessité, et on l’éviterait en s’abstenant d’employer, pour exprimer le simple fait de la causalité, un terme aussi complètement impropre que celui-là. Ce mot, en effet, implique beaucoup plus qu’une simple uniformité de succession, il implique irrésistibilité. S’il peut s’appliquer aux agents naturels qui sont pour la plupart irrésistibles, on voit combien son application aux mobiles des actions humaines est inexacte. « Il y a des successions physiques que nous appelons nécessaires, comme la mort, faute d’air ou de nourriture. Mais il y en a d’autres qui, tout en étant aussi bien que les premières des cas de causation, ne sont pas dites nécessaires, comme la mort par empoisonnement qu’un antidote ou l’emploi d’une pompe stomacale peut quelquefois prévenir. » Les actions humaines sont dans cette catégorie. En somme, la question ne pourra jamais être comprise, tant que ce terme impropre de nécessité n’aura pas été supprimé. « La doctrine du libre arbitre met en évidence précisément cette portion de la vérité que le mot nécessité fait perdre de vue, c’est-à-dire la faculté que possède l’homme de coopérer à la formation de son caractère. Elle a donné à ses partisans un sentiment pratique beaucoup plus approchant de la vérité que ne l’ont fait les nécessitariens111. »

Ce n’est pas d’ailleurs que M. Mill fasse grand cas de la preuve si souvent tirée de la conscience de notre libre arbitre. Avoir conscience de notre libre arbitre, dit-il, ne peut signifier qu’une chose : avoir conscience, avant de m’être décidé, que je puis me décider dans l’un ou l’autre sens.

Mais on peut in limine critiquer l’emploi du mot conscience ainsi appliqué. La conscience me dit ce que je sens ou fais ; mais elle ne me dit pas ce que je pourrai faire. La conscience n’a pas le don de prophétie. Nous avons conscience de ce qui est, non de ce qui sera ou peut être112.

Mais cette conviction que nous sommes libres, — que ce soit d’ailleurs conscience ou croyance, — qu’est-elle ? Elle consiste, me dit-on, en ce que, quoi que je décide, je sens que j’aurais pu me décider d’une autre façon. Soit par exemple l’alternative d’assassiner ou de ne pas assassiner. On dit que si je me décide à assassiner, j’ai conscience que j’aurais pu m’abstenir. Mais, ai-je conscience que j’aurais pu m’abstenir, si mon aversion pour le crime et ma peur de ses conséquences avaient été plus faibles que ma tentation ?

Si je choisis de m’abstenir, dans quel cas ai-je conscience que j’aurais pu choisir de commettre le crime ? Dans le cas où mon désir d’assassiner aurait été plus foi t que mon horreur du meurtre. Quand nous nous représentons par hypothèse ayant agi autrement que nous avons agi, nous supposons toujours une différence dans les antécédents de l’acte.

Objectera-t-on qu’en résistant, j’ai conscience de faire un effort, et que si la tentation dure longtemps, je suis aussi sensiblement épuisé par cet effort qu’après quelque exercice physique ? — À cela M. Mill répond : que la bataille entre les motifs contraires n’est point décidée en un instant ; que leur conflit peut durer quelquefois très longtemps, et que quand il a lieu entre des sentiments violents, il épuise d’une façon extraordinaire la force nerveuse. Or, cette conscience de l’effort dont on parle, c’est la conscience de cet état de conflit. Le combat n’est pas entre moi et une puissance étrangère que je bats ou qui me bat ; il est entre moi et moi-même, entre moi qui désire une chose, par exemple, et moi qui crains le remords. Le sentiment de l’effort (mot très impropre ici d’ailleurs) est le résultat de la bataille : il vient des vaincus aussi bien que des vainqueurs.

On ne peut guère toucher au libre arbitre sans voir se poser l’objection de la responsabilité morale, qui sans lui ne peut subsister, dit-on. M. Stuart Mill l’a discutée113.

Supposez, dit-il, deux races particulières d’êtres humains, — l’une ainsi constituée dès l’origine, que de quelque façon qu’on l’élève et la traite, elle ne pourra s’empêcher de penser et d’agir de manière à être une bénédiction pour tous ceux qui en approchent ; — l’autre d’une nature originelle si perverse, que ni éducation, ni châtiment n’ont pu lui inspirer quelque sentiment de devoir ni l’empêcher de mal faire. Quand même ni l’une ni l’autre de ces deux races n’auraient de libre arbitre, nous ne pourrions nous empêcher d’honorer les premiers comme des demi-dieux, et de traiter les autres comme des bêtes nuisibles, de les garder à distance ou même de les tuer s’il n’y a pas d’autre moyen de s’en débarrasser. On voit donc qu’en poussant la doctrine de la nécessité même à sa plus complète exagération, la distinction entre le bien moral et le mal n’en subsisterait pas moins. « La réalité des distinctions morales et la liberté de nos volitions sont des questions indépendantes l’une de l’autre. Et je soutiens qu’un être humain qui aime d’une manière désintéressée et constante ses semblables et tout ce qui tient à leur bien ; qui hait d’une haine vigoureuse ce qui tend à leur mal et agit en conséquence, est naturellement, nécessairement et raisonnablement un objet d’amour, d’admiration, de sympathie, qu’il est chéri et encouragé par le genre humain » ; que celui qui a des tendances contraires, est un objet naturel et légitime d’aversion ; et cela soit qu’ils jouissent l’un et l’autre de leur liberté ou non.

La doctrine de M. Mill, comme on le voit, c’est que, même à mettre les choses au pis, le fatalisme absolu ne supprimerait pas la responsabilité, c’est-à-dire la punition114. On naîtrait bon ou mauvais, comme on naît beau ou laid, sot ou spirituel ; mais alors on plaindrait le crime comme on plaint la laideur, on la réprouverait comme on réprouve la sottise, on l’internerait comme on interne la folie. N’oublions pas que M. Mill n’est pas fataliste.

On considère, dit-il, comme embarrassante cette question : Comment peut-on justifier le châtiment, si les actions humaines sont déterminées par des motifs ? Mais une question bien plus embarrassante serait celle-ci : comment peut-on le justifier si elles ne sont pas déterminées ? Le châtiment part de cette hypothèse que la volonté est gouvernée par des motifs ; le châtiment étant lui-même un motif. Mais si le châtiment n’avait pas le pouvoir d’agir sur la volonté, il serait illégitime. Si la volonté est supposée capable d’agir contre des motifs, la punition reste sans objet et sans justification115.

Pour conclure sur ce point, M. Mill distingue, relativement à l’influence des motifs, trois doctrines : deux qu’il repousse et une qu’il accepte :

Le fatalisme pur et simple, — le fatalisme asiatique ou celui d’Œdipe, — soutient que nos actions ne dépendent pas de nos désirs. Une puissance souveraine, un destin inexorable gouverne tous nos actes. Notre amour du bien et notre haine du mal, quoique vertueux en eux-mêmes, nous sont inutiles dans la conduite.

Le fatalisme, que l’on peut appeler modifié, soutient que nos actions sont déterminées par notre volonté, notre volonté par nos désirs, et nos désirs par l’influence jointe des motifs qui se présentent à nous et de notre caractère individuel ; mais que ce caractère ayant été fait pour nous et non par nous, nous n’en sommes point responsables ni des actions auxquelles il nous conduit, et que nous tenterions vainement de le modifier.

Enfin, la vraie doctrine de la causalité des actions humaines maintient, contrairement aux deux précédentes, que non-seulement notre conduite, mais aussi notre caractère dépend en partie de notre volonté ; que nous pouvons l’améliorer en employant des moyens appropriés, et que s’il est tel que par sa nature il nous contraint à mal faire, il sera juste d’employer des motifs qui nous contraignent à faire effort pour améliorer ce mauvais caractère.

En d’autres termes, nous sommes soumis à l’obligation morale de rechercher l’amélioration de notre caractère moral.

Cette dernière solution, qui est celle de M. Mill, suppose donc en nous la spontanéité et même la possibilité d’en régler le développement. Mais ce pouvoir directeur, cette faculté de nous placer dans les circonstances favorables à notre perfectionnement, qu’est-elle au fond ? C’est là une question qui nous paraît capitale : or, l’École qui nous occupe est très vague sur ce point.

VIII

Quoique la psychologie nous occupe seule ici, il n’est pas hors de notre sujet de montrer en quelques mots les rapports de l’Associationisme avec les théories morales que Stuart Mill a exposées dans son petit livre On Ulititarianism. L’influence personnelle de Bentham y frappe tout d’abord ; et on peut dire que parmi les nombreux disciples qu’il a laissés en Angleterre, Mill apparaît simplement comme le plus systématique.

Le principe fondamental de l’école utilitaire, c’est que le seul critérium possible de la justice ou de l’injustice des actions consiste dans leurs conséquences calculables, c’est-à-dire dans leurs tendances : « Toujours depuis que l’homme est devenu un être social et moral, l’observation et le raisonnement ont montré constamment que certaines actions — par exemple, dire la vérité — tendent en général à augmenter le bonheur de l’humanité ; et que certaines actions contraires — par exemple, mentir, — tendent à porter atteinte au bonheur de l’humanité. En vertu de la loi d’association, c’est-à-dire d’une loi d’habitude mentale, les actions de la première espèce étant associées constamment dans l’expérience et dans la pensée, avec ce qui produit le bonheur, deviennent elles-mêmes un objet d’approbation : les actions contraires étant associées constamment, dans l’expérience et dans la pensée, avec ce qui détruit le bonheur, deviennent un objet de condamnation. » Par suite le sens moral serait un sentiment acquis, non primitif, dont un exemple grossier, disent les Utilitaires, peut suffisamment expliquer le mode de formation. Prenez l’amour de l’argent. Ce n’est assurément pas un sentiment primitif. L’argent n’est pas, comme le pain, une chose désirable en elle-même. On ne le désire qu’en vertu des agréments qu’il peut nous procurer. L’amour de l’argent est donc un sentiment secondaire produit par une association d’idées entre lui et ce qu’il donne. Mais quand ce sentiment est une fois formé, il a exactement la force d’un sentiment primitif : l’argent est aimé pour lui-même. De même, la vertu est bonne primitivement parce qu’elle tend à produire le bonheur. Par suite il se forme dans la pensée une association indissoluble entre la vertu et le bonheur ; puis par la force de l’habitude, nous en venons à pratiquer le devoir pour lui-même, sans préoccupation du bonheur qu’il procure et même au prix du sacrifice conscient et délibéré du bonheur.

Telle est l’ingénieuse théorie par laquelle Stuart Mill, fidèle à ses deux principes : procéder par induction et tout ramener à des associations d’idées, croit pouvoir expliquer la genèse du sens moral. Il y a ajouté à titre de principe régulateur une distinction entre les plaisirs supérieurs et les plaisirs inférieurs : en d’autres termes, il faut distinguer dans les plaisirs non-seulement leur quantité, mais leur qualité. Comment établir cette différence de qualité ? « Si des personnes en état de juger avec compétence entre deux plaisirs donnés placent l’un tellement au-dessus de l’autre, qu’elles le lui préfèrent tout en le sachant accompagné d’une plus grande somme de mécontentement, nous sommes en droit d’attribuer à la jouissance préférée une supériorité de qualité qui l’emporte sur la quantité116. »

Le critérium proposé par Stuart Mill est vague et ce reproche lui a été fait même dans l’école dont nous nous occupons117. Ainsi M. Herbert Spencer, dans une lettre à Stuart Mill où il répudie le titre d’anti-utilitaire que celui-ci lui avait appliqué, formule ainsi sa critique en se fondant sur la doctrine des conditions d’existence : « Je diffère des Utilitaires non sur le but à atteindre, mais sur les moyens à suivre. Le bonheur est la fin dernière de la morale, non sa fin prochaine. Cette science a pour objet de déterminer comment et pourquoi certains modes de conduite sont nuisibles et d’autres utiles. Ces bons et ces mauvais résultats ne peuvent être accidentels, ils doivent résulter de la nature des choses. L’objet de la morale doit donc être de déduire des lois de la vie et de ses conditions d’existence, quelles sont les espèces d’actions qui tendent nécessairement à produire le bonheur et quelles sont les espèces d’actions qui tendent au contraire. Cela fait, ses déductions doivent être reconnues comme loi de conduite et on doit s’y conformer, sans estimation directe. » L’auteur que nous citons éclaircit la doctrine par une comparaison : l’astronomie a parcouru deux périodes ; l’une empirique, chez les anciens, où les phénomènes étaient prédits en gros et approximativement ; l’autre rationnelle, chez les modernes, où la loi de gravitation a permis des déterminations rigoureuses et vraiment scientifiques. Tel est le rapport qui existe entre la moralité fondée sur l’utilité (expediency-morality) et la morale comme science. Le reproche qu’on peut adresser à l’Utilitarisme c’est de s’en tenir à la période initiale.

Il y a eu, ajoute Herbert Spencer (et ceci s’expliquera plus tard par sa doctrine générale), et il y a encore dans la race certaines intuitions fondamentales, qui sont le résultat d’expériences graduellement organisées et héritées, mais qui sont devenues inconscientes. Elles se sont formées par accumulation lente, comme nos intuitions d’espace et de temps. Et de même que l’intuition d’espace correspond aux démonstrations exactes de la géométrie, les intuitions morales correspondent aux démonstrations de la science morale.