(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre II : La psychologie »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Herbert Spencer — Chapitre II : La psychologie »

Chapitre II :
La psychologie

I

« Ce qui distingue la psychologie des sciences sur lesquelles elle repose, c’est qu’elle a pour objet non la connexion des phénomènes internes, non la connexion des phénomènes externes, mais la connexion entre ces connexions. » Une proposition psychologique contient donc quatre termes et deux propositions dont l’une concerne le sujet et l’autre l’objet. Prenons un exemple : soient A et B deux phénomènes externes : la couleur et le goût d’un fruit ; — soient a et b les sensations visuelle et gustative produites dans l’organisme par ce fruit : tant que nous n’examinons que le rapport À B, nous faisons une étude physique ; tant que nous n’examinons que le rapport a b, nous faisons une étude de physiologie, « Mais nous passons dans le domaine de la psychologie dès que nous cherchons comment il peut exister dans l’organisme un rapport entre a et b qui d’une manière ou de l’autre répond au rapport entre A et B. La psychologie s’occupe exclusivement de cette connexion entre AB et ab ; elle en cherche la valeur, l’origine, la signification137 ».

Les données de la psychologie doivent être cherchées en grande partie dans l’étude de la structure et des fonctions du système nerveux. M. Herbert Spencer a écrit sur ce point des chapitres du plus haut intérêt : il a emprunté à l’histologie, à l’anatomie descriptive et à la physiologie tout ce qui peut être utile au psychologue.

Ces données servent de base aux premières inductions de la psychologie. On peut se demander tout d’abord ce qu’est l’esprit ? Cette question, entendue au sens des métaphysiciens, c’est-à-dire par rapport à une substance inconnaissable, est oiseuse, insoluble. Le plus que puisse faire l’analyse, c’est d’arriver à quelque élément ultime, qui, dans les limites de l’expérience, nous fasse comprendre la composition de l’esprit. En se fondant sur les recherches des physiciens et notamment sur la décomposition des sensations de leurs éléments primitifs, M. Herbert Spencer pense que toute sensation est produite par une intégration, une fusion de choc » nerveux. « Il est possible — ne pourrions-nous pas même dire probable ? — que quelque chose du même ordre que ce que nous appelons un choc nerveux soit la dernière unité de conscience, et que toutes les différences entre nos états de conscience, résultent des modes différents d’intégration de cette dernière unité138. »

Mais si, laissant toute spéculation sur la composition dernière de l’esprit, nous passons aux observations sur sa composition prochaine, nous trouverons qu’il est composé de deux catégories d’éléments : les feelings (ce qui est senti) et les rapports entre ces états. Le feeling a pour caractère essentiel d’occuper une portion de conscience assez considérable pour être percevable. Le rapport n’occupe pas dans la conscience cette portion appréciable : enlevez les termes qu’il unit et il disparaît avec eux.

M. Herbert Spencer a essayé une classification des états de conscience (feelings) fondée sur une base physiologique. Il les divise d’abord en feelings qui viennent du centre (émotions) et feelings qui viennent de la périphérie (sensations). Les états de conscience venant de la périphérie peuvent eux-mêmes être distingués en deux groupes : les sensations périphériques causées par des actions externes ; les sensations périphériques causées par des actions internes. Bref, nous arrivons à cette classification fondée sur la structure : émotions, sensations externes, sensations internes ; ou, comme s’exprime l’auteur, états de conscience centraux, épipériphériques, entopériphériques. Chacune de ces trois divisions a deux formes ; la forme primaire, vive ou réelle ; la forme secondaire, faible ou idéale.

Quant aux rapports, sur lesquels nous reviendrons plus tard, M. Herbert Spencer les réduit à trois fondamentaux qui sont, en allant du plus complexe au plus simple : les rapports de coexistence, succession, différence. Les deux premiers reposent en dernière analyse sur celui-ci ; la succession étant une différence d’ordre ; la coexistence une non-différence d’ordre (une indifférence dans l’ordre)139.

Les états de conscience primitifs sont les matériaux des idées, c’est-à-dire de la connaissance proprement dite. L’idée est l’unité de la connaissance. Et de même qu’une sensation est une série intégrée de chocs nerveux ; de même l’idée est une série intégrée de sensations semblables. L’idée est produite par une fusion de résidus, par la fusion d’un état de conscience actuel avec les états de conscience antérieurs et semblables.

Nous trouvons donc partout la même loi de composition continue, sans limites définies, jusqu’aux formes les plus hautes de la conscience, formées de groupes d’états de conscience unis par des rapports extrêmement compliqués. On peut entrevoir déjà quel rôle joue l’évolution en psychologie. Cette loi d’évolution va nous apparaître maintenant sous un nouvel aspect140.

Les Principes de Psychologie, dont nous n’avons indiqué jusqu’ici que les préambules, ont pour objet d’établir, par un double procédé d’analyse et de synthèse, l’unité de composition des phénomènes de l’esprit et la continuité de leur développement. De plus, comme l’indique le mot « principes », il ne s’agit point simplement d’une description des faits de conscience, d’une énumération complète des phénomènes, d’une revue où rien ne soit omis : ce serait là dresser une sorte de répertoire psychologique, dans lequel tous les faits seraient décrits, à peu près comme le sont les maladies ou les plantes dans les traités de pathologie ou de botanique. Ce travail aurait sa grande utilité ; mais, tel n’est point le but que M. Herbert Spencer s’est proposé. Son entreprise est plus philosophique et plus systématique. Ni sa biologie, ni sa sociologie, ni sa morale, n’ont la prétention d’épuiser leur sujet ; elles ne visent qu’à établir des principes, en les accompagnant d’assez d’éclaircissements et d’exemples pour qu’on puisse bien comprendre ce qui s’y rapporte et en résulte.

Le premier résultat de la loi de continuité, c’est qu’entre les faits physiologiques et les faits psychologiques il n’y a point de ligne précise de démarcation, et que toute distinction absolue est illusoire. Sensations, sentiments, instincts, intelligence, tout cela constitue un monde à part, mais qui sort de la vie animale, qui y plonge ses racines et en est comme l’efflorescence. Entre la fonction la plus humble et la pensée la plus haute, il n’y a pas opposition de nature, mais différence de degré, chacune n’étant qu’une des innombrables manifestations de la vie. « La vie du corps et la vie mentale sont des espèces dont la vie proprement dite est le genre. » Et tandis que la psychologie ordinaire, fondée exclusivement sur l’observation intérieure et l’emploi de la méthode subjective, en vient à se restreindre à l’étude de l’homme, sans nul souci des formes inférieures de la vie intellectuelle, la psychologie expérimentale aspire à découvrir, décrire et classer les divers modes de la sensation et la pensée, à en suivre l’évolution lente et continue, depuis l’infusoire jusqu’à l’homme blanc et civilisé. Elle est donc une étude non-seulement statique, mais dynamique ; elle ne constate pas seulement des faits, elle étudie leur genèse, leur développement, leurs transformations. Ce n’est pas tout : tandis que la psychologie vulgaire sépare l’être pensant de son milieu, se réduisant ainsi à l’abstraction, la psychologie expérimentale ne sépare jamais ces deux termes. Entre le monde externe et le monde interne il y a une correspondance constante, nécessaire. Ce n’est que par l’action du dehors sur le dedans, et par la réaction du dedans sur le dehors, que la vie mentale est possible. C’est dans le monde matériel qu’il faut chercher la raison dernière de la nature de nos pensées, de leur ordre, de leur liaison. Où est la source de nos idées de simultanéité et de succession, sinon dans les coexistences et séquences externes ? Quelle serait la cause du mode d’enchaînement de nos idées, sinon l’expérience antérieure ? Au reste, par la suite tout ceci s’éclaircira.

L’ouvrage qui nous occupe comprend une étude analytique et une étude synthétique.

L’étude synthétique part de la vie purement physiologique, et montre comment la vie intellectuelle, qui d’abord ne s’en distinguait pas, commence sa lente évolution et se constitue peu à peu par des additions successives ; comment l’activité mentale, qui ne reproduisait d’abord que les modifications les plus simples, les plus élémentaires du monde externe, en vient à exprimer d’une façon complète les rapports extérieurs les plus variés et les plus complexes

L’étude analytique, qu’on pourrait aussi appeler subjective, par opposition à la précédente qui est plutôt objective, a pour but de ramener chaque espèce de connaissance à ses derniers éléments. Elle examine d’abord les raisonnements les plus compliqués, et par des décompositions successives, résolvant ce qui est plus complexe dans ce qui l’est moins, descendant toujours vers ce qui est simple, primitif, irréductible, elle arrive finalement aux principes constitutifs et aux conditions indispensables de toute pensée.

Abordons cette double étude en commençant par la synthèse.

II

Deux idées fondamentales dominent la psychologie de M. Herbert Spencer : celle de la continuité des phénomènes psychologiques, celle du rapport intime entre l’être et son milieu. Insistons sur ces deux points qui contiennent virtuellement toute sa doctrine.

Nous avons vu que s’il est une idée qui tende à prévaloir dans les sciences modernes, c’est celle de progrès, d’évolution, de développement. Dans la nature, comme dans l’histoire, rien n’est isolé, tout s’enchaîne et forme série ; chaque phénomène découle de ceux qui précèdent et contient en germe ceux qui vont suivre. Mais l’esprit humain est ainsi fait, qu’il ne peut saisir les objets que quand ils s’offrent à lui sous des formes déterminées, discontinues, quand ils présentent des caractères suffisamment tranchés. Toute science doit délimiter son objet ; elle n’est possible qu’à ce prix ; mais souvent cette délimitation est arbitraire, et les phénomènes ne se laissent pas emprisonner dans nos divisions conventionnelles. Ainsi la vie mentale sort de la vie physiologique en vertu de cette loi de progrès continu, lentement, pas à pas, par transformations infinitésimales, et sans qu’on puisse dire : voici où elle est née. « Quoique nous regardions communément la vie mentale et la vie corporelle comme distinctes, il suffit cependant de s’élever un peu au-dessus du point de vue ordinaire, pour voir que ce ne sont là que des subdivisions de la vie en général, et que toute ligne de démarcation qu’on tire entre elles est arbitraire. Sans doute pour ceux qui persistent, à la manière vulgaire, à ne contempler que les formes extrêmes des deux, cette assertion paraîtra incroyable. Mais s’il est certain que de la simple action réflexe par laquelle l’enfant tette, jusqu’aux raisonnements compliqués de l’homme adulte, le progrès se fait chaque jour par degré infinitésimal ; il est certain aussi qu’entre les actes automatiques des êtres les plus bas et les plus hautes actions conscientes de la race humaine, on peut disposer toute une série d’actions manifestées par les diverses tribus du règne animal, de telle façon qu’il soit impossible de dire à un certain moment de la série : Ici commence l’intelligence. » Si du savant qui poursuit ses recherches avec la pleine conscience des procédés de raisonnement et d’induction qu’il emploie, nous descendons à l’homme d’une éducation ordinaire, qui raisonne bien et d’une manière intelligente, mais sans savoir comment ; si de là nous descendons au villageois, dont les plus hautes généralisations ne dépassent guère les faits locaux ; si de là nous tombons aux races humaines inférieures qu’on ne peut considérer comme pensantes, dont les conceptions numériques dépassent à peine celles du chien ; si nous mettons à côté les plus élevés des primates, dont les actions sont tout aussi raisonnables que celles d’un petit écolier ; si de là nous arrivons aux animaux domestiques ; puis des quadrupèdes les plus sagaces à ceux qui le sont de moins en moins, c’est-à-dire qui ne peuvent plus modifier leurs actions selon les circonstances et sont guidés par un immuable instinct ; puis si nous remarquons que l’instinct, qui consistait d’abord en une combinaison compliquée de mouvements produits par une combinaison compliquée de stimulus, prend des formes inférieures dans lesquelles stimulus et mouvements deviennent de moins en moins complexes ; si de là nous en venons à l’action réflexe et « si des animaux chez qui cette action implique l’irritation d’un nerf et la contraction d’un muscle, nous descendons encore plus bas chez les animaux dépourvus de système nerveux et musculaire, et que nous découvrions qu’ici c’est le même tissu qui manifeste l’irritabilité et la contractilité, lequel tissu remplit aussi les fonctions d’assimilation, sécrétion, respiration et reproduction ; et si, finalement, nous remarquons que chacune des phases de l’intelligence, énumérées ici, se fond dans les voisines par des modifications trop nombreuses pour être distinguées spécifiquement, et trop imperceptibles pour être décrites, nous aurons en une certaine mesure montré la réalité de ce fait : qu’on ne peut effectuer de séparation précise entre les phénomènes de l’intelligence et ceux de la vie en général. »

L’autre base de la doctrine, c’est la corrélation nécessaire de l’être et de son milieu, que l’auteur exprime en disant que la vie est une correspondance, « un ajustement continu des rapports internes aux rapports externes. » L’être vivant quel qu’il soit, arbre, infusoire ou homme, ne peut subsister s’il n’y a harmonie entre son organisme et son milieu ; et si à la vie physique s’ajoute la vie psychique, l’ajustement deviendra plus complexe. Pour que le gibier puisse échapper au faucon, il faut qu’il y ait en lui certaines modifications qui correspondent à des modifications hors de lui ; il faut qu’il y ait correspondance entre sa fuite et la poursuite de son ennemi. Et de même, quand Newton conçoit le système du monde, il faut que la nature et la suite de ses idées correspondent à la nature et à l’enchaînement des phénomènes réels ; il faut que ce qui est en lui s’ajuste à ce qui est hors de lui. La vie est donc bien une correspondance, sous ses formes les plus hautes et les plus basses. Aussi le degré de vie varie comme le degré de correspondance. La vie est riche ou pauvre selon qu’elle reflète l’univers ou les simples modifications mécaniques de quelque molécule voisine. De l’entozoaire confiné dans un tissu, à la pensée de Shakespeare ou de Newton, qui reproduit la réalité concrète ou abstraite du monde, il y a place pour tous les degrés possibles de correspondance ; mais le parallélisme existe toujours entre l’être et son milieu.

L’auteur nous retrace les diverses étapes de ce progrès, qui n’est autre chose que l’histoire même du passage de la vie physique à la vie psychique. Il nous montre celle-ci faible au début, s’affermissant peu à peu et se complétant par degrés. Suivons-le pas à pas dans cette exposition synthétique.

Au plus bas degré, la correspondance entre l’être vivant et son milieu est directe et homogène. Comme la vie la plus haute se trouve dans les milieux les plus compliqués, de même la vie la plus basse ne se rencontre que dans des milieux d’une simplicité singulière. Tels sont le germe de la levure, le champignon appelé protococcus nivalis, la cellule parasite qui cause la petite vérole, la grégarine, animal monocellulaire, qui habite les intestins de certains insectes, et est baigné par le fluide nutritif qu’il s’assimile, qui est maintenu à une température à peu près constante, et ne peut continuer d’exister qu’autant que son milieu spécial existe. Ici peu de changements, et qui ne sont en rapport qu’avec un milieu à peu près homogène.

Au-dessus est la correspondance directe, mais hétérogène, dont le zoophyte nous offre un exemple, quand ses tentacules sont étendues et qu’on les touche. A une relation de coexistence entre des propriétés tangibles et autres, que présente le milieu environnant, correspond dans l’organisme un rapport de séquence entre certaines impressions tactiles et certaines contractions. Mais la correspondance entre des rapports internes et des rapports externes lointains est absente dans toutes ces formes de la vie.

La correspondance va s’étendre maintenant dans l’espace. Les sens spéciaux se sont constitués et développés graduellement par un progrès continu. Soit par exemple la vue. Chez l’être inférieur, où le tissu tout entier a la propriété de répondre aux changements marqués dans la quantité de lumière qui tombe sur lui, il y a comme une ébauche de la faculté visuelle et des correspondances qui en résultent. « L’œil rudimentaire qui consiste, comme celui des planaires, en un petit nombre de grains colorés placés sous le tégument, peut être considéré comme n’étant simplement qu’une partie de la surface, plus irritable à la lumière que le reste. Nous pouvons nous former une idée de l’impression, qu’il est probablement approprié à recevoir, en tournant vers la lumière nos yeux fermés, et en passant la main devant eux dans les deux sens. » Cependant cette petite spécialisation de fonction implique déjà un progrès dans la correspondance. Si du polype, qui ne remue que quand on le touche, nous remontons aux mollusques articulés, aux vertébrés qui habitent l’eau, et de là aux animaux les plus élevés qui habitent un milieu plus raréfié, nous trouverons sous des formes et modifications variées, un appareil visuel plus complexe, et une distance croissante dans l’extension de la correspondance. Nous ne pouvons suivre ici les détails de ce progrès, qui, chez l’homme civilisé, conduit aux plus surprenants résultats. « Un vaisseau guidé par le compas, les étoiles et le chronomètre, lui apporte de l’autre rivage de l’Atlantique des informations qui lui permettent d’adapter ici ses achats aux prix de là-bas. Un examen de couches superficielles, d’où il infère la présence de charbon au-dessous, lui permet de mettre en correspondance ses actions avec des coexistences situées à mille pieds en dessous. Et le milieu que traverse la correspondance humaine n’est pas confiné à la terre ni à sa surface. Elle s’étend jusqu’à la sphère infinie qui l’environne. Elle a atteint la lune quand les Chaldéens ont su prédire les éclipses ; le soleil et les planètes les plus proches, quand a été établi le système de Copernic ; les planètes les plus éloignées, quand le télescope perfectionné en a découvert une, et le calcul fixé la position d’une autre ; les étoiles, quand leur parallaxe et leur mouvement propre ont été mesurés ; et même d’une façon vague les nébuleuses, quand leur composition et leur forme de structure ont été reconnues141. »

A la correspondance dans l’espace va s’ajouter la correspondance dans le temps. L’être vivant saisit d’abord les séquences mécaniques les plus simples et les plus courtes ; puis il en vient, par des conquêtes successives, à s’ajuster à des périodes de plus en plus longues ; il prend possession de l’avenir ; il prévoit les événements futurs, comme le chien qui cache un os pour le moment où il aura faim de nouveau. « Cet ordre supérieur de correspondance dans le temps, qui est impossible aux animaux inférieurs, qui n’existe qu’à l’état vague chez les animaux supérieurs, et qui ne se trouve sous une forme précise que dans la race humaine, a fait des progrès marqués dans le cours de la civilisation. Chez les tribus humaines les plus grossières, qui sont sans habitations, qui errent de place en place, selon que varie la quantité des racines, des insectes, des animaux sauvages, une année est la plus longue période à laquelle ils puissent ajuster leur conduite. On peut à peine les définir des êtres qui regardent le passé et l’avenir » ; ils montrent par leur totale imprévoyance et leur incapacité apparente à voir les conséquences futures, que leurs actions ne répondent qu’aux « phénomènes les plus saillants et les plus fréquents des saisons. Mais dans les périodes de progrès qui suivent, nous voyons par la construction des huttes, par le soin et l’élevage des bestiaux, par leur soin à se pourvoir de certaines commodités, qu’ils ont connaissance de séquences plus longues, et prennent des mesures en conséquence. Et graduellement, à mesure que nous avançons vers un état social plus élevé, les hommes, en plantant des arbres qui ne porteront pas de fruits pour leur génération ; en donnant une éducation soignée à leurs enfants ; en bâtissant des maisons qui dureront des siècles ; en assurant leur vie ; en luttant pour une richesse ou une renommée future, montrent que chez eux les antécédents et conséquents internes sont habituellement ajustés à des antécédents et conséquents externes placés à de très lointains intervalles. Cependant cette extension de la correspondance dans le temps se manifeste plus spécialement dans le progrès de la science. L’homme commence par reconnaître les séquences de jour et de nuit ; puis les séquences mensuelles produites par la lune ; puis le cycle annuel du soleil ; puis le cycle des éclipses de lune ; puis les périodes des planètes supérieures ; tandis que l’astronomie moderne détermine le long intervalle, après lequel l’axe de la terre reviendra occuper le même point dans le ciel ; et l’époque à peine concevable dans laquelle se reproduiront les perturbations planétaires142. »

Un nouveau progrès consiste en ce que la correspondance croît en spécialité. L’organisme est en état de percevoir des différences de plus en plus petites. Dans l’évolution de la faculté visuelle, par exemple, il se produit une aptitude toujours croissante à distinguer les diverses intensités des couleurs, les teintes intermédiaires, les teintes de lumière et d’ombre. Ce progrès de la correspondance en spécialité amène, dans le cours du développement humain, le passage de la connaissance ordinaire à la science, de la prévision quantitative, qui est vague, à la prévision quantitative qui est précise.

Il s’agit maintenant pour l’être vivant de saisir, non plus des différences, mais des ressemblances ; de former en lui des groupes de rapports intérieurs qui répondent à des groupes de rapports et d’attributs externes : la correspondance croît en généralité et en complexité. L’impression que l’organisme reçoit de chaque objet devient de plus en plus hétérogène. L’œil saisit non-seulement la couleur, la grandeur et la forme, mais la distance dans l’espace, le mouvement, son espèce, sa direction, sa rapidité. « Tel est le cas du minéralogiste qui, pour reconnaître si une masse de matière peut être appropriée à un certain usage, en examine le mode de cristallisation, la couleur, la texture, la dureté, le clivage, la fracture, le degré de transparence, l’éclat, le poids spécifique, le goût, l’odeur, la fusibilité, les propriétés électriques et magnétiques, et dirige sa conduite d’après toutes ces choses prises ensemble. »

La correspondance entre l’être et son milieu s’est donc constituée pleinement par des conquêtes successives ; il ne reste plus qu’à coordonner ces divers éléments. La coordination des correspondances parcourt tous les degrés possibles, depuis celle de l’animal poursuivi, qui s’enfuit à son terrier, jusqu’à celle de la science quantitative qui embrasse les rapports les plus précis et les données les plus complexes.

De la coordination des correspondances naît leur intégration, c’est-à-dire que les correspondances les plus simples se fondent l’une dans l’autre et s’unissent intimement, de façon à ne plus devenir séparables que par l’analyse. C’est ainsi que chez l’adulte, un coup d’œil jeté sur un objet visible éveille simultanément les idées d’étendue tangible, de résistance, de texture, de poids ; tous ces éléments divers se sont, par la répétition, mariés, associés, intégrés. C’est ainsi que nous apprenons à entendre une langue étrangère ; c’est ainsi que l’enfant, hésitant d’abord sur les lettres et les syllabes, en vient à interpréter couramment les mots et les phrases.

On est donc conduit à cette conclusion nécessaire, que l’intelligence n’a pas de degrés distincts, qu’elle n’est pas formée de facultés réellement indépendantes ; mais que les phénomènes les plus élevés sont les effets d’une complication qui, par degrés insensibles, est sortie des éléments les plus simples. « Évidemment donc, les classifications courantes de nos psychologies ne peuvent être vraies que superficiellement. Instinct, raison, perception, conception, mémoire, imagination, sentiment, volonté, etc., etc., tout cela ne peut être que des groupes conventionnels de correspondances. Quelque grandes que puissent paraître les oppositions entre ces diverses formes de l’intelligence, elles ne peuvent être rien autre chose que des modes particuliers de l’ajustement des rapports internes aux rapports externes, ou des portions particulières de ce processus d’ajustement… »

III

Après avoir esquissé à grands traits la genèse de la vie psychique, après l’avoir vue sortir peu à peu de la vie organique et animale et constituer un ordre de faits assez vaste pour devenir l’objet d’une étude spéciale, il nous reste à aborder cette étude, à montrer comment les phénomènes psychologiques les plus complexes sortent des plus simples en vertu d’un processus naturel. C’est l’objet de la synthèse spéciale.

Au point où nous en sommes, on peut essayer de déterminer les caractères qui distinguent la vie physique de la vie mentale. Soyons en garde cependant contre tout malentendu. Cette distinction n’est possible qu’approximativement et n’est vraie qu’en gros ; elle n’a rien de tranché ni d’absolu ; la loi de continuité ne souffre pas d’exceptions.

« Les deux classes de phénomènes vitaux que la physiologie et la psychologie embrassent respectivement sont nettement distinguées par ceci : c’est que, tandis que l’une des deux classes renferme des changements à la fois simultanés et successifs, l’autre classe renferme seulement des changements successifs. Tandis que les phénomènes qui sont l’objet de la physiologie, se produisent sous la forme d’un nombre immense de séries différentes liées ensemble, les phénomènes qui sont l’objet de la psychologie, au contraire, ne se produisent que sous la forme d’une simple série. Il suffit d’accorder la plus courte attention aux diverses actions continuelles qui constituent la vie du corps en général, pour voir que ces actions sont synchroniques, — que la digestion, la circulation, la respiration, l’excrétion, la sécrétion, etc., dans toutes leurs subdivisions diverses, se produisent en même temps et dans une dépendance mutuelle. La plus courte étude sert aussi à montrer clairement que les actions qui constituent la pensée, se présentent, non en même temps, mais l’une après l’autre. Une critique rigoureuse exigerait sans doute que la distinction établie fût restreinte ; mais cette restriction ne serait pas de nature à en diminuer la vérité générale. La vie étant une combinaison définie de changements hétérogènes, à la fois simultanés et successifs, en correspondance avec les coexistences et les successions externes ; les deux grandes divisions de la vie peuvent toujours être distinguées en ceci : que l’une est une correspondance à la fois simultanée et successive ; que l’autre est une correspondance successive seulement.

A première vue, on peut supposer que cela constitue une distinction telle, que le passage de l’une à l’autre n’est plus possible. Il n’en est rien cependant en réalité. Quand bien même celle distinction absolue existerait entre la plus haute vie psychique et la vie physique (et nous verrons prochainement les raisons qu’il y a d’en douter), il n’en serait pas moins vrai que la vie psychique, dans ses hauts et bas degrés, ne se distingue pas ainsi de l’autre ; mais que cette distinction ne se produit que dans le cours de cette progression par laquelle la vie, en général, atteint ses formes les plus parfaites143. »

Ainsi donc, les deux grandes divisions de la vie consistent, l’une en une correspondance à la fois simultanée et successive, l’autre en une correspondance successive seulement. Et c’est là une nécessité. Car le caractère le plus essentiel des phénomènes psychologique, c’est d’être conscients ; et comme un état de conscience exclut nécessairement tout autre, ces états doivent se produire sous la forme d’une simple série. Cette tendance des phénomènes psychiques à s’échelonner successivement n’est cependant vraie qu’en théorie et n’aboutit jamais à sa réalisation complète. « Les actions vitales qui sont l’objet de la psychologie, quoiqu’elles se distinguent de toutes les autres par leur tendance à prendre la forme d’une simple série, n’atteignent jamais cette forme d’une manière absolue. » Au début, les diverses manifestations de l’activité mentale sont plutôt simultanées que successives, plus physiques par conséquent que psychologiques. En voici des preuves : chez les rayonnés de l’ordre le plus élevé, chacune des parties semblables qui forment le corps, est liée à un centre ganglionnaire qui ne paraît servir qu’aux fonctions de la partie qui lui est propre ; par suite, les changements psychiques qui se produisent chez l’animal se localisent simultanément, dans les diverses parties de son corps Chez les mollusques, les actions des divers ganglions sont très imparfaitement coordonnées. Enfin, les articulés ont une structure qui les rend propres à démontrer cette dispersion de la vie psychique. Si l’on coupe la tête d’un centipède pendant qu’il est en mouvement, le corps continuera d’avancer par la seule action des pieds, et la même chose se produira dans les parties séparées si le corps est partagé en plusieurs portions distinctes. Les expériences analogues faites sur la Mantis religiosa ont été souvent citées.

Peu à peu, cependant, la forme simultanée décroît devant la forme successive, amenant ainsi de nouveaux progrès de la vie psychique. D’ailleurs, pour que la correspondance soit possible entre l’être et son milieu, il est nécessaire qu’à mesure que l’organisme est exposé à des impressions plus nombreuses, ces impressions se coordonnent en lui, se centralisent et tendent constamment à l’unité. La forme sérielle est donc le caractère spécial de l’intelligence. « Une série continue de changements étant ainsi le sujet de la psychologie, son œuvre c’est de terminer la loi de leur succession. Que ces changements ne se produisent pas au hasard, c’est ce qui est manifeste. Qu’ils se suivent les uns les autres d’une manière particulière, l’existence même de l’intelligence en est un témoignage. Le problème consiste donc à déterminer leur ordre », c’est-à-dire à déterminer a loi même de l’intelligence.

L’intelligence, comme la vie, consiste dans une correspondance. Il faut qu’il y ait un parallélisme entre l’être pensant et les coexistences ou séquences externes que reflète sa pensée. Mais ces coexistences et séquences ont entre elles tous les rapports possibles. Il y a celles qui sont unies par des rapports immuables, fixes, sans exceptions connues ; il y a celles dont la liaison est si faible qu’elles n’ont été données par l’expérience qu’une fois au plus, comme associées. Entre ces deux sortes de rapports, l’un intime, l’autre tout fortuit, il y a tous les degrés possibles de cohésion. Pour que la correspondance se réalise, il faut que l’intelligence reproduise aussi tous ces degrés. Aux séquences et coexistences fortuites, ou simplement possibles, correspondra une attraction très faible entre les états internes qui les représentent, et ainsi de suite. En un mot, la loi de l’intelligence peut se formuler ainsi : « La force de la tendance qu’a l’antécédent d’un changement psychique à être suivi par son conséquent est proportionnée à la persistance de l’union entre les objets externes qu’ils représentent. » « Dire cependant que c’est là la loi de l’intelligence, ce n’est nullement dire qu’elle est remplie par toute intelligence de nous connue. C’est la loi de l’intelligence in abstracto et les intelligences existantes la remplissent à des degrés plus ou moins imparfaits. » L’intelligence considérée dans son fond se réduit donc à l’association des idées, qui en est comme la propriété fondamentale. Sur ce point, M. Herbert Spencer s’accorde avec M. John Stuart Mill et M. Alexandre Bain.

Nous ferons remarquer cependant que, sur cette loi d’association considérée non à tort comme la thèse capitale de l’école anglaise, M. Herbert Spencer a des théories qui lui sont propres.

1° Les associations indissolubles (vérités nécessaires des autres écoles) résultent pour lui, comme nous le verrons ci-après, de la transmission héréditaire. Ces associations ont une force invincible, parce qu’elles sont la conséquence des expériences enregistrées non seulement dans l’individu mais dans tous ses ancêtres humains et, pour quelques-unes, comme le temps, l’espace, dans tous les organismes animaux dont dérivent les organismes humains, suivant la théorie évolutionniste.

2° M. Herbert Spencer assigne à la loi d’association une base physiologique. Le processus d’association des états de conscience, dit-il, est automatique. Chaque état de conscience rentre instantanément dans la classe, l’ordre, le genre, l’espèce, la variété des états de conscience antérieurs semblables à lui. Ainsi la sensation de rouge est immédiatement rangée dans sa classe (épipériphérique), son ordre (visuel), son genre (rouge), son espèce (écarlate), etc. Bref, il n’y a qu’une seule loi d’association : c’est que chaque phénomène s’agrège avec son semblable dans le temps.

Mais il y a ici un parallélisme entre les faits subjectifs et les faits objectifs qui se passent dans la structure nerveuse. « Les changements dans les cellules nerveuses sont les corrélatifs objectifs de ce que nous connaissons subjectivement comme des faits de conscience ; et les décharges qui traversent les fibres unissant les cellules sont les corrélatifs objectifs de ce que nous appelons les rapports. Il en résulte que de même que l’association d’un état de conscience avec sa classe, son ordre, son genre, son espèce, correspond à la localisation du changement nerveux dans quelque grande masse de cellules, dans une partie de cette masse, dans une partie de cette partie, etc.. ; de même l’association d’un rapport avec sa classe, son ordre, son genre et son espèce répond à la localisation de la décharge nerveuse dans quelque grand agrégat de fibres nerveuses, dans quelque division de cet agrégat, dans quelque faisceau de cette division144. »

Après avoir déterminé la loi de l’intelligence, examinons maintenant les phases successives de son développement. Action réflexe à son plus bas degré, elle devient instinct ; et de là sortent d’une part les manifestations cognitives : mémoire, raison ; d’autre part les puissances affectives : sentiment, volonté.

L’action réflexe est à peine un mode de la vie psychique. Elle a pourtant son importance, au point de vue qui nous occupe, en ce qu’elle forme la transition de la vie purement physique à l’instinct. « En employant le mot instinct, non comme le fait le vulgaire pour désigner toutes les sortes d’intelligence autres que celle de l’homme, mais en le restreignant à sa signification propre, l’instinct peut être défini : une action réflexe composée. Strictement parlant, on ne peut tirer de ligne de démarcation entre lui et l’action réflexe simple, de laquelle il sort par des complications successives. » Tandis que dans l’action réflexe simple, une seule impression est suivie d’une seule contraction ; tandis que dans les formes plus développées de l’action réflexe, une seule impression est suivie d’une combinaison de contractions ; dans celle que nous distinguons sous le nom d’instinct, une combinaison d’impressions produit une combinaison de contractions ; et dans la forme la plus élevée, dans l’instinct le plus complexe, il y a des coordinations qui tendent à la fois à diriger et à exécuter. La transformation de l’action réflexe simple en action réflexe composée, c’est-à-dire en instinct, s’explique par l’accumulation des expériences et la transmission héréditaire145. Mais l’instinct, à mesure qu’il croît en complexité, marche à sa fin ; car à mesure que les instincts deviennent plus élevés, les divers changements psychiques qui les composent deviennent moins cohérents, se coordonnent d’une manière de moins en moins parfaite ; et il doit venir un moment où leur coordination ne sera plus régulière. « Alors ces actions commenceront à perdre le caractère automatique qui les distingue, et ce que nous appelons instinct se perdra graduellement dans quelque chose de plus élevé. »

De là résulte la mémoire. Ces deux modes de l’intelligence se transforment l’un dans l’autre. De même que l’instinct peut être considéré comme une sorte de mémoire organisée, de même la mémoire peut être considérée comme un instinct naissant.

Voyons comment l’instinct devient mémoire. « Se rappeler la couleur rouge, c’est être à un faible degré dans cet état psychique que la présentation de la couleur rouge produit. Se rappeler un mouvement fait avec le bras, c’est sentir, à un faible degré, la répétition de ces états internes qui accompagnent le mouvement ; c’est un commencement d’excitation de tous ces nerfs dont une excitation plus forte a été éprouvée durant le mouvement. » Le souvenir est donc un commencement d’excitation nerveuse. Il consiste à ressentir, à un faible degré, un mouvement, une sensation, une impression. Mais quand l’instinct devient trop complexe pour se produire avec la sûreté automatique qui lui est propre, il en résulte un conflit entre tous les mouvements. Ceux qui ne parviennent pas à se réaliser, restent à l’état de simples tendances, c’est-à-dire de mouvements simplement conçus ; et ces impressions internes en suscitant d’autres, ainsi se forme cette succession d’idées régulière ou irrégulière que nous appelons mémoire.

Voyons maintenant comment la mémoire redevient instinct, c’est-à-dire retourne à son point de départ. Ici les exemples vulgaires abondent. Tel est celui du pianiste exécutant instinctivement et avec une sûreté automatique \es morceaux qu’il a appris.

Il est clairement impliqué par tout ce qui précède, que la ligne de démarcation qu’on trace communément entre l’instinct et la raison n’existe pas. Tous deux sont un ajustement des rapports internes aux rapports externes, avec cette seule différence que dans l’instinct la correspondance est très simple et très générale, tandis que dans la raison, la correspondance est entre des relations internes et externes qui sont complexes, ou spéciales, ou abstraites, ou rares.

L’hypothèse expérimentale suffit aussi à expliquer le progrès des plus basses aux plus hautes formes de la raison. « De ce raisonnement du particulier au particulier qui est celui des enfants, des animaux domestiques et, en général, des mammifères supérieurs, au raisonnement inductif ou déductif, le progrès est déterminé par l’accumulation des expériences. » Et il en est de même pour le progrès de toute la connaissance humaine, jusqu’à ses généralisations les plus larges.

Nul n’ignore les luttes célèbres que la nature de la raison a soulevées, et comment depuis l’antiquité jusqu’à nos jours cette question a mis aux prises l’empirisme et l’idéalisme. M. Herbert Spencer n’est ni pour Locke ni pour la doctrine contraire des « formes de la pensée. » « S’en tenir à l’assertion inacceptable que, antérieurement à l’expérience, l’esprit est une table rase, c’est ne pas voir le fond même de la question, à savoir ; — d’où vient la faculté d’organiser les expériences ? — d’où proviennent les différences en degrés de cette faculté, possédée par diverses races d’organisme et divers individus de la même race ? Si, à la naissance, il n’existe rien qu’une réceptivité passive d’impressions, pourquoi un cheval ne pourrait-il pas recevoir la même éducation qu’un homme ? Si l’on objecte que le langage fait toute la différence, alors pourquoi le chat et le chien, soumis aux mêmes expériences que leur donne la vie domestique, n’arriveraient-ils pas à un degré égal et à une même espèce d’intelligence ? Comprise sous sa forme courante, l’hypothèse expérimentale implique que la présence d’un système nerveux, organisé d’une certaine manière, est une circonstance sans importance, un fait dont on n’a pas besoin de tenir compte ! Cependant c’est là le fait important par excellence, le fait contre lequel, en un sens, les critiques de Leibniz et autres étaient dirigées, le fait sans lequel une assimilation d’expériences est tout à fait inexplicable146. » D’un autre côté si la doctrine des formes de la pensée est inacceptable, au sens transcendant de Leibniz et de Kant, elle contient cependant un fond de vrai ; elle n’a besoin que de subir une transformation physiologique. Cette innéité, dont on fait si grand bruit, s’explique par l’hérédité. Dans ce sens donc qu’il existe dans le système nerveux certains rapports préétablis correspondant à des rapports dans le milieu environnant, « il y a du vrai dans la doctrine des formes de la pensée, non le vrai que soutiennent ses défenseurs, mais une vérité d’un ordre parallèle. » Ces rapports internes préétablis, quoique indépendants de l’expérience de l’individu, ne sont pas indépendants de l’expérience en général ; ils ont été établis par les expériences accumulées des organismes précédents. Ils ont été légués, intérêt et capital. Et c’est ainsi que l’Européen en vient à avoir quelques pouces cubes de cervelle de plus que le Papou ; que des sauvages incapables de dépasser, en comptant ; le nombre de leurs doigts et qui parlent une langue informe, ont pour successeurs, dans la suite des siècles, des Newton et des Shakespeare147.

Le rapport intime du sentiment et de la raison est depuis longtemps établi : toute émotion impliquant une connaissance, et la connaissance une émotion quelconque. L’évolution des sentiments consiste aussi dans un développement des correspondances, et leur progrès se fait par addition, par accroissement en complexité. Au plus bas degré, le désir ; puis quelques impulsions simples, correspondant à des impressions peu complexes ; puis les sentiments simples forment des groupes ; puis les groupes s’agrègent entre eux. Placez un enfant au milieu de grandes montagnes, il reste insensible à ce spectacle, mais il voit un jouet avec plaisir. S’il est plus âgé, il pourra éprouver une émotion agréable, en contemplant une rue, un champ, sa maison, son jardin. Mais dans la jeunesse et l’âge mûr, « les petits groupes d’états qui aux premiers jours de la vie furent produits par les arbres, les champs, les rivières, les cascades, les rocs, les précipices, les montagnes, les nuages, s’éveillent ensemble devant un grand paysage. » En même temps naissent partiellement des myriades de sensations, causées, dans les temps passés, par des objets semblables à ceux qu’on a sous les yeux. Enfin (et l’hérédité joue ici son rôle) s’éveillent aussi probablement « certaines combinaisons qui existaient à l’état organique, dans la race humaine, aux temps barbares, quand toute son activité pour le plaisir se déployait surtout au milieu des bois et des eaux. C’est de ces émotions, les unes actuelles, la plupart naissantes, que résulte l’émotion qu’un beau paysage produit en nous. » De là, il faut conclure que les émotions seront d’autant plus fortes qu’elles renfermeront un plus grand nombre de sensations actuelles ou naissantes. Et c’est ce qui explique le caractère irrésistible de l’amour148. « Comme exemple remarquable de cette vérité, je puis citer la passion qui unit les sexes. D’ordinaire, quoique bien à tort, on en parle comme d’un sentiment simple, tandis qu’en fait c’est le plus composé et par conséquent le plus puissant de tous les sentiments. Aux éléments purement physiques qu’il renferme, il faut ajouter d’abord ces impressions très complexes produites par la beauté d’une personne, et autour desquelles sont groupées un grand nombre d’idées agréables qui, en elles-mêmes, ne constituent pas le sentiment de l’amour, mais qui ont une relation organique avec ce sentiment. A cela s’ajoute le sentiment complexe que nous nommons affection — sentiment qui, pouvant exister entre des personnes du même sexe, doit être regardé en lui-même comme un sentiment indépendant, mais qui atteint sa plus haute activité entre des amants. Il y a aussi le sentiment d’admiration, respect ou vénération qui, en lui-même, a un pouvoir considérable et qui, dans le cas actuel, devient actif à un très haut degré. A cela il faut ajouter le sentiment que les phrénologistes ont appelé amour de l’approbation. Quand on se voit préféré à tout le monde, et cela par quelqu’un qu’on admire plus que tous les autres, l’amour de l’approbation est satisfait à un degré qui dépasse toutes les expériences antérieures : spécialement, lorsqu’à cette satisfaction directe il faut joindre la satisfaction indirecte qui résulte de ce que cette préférence est attestée par des indifférents. De plus, il y a aussi un sentiment voisin du précédent, celui de l’estime de soi. Avoir réussi à gagner un tel attachement de la part d’un autre, le dominer, c’est une preuve pratique de puissance, de supériorité, qui ne peut manquer d’exciter agréablement l’amour-propre. De plus, le sentiment de la possession a sa part dans l’activité générale ; il y a un plaisir de possession ; les deux amants s’appartiennent l’un à l’autre, — se réclament mutuellement, comme une espèce de propriété. En sus, dans le sentiment de l’amour est impliquée une grande liberté d’action. À l’égard des autres personnes, notre conduite doit être contenue, car autour de chacun il y a certaines limites délicates qu’on ne peut dépasser ; — il y a une individualité dans laquelle nul ne peut pénétrer. Mais dans le cas actuel, les barrières sont renversées, le libre usage de l’individualité d’un autre nous est concédé, et ainsi est satisfait l’amour d’une activité sans limites. Finalement il y a une exaltation de la sympathie : le plaisir purement personnel est doublé, en étant partagé avec un autre ; et les plaisirs d’un autre sont ajoutés à nos plaisirs purement personnels. Ainsi, autour du sentiment physique qui forme le noyau du tout, sont rassemblés les sentiments produits par la beauté personnelle, ceux qui constituent le simple attachement, le respect, l’amour de l’approbation, l’amour-propre, l’amour de la possession, l’amour de la liberté, la sympathie. Tous ces sentiments excités chacun au plus haut degré et tendant, chacun en particulier, à réfléchir son excitation sur chaque autre, forment l’état psychique composé que nous appelons amour. Et comme chacun de ces sentiments est en lui-même très complexe, vu qu’il réunit une grande quantité d’états de conscience, nous pouvons dire que cette passion fond en un agrégat immense presque toutes les excitations élémentaires dont nous sommes capables ; et que de là résulte son pouvoir irrésistible. »

Pour tous ceux qui ont suivi jusqu’ici cette synthèse, il est clair que la volonté ne peut être qu’un autre aspect du même processus général, d’où sont sortis le sentiment et la raison. « Quand, par suite de l’organisation de l’expérience accumulée, les actions automatiques deviennent si complexes, si diverses, et souvent si rares qu’elles ne peuvent plus désormais se produire avec précision et sans hésitation ; quand après la réception d’une impression complexe, les phénomènes de mouvement approprié naissent, mais ne peuvent passer à l’action immédiate, à cause de l’antagonisme de certains autres phénomènes de mouvement, également naissants, et appropriés à quelque impression intimement unie à la précédente ; alors se produit un état de conscience qui, quand il aboutit finalement à l’action, détermine ce que nous appelons une volition. »

Les phénomènes de la vie affective sont donc la source du développement volontaire ; et la racine de nos volitions est dans le désir. Au point où nous en sommes, dit l’auteur, il est bien aisé de voir que l’ouvrage est en désaccord complet avec les opinions courantes sur le libre arbitre. Mais d’où provient l’illusion générale ? « L’illusion paraît consister principalement dans la supposition qu’à chaque moment, le moi est quelque chose de plus que l’état de conscience composé qui existe alors. » Un homme qui, par suite d’une impulsion résultant d’un groupe d’états psychiques, accomplit une certaine action, affirme d’ordinaire qu’il a résolu d’accomplir cette action, et l’a accomplie sous l’influence de cette impulsion. Mais en parlant de lui, comme de quelque chose distinct du groupe d’états psychiques, qui a produit l’impulsion, il tombe dans l’erreur de supposer que ce n’est pas l’impulsion qui a déterminé l’action. Mais, comme le groupe entier des états psychiques qui constituaient l’antécédent de l’action, constituaient le moi en ce même moment, on peut dire aussi, en un sens, que « c’est le moi qui a produit l’action. » En d’autres termes, nous disons qu’un acte est libre, parce que nous le considérons comme notre œuvre, comme découlant de notre moi. Mais le moi, antérieur à la résolution, n’est et ne peut être que la somme de nos états psychiques actuels, lesquels sont déterminés par l’expérience. « Il est assez naturel que le sujet de tels changements psychiques dise qu’il veut l’action ; car, considéré au point de vue psychique, il n’est en ce moment rien de plus que l’état de conscience composé par lequel l’action est excitée. Mais dire que la production de l’action est pour cette raison le résultat du libre arbitre du moi, c’est dire qu’il détermine les cohésions des états psychiques par lesquels l’action est excitée ; et comme ces états psychiques constituent le moi, en ce moment, c’est dire que les états psychiques déterminent leur propre cohésion ; ce qui est absurde. » Cette cohésion résulte du caractère et de l’hérédité.

IV

Si nous passons maintenant de l’étude synthétique à l’étude analytique des phénomènes de conscience, nous sommes conduits aux mêmes résultats. L’analyse vérifie la synthèse, et la conclusion qu’elle nécessite comme certaine, ou qu’elle suggère au moins comme très probable, est encore celle de la loi de progrès continu, la doctrine de l’évolution. Que ce ne soit qu’une hypothèse : l’auteur l’accorde. Il ne réclame en sa faveur qu’une seule concession : c’est que de toutes les théories, elle est la plus simple, la plus naturelle, et surtout celle qui s’appuie sur le plus grand nombre de faits positifs.

L’idée fondamentale qui domine la psychologie analytique de M. Herbert Spencer, c’est qu’il existe entre tous les phénomènes de l’intelligence une unité de composition149. Il y a identité de nature entre le procédé que suit le savant dans ses raisonnements les plus longs, les plus compliqués, et celui par lequel une conscience naissante s’essaie à la pensée. Tous deux consistent à saisir des ressemblances et des différences, seulement le savant en aperçoit des centaines, des milliers, là où l’enfant et l’animal n’en voient qu’un petit nombre. Il n’y a donc qu’une différence de degré. Toute l’œuvre de la psychologie analytique, c’est de prouver cette vérité ou, pour mieux parler, de la découvrir ; car c’est un voyage de découverte.

Son résultat dernier, c’est que la vie intellectuelle consiste en deux procédés fondamentaux : l’un qui unifie, l’autre qui différencie ; l’un qui saisit les analogies, égalités, identités, l’autre qui s’attache aux oppositions et aux contrastes ; l’un qui assimile les impressions, l’autre qui les désassimile ; l’un qui consiste en une intégration, l’autre en une désintégration.

Voyons comment l’auteur arrive à ce résultat ; comment il établit cette unité de composition des phénomènes intellectuels ; et comment ce double processus, par son jeu incessant et ses complications innombrables, constitue notre vie mentale.

Il ne faut pas perdre de vue d’abord, que nous allons suivre une marche totalement opposée à celle de la synthèse. « Une analyse conduite d’une manière vraiment systématique, doit commencer par les phénomènes les plus complexes de la série à analyser ; elle doit chercher à les résoudre dans les phénomènes les plus voisins sous le rapport de la complexité ; elle doit procéder de la même manière à l’égard des phénomènes moins complexes ainsi découverts ; et, par des décompositions successives, elle doit descendre pas à pas jusqu’aux phénomènes les plus simples et les plus généraux, pour atteindre finalement le plus simple et le plus général. » Nous allons défaire pièce à pièce l’édifice de l’intelligence humaine, en commençant par le faîte. Nous enlèverons chaque assise l’une après l’autre, jusqu’à ce que nous parvenions à l’assise fondamentale et au sol inébranlable qui la supporte. Nous allons de l’arbre adulte au germe dont il est sorti. Dans notre marche régressive, nous descendons d’un phénomène intellectuel à celui qui en est la condition immédiate et l’appui. Parcourons les diverses phases de cette décomposition.

L’acte intellectuel le plus complexe, dit M. H. Spencer, est le raisonnement quantitatif composé. Il l’est pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’ici la connaissance doit être précise et ne souffre pas l’à-peu-près, ensuite parce que les rapports sont très nombreux. Voici un exemple de ce mode de raisonnement. Un ingénieur, après avoir construit un pont tubulaire en fer, est chargé d’en construire un autre d’une portée double. Il sait qu’il ne suffit pas de doubler toutes les dimensions ; mais il n’arrive à cette conclusion négative qu’en tenant compte d’un grand nombre d’éléments et de rapports déterminés, de plusieurs lois précises enseignées par la physique et la mécanique. Dans l’algèbre et la géométrie, dans tout raisonnement quantitatif quel qu’il soit, l’intelligence parcourt une série d’identités. Les rapports qu’il saisit, ajoute, transforme, compare, sont homogènes. De plus, leur ressemblance est la plus haute possible : c’est celle qu’on appelle égalité ou identité.

Le raisonnement quantitatif composé se résout dans le raisonnement quantitatif simple : le premier ayant pour objet « des rapports quantitatifs de rapports quantitatifs » ; le second se réduisant à une intuition directe et immédiate de rapports de quantité. Mais, en se simplifiant, le procédé reste identique et consiste toujours à saisir des égalités. « Mais l’aptitude à percevoir l’égalité implique une aptitude corrélative à percevoir l’inégalité ; l’une ne peut exister sans l’autre. Quoique inséparables dans leur origine, la connaissance de l’égalité et celle de l’inégalité diffèrent en ceci, que tandis que l’une est essentiellement définie, l’autre est essentiellement indéfinie. Il n’y a qu’une égalité, tandis qu’il peut y avoir des degrés sans nombre d’inégalités. »

De là résulte une nouvelle sorte de raisonnement qui opère sur des inégalités : c’est le raisonnement quantitatif simple et imparfait. Ce qui donne au raisonnement quantitatif, sous toutes ses formes, un caractère de rigueur incontestable, c’est qu’il ne s’applique pas à des rapports de toute espèce, mais à un nombre restreint. Identité de nature dans les objets comparés, identité de coexistence dans le temps, identité de coétendue dans l’espace : ce sont là les seules notions parfaitement déterminées pour nous et, par suite, les seules qui permettent des conclusions exactes.

Si nous passons de la comparaison des grandeurs à celle des intensités, « de la coextension à la cointensité », la précision disparaît. Nous opérons non plus sur des quantités, mais sur des qualités : le raisonnement est devenu qualitatif. Il a pour objet de déterminer « la coexistence ou non-coexistence des choses, attributs ou rapports qui sont identiques en nature avec certaines autres choses, rapports et attributs. » On ne peut cependant pas tracer de ligne de démarcation nette entre le raisonnement qui a pour objet la quantité et celui qui s’applique à la qualité, pas plus qu’entre les deux espèces de raisonnement qualitatif, le parfait et l’imparfait. Toute la différence consiste en ce que nous passons de l’égalité à la simple ressemblance. Les rapports comparés ne sont plus considérés comme égaux ou inégaux, mais comme semblables ou dissemblables ; et comme la ressemblance à tous les degrés possibles, la probabilité des conclusions varie dans le même rapport.

C’est au raisonnement qualificatif qu’il faut rapporter l’induction, l’analogie et le syllogisme, au sujet duquel « on ne saurait s’expliquer comment tant de logiciens ont soutenu qu’il représente le procédé de l’esprit par lequel nous raisonnons habituellement, n’était l’immense influence de l’autorité sur les opinions humaines. » L’auteur montre très bien qu’il n’est qu’un procédé de vérification.

Enfin, aux modes de raisonnement qualitatif imparfait (celui qui va du général au particulier, et celui qui va du particulier au général), il faut ajouter, un troisième mode, « celui que M. Mill a appelé le raisonnement du particulier au particulier », qui est propre aux enfants et aux animaux supérieurs.

On peut résumer toute l’étude du raisonnement en le définissant une « classification de rapports. » Mais que signifie le mot classification ? Il signifie l’acte de grouper ensemble les rapports semblables et l’acte de séparer les semblables des dissemblables. Inférer un rapport, c’est penser qu’il est semblable ou dissemblable à certains autres rapports. Tout raisonnement se réduit donc à une assimilation et à une désassimilation.

Du raisonnement à la classification, il n’y a qu’un pas. L’unité de composition de ces deux procédés est manifeste. S’il est vrai de dire que tout raisonnement est une classification, il est également vrai que toute classification suppose un raisonnement. Un simple exemple suffit. Il se produit sur ma rétine l’image d’un fruit jaune et sphérique ; je le classe avec d’autres semblables, vus antérieurement, sous le nom d’orange. Mais cette classification implique quelque chose de plus que la sensation actuelle, à savoir des attributs tangibles, une odeur, un goût, une structure intérieure qui, à la suite de la sensation visuelle, ne sont qu’inférés. Et ce qui le prouve, c’est que cet objet peut être une simple imitation, un trompe-l’œil : en ce cas, le goût, le toucher, l’odorat rectifient mon inférence et l’objet n’est plus classé parmi les oranges.

La transition est également facile de la classification à la perception ; car il y a identité de nature entre ces deux procédés, qui à rigoureusement parler sont inséparables. Toute classification suppose la perception et toute perception est une classification. Percevoir un objet spécial, déterminé, concret, c’est le ranger dans la même catégorie que ceux qui lui ressemblent ; et comme cette classification s’opère spontanément, coordonne les attributs par un procédé naturel, on peut appeler la perception une classification organique. « Dire qu’une chose est, c’est dire ce qui lui est semblable, à quelle classe elle appartient. » Il y a donc encore ici un double procédé d’assimilation et de différenciation.

La méthode analytique allant constamment du composé au simple, il en résulte que nous devons partir des perceptions les plus riches, de celles qui nous font connaître les corps comme doués d’attributs de toute sorte.

Le rapport qui s’établit entre le sujet et l’objet, dans l’acte de la perception, est d’une triple espèce. Il prend trois aspects distincts, selon qu’il y a activité de la part de l’objet, de la part du sujet, ou de la part des deux : 1° Si, tandis que le sujet est passif, l’objet produit un effet sur lui (ex. : rayonnement de chaleur, émission d’odeur, propagation du son), il en résulte dans le sujet une perception de ce qu’on appelle vulgairement une propriété seconde du corps ; mais qu’on appellera plus proprement une propriété dynamique ; 2° Si le sujet agit directement sur l’objet en le saisissant, tirant, poussant ou en usant de quelque autre procédé mécanique, et si l’objet réagit en une mesure égale, le sujet perçoit ces sortes de résistance qu’on a appelées secundo-premières, mais que je préfère classer sous le nom de statico-dynamiques ; 3° Et si Le sujet seul est actif, si ce qui occupe la conscience, ce n’est pas une action ou réaction de l’objet, mais quelque chose qui a été connu par le moyen de ces actions et réactions (comme la figure, la forme, la position), alors la propriété perçue est de l’espèce qu’on nomme communément premières, mais qu’on appellera ici statiques.

L’auteur, dans une analyse longue et minutieuse où nous ne pouvons le suivre, descend des attributs dynamiques et statico-dynamiques aux attributs statiques, qui sont les éléments fondamentaux de la perception. Il montre que la figure est résolue en rapport de grandeur, la grandeur en rapports de position ; et que tous les rapports de positions peuvent être finalement réduits aux positions de sujet percevant et d’objet perçu. Bref, « la perception visuelle ou tactile de chaque attribut statique du corps est résoluble en perceptions de positions relatives qui sont acquises par le mouvement. »

Passons maintenant de la perception des objets réels, étendus, à la perception de l’espace qui en est le réceptacle, et du temps qui en est la condition. Écartons tout d’abord l’hypothèse de Kant, sur l’origine transcendante de ces deux notions. Placée sur le terrain des faits, la question se réduit à ceci : Comment l’expérience d’une étendue occupée, c’est-à-dire du corps, peut-elle nous donner la notion île l’étendue inoccupée, c’est-à-dire de l’espace ? Comment de la perception d’un rapport entre des positions résistantes, en venons-nous à la perception d’un rapport entre des positions non résistantes ? — C’est par un procédé compliqué, quoiqu’il soit devenu simple par la répétition et l’habitude. Nous ne connaissons deux positions relatives A et B, que par le nombre des positions intermédiaires, et cette connaissance est due à nos sensations. Pour percevoir entre ces deux points, non plus une étendue concrète, mais une étendue vide, simplement possible, un espace, il faut qu’il se produise en nous, à l’état naissant, l’idée des diverses sensations musculaires, tactiles, visuelles, qui ont été précédemment données par l’expérience entre A et B. « Si le lecteur considère sa main ou quelque objet également proche, et qu’il se demande quelle espèce de connaissance il a de l’espace compris entre ses yeux et l’objet, il verra que cette connaissance est pour ainsi dire complété. Il a conscience des plus petites différences de position. Il en a une perception extrêmement complète et détaillée. Si maintenant il dirige ses yeux vers la partie la plus éloignée de la chambre, et qu’il considère dans cet espace une portion égale au précédent, il trouvera qu’il n’en a qu’une connaissance comparativement vague. Ensuite, s’il regarde par la fenêtre, et s’il considère quelle conscience il a d’un espace situé à cent yards de lui, il verra qu’il en a une conscience encore moins précise. Et s’il regarde l’horizon lointain, il s’apercevra qu’il a à peine quelque perception de ce lointain espace, et qu’il en a plutôt, une conception indistincte qu’une perception distincte. Mais c’est là précisément le genre de connaissance qui doit résulter de l’organisation des expériences ci-dessus décrites. Nous avons de l’espace, qui est assez près de nous, pour être à la portée de nos mains, la perception la plus complète, parce que nous avons eu des myriades d’expériences de la position relative, dans les limites de cet espace. Et nous avons une perception de moins en moins complète de l’espace, à mesure qu’il s’éloigne de nous, parce que nous avons eu des expériences de moins en moins nombreuses, des positions relatives qu’il contient.

Les bizarres sentiments qui accompagnent certains états anormaux du système nerveux, fournissent une évidence semblable. De Quincey dit quelque part, dans ses Rêves d’un mangeur d’opium, « qu’il lui apparaît des édifices et des paysages, dont les proportions sont si vastes que l’œil du corps n’est pas apte à les recevoir. L’espace s’enflait et devenait d’une grandeur infinie, inexprimable. » Il n’est pas du tout rare, chez les sujets nerveux, d’avoir des perceptions illusoires, dans lesquelles le corps semble s’étendre énormément, au point même de couvrir un acre de terrain. Maintenant l’état dans lequel se produisent ces phénomènes, est un état d’activité nerveuse exaltée ; état dans lequel de Quincey se dépeint lui-même comme voyant, dans leurs plus petits détails, des faits de son enfance depuis longtemps oubliés. Et si nous considérons quel effet doit produire sur notre conscience de l’espace, une excitation par laquelle des expériences oubliées sont ressuscitées vivement et en grande abondance, nous verrons que cela causera l’illusion dont il parle. Évidemment, nous ne nous rappelons qu’une partie des innombrables expériences des positions environnantes que nous avons accumulées durant notre vie. Elles tendent, comme toutes les autres expériences, à disparaître de l’esprit, et la perception de l’espace finirait par devenir indistincte, si elles n’étaient rafraîchies chaque jour ou remplacées par de nouvelles. Imaginez maintenant que ces innombrables expériences de positions relatives soient soudainement ravivées, qu’elles deviennent présentes à la conscience d’une manière distincte. Qu’en doit-il résulter ? C’est que l’espace nous sera connu dans un détail relativement microscopique ; on y verra un beaucoup plus grand nombre de positions ; il paraîtra s’être enflé, comme dit de Quincey.

L’idée de temps est inséparable de celle de séquence, comme l’idée d’espace de celle de coexistence. La doctrine que le temps ne nous est connu que par la succession de nos états mentaux, est si ancienne et si bien établie, qu’il est inutile de l’exposer. Le temps in abstracto est un rapport de position entre des états de conscience. Notre notion d’une période de temps quelconque varie selon le nombre de nos états de conscience. Ainsi tout le monde sait qu’une semaine passée en voyage et qui, par conséquent, excite beaucoup l’activité de l’esprit, nous apparaît rétrospectivement beaucoup plus longue qu’une semaine passée chez soi. De même, une route qu’on fait pour la première fois, nous paraît plus longue que quand elle nous est devenue familière. Les phénomènes qui accompagnent certains états morbides du cerveau, fournissent des exemples analogues. Dans la description de ses songes causés par l’opium, « alors que la mer lui apparaissait pavée d’innombrables figures, suppliantes, courroucées, désespérées, surgissant par myriades, par générations, par siècles, — alors qu’une architecture imaginaire se présentait à lui avec une vivacité et un éclat insupportable, ayant la faculté de grandir et de reproduire à l’infini », alors donc que les impressions mentales étaient extrêmement nombreuses et très distinctes, de Quincey nous dit qu’il lui a quelquefois semblé « avoir vécu 70 ou 100 ans dans une seule nuit » ; bien plus, « qu’il a eu alors des sentiments qui lui paraissaient avoir duré mille ans, ou plutôt un laps de temps qui excédait les limites de toute expérience humaine. » N’arrive-t-il pas, pendant un assoupissement de quelques minutes, de faire des rêves qui paraissent durer un temps considérable ? Tous ces faits, auxquels on pourrait en ajouter bien d’autres, montrent manifestement que notre notion d’une période de temps est déterminée par la série des états de conscience qu’on se rappelle.

L’analyse nous conduit enfin à l’expérience fondamentale. Par des décompositions successives de nos connaissances en éléments de plus en plus simples, nous devons arriver finalement au plus simple, à l’élément matériel ultime ou substratum. Qu’est-ce que ce substratum ? C’est l’impression de la résistance. C’est là l’élément de conscience primordial, universel, toujours présent.

« Il est primordial, en ce sens que c’est une impression que les êtres vivants de l’ordre le plus inférieur se montrent capables d’éprouver ; en ce sens qu’il est la première espèce d’impression que l’enfant reçoive ; en ce sens qu’il est apprécié par le tissu dépourvu de nerfs du zoophyte, et en ce sens qu’il se présente vaguement, même à la conscience naissante de l’enfant qui n’est pas né.

Il est universel, parce qu’il est connaissable (en employant ce mot, non dans le sens humain, mais dans un plus large) pour tout animal qui possède quelque faculté de sentir ; parce que, en général, toutes les parties du corps de chaque animal peuvent le connaître ; parce qu’il est commun à tous les organismes sensibles ; et commun, dans la plupart des cas, à toute leur surface.

Il est toujours présent, en ce sens que tout animal, ou au moins tout animal terrestre, y est sujet durant toute son existence. Si nous exceptons ces animaux très inférieurs qui ne donnent aucune réponse visible aux stimulus externes, et ceux qui flottent passivement suspendus dans l’eau, il n’y en a point qui n’éprouvent, à chaque moment de leur vie, quelque impression de résistance, venant des surfaces sur lesquelles ils sont placés, ou de la réaction de leurs membres pendant la locomotion, ou de l’un et de l’autre.

Ainsi les impressions de résistance étant les premières qu’apprécie la nature vivante et sensible, considérée comme un tout progressif ; qu’apprécie tout animal supérieur dans le cours de son développement ; qu’apprécient presque toutes les parties du corps dans la grande majorité des êtres animés ; ces impressions sont nécessairement les premiers matériaux rassemblés dans la genèse de l’intelligence. Et comme, durant la vie, ces impressions sont continuellement présentes sous une forme ou l’autre, elles constituent nécessairement ce courant de conscience dans lequel entrent toutes les autres impressions. »

Maintenant, si après avoir analysé les diverses formes de la perception, nous recherchons ce qu’il y a de commun à toutes, nous sommes conduits à conclure que la perception, considérée dans ce qu’elle a de plus général, consiste à saisir les rapports que les sensations ont entre elles ; à apercevoir un rapport ou des rapports entre des états de conscience actuels, ou antérieurement éprouvés ; en un mot, percevoir, c’est classer des rapports150.

M. Herbert Spencer examine en détail les divers rapports de coïntensité, coétendue, coexistence, identité de nature (conncature). Il montre qu’ils se ramènent tous en dernière analyse à des rapports de ressemblances et de différence. Mais, différence peut se traduire par changement et ressemblance par non-changement. En effet, pour que deux objets soient connus comme différents, il faut qu’il y ait dans la conscience deux états correspondants et par suite un changement du premier au second ; la perception de la similitude, au contraire, n’implique aucun changement interne. Nous voici donc arrivés au dernier terme de notre analyse. Le rapport le plus simple que l’intelligence puisse percevoir, c’est un rapport de séquence ou de succession ; c’est là le rapport primordial qui constitue le fond même de la conscience, et par conséquent la condition de toute pensée, c’est le changement, la succession, la dissemblance.

Un état de conscience homogène ou continu est une impossibilité, une non-conscience. Un être à l’état de repos total, un être qui ne subit absolument aucun changement est mort, et une conscience qui est devenue stationnaire est une conscience qui a cessé. Cependant il ne suffit pas d’une succession de changements pour que la conscience se constitue. Cette succession doit être régulière. Les changements ne forment que la matière brute de la conscience ; il faut de plus qu’ils soient organisés, c’est-à-dire classés suivant des ressemblances et des différences. En résumé donc, le premier acte de la conscience, le plus simple de tous, est la perception d’une différence ; le deuxième acte, la perception d’une ressemblance. Dès lors, l’intelligence est constituée. Assimiler et différencier, voilà tout le mécanisme de la pensée ; et tout son progrès consiste à accumuler des ressemblances et des différences. L’unité de composition est établie et vérifiée par l’analyse. Depuis l’acte de conscience le plus humble jusqu’au raisonnement le plus compliqué ; depuis l’intuition de la ressemblance grossière, qui n’est qu’une lointaine analogie, jusqu’à l’intuition de la ressemblance parfaite qui est une identité, le processus reste le même invariablement.

Laissons l’auteur exposer lui-même ces résultats importants et rapprocher le double processus psychologique du double processus qui constitue la vie physique.

« Nous avons vu que la condition sous laquelle seule la conscience peut commencer d’exister, c’est la production d’un commencement d’état, et que ce changement d’état engendre nécessairement les termes d’un rapport de dissemblance. Nous avons vu que, non-seulement la conscience naît en vertu d’un changement, par la production d’un état différent de l’état précédent, mais que la conscience ne peut continuer, qu’autant que les changements continuent, qu’autant qu’il s’établit des rapports de dissemblance. Par suite donc, la conscience ne peut ni naître ni se maintenir, sans qu’il se produise dans son état des différences. Elle doit toujours passer d’un certain état à un état différent. En d’autres termes, elle doit être une différenciation continue de ses états constitutifs.

Mais nous avons vu aussi que les états de conscience qui se produisent successivement ne peuvent devenir des éléments de pensée, qu’autant qu’ils sont connus comme semblables à certains états précédemment éprouvés. S’il n’est pris aucune note des différents états, à mesure qu’ils se produisent, s’ils traversent la conscience simplement comme les images traversent un miroir, alors aucune intelligence n’est possible, si longtemps d’ailleurs que dure le processus. L’intelligence ne peut naître que par l’organisation, l’arrangement, la classification de ces états. S’ils sont notés chacun en particulier, ce ne peut être que comme étant semblables plus ou moins à certains états précédents. Ils ne sont pensables, que si on les considère comme étant tels ou tels ; c’est-à-dire comme étant semblables à tels ou tels états précédemment éprouvés. Il est impossible de les connaître sans les classer avec d’autres de même nature, sans les assimiler à eux. Par suite donc, chaque état, lorsqu’il est connu, ne doit plus faire qu’un avec certains états précédents, doit être intégré avec ces précédents états. Chaque acte de connaissance doit être un acte d’intégration, c’est-à-dire qu’il doit y avoir une intégration continue d’états de conscience.

Ce sont donc là les deux processus contraires par lesquels la conscience subsiste ; ce sont là les actions centrifuges et centripètes, grâce auxquelles son équilibre se maintient. Pour qu’il puisse y avoir des matériaux pour la pensée, il faut qu’à chaque moment la conscience soit différenciée dans son état. Et pour que le nouvel état qui en résulte devienne une pensée, il faut qu’il soit intégré dans des états précédemment expérimentés. Cette perpétuelle alternance est la caractéristique de toute conscience, depuis la plus basse jusqu’à la plus haute. On le voit clairement dans cette oscillation entre deux états, qui constitue la forme de conscience la plus simple qu’on puisse concevoir ; on le voit aussi dans ces pensées très complexes des hommes les plus savants.

Et ce n’est pas seulement dans tout acte particulier de la pensée, que cette loi se manifeste ; elle se retrouve aussi dans le progrès général de la pensée. La petite différenciation et intégration qui se produisent de moment en moment, aboutissent à ces différenciations et intégrations plus importantes, qui constituent le progrès mental. Chaque fois qu’une intelligence développée découvre quelque distinction entre des objets, des phénomènes ou des lois qui étaient précédemment confondus ensemble comme étant de la même espèce, cela implique une différenciation d’états de conscience. Et chaque fois aussi qu’une intelligence développée reconnaît comme étant essentiellement de la même nature des objets, phénomènes, ou lois qui étaient précédemment considérés comme distincts, cela implique une intégration d’états de conscience.

Donc toute action mentale quelconque, considérée sous son aspect le plus général, peut se définir : la différenciation et l’intégration continue d’états de conscience.

Le seul fait important qui reste encore à montrer, c’est l’harmonie qui subsiste entre ce résultat final et celui qu’atteint une science voisine. La vérité la plus large que les recherches des physiologistes aient mise au jour, est parallèle à la vérité que nous venons justement d’atteindre.

De même que c’est par deux processus contraires que la conscience se maintient, de même c’est par deux processus contraires que se maintient la vie du corps ; et les deux mêmes processus contraires sont communs à l’un et à l’autre. Par l’action de l’oxygène, chaque tissu est différencié, mais chaque tissu intègre aussi les matériaux qui lui sont fournis par le sang. Aucune fonction ne peut se produire sans les différenciations du tissu qui la produit, et aucun tissu ne peut accomplir sa fonction que par une intégration de la nourriture. C’est dans l’équilibre de ces deux actions que consiste la vie organique. Chaque nouvelle intégration rend l’organe apte à être de nouveau différencié ; chaque nouvelle différenciation rend l’organe apte à intégrer de nouveau. Et dans la vie physique comme dans la vie psychique, l’arrêt de l’un des deux processus c’est l’arrêt de tous deux. »

V

L’Analyse générale, qui est en réalité une théorie de la connaissance, dépasse de beaucoup les limites de la psychologie expérimentale. Mais ici M. Herbert Spencer prend une position à part dans l’école anglaise. Tandis que Stuart Mill défend franchement l’idéalisme et que M. Bain y incline, il est, lui, nettement réaliste ; et la théorie de la connaissance n’est qu’un long combat contre l’idéalisme.

Il commence d’abord par réclamer, en faveur de la perception, contre la suprématie exclusive que les métaphysiciens attribuent à la raison. « Par elle, nous avons pu passer d’un petit nombre de notions simples, vagues, comme en possèdent les sauvages, à ces vérités nombreuses, complexes et précises, qui nous servent maintenant de guide d’une manière si large. Elle nous a aidé à explorer un univers comparativement auquel notre terre n’est qu’un grain de sable, et à découvrir la structure d’une monade, comparativement à laquelle un grain de sable est une terre. Elle nous a servi à compliquer et à perfectionner ces arts de la vie qui demanderaient des encyclopédies pour les décrire. Cela a produit naturellement un culte de la raison qui conduit quelques gens à supposer faussement que sa portée est sans bornes, et d’autres, qui reconnaissent des bornes à cette portée, à supposer faussement que, dans ses bornes, ses données sont indubitables.

« Une autre influence a favorisé l’établissement de cette autocratie parmi les facultés. La raison a servi d’instrument pour réprimer les formes inférieures du gouvernement mental, — le gouvernement par préjugé, le gouvernement par tradition, etc., et partout où elle les a remplacées, elle tend à jouer le rôle de despote à leur place. Pour le développement de l’esprit, comme pour le développement de la société, il semble que ce soit une loi que le progrès vers la forme de gouvernement la plus élevée se fasse en passant par des formes dont chacune établit un pouvoir qui n’est qu’un peu moins tyrannique que le pouvoir qu’elle remplace. Ou, pour changer la comparaison, nous pouvons dire qu’en supprimant d’autres superstitions, la raison devient elle-même un objet final de superstition. Dans les esprits qu’elle a délivrés de croyances incertaines, elle devient elle-même un objet de croyance incertaine. Elle absorbe, pour ainsi dire, la force de toutes les erreurs qu’elle a domptées ; et le respect que l’on a accordé sans examen à toutes ces erreurs en détail, ou le donne en gros à la raison ; il se change en une servilité telle que l’on ne songe jamais à demander les lettres de créance de ce pouvoir qui a chassé les erreurs.

En décrivant ainsi le culte de ce qui a supprimé les superstitions, et est devenu un objet de superstition finale, nous somme plus près de la vérité littérale qu’il ne semble d’abord. Car ce culte implique l’hypothèse qu’en donnant à la conscience une forme particulière, on lui donne un pouvoir indépendant de celui qui lui appartient intrinsèquement. Le raisonnement, cependant, n’est rien de plus que la recoordination d’états de conscience déjà coordonnés d’une manière plus simple ; et la recoordination ne peut pas plus donner aux résultats auxquels on arrive une valeur indépendante de celle que possèdent déjà les états de conscience antérieurement coordonnés, que la coupe d’un morceau de bois dans une forme particulière, ne peut donner à ce bois un pouvoir indépendant de celui que la substance du bois possédait déjà.

Le fait remarquable, c’est que cette confiance excessive dans la raison, comparée aux modes inférieurs de l’activité intellectuelle, ne se voit pas chez ceux qui sont arrivés avec elle à des résultats si étonnants. Les hommes de science, maintenant, comme toujours, subordonnent les verdicts de la conscience auxquels on arrive par une opération immédiate ; ou, pour parler plus exactement, ils subordonnent les verdicts auxquels ou arrive par un raisonnement prolongé et conscient à ces verdicts auxquels on arrive par un raisonnement qui est si près d’être automatique qu’on ne doit plus l’appeler un raisonnement. L’astronome qui, par des raisonnements quantitatifs élaborés que nous appelons calculs, conclut que le passage de Vénus commencera tel jour, à telle heure, à telle minute, et qui au temps indiqué tourne son télescope vers le soleil et ne voit aucune tache noire entrant dans son disque, conclut à la fausseté de son calcul, — et non à la fausseté de ces actes de pensée relativement brefs et primitifs, par lesquels il a fait son observation. Le chimiste dont la formule explique que le précipité isolé d’un composé nouveau doit peser un grain, et qui trouve que le poids est de deux grains, abandonne aussitôt le verdict de son raisonnement, et il ne songe jamais à mettre en doute le verdict de sa perception directe. Il en est de même pour les classes d’hommes dont les efforts réunis ont conduit noire connaissance de l’univers à l’état cohérent et compréhensif qu’elle possède actuellement. C’est plutôt chez les spectateurs de ces grands exploits de la raison que nous trouvons cette estime exagérée de sa puissance ; et dans les esprits de ces spectateurs, son usurpation est souvent en raison inverse du commerce avec la nature. »

Nous n’insisterons pas sur la vive critique que l’auteur a faite de l’idéalisme sceptique de Hume, de Berkeley et de Kant : ce ne sont que les préambules de son argumentation où il justifie le réalisme de deux manières : négativement, positivement.

La justification négative du réalisme consiste à montrer qu’il a pour lui : 1° la priorité : nos premières affirmations telles qu’elles se produisent chez l’enfant, le paysan, sont réalistes, la conception idéaliste est de formation postérieure ; 2° la simplicité : l’affirmation réaliste ne suppose qu’un seul acte d’indifférence, tandis que l’affirmation contraire suppose une série d’actes de cette nature : et l’idéaliste nous propose de rejeter l’acte unique, pour nous fier à une série d’actes de même nature ; 3° la clarté : le réalisme est le résultat d’actes mentaux extrêmement vifs et bien définis ; l’idéalisme, d’actes mentaux extrêmement faibles et mal définis.

La justification positive du réalisme suppose d’abord la détermination d’un critérium ; car, en son absence, il n’y a aucun champ de bataille commun entre les idéalistes et les réalistes. Faute de partir d’un principe commun, les arguments frappent au hasard, sans avoir chance de se rencontrer. Le postulat universel, ce critérium suprême de toute vérité, c’est l’inconcevabililé de la négative. M. Herbert Spencer soutient de nouveau et en combattant les unes après les autres toutes les objections de Stuart Mill, que nous n’avons aucune raison de douter de la validité de ce critérium.

Il reprend donc sur cette base la discussion contre l’idéalisme. La justification positive du réalisme consiste à montrer que l’antithèse du sujet et de l’objet « est un produit d’actes réguliers de la pensée comme ceux qui établissent les vérités que nous tenons pour certaines au plus haut point. » Cette antithèse du sujet et de l’objet est établie par une longue analyse, qui aboutit à ce résultat que nous avons deux séries d’états de conscience à peu près parallèles, que M. Herbert Spencer appelle l’agrégat vif (le monde extérieur) et l’agrégat faible (notre conscience purement subjective). Ces deux séries sont relativement cohérentes en elles-mêmes, et relativement incohérentes l’une par rapport à l’autre. Il a résumé d’ailleurs, dans le tableau suivant, cette opposition du sujet et de l’objet ramenés à des états de conscience151 :

États de la première classe.

1° Relativement vifs ;

2° A nié rieurs dans le temps (ou originaux) ;

3° Qualités non modifiables par la volonté ;

4° Ordre simultané non modifiable par la volonté ;

50 Ordre successif non modifiable par la volonté ;

6° Font partie d’un agrégat vif qui ne peut être rompu ;

7° Qui est complètement indépendant de l’agrégat faible ;

8° Et qui a ses lois qui dérivent de lui-même ;

9° Ont des antécédents qui peuvent être ou ne peuvent pas être indiqués ;

10° Appartiennent à un tout d’étendue inconnue.

 

États de la seconde classe.

1° Relativement faibles ;

2° Postérieurs dans le temps (ou copies) ;

3° Qualités modifiables par la volonté ;

4° Ordre simultané modifiable par la volonté ;

5° Ordre successif modifiable par la volonté ;

6° Font partie d’un agrégat faible qui peut être rompu ;

7° Qui est partiellement indépendant de l’agrégat vif ;

8° Et qui a ses lois en partie dérivées de l’autre et en partie particulières à lui-même ;

9° Leurs antécédents peuvent toujours être indiqués ;

10° Appartiennent à un tout restreint à ce que nous appelons mémoire

 

La différenciation complète du sujet et de l’objet aboutit à l’affirmation de l’existence objective. « Il y a une cohésion indissoluble (et par conséquent vérifiée par le critérium) entre chacun des états de conscience vifs et définis connus comme sensation et la représentation indéterminée d’un mode d’existence en dehors de la sensation et distinct d’elle. »

Mais le réalisme auquel nous aboutissons ainsi, qu’est-il ? Est-ce le réalisme de la vie commune, de l’enfant du paysan ? — Nullement ; c’est ce que l’auteur appelle le réalisme transfiguré. Pour le faire comprendre, il a recours à une projection géométrique. Supposons un cylindre et un cube : le cylindre représente le sujet percevant, le cube, l’objet perçu ; et la figure projetée par le cube sur le cylindre représente cet état de conscience que nous appelons une perception. Nous savons que la figure projetée ne ressemble nullement au cube : dans l’image, les lignes n’ont ni la même longueur, ni les mêmes rapports, ni les mêmes directions, etc., etc., que dans le solide lui-même : ainsi des lignes qui sont droites dans le cube sont courbes dans l’image, des surfaces planes sont représentées par des surfaces courbes. Cependant à tout changement dans le cube correspond un changement dans l’image.

Or, c’est là ce qui se passe dans l’acte de perception. Le groupe des effets subjectifs produit est totalement différent du groupe des causes ; les rapports entre les effets sont totalement différents des rapports entre les causes ; les lois de variation d’un groupe diffèrent des lois de variation de l’autre groupe ; et cependant tous se correspondent de telle façon que tout changement dans la réalité objective cause un état subjectif exactement correspondant.

VI

Telle est, sous une forme très sommaire et réduite à ce qu’elle a de plus essentiel, la psychologie de M. Herbert Spencer. Essayons de la résumer, en nous bornant à ce qui est essentiellement psychologique.

On pourrait donner ce titre à la partie synthétique tout entière : Genèse de la vie psychologique. Par sa rigueur d’enchaînement et la nouveauté de sa méthode, elle nous paraît une des parties les plus originales du livre152. C’est le premier essai vraiment scientifique d’une histoire des phases diverses que parcourt l’évolution de la vie mentale. Si on la rapproche par la pensée des tentatives de Locke et de Condillac sur ce sujet, la genèse sensualiste paraîtra d’une simplicité enfantine. L’auteur, prenant la vie psychologique à son plus bas degré, l’amène par additions successives à sa plénitude ; son caractère fondamental, c’est d’être « ne correspondance, qui, à mesure qu’elle se complète, reproduit subjectivement la réalité objective du monde. Elle est successivement directe et homogène, directe et hétérogène ; elle s’étend à l’espace, au temps ; elle croît en spécialité, en généralité, en complexité ; elle coordonne enfin ses divers éléments et produit ainsi une intégration, c’est-à-dire une fusion d’éléments originairement séparés.

Telles sont les périodes que traverse la vie psychologique pour se constituer. Considérée, non plus dans son mode de formation, mais dans ses manifestations, elle est d’abord action réflexe, puis instinct, qui n’est qu’une action réflexe composée. Là commence, à proprement parler, la vie consciente, qui est, d’une part, mémoire et raison, d’autre part sentiment et volonté.

Si maintenant, prenant une intelligence humaine adulte dans le plein exercice de ses facultés, c’est-à-dire le type le plus élevé que nous puissions connaître de la vie psychologique, nous la résolvons par l’analyse dans ses éléments, allant du très composé au moins composé, du composé au simple, du simple au très simple et à l’irréductible, nous parcourons cette progression descendante : raisonnement quantitatif composé, raisonnement quantitatif simple, raisonnement quantitatif simple et imparfait, raisonnement qualitatif parfait, raisonnement qualitatif imparfait, raisonnement en général. Le raisonnement est une classification de rapports, la perception une classification d’attributs. L’objet concret de la perception soumis à l’analyse est dépouillé d’abord de ses attributs dynamiques (qualités secondes), ensuite de ses attributs statico-dynamiques (qualités secundo-premières), enfin de ses attributs statiques (qualités premières). La perception fondamentale est celle de la résistance. Considérée en général, la perception est une classification organique de rapports ; les deux rapports les plus simples sont celui de ressemblance et de dissemblance, et celui de succession ; de sorte que l’acte le plus simple de la conscience, c’est d’abord la perception d’une différence, ensuite par la perception d’une ressemblance.

VII

Si l’on veut bien se rappeler maintenant que nous n’avons exposé qu’une très faible partie de l’œuvre de notre philosophe, et si l’on a été frappé, comme on a dû l’être, de la vigueur de sa pensée et de l’originalité de sa méthode, on ne s’étonnera pas d’entendre un contemporain153 se demander « s’il a jamais paru en Angleterre un penseur plus éminent, quoique l’avenir seul puisse déterminer sa place dans l’histoire… » Seul des penseurs anglais, dit M. Lewes, il a organisé un système de philosophie. Et comme il adopte la méthode positive, qu’il est complètement imbu de l’esprit positif, et qu’il tire les matériaux de son système uniquement des sciences positives, on ne peut que se poser la question : « En quelle relation est-il avec la philosophie positive ? »

Dans un opuscule ayant pour titre : Reasons for dissenting from the philosophy of M. Comte 154, Herbert Spencer a nettement revendiqué son indépendance, à l’égard de cette école.

« Une erreur commune, dit-il, est celle qui consiste à confondre ceux qui suivent la méthode des sciences avec les positivistes, et à en faire des disciples d’Aug. Comte. Les ennemis de ce philosophe, tout autant que ses amis, ont contribué à entretenir la confusion de ces deux termes « savants », « positivistes. » Que Comte ait donné une exposition générale de la doctrine et de la méthode des sciences, cela est vrai. Mais il n’est pas vrai que ceux qui acceptent cette doctrine et suivent cette méthode sont disciples de Comte. Comme le savant se borne à étudier les faits et à en induire les lois ou les causes immédiates, il est « positiviste » en une certaine façon ; et en ce sens, il y a eu un positivisme avant Aug. Comte, et il y en aura un tant que la science humaine durera. Mais ce positivisme scientifique n’est point identique avec la philosophie positive.

Lorsqu’un penseur réorganise la méthode et les connaissances scientifiques de son siècle, et que sa réorganisation est acceptée par ses successeurs, il est juste de dire que ces successeurs sont des disciples. Mais quand les successeurs acceptent la méthode et les connaissances du siècle, moins sa réorganisation, ils ne sont certainement pas ses disciples. Quel est le cas pour M. Comte ? Quelques-uns acceptent ses doctrines avec peu de réserves : ce sont là ses disciples proprement dits. D’autres approuvent quelques-unes de ses principales doctrines, mais point le reste : ceux-là font une adhésion partielle. Il y en a d’autres qui rejettent toutes les doctrines qui lui sont propres ; ceux-là doivent être considérés comme ses adversaires. Ces derniers sont, au fond, dans la même position qu’ils eussent été si Comte n’avait jamais écrit. Rejetant sa réorganisation des doctrines scientifiques, ils possèdent ces doctrines scientifiques dans leur état préexistant, comme le commun héritage légué par le passé au présent ; et leur adhésion à ces doctrines scientifiques n’implique en rien qu’ils adhèrent à M. Comte. C’est dans cette catégorie que se rangent la plupart des savants. Et c’est dans cette catégorie que je me range moi-même. » (Loc. cit., p. 30.)

Allant plus loin encore, M. Herbert Spencer déclare que les points sur lesquels il s’accorde avec Comte, ne sont point propres à ce philosophe ; et que sur ceux qui lui sont propres, il est en désaccord avec lui.

« Je reconnais, dit-il, avec Aug. Comte, que toute connaissance vient des sens, — que toute connaissance est relative, — que c’est une mauvaise explication que celle qui assigne pour cause aux phénomènes des entités distinctes, — qu’il y a dans la nature des lois invariables. Mais ces doctrines sont entrées bien avant lui dans le domaine philosophique. »

Quant aux dissentiments de M. Herbert Spencer et d’Aug. Comte, sur les doctrines propres à ce dernier, on peut s’en convaincre par quelques exemples :

Aug. Comte.

Chaque branche de nos connaissances passe par trois états différents et successifs : théologique, métaphysique, positif.

La perfection du système positif serait de considérer comme absolument inaccessible, et vide de sens, toute recherche sur les causes premières et finales.

Il y a six sciences fondamentales, et il y a entre elles un ordre de filiation.

Toute recherche sur l’origine des êtres et des espèces est inutile.

Toute analyse subjective de nos idées est impossible.

4L’idéal du gouvernement, c’est de subordonner l’individu à la société.

Etc., etc.

Herbert Spencer.

Il n’y a pas trois manières de philosopher radicalement opposées, mais une méthode de philosopher qui reste en essence la même.

L’idée de la cause dominera à la fin, comme elle l’a fait au commencement. L’idée de la cause ne pourrait être abolie que par l’abolition de la pensée elle-même.

(First Principles, § 26.)

Il y a trois catégories de sciences : I. Abstraites (Mathématique, logique). II. Abstraites concrètes (mécanique, physique, chimie, etc.). III. Concrètes (géologie, biologie, psychologie, etc.). Il n’y a pas entre elles d’ordre de filiation.

La partie de la biologie qui traite de ces questions est la plus importante de toutes, les autres ne sont que subsidiaires.

Une moitié des principes de psychologie est consacrée à une analyse subjective.

L’idéal de la société doit être un minimum de gouvernement et un maximum de liberté.

Etc., etc.

Nous renverrons aux Premiers principes le lecteur curieux de plus de détails sur ces dissentiments. Peut-être même avons-nous déjà excédé les limites de notre sujet. Mais le grand philosophe que nous quittons ici, est si riche en théories et en découvertes que nous ne craignons que d’avoir été trop court.