(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XV » pp. 175-187
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(1835) Mémoire pour servir à l’histoire de la société polie en France « Chapitre XV » pp. 175-187

Chapitre XV

Observations générales sur les six premières périodes du xviie  siècle.

À la période précédente, qui comprend les dix années de 1650 à 1660, va succéder un nouvel ordre de choses dans l’état, dans les mœurs, dans les lettres. En 1661, Louis XIV, délivré du cardinal Mazarin, se mit en tête de régner par lui-même ; il avait vingt-trois ans ; il était marié. Il lui manquait d’être roi de fait ; il le fut. Il étendit à tous les intérêts publics son attention, son pouvoir et son influence. Il l’étendit même à toutes les vanités et à tous les plaisirs qui peuvent entrer dans l’existence d’une nation. Son règne n’autorisa pas à nommer le xviie  siècle le siècle de Louis XIV, car ce siècle était déjà illustre avant Louis XIV ; mais il en augmenta l’éclat et la grandeur.

Avant d’entrer dans ce brillant avenir, je crois à propos de dire avec quelque précision quel était en 1660 l’état de la langue et de la littérature française.

Il résulte, je crois, de ce qui précède, qu’on peut regarder la révolution opérée dans la langue comme l’ouvrage de deux sociétés distinctes qui se partageaient la société générale des femmes honnêtes.

Je vais y concourir pêle-mêle, qu’on me passe cette expression, la société dite des précieuses, et séparément la société choisie. Je parlerai d’abord du concours général.

Laissant donc à part la distinction des précieuses de bon et de mauvais goût, des précieuses de mœurs chastes et délicates, et des précieuses hypocrites ; les considérant ensemble confusément et comme de simples instruments de conversation quelconque pendant un demi-siècle, il est indubitable pour moi qu’elles ont puissamment concouru aux progrès de la langue, à son enrichissement, même à son épuration par la répudiation de mots grossiers qui étaient usités. Je considère les 800 précieuses ou alcovistes, dont Somaise a donné le nom et la demeure en 1661, comme 800 personnes académiques qui se partageaient en différentes sociétés mixtes de galanterie décente et de langage soigné. Qu’on se figure la multitude de tours, d’images, de mouvements qui ont dû naître de ces conversations, où les sens, l’imagination, le cœur, étaient en jeu ; où l’émulation de plaire et d’étonner excitait les amours-propres ; où la critique n’était pas moins exaltée par les rivalités que le besoin de produire par l’émulation de plaire ! Quelle académie a pu jamais faire pour la langue ce que fit cette ardeur générale de conversation ? L’académie était partout. Tout était académie : académie ne se bornant pas à lire, à écouter, à disserter ; mais académie en action, en inspirations, en conceptions, en création ; jugeant aussi, corrigeant, rebutant au moins les plus grosses erreurs de goût, et réprimant les écarts et les bizarreries.

Quelque mauvais que soit le goût de gens liés par une conversation habituelle, il faut qu’ils se forment un langage raisonnable, toute conversation est une épreuve par laquelle chacun essaie son langage à l’intelligence, au goût, aux affections des auditeurs ; là, ce n’est pas la critique qui éclairé, c’est l’impression que fait la parole sur ceux à qui elle s’adresse. C’est leur physionomie qui apprend si l’on est clair ou obscur, diffus ou laconique, naturel ou plat, élégant ou grossier. Là, l’émulation de plaire fait qu’on se reprend, qu’on se corrige à l’instant même qu’on est en faute, et que la leçon n’est pas sitôt donnée qu’elle profite. Sans doute des mots bizarres, des tours forcés, des locutions étranges, furent hasardés dans les premiers temps ; mais qu’importe ? Comme on se parle pour s’entendre, et que plus on est de gens à se parler, plus s’entendre est chose difficile, au travail de chacun oui succéder le travail de tous pour se faire un langage commun. Il en fut de la langue comme il en serait de la monnaie, si tout le monde avait la liberté d’en frapper : d’abord on en mettrait beaucoup de mauvaise en circulation, avec une certaine quantité de bonne : mais bientôt celle-ci aurait la préférence. De même, dans l’anarchie du langage, il s’introduit une multitude de locutions de mauvais aloi ; mais ce qui ne s’entendra pas, ce qui s’entendra difficilement, ce qui ne peut s’entendre avec convenance, sera bientôt mis au rebut. Voilà l’histoire de la langue dans les académies des précieuses.

Je passe au second travail dont j’ai parlé : celui de la société choisie, c’est-à-dire de bonnes mœurs, de bon ton, de bon goût.

Balzac, Pascal et Corneille avaient à peu près fixé la langue. Une langue est fixée quand elle se prête à tous les langages, à tous les tons ; quand elle peut fournir à toutes les parties de la littérature ; quand elle offre aux sciences une clarté parfaite ; qu’elle fait plus : qu’elle l’impose à tel point, que toute obscurité du discours est une faute qualifiée confie la langue. La langue, ai-je dit, était à peu près fixée ; mais les tons, les styles, les différentes formes du langage, ne l’étaient pas : ce fut l’ouvrage de la société polie. Par sa conversation, la vie sociale s’était perfectionnée ; les personnes s’étaient classées ; les sympathies d’esprit, de cœur, de caractère, même de conditions sociales, s’étaient rencontrées, reconnues, agrégées ; les existences se touchaient diversement ; les distinctions les plus faiblement marquées entre les personnes, mettaient des nuances dans leurs relations réciproques. De là naquit la diversité des tons, des styles, des formes de langage qui s’approprièrent à tous les usages de l’art de parler et de l’art d’écrire. Les grands écrivains eurent alors leur style propre ; de grandes et d’heureuses variétés de style charmèrent les esprits polis, surtout par leur appropriement aux choses, aux temps, aux personnes. Alors la langue suffisait à tout. Oui, avant 1661, avant les beaux temps de Boileau, de Racine, de Bossuet, les genres étaient démêlés dans notre littérature. Le goût avait déjà distribué aux arts, aux sciences, à la chaire, au barreau, à l’histoire, à la morale, à la poésie, à la scène comique, à la scène tragique, le ton, le style convenables à chacune de ces parties. Déjà on sentait la nécessité de s’exprimer comme il convient à la chose dont on parle, à celui qui en parle, à ceux devant qui on en parle. Descartes ne fit point entrer de poésie dans sa méthode ; Corneille point de métaphysique dans son théâtre. Molière ne mit rien de tragique dans ses comédies ; Corneille rien de comique dans ses tragédies, rien de tragique dans ses propres comédies. Molière même, à qui Boileau reprochait d’avoir partagé son talent entre Térence et Tabarin, entre Scapin et le Misanthrope, Molière n’a rien laissé percer de Sganarelle ni de Scapin dans Le Tartuffe et Le Misanthrope, ni des beautés sérieuses de ces deux chefs-d’œuvre dans les badinages de son théâtre.

C’est par cette distinction des genres et des tons que notre littérature acquit la pureté qui fit sa force et son élévation, et qui la distingua si honorablement de celle des autres nations.

De notre temps (de notre temps qui, selon les uns fait époque, et selon les autres lacune dans la littérature française) on pense que les genres en se démêlant se sont appauvris, que les tons en se soutenant se sont affaiblis. On veut, par exemple, qu’en démêlant les styles, la France se soit privée pendant près de deux siècles de la sagacité, de la naïveté et de l’énergie de Montaigne. Ne peut-on répondre que les qualités de Montaigne, en se distribuant entre La Bruyère, La Fontaine, Montesquieu et d’autres, ont acquis chacune un développement qu’elles n’auraient pas eu en lui ? Il en est des talents dans es lettres comme des professions manuelles : la division en amène la perfection. On ne peut disconvenir que les talents mêlés, qui se laissent aller à leur naturelle abondance, n’aient d’ordinaire plus de variété, plus de grâce et de charme ; mais on ne peut douter que les talents distincts ou qui savent se concentrer, ont plus de caractère, de vigueur et d’essor.

Je n’ai pas la présomption et la témérité de m’élever ici contre le retour de la littérature vers le mélange de genres, de tons et de style que l’on a regardé, du temps des précieuses et depuis, comme de la barbarie.

Aujourd’hui la séparation des genres dans les écrits littéraires est devenue à peu près impossible ; elle ne peut plus être une règle de l’art d’écrire, au moins une régie aussi sévère qu’avant la révolution. La raison de cette différence est que la littérature d’une nation est l’expression de ses mœurs.

Pourquoi les genres se démêlèrent-ils à la naissance de notre littérature sous Louis XIII et Louis XIV ? Pourquoi se remêlent-ils aujourd’hui ?

C’est que sous les deux rois que je viens de nommer, la France était gouvernée par des habitudes de respect, qui sont aujourd’hui perdues sans retour.

Quatre objets, qui se représentaient sans cesse aux yeux ou à la pensée sous la monarchie ancienne, et surtout dans la littérature, avaient fait contracter ces habitudes de respect : les femmes, les prêtres, les grands, les rois. Aujourd’hui, aucune illusion n’entoure ces objets du culte qui était autrefois général.

Les gradations des rangs qui procédaient du monarque, avaient produit celles du respect dans le langage des hautes classes, en avaient nécessité l’étude, en avaient amené le discernement et le tact, et avaient fait de ce discernement un point d’honneur et de bienséance.

Les formes usitées dans le langage des inférieurs envers les supérieurs étaient autrefois les seules qui fussent permises aux enfants en parlant à leurs père et mère. Cette habitude de respect a été remplacée, dans la famille, par la familiarité plus tendre, qui a autorisé le tutoiement réciproque entre les enfants et leurs parents.

Aujourd’hui Racine ne regarderait pas comme héroïque cette réponse de Porus à Alexandre qui lui demande comment il veut être traité : En roi . Ce serait peu demander aujourd’hui. Sous le règne de Louis XIV, c’était une grande prétention.

Aujourd’hui Racine ne mettrait pas dans la bouche d’un jeune prince déclarant son amour à une captive, cette humilité religieuse :

Peut-être le récit d’un amour si sauvage
Vous fait, en m’écoutant, rougir de votre ouvrage ;
D’un cœur qui s’offre à vous, quel farouche entretient
Quel étrange captif pour un si beau lien !…

L’adoration pour les femmes n’est plus assez exaltée, pour prêter à ce langage l’accent de vérité qu’il avait dans des temps de galanterie.

Des vers qui étaient entendus avec frémissement comme les blasphèmes d’un insensé contre les prêtres,

Les prêtres ne sont pas ce qu’un vain peuple pense,
Notre crédulité fait toute leur science.

attireraient aujourd’hui l’assentiment d’une multitude dégagée du respect qui alors était encore dans les âmes pour le sacerdoce.

Le respect de moins dans nos mœurs, le reste éprouve une détente qui se prête à tous les tons, à tous les langages.

La littérature anglaise n’a jamais présenté cette séparation des styles qui a été si rigoureusement observée en France, parce qu’elle n’a jamais connu comme les Français ce quadruple culte des prêtres, des grands, des rois et des femmes.

On pourrait croire que l’unité de ton était, au moins pour notre théâtre, la conséquence nécessaire de cette loi de l’art qui établissait l’unité de lieu, de temps, d’action :

Qu’en un lieu, qu’en un temps, un seul fait accompli
Tienne, jusqu’à la fin, le théâtre rempli.

En effet, on ne peut méconnaître la convenance de l’unité de ton dans une crise d’un moment, entre les mêmes personnes, dans un même lieu.

Mais renfermer l’espace accordé à une pièce de théâtre en du temps, en un lieu, c’est imposer une sujétion qui se conçoit mieux dans la littérature d’une nation alignée et symétrisée par des habitudes de respect que dans celle d’un peuple moins ordonné et à qui il prendrait de fréquents accès d’anarchie.

Revenons à l’état historique de la langue et des lettres à la fin de la 6e période du xviie  siècle.

La Bruyère qui a publié ses Caractères en 1687, mais qui a passé vingt années à les écrire, nous dit en peu de mots quel était l’état de la langue au milieu du siècle, à l’époque des Provinciales et des écrits de Port-Royal. « L’on est, dit-il, esclave de la construction ; l’on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase purement française. L’on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré, et que tant d’auteurs depuis eux ont laissé perdre. L’on a mis enfin dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont il est capable : cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit57. »

Ce n’est pas sans raison que La Bruyère dit : L’on a enrichi la langue de nouveaux mots. Les curieux qui font des recherches sur les locutions dont on veut nous persuader que le bon goût s’indignait du temps de Molière, sont fort surpris de rencontrer parmi ces locutions prétendues précieuses, une foule de mots qui sont aujourd’hui dans la bouche de tout le monde.

Le mot d’obscénité, rebuté par Molière, est aujourd’hui vulgaire. On voit dans la première lettre de Balzac à la marquise de Rambouillet, qu’il a le premier hasardé le mot d’urbanité, pour opposer un caractère de la civilisation romaine à l’atticisme qui caractérisait l’esprit des Grecs.

Le petit Dictionnaire des Précieuses de Somaise renferme, parmi une multitude de locutions rebutées, un grand nombre d’images qui, de son temps, étaient réputées précieuses, et qui sont aujourd’hui réputées justes et heureuses.

On réputait précieux ce vers de Corneille concernant le crime de Laïus, et la peine que les dieux en ont porter à ses enfants :

Et s’il faut après tout qu’un grand crime s’efface
Par le sang que Laïus a transmis à sa race

Sans doute il aurait fallu dire : par le châtiment des enfants de Laïus ! mais Corneille n’écrivait pas en prose.

On relevait aussi dans Corneille

Un concert éclatant de rares qualités.

On remarquait comme précieux dans un autre ouvrage : que Daphné avait toute son âme dans ses jeux ;

Dans un autre : qu’un malheureux avait le front chargé d’un sombre nuage ;

Dans un autre : qu’un grand homme voit les troubles des petites âmes du haut de sa vertu… qu’il échappe un sourire de son sérieux que la frayeur court dans une assemblée.

On lisait avec étonnement dans un autre ouvrage cette phrase : cet homme laisse mourir la conversation, cet autre la tyrannise.

On rejetait ici la turbulence de la cour ; ailleurs, une âme paralytique.

On consentait difficilement à entendre dire : cet homme-là est des gens de bon sens qui ne divertissent guère.

On souffrait à l’idée de revêtir ses pensées d’expressions nobles et vigoureuses, ou de voir quelqu’un pénétré des sentiments d’une personne.

Vomir des injures, qui est du même temps, était aussi réprouvé.

On souriait avec dédain à l’idée qu’on pût se permettre de dire : qu’une poésie est bien châtiée ; qu’un souris est fin, qu’un souris est amer ; qu’un mauvais poète est un bâtard d’Apollon ; que les peintres sont des poètes muets ; que le soleil est l’époux de la nature.

On trouvait ridicule qu’un amant dît à sa maîtresse : Je ne fais des vers qu’en rêvant, mais je vous aime avec étude et de tout mon sens. Enfin, on citait comme locution précieuse, cette modeste phrase : Je sais bien ce que je veux dire, mais le mot me manque.

L’usage, arbitre suprême entre l’innovation et la résistance de l’habitude, a consacré ces locutions.

Voici la liste des principaux ouvrages dont la France était en possession au milieu du xviie  siècle, quand le règne de Louis XIV a effectivement commencé.

Il existait un grand nombre de lettres de Sévigné, modèles de style épistolaire ; on en avait de son cousin Bussy-Rabutin, homme de mauvais cœur, de mauvais esprit, mais d’assez bon goût ;

En morale, on avait les nobles écrits de Balzac ;

En métaphysique, la méthode de Descartes ;

En didactique et en polémique, les Lettres provinciales ;

En critique, plusieurs bons écrits de Port Royal, la critique du Cid ;

En poésie, les belles odes de Malherbe, quelques ouvrages de Racan, de Segrais, de Benserade ; les chefs-d’œuvre de Corneille, Le Cid, Les Horaces, Cinna, Polyeucte, La Mort de Pompée, Le Menteur, Rodogune.

Nous avions plusieurs comédies de Molière :

Plusieurs ouvrages de La Fontaine.

Ce n’étaient pas encore les chefs-d’œuvre de ces deux poètes, s’en étaient les prémices.

Telles étaient les richesses qui entouraient la naissante autorité de Louis XIV, en 1661.