(1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »
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(1904) Prostitués. Études critiques sur les gens de lettres d’aujourd’hui « Chapitre X. Les sociales »

Chapitre X. Les sociales

[Émile Zola]

Cette affaire Dreyfus7 est un vomissement. Je ne parle pas des bourreaux et de leurs aides, ni des hommes politiques, ces lâches professionnels : un pareil tas d’immondices est au-dessous de la parole. Mais, dans le bataillon même des sauveteurs, un seul homme s’est révélé : Picquart. Quand on a salué celui-là, il ne reste qu’à tourner le dos aux autres ou à sourire de pitié.

Le protagoniste du drame, Alfred Dreyfus, s’est montré effroyablement inférieur à sa destinée. Pauvre soldat incurable, auquel nul spectacle et nulle souffrance ne purent être éducateurs. À peine débarrassé, et provisoirement, de la livrée du bagne, son geste hâtif d’esclave le recouvrait de la livrée de la caserne. Il fut devant les généraux un capitaine ankylosé dans je ne sais quelle attitude réglementaire, au lieu de se dresser en face de ces mannequins, homme dont l’haleine vivante fait trembler les apparences. Jamais, en le regardant, nous n’avons eu la joie de dire : Ecce homo ! La victime était faite de la même boue que les bourreaux, et la déesse Douleur fut impuissante à insuffler en cette fange militaire une âme.

L’affaire est finie, bien finie. Celui qui souffrait injustement ne souffre plus et il n’est pas assez haut pour qu’on parvienne à faire un drapeau avec « cette pauvre loque humaine ».

Pourquoi Zola recueille-t-il en volume ses articles sur « l’affaire » ? Désir de ne rien laisser perdre, sans doute, et inconscience vaniteuse, et manie du document.

Dans la première période, grâce à l’entêtement qui est le fond de sa nature, Zola nous émut par une apparence de bravoure. Mais au moment de sa fuite il devint indifférent et, plus tard, ses bavardages de revenant le rendirent ridicule. Je sais bien les raisons de tactique dont il essaie d’excuser, d’expliquer et parfois de magnifier son éloignement. Les mêmes raisons ont-elles produit le moindre effet sur Picquart ? Ah ! celui qui n’a pas senti, à la première idée de départ, une répugnance invincible, un soulèvement de tout lui que nul raisonnement n’apaiserait, n’avait pas l’âme courageuse. Dès lors qu’il consentait à délibérer, il était perdu. Et pourtant, si bassement utilitaire qu’on soit, comment ne point comprendre, en de telles heures, qu’une attitude simple et sans défaillance importe mille fois plus que toutes les habiletés procédurières.

Le jour où tout semblait fini par l’acquittement d’Esterhazy, Zola fut celui dont la vaillance inattendue effare la marche brutale et tranquille des puissances. On eut raison d’applaudir son acte révolutionnaire. Mais le geste était supérieur à Zola, dépassait Zola, comme ce mot qu’il dit inattentif à la cour d’assises : « Je ne connais pas la loi. » Le prétendu révolutionnaire ferma les yeux, terrifié par la belle lumière antisociale que la Parole venait de faire en lui et autour de lui ; il s’excusa, tremblant comme un enfant dont la main a tourné, machinale, un bouton quelconque et qui voit les ténèbres soudain s’éclairer. Il balbutiait une naïveté et une pauvreté, le mot qui aurait pu dire tout le dédain de l’homme qui pense pour la société, la plus brutale des forces naturelles.

Il la connut infiniment trop, la loi, et aussi la procédure, celui que ce verbe inspiré aurait dû transformer. Il ne fut pas longtemps le révolutionnaire de J’accuse. En assises, au lieu de la fierté du champion de la justice, il montra la vanité de l’homme de lettres et la flagornerie de l’accusé. Il alla jusqu’à dire aux douze imbéciles que le hasard appelait à juger : « Vous êtes le cœur et la raison de Paris. »

Sauf sur un point d’histoire, son cœur et sa raison à lui étaient d’accord avec le cœur et la raison des douze. Il était sincère, ce défenseur fortuit de la justice, quand il proclamait : « Votre très légitime inquiétude est l’état déplorable dans lequel sont tombées les affaires. » Les affaires, dans la pensée de ce bourgeois comme dans celle des douze autres, voilà le dieu légitime qui mérite toutes les adorations et toutes les immolations. Le Figaro l’abandonne, et lui ne s’indigne pas ; il comprend : « J’admets très bien, pour un journal, la nécessité de compter avec les habitudes et les passions de sa clientèle. » Quoi, même lorsqu’il s’agit de ce qui apparaît à tes yeux naïfs la grande bataille de ton siècle, tu admets qu’on sacrifie la justice à un intérêt personnel et que, s’étant jeté volontairement dans la lutte, on s’enfuie à la pensée du risque, abandonnant sans armes ses compagnons de combat. Ah ! bourgeois, tu admets bien des choses. Ici tu admets la lâcheté, tout simplement. Ailleurs, tu admets et tu admires le « noble amour de la patrie ». Tu admets aussi que notre honneur dépend d’autrui. Tu reproches à ceux de Rennes de n’avoir pas rendu « l’honneur » à Dreyfus. Ta voix est pleine de larmes quand tu parles de son « déshonneur légal ». Tu voudrais faire cesser « cette iniquité dernière ». Tu t’inclines donc, pensée lâche, devant la justice des juges ; et leurs paroles, même quand plus rien de matériel ne les sanctionne, te paraissent dignes d’autre chose qu’un haussement d’épaules. Socrate te paraît-il moins honorable que Calas le réhabilité — et voudrais-tu laver Jésus, comme Lally-Tollendal, de son « déshonneur légal » ?

Ô pensée restée puérile et qui s’amuse, jusque dans la vieillesse, aux plus naïfs enfantillages…

« Aujourd’hui encore, dis-tu, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur. » Tu consentirais donc de nouveau à la honte de cet honneur légal, tu consentirais donc de nouveau à porter la marque rouge des généraux et des juges de conseils de guerre. Ah ! pour toi non plus, la vie ne fut pas éducatrice. Dans quelques années, si on oublie qu’un jour tu fus brave, si on te pardonne d’avoir fait une fois un geste de virilité, nous te verrons, vieillard qui bave de désir devant tous les hochets, recommencer à mendier le suffrage d’Albert Vandal et de Jules Lemaître.

Car tu as toutes les vanités éblouies de l’enfance. Les événements auxquels tu es mêlé te paraissent extraordinaires et le geste de ta main te cache l’univers. Tu t’occupes de l’affaire Dreyfus ; aussitôt l’affaire Dreyfus devient « un drame géant » qui te « semble mis en scène par quelque dramaturge sublime, désireux d’en faire un chef-d’œuvre incomparable ». Les lettres de Dreyfus, lamentations monotones d’un enfant qui souffre sans comprendre et d’un bourgeois qui, lui aussi, se sent diminué par « le déshonneur légal », te paraissent « admirables ». Tu t’écries : « Je ne connais pas de pages plus hautes, plus éloquentes. C’est le sublime dans la douleur, et plus tard elles resteront comme un monument impérissable ». Mais voici que le grand écrivain inattendu entre, « auguste, épuré désormais, dans ce temple de l’avenir où sont les dieux ». Personne encore n’est « monté plus haut dans le respect et dans l’amour des hommes ». Car, pendant tout le procès de Rennes « le destin s’accomplissait, l’innocent passait dieu ». Et le mot dieu est employé dans un sens précis, puisque tu compares, naïf, « la religion de l’innocent » à « la religion du Christ ». Même la religion de l’innocent, innocent toi-même, te paraît singulièrement supérieure, car celle de Jésus fut longue à prendre, mit « quatre siècles à se formuler ». Et tu vois dans l’avenir « toutes les générations à genoux et demandant à la mémoire du supplicié glorieux le pardon du crime de leurs pères ». Tu n’as même pas l’air de te douter que, s’il fallait rester à genoux une seconde pour chacun de ceux que des juges firent souffrir injustement, on ne se relèverait pas de toute la vie ; et, à l’heure de la mort, on aurait à peine commencé l’œuvre de réparation.

La Vérité en marche, pauvre livre de bourgeois vaniteux et d’enfant ébloui aux moindres lueurs, finit par les ineffables articles sur François Zola. Pour un effet de polémique, Judet ignoblement avait insulté un mort. Il avait inscrit sur une pierre tombale, parmi des vérités indifférentes depuis cinquante ans, des mensonges infâmes. Et le fils du mort, imbécile scientifique, étranger à toutes les vraies fiertés et à toutes les délicatesses morales, s’attarde indéfiniment à instruire le procès de son père. Il fait des découvertes navrantes, et il les publie. Il dévoile également les travaux têtus de François Zola et « son heure de folie ». Et il rabâche indéfiniment, enfant qu’on voudrait gifler : « Tel qu’un refrain, je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit. Comment m’expliquera-t-on cela, et n’est-il pas de toute évidence que mon père avait justifié sa conduite et qu’il ne restait rien de ce qu’on avait eu peut-être à lui reprocher ? » Il ne sent pas, l’inconscient, que sottise et maladresse peuvent aller jusqu’au sacrilège et que ses doigts grossiers salissent la mémoire de son père.

[Comtesse Mélusine]

La comtesse Mélusine est un ange tombé dans une bavarde. L’ange doit souffrir beaucoup. Il recommande : « Dites donc en peu de mots l’essence même des idées ». Et il explique gentiment : « L’oreille, comme l’œil, apporte au cerveau des sensations d’autant plus précises que le caractère écrit, la ligne tracée ou l’exclamation prononcée sont plus synthétiques. » La bavarde n’entend pas, — heureusement. Si elle entendait, elle répéterait en cent pages les trois lignes substantielles.

Ô bavarde, je ne vous pardonne point d’avoir délayé aux huit cent dix pages de l’Initiée les propos de l’ange et transformé en ronron endormeur le rythme vivant de sa parole. Je ne vous pardonne point vos périphrases à longue traîne ni les interminables et pédantesques discours dans lesquels vous noyez les idées les plus belles avec les plus indifférentes banalités. Je ne vous pardonne point, parleuse intarissable, les étourderies et les la palissades où vous tombez. Je ne vous pardonne pas non plus l’encombrement presque toujours déplaisant, souvent incorrect, de la phrase. Oui, je vous garde rancune : vous êtes, ô bavarde, ô pédante, ô étourdie, l’assembleuse des nuages qui décourageront presque tous les regards, les empêcheront de pénétrer jusqu’à l’ange et d’apercevoir son noble flambeau.

Car votre esprit, Mélusine, est une clarté adorable et le feu auquel il s’allume est la plus noble des âmes. Vous condamnez de très haut toute notre société fondée sur « le mauvais principe de la subordination ». Vous bafouez la science officielle, pauvre vieille toute courbée vers la terre et dont les doigts sales, tremblants et ridicules s’appliquent aux minutieux procédés qui font triompher les « industries manuelles ». Vous méprisez notre « paganisme philosophique » qui, oubliant le centre unique de notre âme, se perd dans la divergence inexpliquée des rayons et ne sait, grotesque collectionneur, que classer et étiqueter « les phénomènes de la volonté, de l’amour, de la mémoire ». Vous souffletez les officiels de la religion, aussi ignorants de « la doctrine de Jésus » que nos francs-maçons de « celle de Pythagore, d’Hermès ou des maîtres de la Gnose ». Vous reculez d’horreur devant notre charité « scientifique » habilement organisée par des gens « qui connaissent la valeur monétaire de la philanthropie » et devenue une fructueuse « opération industrielle ». Vous êtes écœurée devant cette hypocrite exploitation du pauvre, l’assistance par le travail, comme devant « cette institution indiscutablement néfaste qui s’appelle le bureau de bienfaisance », et vous raillez, douloureuse, « toutes ces risibles parodies de la charité ». Vous constatez, ange triste, que « les mêmes instincts se trouvent dans le cœur de l’opprimé et dans celui de l’oppresseur ». Et cependant, ange vaillant, vous ne désespérez pas de les sauver l’un et l’autre.

Vous savez l’erreur de ceux qui nous proposent le salut et qu’ils se trompent sur le but comme sur les moyens. Nos socialistes veulent faire progresser les machines et « perfectionner les tourments de l’enfer ». Ils ne songent qu’à nous courber davantage vers la terre en nous alourdissant, nous, à qui notre pauvreté permet encore l’habitude droite et les regards dirigés vers le ciel, d’autant de besoins misérables que les riches. Et cette transformation abominable, ce vautrement dans le bourbier d’un luxe égal, la plupart veulent les obtenir par la force. Vous voulez, vous, que nous songions surtout aux vrais biens. Pour la vie matérielle, il suffirait de se rappeler « la loi de fraternité que, seule, pourra réaliser la mise en commun » des indifférentes richesses d’en bas. Mais, communiste et non collectiviste, vous rêvez de nous arracher à « l’âge des contraintes que nous traversons ». Et vous comptez y arriver, ange optimiste, en enseignant à cinquante enfants — peu de levain pour beaucoup de pâte alourdie de beaucoup de fange ! — la véritable philosophie.

Pardonnez-moi, ange, si je vois les choses en homme, si je n’espère rien pour le « collectif », si je me souviens que le salut individuel est seul possible et que nul n’est initié que par lui-même. Une philosophie reçue docilement n’est plus une philosophie et un perroquet qui récite l’Évangile n’est pas le Verbe. Dans le cadavre lui répète, la pensée devient une morte et on n’enseigne point le rythme libre de la vie.

Vos moyens sont aussi absurdes que ceux que vous condamnez. Du moins, ils sont, pour un travail impossible mais noble, des instruments fragiles mais nobles. Tout en secouant à vos paroles enthousiastes une tête sceptique, j’aime votre pensée et le sentiment d’où elle jaillit. Ange naïf, vous êtes beau : c’est l’important.

Plus que les autres réformateurs, les antisémites vous paraissent approcher la vérité. Il vous arrive, ange vraiment trop naïf, d’appeler Édouard Drumont, juif en chef de l’antisémitisme, « le prophète contemporain » et de le compter « parmi les héros auxquels la couronne de gloire sera remise par les anges au jour bienheureux du festin mystique ». Mais votre antisémitisme n’est pas le sien. Vous n’aimez pas les brutalités, les haines personnelles, les proscriptions inutiles. Vous prêchez « l’antisémitisme moral ». Votre cri de guerre est admirable : « À bas l’or ! ». Vous vous attaquez au sémitisme de nos cœurs. Vous nous dites avec une sévérité trop justifiée : « Vous vous refusez à compter parmi vos frères » les juifs « et vous prodiguez votre vénération à leurs idées et à leur morale ». Combien, parmi nos antisémites catholiques, comprendront comme vous les paraboles évangéliques et le « pieux dédain des biens et des richesses » ?

Loin d’être restés pauvres d’esprit, ils proclament, ces juifs de cœur, aussi haut que leurs frères reniés, les israélites de naissance : Que l’industrie soit ! « Assoiffés du désir de toutes les possessions », ils ont le même goût « pour tout ce qui est luxueux, riche, vite réalisé ».

Soyez remerciée, Mélusine, pour les profondes joies que vous m’avez données. Votre critique d’aujourd’hui est juste comme la lumière. Vos espoirs pour demain sont irréalisables et vos moyens puérils ; mais, si vous confondez, ange enfant, le rêve avec la vie, du moins vos rêves sont des sourires de beauté et dissipent les songes des réformateurs vils, cauchemars écrasants pour tout esprit un peu noble. Vous savez quels sont les vrais biens ; vous connaissez l’emplacement réel du paradis et le chemin qui y conduit. Votre erreur est de croire que le sentier raide et étroit peut donner passage à la foule. L’exode, ô Mélusine, chaque fois qu’on l’a tenté, est devenu, sous le nom de révolution, une chute grouillante et lourde, une rouge avalanche humaine. Mais votre erreur est belle comme celle de Jésus et de Tolstoï. Malgré tous ses défauts, j’aime votre livre. Il donne à qui sait lire la joie du plus merveilleux des spectacles : l’allure libre d’une de ces âmes philosophiques qui — dit à peu près Platon — savent porter avec grâce leur manteau de lumière.

[Laurent Tailhade]

Je salue en Laurent Tailhade le moraliste parnassien.

Il y a une morale parnassienne, comme il y a une morale romantique et une morale classique. La morale est l’autre face de l’esthétique. Elle est l’esthétique du geste ; toujours elle exige « que le geste soit beau ». Mais nos opinions sur la beauté sont diverses. La morale du boutiquier approuve le geste utile, comme son esthétique admire un canal ou un chemin de fer. Avant que d’écrire ou d’agir, le classique apprend à penser, et geste ou parole lui semblent beaux qui expriment directement et clairement le pouvoir absolu de la raison. Morale romantique, tu es le triomphe joyeux et hurlant du passionné et de l’excessif. Le Parnasse, réaction contre le romantisme, revient vers le classicisme ; mais il reste superficiel. Prenant pour laideur toute beauté expressive et insoucieux de régler ou d’exalter le dedans, il aime dans le geste, non ce qu’il peut révéler de calme noblesse ou de générosité fougueuse, mais la seule beauté précise et presque immobile de la ligne. Il est très exigeant pour l’extérieur, qui seul lui importe et, si l’agitation romantique et le tremblement énorme du panache le font sourire, la raison classique lui semble manquer un peu de relief.

En morale comme en critique, le classique estime ou blâme. Le romantique s’extasie ou s’indigne, « admire comme une brute » ou brandit un fouet ivre. Le parnassien, qui a peu de motifs d’agir, est surtout un puriste et un abstentionniste ; il dit des mépris en ironies savantes et aiguisées. L’expression claire suffit au classique. La phrase romantique se gonfle de passion, s’agite en violences, éclate de couleurs ; mais toujours, même lorsqu’elle hurle les pires souffrances ou rugit les plus extrêmes colères, ses harmoniques disent la joie de ne point parler bourgeoisement. Le parnassien est un pharisien ; lui aussi se satisfait à se sentir différent ; il jouit de l’impeccabilité et du relief de sa correction et son expression cherchée laisse voir ce plaisir vaniteux.

La syntaxe de Laurent Tailhade est d’un dessin net et arrêté. Sa simplicité presque classique ordonne en harmonie la richesse laborieuse et composite du vocabulaire. Les mots sont extraits de partout, du vieux français, des dialectes occitans, du latin surtout. Quelquefois, Tailhade pille trop à la fois, se pare de trop de strass différents, s’applique trop à nous paraître « quelque chose d’estomirande qui, tout d’abord, fait issir dans les entrailles une copieuse vérécundie ». Le plus souvent, son opulence artificielle, et prétentieuse un peu, ne nous choque pas, nous amuse plutôt par l’habileté précieuse avec laquelle les cailloux jolis sont taillés, tels des diamants. Comme Banville, Tailhade est un parnassien fantaisiste parce qu’il est un romantique impuissant : il remplace par de l’étrangeté qui s’amuse et qui veut étonner, la couleur et l’abondance spontanée qui lui manquent. Cet occitan agressif est un romantique par l’élan intérieur ; la mode du jour et la pauvreté de sa nature le retiennent parnassien. Chez lui, morale et esthétique sont d’accord avec la faiblesse roidie du tempérament, en lutte avec le désir profond et inavoué. Une des rares phrases mal faites qu’on rencontre dans ses livres vante chez je ne sais plus quel écrivain « une verve amère dont le contour un peu sec de sa phrase permet de savourer toute la cruauté ». Savez-vous pourquoi, à cet instant, la métaphore titube un peu ? C’est que Tailhade ne songe guère au monsieur quelconque qu’il loue. Il songe à Tailhade et, par une illusion facilement explicable, donne comme une seule et même chose ce qu’il voudrait avoir et ce qu’il a réellement. Il n’a pas la verve, puisqu’il n’a ni abandon ni abondance généreuse. Il a la cruauté, l’ironie calculée. Il n’a jamais la joie des larges mouvements et de l’irrésistible puissance à demi-consciente. Quand il la poursuit, c’est une course après la verve, une course épuisante et immobile de cauchemar. Mais il a souvent le plaisir adroit et haineux de sentir que son épée empoisonnée vient de glisser, précise et meurtrière, au défaut de la cuirasse.

La folie romantique est contagieuse ; elle enlève une foule plus facilement que la sagesse classique. La froideur parnassienne, même quand elle recouvre le néronisme d’un histrion impuissant, reste distinguée et inspire aux foules un respect étonné et hostile. Un homme d’état est classique ; un tribun est romantique ; à moins d’un très grand effort commercial, l’orateur parnassien ne sera qu’un conférencier pour lettrés et pour snobs. Il pourrait être aussi un procureur de la république et de l’échafaud avec sa phrase qui tombe de haut comme le couperet de la guillotine et qui, comme lui, est froide, polie et coupante.

Le jury acquitte souvent les crimes passionnels. Pourvu que l’avocat vibre, les bons boutiquiers qui sont venus au Palais un peu comme à un devoir et un peu comme à un plaisir ; un peu comme à leur boutique, mais un peu comme au théâtre ; disposés sans doute à défendre la chère société faite à leur ignoble ressemblance, mais prêts aussi à applaudir l’acteur habile, oublient un instant leur morale utilitaire, se laissent entraîner à l’ivresse romantique. Le parnassien condamnerait un geste qui manqua de mesure et il méprise « ces meurtres conjugaux dont l’abomination démodée fit les beaux jours des palabres romantiques ».

La conduite de Morny fut d’ordinaire parnassienne. Un jour, cependant, M. le duc s’oublia à quelque romantisme : il sortait peut-être de relire Marion de Lorme et, dans la courtisane, ne voulut voir que la femme. Tailhade ne lui pardonne point ce mouvement : « Quand le duc de Morny offrit son bras à Cora Pearl, pour entrer au Casino de Baden, dont on lui refusait l’entrée, le duc de Morny se comporta comme un goujat véritable. » En 1860, sous le règne de la morale romantique, on trouva son attitude « chevaleresque ». Je l’approuve aussi, malgré toutes les foudres de Tailhade, peut-être par un reste de romantisme, plutôt, je crois, par mépris pour les gens qui fréquentent les casinos : de quel droit ces grecs et ces mondains repoussent-ils leur sœur la courtisane, et quelle étrange présomption peut bien leur persuader qu’ils lui sont, en quoi que ce soit, supérieurs ?

Mais le parnasse est aristocratique plus que noble ; son impassibilité ordinaire est faite d’élégance, non de stoïcisme et son dédain, qui s’arrête aux extériorités, condamne les manières et ignore les âmes.

Tailhade reproche volontiers à notre époque « son absence totale d’aristocratie ». Ses paroles pardonnent presque à la guerre d’autrefois et, au fond, son cœur l’aime, car les anciens soudards « n’intégraient point sans quelque désinvolture cette besogne édifiante » et « elle n’allait point sans les beaux faits d’armes, les grands coups d’épée, les actes justifiant l’attitude et la valeur excusant le panache ». Aujourd’hui, elle lui apparaît tout à fait condamnable parce que sa laideur éternelle s’est extériorisée : « Elle sent la gamelle et la buffleterie des bas officiers, l’amour ancillaire d’une populace de Gothons en extase devant le caporal ignominieux. » Il y a, paraît-il, un parti politique « où les professeurs d’élégance oublient de saluer sur le terrain un adversaire qu’ils jugent pourtant digne de croiser le fer avec eux » ; et Tailhade s’irrite contre ces vilains « à qui mesdames leurs mères, trop occupées de leurs confitures et du point de sel à mettre dans le pot, n’eurent guère le temps d’apprendre le bel air des choses ». Si l’article de quelque journaleux injurie, le lendemain d’une rencontre, l’adversaire de la veille, le moraliste parnassien s’émeut tout à fait devant tant d’inélégance : « Voilà qui mérite non le dédain ni l’ironie, mais les châtiments corporels dont il sied de punir une insolence de laquais. »

Voyez, d’ailleurs, où s’adressent tous ces aristocratiques mépris. Ils vont au christianisme « inventé par les esclaves », au christianisme qui a « ravalé jusqu’à la plus honteuse barbarie le monde gréco-romain, effaçant tout vestige de raison et de beauté » ; au christianisme qui a « posé sur l’univers, comme une chape de plomb, son manteau de folie et de laideur ». Je soupçonne Dante, en effet de n’avoir rien de parnassien et Polyeucte, renversant les idoles, manque vraiment de tenue. Ils vont encore, ces dédains olympiens, à toutes sortes de gens qui, la plupart, méritent le mépris de plusieurs façons. Mais c’est pour quelque raison tout extérieure que Tailhade les abhorre : pour leur inélégance, pour leur « odeur d’humanité peu lavée » ou pour leur « pieds hydrophobes ».

Il reproche sa goutte et sa fistule plus que ses vers au « suave Coppée un peu sourd et gâteux avec largesse », à « Coppée à qui ses infirmités et sa haute dévotion impartirent le sobriquet d’anus dei ». — Les sophismes éhontés de Charles Maurras le dégoûtent moins que sa « surdité cancéreuse et la sanie fétide qui découle de son nez ». — Si Barrès, a lieu d’être « laid, cagneux et mal bâti », ressemblait à Apollon, et si, au lieu d’être lâche bassement, il montrait, comme d’autres canailles, quelque jolie bravoure extérieure, Tailhade ne verrait peut-être plus sa nullité intellectuelle et son infamie morale. Car ce sont les « charmes » physiques de Barrès qu’il vitupère à plusieurs reprises : « son dos circonflexe, sa voix dure et sèche d’eunuque, sa jaunisse d’envieux… ses dents à pivot, son air emprunté de cuistre qui met pour la première fois les pieds dans un salon ». Et il reprend ailleurs : « Cheveux plats de sacristain, nez crochu, oreilles telles un rebord de pot de chambre, avec je ne sais quoi de godiche et de constipé qui fait songer à un fœtus en rupture de bocal. »

Même quand il s’agit de « Drumont, entrepreneur de mensonges, fauteur d’assassinats et pasteur de solécismes », notre moraliste descriptif lui reproche surtout « sa face d’égoutier » et une barbe « hospitalière » qui, paraît-il « consternera d’envie, parmi les bienheureux, le pédiculaire Benoit Labre ». Il est surtout « Drumont-le-Vermineux » et on lui en veut, plus que de tous ses crimes, de ce que « petit employé de l’Hôtel de Ville en 1867, il a gardé la crasse insaponifiable des bureaux ».

Je n’ai regardé jusqu’ici que le Tailhade déjà ancien qui soignait sa tenue. Il a fait, depuis, le grand effort commercial et déformateur. Il est le soldat soldé d’un parti. Du Parnasse il est descendu dans la boue de l’Action quotidienne et collective.

Notre beau libertaire s’associe aux expéditions glorieuses où l’on fait taire « au nom de la loi » un à homme « non autorisé » à parler. Trop occupé sa besogne de policier, le vaillant anarchiste fabrique à la grosse des articles dont il n’a pas le temps de relire toutes les phrases. Il lui arrive de cacographier comme un chef de la sûreté ou comme un pur journaliste. Dans l’Action du 25 juin 1903, il écrit ces lignes qui pourraient être de M. Goron, de Saint-Georges de Bouhélier ou même de mon ami Jean-Bernard : « À part l’escarbot merdivore, à part les saints déjà nommés, nul être humain ne barbota dans la crotte avec de pareilles délices. » Certes quand je cite de telles phrases chez Saint-Georges de Bouhélier c’est pour faire connaître par des exemples la manière ordinaire de mon auteur ; ici, je ris d’un accident plutôt rare, mais qui ne serait jamais arrivé au Tailhade ancien. Le Tailhade actuel, dans sa précipitation, oublie quelquefois qu’il sait le latin et même le français.

Si son noble effort commercial a rendu sa phrase moins sûre, en revanche elle l’a doué d’un mérite dont je le croyais incapable, la souplesse oratoire. Né pour amuser les lettrés et pour faire jouir les poètes, voici qu’il obtient les applaudissements des francs-maçons.

Depuis quelques années, nos intellectuels, croyant peut-être comme les écrivains russes aller au peuple, vont aux diverses populaces qui votent. Jules Lemaître est devenu un frère prêcheur ; Laurent Tailhade, un f.*. orateur.

Dans ses Discours civiques, la phrase, d’un rythme souvent admirable et qui toujours s’admire, s’étale comme une queue-de-paon. Elle porte le coloriage amusant de nombreux latinismes. Diverses éruditions y doivent faire bâiller la colonne du Nord et la colonne du Midi. Mais les lumières de l’Orient brillent d’enthousiasme et s’étonnent qu’avec tant de grâce on porte tant de science. Les lumières de l’Orient sont naïves et ne soupçonnent jamais que les poids soulevés par un hercule de loge puissent être du carton peint en fer.

Autant que par ses pédanteries, Tailhade éblouit ces pauvres gens par ses prétentions aristocratiques. Il a, ce noble individualiste, tous les snobismes sociaux. Il ne sait même pas mépriser d’une façon qui ne soit pas méprisable. Ses dédains les plus justifiés portent toujours avec eux un relent de bourgeoisie vaniteuse et c’est souvent M. Jourdain qui parle par la bouche grandiloque du prétendu anarchiste. Il regarde de haut dans les juges qui le condamnèrent des « bourreaux mal appointés ». Ces robins jaloux lui en veulent, M. de Tailhade l’affirme, pour la noblesse de sa naissance et de ses manières. Ils « ne peuvent endurer un citoyen né, comme eux et plus qu’eux, au sommet de l’échelle sociale… » De telles phrases font grand plaisir à qui les prononce et parfois elles appellent les applaudissements. De telles mœurs vaniteuses me paraissent de bonnes mœurs oratoires. Combien de bons yeux naïfs doivent s’écarquiller pour apercevoir là-haut, « au sommet de l’échelle sociale », le f.*. orateur.

Le f.*. orateur est d’ailleurs charmant. Il arrive toujours les mains chargées d’un bouquet d’espérances, fleurs de papier qu’il croit peut-être vivantes, que dans tous les cas il affirme vivantes. Il annonce, avec des accents de prophète idiot ou de charlatan roublard, que bientôt tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes. Sa phrase puissante va jusqu’à rajeunir la terre, à condition que cette vieille vieillisse encore un peu. Il proclame prochaine l’époque où montera vers le soleil « avec les chœurs et les parfums de Cybèle rajeunie, la pieuse allégresse du banquet où l’Homme, à jamais débourbé des dogmes et des lois, communiera, dans une agape généreuse, avec l’humanité ». Et l’idéal magnifique que Tailhade nous propose n’est pas difficile à atteindre. Peut-être M. Combes sera-t-il un pasteur suffisant pour nous conduire à la terre promise. Car, — Tailhade n’en doute pas, ni vous non plus, je suppose, — « le surnaturel en fuite, la misère disparaîtra bientôt ».

Très oratoire aussi, la simplicité agressive de son esprit. Quand l’individu est mort qui combattit le mal social, les puissants s’emparent de son nom, et ils faussent et tordent sa pensée jusqu’à s’en faire une couronne. Il n’y a pas d’exemple d’une gloire populaire qui ne soit devenue la proie des puissants. Leygues, tyranneau de la pensée, et Hanotaux, valet du bourreau Abdul-Hamid, ne furent-ils pas les loueurs officiels de Victor Hugo, âme sans générosité certes, mais verbe toujours prêt à combattre pour les libertés et à défendre les peuples opprimés ? Volontiers Tailhade tomberait dans la sottise de vilipender le poète, uniquement parce que des politiciens le vantèrent. Il méprise Jeanne d’Arc dès que les patriotes vomissent sur elle leurs louanges et, puisque les clergés actuels se réclament du nom de Jésus, il oublie que Jésus vivant fut l’ennemi des clergés et de toutes les organisations oppressives. Au lieu de délivrer d’une parole vaillante et juste l’Individu prisonnier apparent des sociaux, il l’insulte pêle-mêle avec eux. Sa phrase, grossière et enfantine comme un franc-maçon, est parfois, aussi injurieuse à Jésus que le crachat d’un juif du peuple, le soufflet d’un soldat ou l’existence d’un prêtre.

Malgré les surcharges et les arabesques d’un style vaniteux, Laurent Tailhade, je l’avoue, est aujourd’hui un orateur. Ses rythmes, toujours vivants, dansent parfois avec des grâces prétentieuses, parfois se précipitent hostiles et aveugles sur tout ce que le hasard dresse devant eux. Et toujours la pensée qu’ils portent comme une fleur ou comme une arme est oratoire par sa pauvreté sans nuances, par sa simplicité vide, par sa banalité bourgeoise ou populaire.

[Anatole France]

« Je me suis toujours incliné à comprendre, dit M. Bergeret, et j’y ai perdu des énergies précieuses. Je découvre sur le tard que c’est une grande force que de ne pas comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans une mansarde. »

Fuyant M. Bergeret, vous les prenez donc pour « des énergies précieuses », les basses avidités ouvertes vers les misérables et fangeux royaumes qui sont de ce monde — Votre intelligence vive, alerte, capable de tout comprendre successivement, inégale à la vue synthétique qui seule donne la sérénité, hésite entre Spinoza qui put tirer de ses richesses intérieures un univers harmonieux et le pauvre Napoléon dont l’Europe conquise ne remplissait pas le vide décidément incurable. Vous y voyez mal, M. Bergeret, et vous demanderiez pour vous le supplice d’une Danaïde qui fait passer des fleuves par son tonneau sans fond plutôt que la destinée aimable de l’enfant dont la moindre fontaine remplit l’urne légère.

Fuyant M. Bergeret, tu crois peut-être m’échapper en souriant. Mais je sais le sens complexe de ton sourire.

Quel rhéteur naïf soutiendrait encore après t’avoir lu que l’ironie veut faire entendre uniquement le contraire de ce qu’elle dit ? Sous les reflets trompeurs de ton ironie, la lettre vit d’un peu de l’esprit et l’esprit s’alourdit d’un peu de la lettre. Délicieux M. Bergeret, ta phrase ne méprise pas tout à fait Napoléon quand tes mots le glorifient. Et la preuve c’est que malade des petites vanités de nos petits Napoléons, tu as fait, tout comme Hanotaux, le nécessaire pour être de l’Académie française. Te dirai-je ma pensée entière, séducteur que quelques-uns proclament divin parce que tu es féminin, toi dont la langue lumineuse fait rêver de loin aux splendeurs de Platon et qui, regardé de près, n’es plus que madame Renan ?…

Renan diminué, Renan plus joli, Renan de salon, Renan journaliste, ô gracieux Renanet, tu as plus de vanité intellectuelle que de joie intellectuelle. Frôleur d’idées, faiseur d’idées demi-vierges, tu ne fécondas jamais aucune de tes épouses d’une heure. Quand tu couches avec la blonde, tu songes à la brune ; et tu te prouves ingénieusement que la belle est laide ou que la laide est belle.

Seules, les nobles constructions équilibrées donnent la joie qui dure. Tu es incapable de construire. Tu es le voyageur inquiet et amusé. Tu es la faculté de comprendre un peu, toujours assez pour sourire, jamais assez pour t’arrêter.

Nous aimons en toi notre Voltaire, clair, rieur et superficiel. Tu es un rapprocheur de petits détails étonnés. Mais ce jeu ne donne qu’un plaisir bien court. Et il faut l’aiguiser de malice. Il te faut surtout que des spectateurs soient là, souriant avec toi, un peu complices de tes plaisanteries. Tu ne jouis pas de la pensée : tu jouis un peu de l’espoir et du désir de la pensée ; tu es heureux surtout de voir que nous croyons à tes bonnes fortunes. Tu affiches, don Juan de parade, des conquêtes que tu n’as point faites. Partout tu as coquetté ; nulle part tu ne t’es fait aimer d’une doctrine assez pour qu’elle se donne à toi. Ton esprit s’arrête toujours aux bagatelles de la porte.

Mais je voulais te louer, joli M. Bergeret, pour les plaisirs légers que je te dois, pour la demi-griserie amusée qui me vint de plusieurs de tes pages.

Il y a dans les meilleurs livres d’Anatole France, dans ceux qui essaient le moins d’être des livres, deux personnages que j’aime.

Il y a d’abord M. Bergeret en qui l’auteur se portrait et se parodie. Se parodier soi-même, manière aimable de se faire accepter tout entier. Le procédé donne la liberté de ne pas choisir ; permet d’être soi en toute richesse complexe, sans souci d’harmonie ; autorise l’impudeur d’étaler sa beauté et ses verrues. On peut ainsi s’abandonner aux jolis pédantismes qu’on aime, et personne ne vous appellera pédant.

Pédantisme souriant de M. Bergeret, tu es, comme tout pédantisme, fait de passivités vaniteuses. C’est toi qui inclines France à tant de pastiches de style et de pensée. Tu le conduis, converti chaque fois, au jardin d’Épicure aux solitudes errantes de François d’Assise ou parmi nos collectivistes. J’admire en la méprisant un peu cette souplesse d’Alcibiade de librairie, cette faculté d’adaptation qui fait tant de choses d’Anatole France et même « un homme de bonne volonté » parmi les naïfs constructeurs de la cité future.

Plus encore que M. Bergeret, j’aime Riquet. Le chien Riquet, Anatole France s’en doute bien un peu, est le plus humain de ses personnages. Il met en Riquet, le malicieux, toute l’humanité instinctive qu’il veut railler. Riquet a « l’âme religieuse ». Il vénère « la salle à manger comme un temple, la table comme un autel ». Il classe naïvement les hommes en bons et en méchants. Il aboie « pour épouvanter les méchants ». Comme la sœur de M. Bergeret, il sait « juger les personnes » et mépriser celles qui sont méprisables. Comme la servante Angélique, il a des idées respectueuses « à l’endroit de la nourriture humaine ». Comme la petite Pauline, il est capable d’admiration. Il aime « ses dieux domestiques » et la terreur parfois lui crée une divinité nouvelle. Sa petite âme, « semblable à l’âme humaine », est « facile à distraire et prompte à l’oubli des maux ». Il ne comprend pas l’ironie. Comme un bon gendarme, il garde une aptitude au prompt éveil entretenue « par le sentiment du devoir ». Riquet est du bon peuple, et M. Bergeret le lui dit nettement : « Toi aussi tu adores l’injustice par respect pour l’ordre social… Toi aussi tu es le jouet des apparences. Toi aussi tu te laisses séduire par des mensonges. Tu te nourris de fables grossières… Toi aussi tu as des haines de race, des préjugés cruels, le mépris des malheureux… Tu es pieux, tu as ta théologie et ta morale. » Et pourtant, pauvre Riquet, tu n’es pas méchant, « tu as une bonté obscure, la bonté de Caliban ».

L’ingénieux Anatole France, longtemps impuissant à créer un personnage, a enfin réussi — à côté d’un chien peu fidèle qui adopte tous les maîtres et court sur la piste de tous les livres, c’est M. Bergeret que je veux dire — un être où vit élémentaire quelque humanité, et c’est le petit chien Riquet.