(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 555-559
/ 2020
(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu’en 1781. Tome III « Les trois siècle de la littérature françoise. — P. — article » pp. 555-559

PRÉVOT D’EXILES, [Antoine-François] Aumônier & Secrétaire du Prince de Conti, né à Hesdin en Artois, en 1697, mort à Paris en 1763.

Avec les talens les plus heureux pour écrire, il s’est attaché à un genre qui paroît infiniment au dessous de son mérite. Quoique ses Romans soient bien supérieurs à ces Productions extravagantes, fades, frivoles, licencieuses, qui ont infecté notre Littérature, depuis Amadis des Gaules jusqu’à Angola ou aux Bijoux indiscrets, sa plume pouvoit s’élever à des Productions plus dignes d’elle.

Si quelque chose pouvoit justifier M. l’Abbé Prévot, de s’être abaissé à des Ouvrages, qui, pour le plus grand nombre, captivent l’imagination pour l’égarer, parlent à l’esprit sans le rendre plus éclairé, agirent le cœur sans le corriger & le former ; ce seroient l’art singulier, l’imagination vive & féconde, le sentiment tendre & profond, la touche mâle & vigoureuse, qui dominent avec tant de richesse dans tout ce qu’il a écrit. Il ne falloit rien moins que le talent de captiver, d’émouvoir, d’attendrir, porté au plus haut degré, pour rendre la lecture de ses Romans aussi attachante qu’elle l’est pour le commun des Lecteurs, & sur-tout pour les jeunes gens. Son cœur infiniment sensible lui fournissoit sans doute ces traits qui donnent tant de vigueur à ses divers Personnages, & produisent ce pathétique dont l’effet est toujours assuré. Personne n’a su mieux aiguiser le sentiment par des Réflexions fines & délicates, par une Morale utile, & par l’adresse de la faire naître des circonstances, toutes les fois qu’il ne s’abandonne pas trop à l’envie de moraliser, qui paroît avoir été son foible dominant. On a remarqué, avec raison, qu’il s’étoit trop laissé aller aux impressions d’une mélancolie sombre, qui rembrunit ses tableaux, donne à ses Héros un air farouche, diminue enfin l’intérêt, à force de vouloir le presser & l’étendre.

Il est, en toutes choses, & sur-tout en matiere de sentiment, une sobriété à observer. Le si vis me flere, dolendum est, d’Horace, n’est jamais si heureusement mis en usage, que quand il l’est avec modération. L’ame veut être remuée, & non pas déchirée ; on cesse de plaindre, lorsque l’attendrissement fatigue, ce qui arrive souvent dans les Romans de M. l’Abbé Prévôt.

Cet Auteur a encore le défaut de pousser plusieurs événemens au delà de toute vraisemblance, & même contre toute vraisemblance, moyen infaillible d’affoiblir l’intérêt.

On peut assurer néanmoins que les Mémoires d’un Homme de qualité, l’Histoire de Cléveland, le Doyen de Killerine, seront toujours regardés, par les Connoisseurs, comme les fruits d’une imagination étonnante par la diversité des tableaux qu’elle y présente, par les contrastes qu’elle y ménage, par la chaleur qu’elle y souffle, par les passions qu’elle y remue, & par les mouvemens que ces passions produisent. Tous ces divers caracteres se trouvent éminemment réunis dans celui des Ouvrages de cet Auteur, qui annonce le plus de génie & le moins de sagesse. Il est aisé de deviner que nous voulons parler de la fameuse Histoire du Chevalier des Grieux & de Manon Lescaut. Tout Lecteur honnête & judicieux ne peut qu’être affligé de voir prodiguer tant de richesses, pour donner au vice des couleurs capables de l’excuser, & de forcer à le plaindre, malgré les réclamations de la vertu. En vain M. l’Abbé Prévôt s’efforce de corriger, par la morale, ce que les faits offrent de dangereux : toutes les fois que le crime sera mis en action, les maximes vertueuses seront froides & inutiles.

N’eût-il pas mieux valu qu’il eût exercé sa plume sur des matieres plus utiles ? Le Pour & le Contre, le Journal Etranger auquel il a travaillé, donnent une idée assez favorable de ses talens, en matiere de saine & belle Littérature, pour faire croire qu’il eût pu honorer les Lettres, sans avoir aucun reproche à redouter pour sa gloire. L’Histoire générale des Voyages prouve encore qu’il étoit capable de concevoir des projets avantageux, & de les remplir avec succès. Quoique cet Ouvrage ne soit pas exécuté avec tout le soin, tout le discernement, & toute la précision qu’il exigeoit, une seconde édition, corrigée & réduite par l’Auteur, auroit pu lui procurer l’honneur d’avoir véritablement travaillé à l’utilité du Public, en lui présentant, en corps d’Histoire, ce qui ne se trouvoit auparavant que dans les Relations éparses de divers Ecrivains tant Nationaux qu’Etrangers.