(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 8-23
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(1781) Les trois siecles de la littérature françoise, ou tableau de l'esprit de nos écrivains depuis François I, jusqu'en 1781. Tome IV « Les trois siecles de la littérature françoise.ABCD — R. — article » pp. 8-23

1. Racine, [Jean] de l’Académie Françoise, né à la Ferté-Milon en 1639, mort à Paris en 1699.

La Poésie Françoise, portée au plus haut point de noblesse, d’élégance, de sentiment, & de pureté, a consacré sans réserve son nom à une gloire immortelle.

Le grand Corneille sembloit avoir fixé sur lui tous les suffrages, & épuisé l’admiration par la force, la hauteur & la fécondité de son génie, qui, comme un souffle impétueux, avoit tout fait plier devant lui ; Racine ne craignit pas de paroître sur la Scène, &, prenant une autre route, il se montra bientôt digne de le remplacer : la tendresse, l’harmonie, une connoissance profonde du cœur humain, furent les nouveaux ressorts de sa Muse tragique, & le conduisirent rapidement aux mêmes succès. S’il n’a point eu, comme Corneille, la gloire de tirer la Tragédie du chaos, de lui imprimer le premier ce caractere de noblesse & de dignité qui lui est essentiel, d’en fixer les regles & les beautés parmi nous ; qui osera lui disputer celle de s’être fait un genre qui lui est propre, d’avoir égalé, surpassé même, à quelques égards, les chef-d’œuvres de son prédécesseur ? Sa touche n’est pas communément aussi mâle, aussi énergique, aussi hardie que celle de Corneille ; mais elle est continuement plus élégante, plus naturelle, plus correcte. Aucun Poëte n’a mieux connu, mieux éprouvé, plus vivement exprimé le sentiment ; ses Vers le respirent à chaque phrase, & ce caractere est si marqué dans ses Ouvrages, qu’on peut lui appliquer ce que disoit Horace :

Invenias etiam disjecti membra Poëtæ.

Par cette heureuse facilité d’animer tout ce qu’il dit, par l’heureux talent de parler intimement au cœur, de l’attendrir, de lui faire éprouver, par des charmes aussi doux que puissans, tous les mouvemens des passions, il s’est rendu maître de la Scène tragique, en maniant, avec une supériorité sans égale, le plus intéressant de ses ressorts, la pitié. Qu’on parcoure ses Tragédies ; la sagesse & la vérité des caracteres, la justesse & l’habileté avec laquelle il les soutient, le pathétique & la chaleur qui les vivifie, offrent sans cesse des traits qui émeuvent le Spectateur, & lui font prendre tous les degrés d’intérêt que le Poëte veut lui communiquer.

Le même Génie, si habile à dessiner les caracteres, étoit également supérieur lorsqu’il s’agissoit de leur donner les couleurs propres à les embellir. Par-tout une poésie noble, tendre, harmonieuse, toujours conforme aux regles du langage & de la versification, présente des charmes aussi séduisans pour l’oreille, qu’ils l’ont été pour le cœur.

Tous les talens du Poëte tragique semblent s’être réunis dans sa personne. Non seulement ses Héros conservent en général les inclinations & les intérêts que l’Histoire leur attribue, mais encore chaque passion est approfondie dans ses sources, développée avec ses diverses nuances, manifestée par le langage qui lui est propre, sans s’écarter en rien de la Nature. Aucun Poëte n’a mieux connu l’art de tout mettre à sa place, de ne faire dire à ses personnages que ce qu’ils doivent dire, & de régler toujours leurs moindres mouvemens sur la nécessité d’agir ; c’est par-là principalement que Racine s’est distingué des autres Tragiques.

S’ensuit-il de ces éloges justement mérités, qu’il soit sans défauts, & qu’il n’ait pas payé le tribut à cette maxime dont la vérité est aussi ancienne que le monde & ne finira qu’avec lui, nemo ex omni parte beatus ? Si on en croit des Censeurs éclairés, il n’a pas conçu assez fortement la Tragédie ; il n’a pas mis assez d’action dans ses personnages. Ceux qui prétendent que la terreur & la pitié doivent être excitées avec une égale véhémence, désireroient que le premier de ces mouvemens fût, dans ses Pieces, aussi vivement traité que le second.

Que ces reproches soient fondés ou non, on ne pourra se dispenser d’avouer que l’amour, trop souvent introduit dans ses Tragédies, en fait languir l’intérêt aux yeux des Spectateurs, qui préferent le plaisir d’être émus par l’impétuosité des grandes passions, à celui d’être attendris par des passions plus douces. Il faudra convenir encore qu’il a poussé quelquefois cette passion jusqu’à une afféterie capable de défigurer certains Caracteres. Les Grecs l’avoient rejetée, comme indigne de la majesté de Melpomene ; & Racine en a fait le principal ressort de ses Pieces : ce qui leur donne un air de Roman, & annonce trop la marche de l’intrigue. Il a banni de la Scène cette noble simplicité qu’on est forcé d’admirer dans Sophocle & Euripide. On a beau dire, pour l’excuser, qu’il falloit se prêter au goût de la Nation pour la galanterie ; l’Homme de génie ne reçoit des loix que du génie même, ou plutôt il se sert des ressources de son génie, pour tout rappeler aux vrais principes. Celui de Racine étoit assez riche pour plaire, & intéresser, sans le secours de ce ressort, qui n’a point été employé dans Athalie, le chef-d’œuvre des Théatres anciens & modernes : rien en effet de plus simple, de plus sublime, de mieux conduit, que cette Piece, & cependant point de sujet plus difficile à traiter.

Une preuve que l’amour n’est pas nécessaire pour animer l’intérêt d’une Tragédie, c’est que les Grecs n’en ont point fait usage. Ils avoient, à la vérité, des objets de culte, des sujets nationaux capables de captiver, d’attacher, d’emouvoir le Spectateur, sans recourir à ce sentiment trop foible pour des Républicains ; mais quand ces sujets leur auroient manqué, ils eussent dédaigné tout ce qui n’étoit pas propre à repaître & à soutenir l’élévation de leur ame. L’amour n’est jamais qu’une foiblesse, quelque part où il se trouve ; & faire soupirer des Héros, c’est les réduire au niveau des hommes ordinaires. Thésée dans Corneille, Alexandre dans Racine, Philoctete dans M. de Voltaire, révoltent plus qu’ils n’intéressent.

On dira peut-être que l’amour sur la Scène tragique, conduisant aux malheurs, aux crimes, & aux remords, cesse d’être dangereux, & devient un principe fécond pour développer avec succès les différentes impressions dont l’ame humaine est susceptible.

Nous répondrons qu’il faut toujours choisir, pour émouvoir le cœur, ce qui peut l’élever, l’agrandir ; non ce qui l’abaisse & l’énerve. L’Histoire fournit assez de révolutions dignes d’occuper Melpomene, sans recourir à des intrigues romanesques qui dégradent le Cothurne. Qui doute que Racine ne fût encore plus admirable, si ses Pieces étoient plus exemptes de cet amour qui en fait languir l’action ?

Ce défaut n’empêche pas néanmoins qu’elles ne soient supérieures, à bien des égards, à celles de Corneille, comme l’Enéide est supérieure à l’Iliade, sans que Virgile puisse être regardé comme un aussi grand Génie qu’Homere. Mithridate, Phédre, Britannicus, ne le cedent point aux plus beaux chef-d’œuvres de Corneille, & Athalie sera toujours placée par les Connoisseurs au dessus de Cinna. Corneille n’a rien non plus de comparable à la Scène où Phédre déclare son amour à Hippolyte.

Un grand nombre d’Ecrivains se sont consumés en comparaisons entre ces deux Poëtes. Le parallele qui nous a paru le mieux saisi & le plus abrégé, est celui de M. l’Abbé d’Olivet. Après avoir adopté le mot du Duc de Bourgogne, que Corneille étoit plus homme de génie, & Racine plus homme d’esprit,

« Un Homme de génie, ajoute-t-il, ne doit rien aux préceptes, & quand il le voudroit, il ne sauroit presque s’en aider : il se passe de modeles, & quand on lui en proposeroit, peut-être ne sauroit-il en profiter : il est déterminé, par une force d’instinct, à ce qu’il fait & à la maniere dont il le fait. Voilà Corneille, qui, sans modele, sans guide, trouvant l’Art en lui-même, tire la Tragédie du chaos où elle étoit parmi nous.

Un Homme d’esprit étudie l’Art ; ses réflexions le préservent des fautes où peut conduire un instinct aveugle ; il est riche de son propre fond, &, avec le secours de l’imitation, maître des richesses d’autrui. Voilà Racine, qui, venant après Sophocle, Euripide, Corneille, se forme sur leurs différens caracteres, &, sans être ni Copiste ni Original, partage la gloire des plus grands Originaux.

Il est vrai que le génie s’éleve où l’esprit ne sauroit atteindre : mais l’esprit embrasse au delà de ce qui appartient au génie. Avec du génie, on ne sauroit être, s’il faut dire ainsi, qu’une seule chose. Corneille n’est que Poëte ; il ne l’est même que dans ses Tragédies, à prendre le mot de Poëte dans le sens d’Horace *. Racine a réussi dans la Tragédie, la Comédie, l’Ode, l’Epigramme, & dans d’autres genres.

Ajoutons que le génie, dans la force même de l’âge, n’est pas de toutes les heures, & que sur-tout il craint les approches de la vieillesse. Corneille, dans ses meilleures Pieces, a d’étranges inégalités, & dans les dernieres, c’est un feu presque éteint. Au contraire, l’esprit ne dépend pas si fort des momens ; il n’a presque ni haut ni bas, & quand il est dans un corps bien sain, plus il s’exerce, moins il s’use. Racine n’a point d’inégalité marquée, & la derniere de ses Pieces, Athalie, est son chef-d’œuvre. On me dira que Racine n’est point parvenu, comme Corneille, jusqu’à une vieillesse bien avancée. Je l’avoue ; mais que conclure de là contre ma derniere observation ? Car l’âge où Racine produisit Athalie, répond précisément à l’âge où Corneille produisit Œdipe ; & par conséquent la vigueur d’esprit subsistoit encore toute entiere dans Racine, quand l’activité du génie commençoit à decliner dans Corneille.

Mais de tout ce que j’ai dit, il ne s’ensuit pas que Corneille manque d’esprit, ou Racine de génie : ce sont des qualités inséparables dans les grands Poëtes. L’un seulement l’emporte dans celui-ci, l’autre dans celui-là. Or il s’agissoit de savoir par où Corneille & Racine devoient être caractérisés ; & après avoir vu ce que les Critiques ont pensé sur ce sujet, j’en suis revenu au mot de M. le Duc de Bourgogne ».

Une observation qui a échappé aux Critiques, c’est que, dans tous les siecles littéraires, la marche de l’esprit humain a toujours été la même dans tous les genres. On a vu constamment le Génie sublime ouvrir la carriere au Génie attendrissant. Homere fut suivi de Virgile ; Sophocle *, d’Euripide ; Démosthene, de Cicéron ; Corneille, de Racine ; Bourdaloue, de Massillon, &c. On pourroit faire la même remarque pour les Arts, qui ont eu le tendre & le moëlleux, après le vigoureux & le sublime.

Le génie de Racine a cela de particulier, qu’il savoit se plier à tous les genres, en conservant sa supériorité. On voit qu’il n’a tenu qu’à lui de joindre les lauriers de Thalie à ceux de Melpomene ; aucun Poëte tragique ne s’est exercé dans la Comédie avec tant de succès. M. de Voltaire s’est vainement efforcé de donner le même exemple : il y aura toujours loin de l’Enfant prodigue, de Nanine, & de ses autres Comédies, à celle des Plaideurs.

Ses Hymnes, ses Cantiques, les Chœurs d’Esther & d’Athalie, sont de nouvelles preuves de l’étendue & de la richesse de ses talens. Ces morceaux, trop peu admirés dans ses Ouvrages, n’ont pas été éclipsés par les Odes sacrées du grand Rousseau.

Si nous l’envisageons comme Prosateur, ses talens brillent avec une nouvelle supériorité. Les Préfaces qu’on a de lui, ses Discours à l’Académie, ses Fragmens historiques, tout ce qui est sorti de sa plume porte le caractere du Génie. Ses Lettres contre MM. de Port-Royal suffiroient pour le mettre au dessus de l’Auteur des Provinciales, si elles eussent été suivies d’un plus grand nombre d’autres. La raison, l’éloquence, la vigueur, le sel qui y regnent, firent craindre à ces Solitaires, qui se mêloient de tout, un Adversaire plus redoutable pour eux, que Pascal ne l’avoit été aux Jésuites. Ils s’empresserent d’adoucir ses mécontentemens ; &, par l’entremise de Boileau, Racine supprima une troisieme Lettre qu’il se proposoit de donner, à la tête de laquelle il avoit placé une Préface très-mordante, s’il faut en juger par le morceau qu’on nous en a transmis.

Ce Poëte eut un avantage assez commun dans son Siecle, mais bien rare dans le nôtre : les plus célebres Littérateurs s’empresserent de favoriser ses talens. On ne sauroit donner trop d’éloges à Chapelain, pour avoir, le premier, employé son crédit à lui fournir les moyens de développer son génie. Racine, encore jeune & inconnu, avoit fait une Ode sur le mariage de Louis XIV. Les heureuses dispositions que cet Ouvrage annonçoit, n’échapperent point à Chapelain. Malgré ses prétentions pour le genre lyrique, il voulut en connoître l’Auteur. Dès ce moment, il offrit à Racine ses conseils, ses services, & parla si avantageusement de son Ode à M. Colbert, que ce Ministre lui envoya 100 louis de la part du Monarque, & peu après le mit sur l’état du Roi pour une pension de 600 livres.

Terminons cet article par une remarque dont il seroit très-utile pour les jeunes gens de profiter.

Par quels moyens Racine devint-il un si excellent Poëte ? Il ne dut ses progrès dans la Poésie qu’à l’étude des Auteurs Grecs & Latins, qu’il commença par traduire & apprendre par cœur, afin de se former le goût en se nourrissant de leur substance. D’un autre côté son attention à ne choisir pour modeles que nos meilleurs Ecrivains, forma dans lui cette diction pure, élégante, correcte, harmonieuse, qui le rend le plus exact & le plus agréable de tous ceux qui ont écrit dans notre Langue. A cette sage conduite, il joignit la plus grande docilité à profiter des critiques de ses amis, à se régler sur leurs observations, & à bannir de ses Tragédies les défauts qu’ils y reprenoient. Aussi la Thébaïde & Alexandre, qui furent ses premiers essais, ont-ils été suivis d’Andromaque, de Bajazet, qui, à leur tour, & par les mêmes moyens, furent surpassés par Mithridate, Phédre, Athalie. St. Evremont, en relevant les fautes qui lui étoient échappées dans la Thébaïde & dans Alexandre, contribua encore aux vraies beautés qu’il produisit dans la suite. Boileau enfin, par sa sévérité, le mit dans le cas d’acquérir ce qui manquoit à sa perfection.

Faites-vous des Amis prompts à vous censurer ;
Qu’ils soient de vos Ecrits les confidens sinceres,
Et de tous vos défauts les zélés adversaires.
Dépouillez devant eux l’arrogance d’Auteur ;
Mais sachez de l’Ami distinguer le Flatteur :
Tel vous semble applaudir, qui vous raille & vous joue.
Aimez qu’on vous censure, & non pas qu’on vous loue.

C’est ainsi que les vrais Grands Hommes ont la gloire de se former des successeurs, au lieu que tant de louanges prodiguées si mal à propos aux jeunes gens qui commencent, & dont on veut se faire des Panégyristes, ne sont propres qu’à produire des hommes vains & médiocres.