(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIV, l’Orestie. — Agamemnon. »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XIV, l’Orestie. — Agamemnon. »

Chapitre XIV,
l’Orestie. — Agamemnon.

I. — Agamemnon dans l’Iliade. — Le sacrifice d’Iphigénie. — Le meurtre au retour de Troie. — Sa légende homérique refaite et corrigée par Eschyle.

L’éclaircie éblouissante de l’Iliade illumine un moment la sombre légende des Atrides. Agamemnon, fils d’Atrée, devenu roi de Mycènes et d’Argos, rallie contre Troie, pour venger son frère Ménélas, les chefs épars de l’Hellade. Tous reconnaissent sa suprématie, il les domine par l’autorité et par la puissance. Dans les batailles, il les dirige comme du haut d’un char, il les préside dans l’agora, comme du haut d’un trône, « Roi des rois », « Prince des peuples », sont les titres dont on le couronne.

Quand Achille, furieux du rapt de Briséis « aux belles joues », tire son glaive et veut le tuer, Pallas descend tout exprès du ciel, et le saisit aux cheveux, comme pour le détourner d’un crime de lèse-majesté. Dans celle même querelle, le vieux Nestor, avec son impartialité vénérable, reconnaît l’offense qu’Agamemnon a faite à Achille, mais il le rappelle en même temps au respect que tous les alliés doivent au chef suprême :

Il n’est point permis à Agamemnon, bien que le plus puissant, d’enlever à Achille la vierge que les Achéens lui ont donnée ; tu ne dois point non plus, fils de Pelée, résister au Roi, car tu n’es point l’égal de ce porte-sceptre glorifié par Zeus. Si tu es le plus brave, si une mère divine t’a enfanté, celui-ci est le plus puissant et commande à un plus grand nombre.

Au deuxième chant du poème, quand les hérauts rassemblent devant les vaisseaux les armées des Grecs, Agamemnon surgit de leurs rangs, dans une grandeur souveraine, pareil au dieu du commandement.

Et le roi Agamemnon était au milieu d’eux, semblable par les yeux et par la tête à Zeus qui se réjouit de la foudre, par la stature à Arès, et par l’ampleur de la poitrine à Poséidon. Comme un taureau l’emporte sur le reste du troupeau et s’élève au-dessus des génisses qui l’environnent, de même Zeus en ce jour faisait resplendir l’Atréide entre d’innombrables héros.

Mais le Génie funeste de la race ressaisit son plus noble fils. L’infanticide était une monstruosité héréditaire dans la lignée de Tantale. Sur la foi d’un mauvais oracle, Agamemnon livra Iphigénie au couteau de Chalcas. Un nouveau crime continua donc par lui les crimes précédents, et d’autres crimes sortis du sien rallongèrent cette chaîne de forfaits qui semblait brisée. Le père meurtrier arma l’épouse adultère, la mère criminelle suscita le fils parricide. Ce fut pour venger sa fille, autant que pour faire régner avec elle Égisthe qui l’avait séduite, que Clytemnestre tua Agamemnon rentrant dans Argos.

Les récits de l’Odyssée sur le meurtre d’Agamemnon diffèrent des traditions postérieures sur lesquelles Eschyle composa son drame. Ménélas, le racontant à Télémaque, dit que le « traître Égisthe » avait placé une sentinelle en vigie, sur un haut rocher, pour guetter le retour durci. Lorsqu’il en fut averti, « il choisit parmi le peuple vingt hommes très braves, et les plaça en embuscade, et d’un autre côté, il ordonna de préparer un repas. Et lui-même, méditant des actions perverses, il invita Agamemnon à le suivre avec ses chevaux et ses chars, et il mena ainsi à la mort le roi imprudent. Et il le tua pendant le repas, comme on égorge un bœuf à l’étable. Aucun des compagnons d’Agamemnon ne fut sauvé, et tous furent égorgés dans la demeure royale ».

Avant Ménélas, l’antique Nestor, parlant au fils d’Ulysse de la catastrophe du palais d’Argos, lui contait cette belle tradition digne de passer par sa « voix de miel ». En partant pour Troie, Agamemnon avait confié Clytemnestre à un aëde vénérable, prêtre des Muses, plein de paroles sacrées et de chants sublimes. Tant qu’il resta près d’elle, l’épouse résista aux désirs d’Égisthe : la chaste lyre était là pour chasser de son cœur les pensées mauvaises. Mais Égisthe enleva le chantre divin et le jeta dans une île déserte, en pâture aux oiseaux de proie. Alors, Clytemnestre se laissa corrompre ; sa vertu se retira d’elle avec la Muse harmonieuse qui l’avait gardée.

Plus tard, dans l’Odyssée, l’Ombre d’Agamemnon, entourée des âmes de ses compagnons, apparaît à Ulysse évoquant les Mânes, et elle lui raconte, avec une sorte de fureur tragique, le festin de meurtre où ils périrent sous les coups d’Égisthe.

Égisthe m’a infligé la mort à l’aide de ma femme perfide. M’ayant convié à un repas dans ma demeure, il m’a tué comme un bœuf à l’étable. Et autour de moi, mes compagnons ont été égorgés, comme des porcs aux dents blanches, qu’un homme riche et puissant fait tuer pour une noce ou un repas de fête. Certes tu t’es trouvé souvent au milieu du carnage, entouré de morts, dans la terrible mêlée, mais tu aurais gémi dans ton cœur de voir cela. Nous gisions parmi les cratères et les tables chargées, et toute la salle ruisselait de sang. Et j’entendais la voix lamentable de Cassandre, la fille de Priam, que la perfide Clytemnestre égorgeait auprès de moi. Et comme j’étais étendu mourant, je tendis les mains vers mon épée ; mais la femme aux yeux de chien s’éloigna, et ne voulut point fermer mes yeux et ma bouche, au moment où je descendais dans la demeure d’Hadès. Ainsi Clytemnestre prépara le meurtre misérable du premier mari qui la posséda, et je péris quand je croyais rentrer dans ma demeure, bien accueilli de mes enfants, de mes servantes et de mes esclaves. Mais cette femme pleine d’affreuses pensées couvrira de sa honte toutes les autres femmes, et même celles qui auront la sagesse en partage.

Ainsi, dans la tradition homérique, Clytemnestre ne tue que Cassandre, Agamemnon est égorgé par Égisthe, et le guet-apens enveloppe avec lui tous ses compagnons surpris par une troupe d’assassins.

Avec l’instinct, et la sagacité du génie, Eschyle remania en tous sens le récit épique pour l’adapter à l’action tragique. Il y a foule et carnage dans la narration de l’Odyssée ; un groupe étroit remplit tout son drame. Deux grandes victimes résument l’hécatombe dont le sang versé trop à flots aurait dispersé la pitié et noyé l’horreur. Égisthe se montre et conduit tout chez Homère ; il ne paraît chez Eschyle qu’au troisième plan de la scène, complice obscur et presque furtif. Clytemnestre seule ose et agit, exécute et frappe, et le coup porté par une femme paraît plus terrible. Homère ignore le sacrifice d’Iphigénie, Eschyle en fait le grief de la meurtrière dont la hache s’illumine ainsi d’un éclair de vengeance céleste et d’un rayon d’amour maternel. Au lieu de tomber dans le désordre d’un banquet sanglant, le héros est abattu un pied dans son bain, pris comme dans un réseau de pêche ou de chasse, sous le linge que sa femme a lancé sur lui ; et cet égorgement à huis clos, cette tuerie domestique est plus effrayante que le tumulte d’un vaste massacre. Transformée par cette abréviation pathétique et remplie du génie d’Eschyle, l’antique légende est ainsi devenue la prodigieuse tragédie qui reste encore, après deux mille ans, le chef-d’œuvre de la terreur entre les drames de tous les pays et de tous les temps.

II. — La tragédie d’Agamemnon. — Le veilleur sur la tour. — Le signal de feu. — Angoisses du Chœur. — Clytemnestre proclame la victoire. — Hélène. — Le Messager du roi.

Il est encore nuit ; une voix gronde sur la tour du palais d’Argos comme la plainte d’un chien à l’attache. C’est le veilleur chargé par Clytemnestre de guetter le signal de feu promis par Agamemnon, qui doit annoncer la conquête de Troie. L’esclave secoue la rosée qui glace son corps engourdi, il rappelle ses dix années d’insomnie, son interminable faction devant l’éternelle année des étoiles. Triste stylite de la servitude, une dure consigne l’enchaîne à sa plate-forme. A peine ose-t-il par instants fermer les paupières, de peur de manquer la flamme attendue. Pour ne point s’endormir, il « chante et fredonne » ou il gémit sur cette maison, dont il a surpris les mystères. Il en sait long, mais il se tait : « un bœuf est sur sa langue », selon le proverbe. — « Si ce palais prenait une voix, il parlerait clairement ; quant à moi, je parle volontiers à ceux qui savent : pour qui ignore ou ne comprend pas, je ne sais rien, j’oublie tout. » — La terreur sort déjà de cette réticence de l’esclave. Ce n’est qu’un souffle, qu’un point noir, et le palais d’Argos en devient tout sombre ; on entend remuer quelque chose d’effrayant dans sa profondeur.

Mais voici qu’une flamme jaillit au sommet du mont Arachné. — « Salut, flambeau nocturne ! aurore d’un beau jour ! » — Le guetteur court annoncer à Clytemnestre la grande nouvelle dont le ciel rayonne.

Le Chœur l’ignore encore lorsqu’il entre en scène, étonné des autels qui fument et des victimes qu’on amène. Comme dans les Perses, il est composé de vieillards, gardiens invalides de la ville dont la guerre a emporté la jeunesse. Ce sont les ancêtres d’Argos ; leurs barbes blanches tombent sur leurs longs bâtons : « Car — disent-ils avec une tristesse sententieuse — l’extrême vieillesse, quand son feuillage s’est flétri, marche sur trois pieds, débile comme l’enfance. Ce n’est plus que le fantôme d’un songe errant au grand jour. » Les apprêts de fête qui remplissent la cité devraient les réjouir et ils les attristent ; ils se défient de la victoire qu’elles annoncent : les dieux, s’ils l’ont permise, la feront sans doute payer cher. — Il y a dix ans, au jour du départ de l’armée marchant contre Troie, un aigle blanc et un aigle noir s’abattirent sur une hase pleine, dans la cour du palais d’Argos, et ils mangèrent avec elle la portée que couvaient ses flancs. Chalcas, le devin de l’expédition, reconnut les Atrides dans ces oiseaux dévorants ; il prédit la conquête tardive d’Ilion, mais il prévit aussi la colère d’Artémis qui « a horreur des festins d’aigles ». C’était elle, en effet, qui protégeait l’enfance des forêts ; le gibier naissant croissait sous sa garde ; son culte était le code cynégétique de la Grèce. — « La belle Déesse — dit le Chœur — est propice aux petits des lions sauvages, à tous les petits des bêtes des bois qui pendent encore aux pis de leurs mères. » Artémis a donc pris les Atrides en haine depuis cette curée. Chalcas, dont le Chœur rappelle les paroles, ne dit pas en quoi Agamemnon et Ménélas furent coupables de ce vol d’aigles fondant sur une proie fourvoyée chez eux. Mais l’énigme est la logique des prophètes, la colère des fées est fantasque comme leur amour : or Artémis était une fée parmi les déesses.

Elle se vengea bientôt en soufflant sur la flotte hellène les vents qui l’enchaînèrent dans les eaux d’Aulis. Alors le devin proposa, en son nom, un remède pire que le mal : — « Et les Atrides frappèrent la terre de leur sceptre, et des larmes coulèrent, de leurs yeux. » — Ce remède c’était l’immolation d’lphigénie que réclamait la déesse. Agamemnon, pressé par les chefs, sacrifia sa fille ; il jeta son sang comme une libation aux vents courroucés. Le Chœur dénonce sévèrement ce crime dont il pressent la vengeance, et il évoque la mort de la vierge dans une divine élégie.

Les chefs, avides de combats, n’écoutèrent ni ses prières, ni les douces plaintes qu’elle adressait à son père, et ils ne furent point attendris par sa jeunesse. Et le père lui-même, après l’invocation, ordonna aux sacrificateurs de la saisir comme une chèvre, et de l’étendre sur l’autel, enveloppée de ses vêtements et la tête pendante, et de comprimer sous un bandeau sa belle bouche, pour étouffer les mots funestes qu’elle aurait pu dire. — Tandis qu’elle versait sur la terre son sang couleur de safran, d’un trait de ses yeux elle saisit de pitié les sacrificateurs, belle comme dans les peintures ; et on voyait qu’elle voulait leur parler, comme aux jours où elle charmait par ses douces paroles les riches festins paternels.

Les chefs-d’œuvre du pinceau grec sont perdus, mais c’en est un que cette strophe d’un dessin si pur, que colore la rougeur d’un sang virginal. On peut dire l’lphigénie d’Eschyle comme on disait l’Iphigénie de Timanthe.

Cependant, Clytemnestre sortant du palais confirme au Chœur la vérité du message ; elle lui dénombre les fanaux l’un après l’autre allumés, qui, du mont Ida, viennent de la transmettre au mont Arachné. Rien de grandiose comme la carte géographique dessinée en traînées de feu, qu’étale son récit. C’est la Course des Flambeaux sacrés qu’on célébrait à Athènes, exécutée, non plus par des hommes, mais par des montagnes. Chaque cime semble un bras de géant allongeant sa main flamboyante à travers l’espace, pour allumer la torche que lui tend le sommet voisin, La reine proclame pompeusement la victoire, mais de sourdes réticences démentent la joie qu’elle fait éclater. — « S’ils ont respecté les dieux et les temples de la ville conquise, les vainqueurs ne seront point vaincus au retour… Puisse la cupidité ne point les entraîner aux actions impies !… Si l’armée laissait derrière elle des dieux offensés, la ruine des vaincus susciterait leur vengeance, même quand d’autres crimes n’auraient point été commis. » — Sombre discours qui pense d’un côté et parle de l’autre, où l’équivoque louche, où le vœu ricane et sous-entend la menace. La terreur envahit ainsi par degrés la scène, sans cause apparente. Au dehors, tout est fête, splendeur, allégresse ; de cime en cime, une Victoire immense vient de se poser sur Argos, ses ailes de flamme se mêlent aux feux de l’aurore ; des hymnes portés sur des nuées d’encens montent vers le ciel. Mais une angoisse inexplicable tourmente en dedans cette joie extérieure ; le malaise étouffant qui couve les orages pèse sur les âmes. Le cantique d’action de grâces s’arrête court et tourne à la plainte, l’acclamation expire en lamentation.

Ainsi le Chœur célèbre d’abord la grande nuit de la prise, cette nuit « qui a jeté sur les murs de Troie le large filet de l’esclavage ». Mais son chant s’attriste aussitôt au souvenir de la femme qui a engendré cette guerre meurtrière. Il se rappelle le rapt infamant d’Hélène, et Ménélas consterné dans sa maison vide. — « L’époux est là muet, outragé, son visage est tranquille, mais il suit par-delà les mers l’épouse disparue. On dirait un spectre dans sa demeure. La grâce des plus belles statues lui est odieuse ; leur beauté n’est plus, car elles n’ont pas d’yeux. » — Image touchante d’une inexprimable tendresse. En quittant la maison nuptiale, la femme aimée a éteint les yeux des statues qui la décoraient. C’était son pur regard qui éclairait leurs prunelles de pierre, elles redeviennent d’aveugles idoles dès qu’elle n’est plus là.

Cette Hélène funeste et maudite « perte des villes, perte des soldats », émeut les vieillards d’Argos comme elle troublait les vieillards de Troie. Ceux-là disaient à voix basse, en la voyant monter à la tour de Scée : « Certes, ce n’est pas sans raison que les Troyens et les Achéens aux belles cnémides endurent pour une telle femme des maux si affreux, car elle ressemble par sa beauté aux Déesses immortelles. » Ceux-ci l’appellent, en la maudissant, des noms qu’on donne aux enchanteresses : « Ame sereine comme la mer tranquille… parure de la richesse… trait charmant des yeux… fleur du désir enivrant le cœur. » — Plus tard, dans l’Oreste d’Euripide, Electre insulte d’abord Hélène, lorsqu’elle rentre de nuit dans Argos, « craignant les pères de ceux qui sont morts sous les murs d’Ilion ». Mais bientôt son charme la gagne, la volupté qu’elle exhale fait tressaillir cette statue de tombeau. Hélène arrache un cri d’envie à Électre ; on dirait une Euménide séduite par une Grâce. « Ô Beauté ! que tu es fatale aux mortels, précieuse à qui te possède ! Hélène est toujours la femme d’autrefois. » Cette beauté venait de la protéger dans les massacres de Troie, contre l’épée de Ménélas dressée sur sa tête : en la revoyant, le glaive était tombé des mains de l’époux ravi.

Le Chœur poursuit son chant morose, plein de paroles malsonnantes qui détonnent sur la joie prescrite. — Que de morts a coûté cette guerre meurtrière ! que de plaies saignent dans la cité mutilée ! Une armée d’Ombres sanglantes flotte autour du chef victorieux ; la file des funérailles côtoie le cortège du triomphe. — « Chacun sait bien ceux qu’il a accompagnés au rivage, mais des urnes reviennent seules dans les maisons, non plus les vivants. Ce qui reste d’un guerrier tient tout entier dans un vase. Des urnes pleines de cendres au lieu d’hommes ! » — Aussi la haine murmure sourdement contre les rois qui ont décimé la Grèce pour reconquérir une femme adultère. Les vieillards écoutent ces accusations étouffées, ils entendent crier le sang répandu ; une parole terrible leur échappe : — « Je pressens un grand malheur embusqué dans l’ombre ; les Dieux ont l’œil sur ceux qui ont fait périr beaucoup d’hommes. » — Le Chœur est pourtant un sujet fidèle, il aime son roi et il le vénère ; mais une justice supérieure parle plus haut en lui que son affection. Des avertissements mystérieux lui viennent, qu’il répète sans les comprendre, il voudrait bénir et il menace malgré lui. Un dieu est là, comme au festin de l’Odyssée, dont la contrainte invisible fait grincer le rire et pleurer la joie.

Tous subissent l’anxiété surnaturelle qui plane sur Argos. Thaltybios, le héraut d’Agamemnon, arrive couronné d’olivier, la palme à la main, dans la poussière d’or des glorieux messages. Il salue les dieux de la patrie, la terre natale qu’il désespérait de revoir, il annonce magnifiquement le roi qu’il précède, « l’auguste Atréide, l’homme heureux, le plus digne d’être honoré entre les mortels ». — « Thaltybios semblable aux dieux par la voix », c’est ainsi que l’appelle Homère. Mais d’éclatante qu’elle était cette voix devient bientôt lamentable, le clairon d’apothéose rend des sons funèbres. Au lieu de la face radieuse de la guerre, le héraut découvre son revers sinistre. Il raconte les misères du siège et les calamités du retour. Il dit la flotte brisée par la tempête, et la nef d’Agamemnon échappant seule à l’assaut des flots. Thaltybios sent bien qu’il sort du ton de son rôle, qu’il devrait célébrer et non déplorer ; il se reproche « de profaner un jour heureux par des récits de malheurs ». Mais le Génie du lieu le domine, son souffle amer le pénètre, l’air qu’il respire est chargé de larmes. Pour dissiper les noirs souvenirs qui l’obsèdent, il ne trouve qu’une pensée plus lugubre encore ; — « Pourquoi se lamenter sur tout cela ? la peine est passée. Elle est passée surtout pour ceux qui sont morts, si bien passée qu’ils ne consentiraient plus à revivre. »

III. — Entrée d’Agamemnon. — Accueil de Clytemnestre. — Le tapis de pourpre. — Figure d’Agamemnon.

Voici venir Agamemnon, dans l’éclat du triomphateur, debout sur son char comblé du butin de Troie. Une captive, qui en fait partie, est assise à côté de lui. Il proclame en quelques mots la victoire, il montre, à l’horizon de l’Asie, la fumée qui dissipe Ilion dans les airs. — « Nous avons tendu des rêts inévitables, et, pour la cause d’une femme, le « monstre argien, ce peuple en armes sorti d’un cheval a détruit la ville. Au coucher des Pléiades, il s’est élancé ; le lion affamé a sauté par-dessus les murs, et il s’est abreuvé dans le sang royal. »

Ce n’est point seulement un vainqueur, c’est aussi un maître qui rentre, prêt à remédier aux maux de l’État, s’il a souffert pendant son absence. Des comptes seront réclamés et seront rendus ; le roi rassemblera son peuple, et tous deux se mettront à l’œuvre du salut commun : — « Pour ce qui concerne la cité, nous en délibérerons ensemble dans l’Agora. Ce qui est bien sera raffermi ; si le mal s’est mis quelque part, nous le retrancherons avec le fer et le feu. »

Clytemnestre se sent atteinte par ce mot sévère, par cet œil de juge fixé peut-être sur elle. L’époux est-il averti ? Sait-il l’adultère ? Soupçonne-t-il le piège creusé sous ses pas ? Elle se hâte d’y jeter la pourpre pour le recouvrir. Sa harangue hardiment perfide encense la victime ; c’est avec une sorte d’effronterie grandiose que le faux amour y grimace : la tête de Méduse sourirait ainsi.

— Que d’alarmes pendant ces dix ans d’absence ! Chaque nuit, l’insomnie la retournait sur sa couche hantée par les rêves ; le roi d’un moucheron la redressait en sursaut. Chaque jour, une rumeur funeste arrivait par-delà les mers. — Si le roi avait reçu « autant de blessures que la renommée le racontait dans Argos, il compterait plus de cicatrices qu’un filet de mailles ». — Alors elle voulait mourir : — « On a bien souvent rompu le lacet où j’avais suspendu mon cou. » — Mais le voici revenu l’époux tant pleuré et tant appelé, « câble sauveur de la nef, solide colonne du foyer ! » Il retrouvera sa femme fidèle, telle qu’il l’a laissée : « chienne de la maison, douce pour lui, mauvaise à ses ennemis ». Son retour est celui de l’aurore après la tempête — Vite, qu’on déroule un tapis de pourpre ! C’est par une avenue triomphale que le Roi des rois doit rentrer chez lui.

L’emphase est criante, l’enflure est visible ; mais Clytemnestre se satisfait elle-même en mentant ainsi. Elle jouit du sens secret d’exécration et de mort qu’elle donne à cet accueil passionné ; elle met une ironie méchante à couronner la victime, à l’amener sous le couteau, aveuglée de fleurs. Un mot lui échappe pourtant qui trahit le meurtre ; le fer impatient perce sa guirlande : — « Pour le reste, ma vigilance ne sera point en défaut, et j’accomplirai ce que veut la destinée, avec l’aide des dieux. »

La réponse d’Agamemnon est brève et défiante : — « Fille de Léda, tu as parlé dans la mesure de mon absence, longuement ; mais les vraies louanges ce sont celles dont les étrangers nous honorent. » — L’homme de l’Iliade est choqué de ces flatteries orientales, il veut être salué, non pas adoré. De même il refuse, avec un effroi religieux, de fouler les tapis splendides tendus sous ses pas : « Qu’on ne me fête point comme un roi barbare, par des prosternements et des cris. Ces tissus étendus sur mon passage éveilleraient l’envie. Aux dieux seuls de pareils honneurs ; je n’oserais jamais, moi mortel, marcher sur la pourpre. Honorez-moi comme un homme, et non comme un dieu. » — Par ces sages paroles, Agamemnon s’efforce de se mettre en état de grâce avec Némésis, l’ennemie des superbes. Il sait que la pourpre irrite le regard des dieux autant que l’œil des taureaux, et que leur jalousie s’offusque des ostentations du triomphe humain. Mais Clytemnestre tient à le faire pécher contre eux au seuil de la mort ; elle insiste et il faut qu’il cède, ou tout au moins qu’il transige. Agamemnon détachera ses sandales, et ses pieds nus feront pardonner peut-être l’étoffe orgueilleuse qu’ils auront foulée. Il descend donc de son char ; il passe sur ce tapis dont la couleur crie le meurtre. Le flot de pourpre traîne derrière lui, comme le sang d’un blessé qui fait quelques pas avant de tomber.

Son dernier mot est un acte de bonté et de compassion. Avant d’entrer au palais, il recommande à Clytemnestre la captive qu’il a ramenée de Troie. — « Sois bienveillante pour l’étrangère. Un dieu propice regarde d’en haut ceux qui commandent avec douceur ; car personne ne se soumet volontiers au joug de la servitude. Cette femme qui m’a suivi, c’est la fleur choisie dans l’amoncellement du butin, c’est le don que m’a fait l’armée. »

Ce rôle si court dessine en quelques traits une figure auguste. Agamemnon y paraît dans la majesté du roi et dans la maturité du héros ; magnanime et juste, compatissant au malheur, noblement modeste envers la victoire. Un air d’antiquité se mêle, dans le drame même, à sa majesté. Ses dix années d’absence peuvent compter pour des siècles. Il revient de la grande guerre qui ferme le cycle de l’âge héroïque. Ses yeux ont vu ce que les yeux humains ne reverront plus : des dieux combattant parmi les mortels, des déesses fuyant la mêlée, dans un nuage d’or, avec un guerrier blessé dans leurs bras. On dirait qu’il a traversé l’épopée d’Homère avant de rentrer dans Argos. A cette grandeur épique, Eschyle ajoute une mélancolie solennelle. Agamemnon va mourir, aucun pressentiment ne l’avertit de sa fin prochaine ; pourtant il semble déjà en dehors et au-dessus de la vie. L’expiation prochaine le purifie et le transfigure ; ses paroles sonnent l’accent de la dernière heure, elles respirent la paix de l’accomplissement. Agamemnon marche vers la mort dans la sérénité sanglante d’un soleil couchant.

IV. — Cassandre.

Cette captive assise sur le char royal, muette comme ces statues de Villes conquises qui décoraient les triomphes, et qu’Agamemnon appelait la « fleur du butin », c’est Cassandre, la fille de Priam et la prêtresse d’Apollon.

Cassandre était la plus belle des cinquante filles du vieux roi troyen, « semblable à Aphrodite », dit Homère. Tout enfant on l’avait oubliée, une nuit, dans le temple d’Apollon ; on la retrouva, le matin, ceinte d’un serpent noué autour de ses tempes, qui lui léchait les oreilles. Le don de prophétie s’était insinué en elle avec cette caresse. Cassandre comprit depuis lors le chant des oiseaux et toutes les voix : éparses dans l’air. Mais, plus tard, Apollon s’éprit de la jeune fille qui lui promit ses prémices et ne tint pas son serment. Le dieu irrité, ne pouvant lui retirer l’Esprit divinatoire, le stérilisa dans son sein. Désormais personne ne crut aux prédictions de Cassandre ; ce fut une voix criant dans un désert d’hommes aussi sourds que les rochers et les arbres. Lorsque Pâris partit pour Lacédémone, lorsqu’il en ramena Hélène enlevée à Ménélas, dans le palais de Priam, elle prédit à Troie la guerre désastreuse que susciterait cet outrage. Vaines clameurs, avertissements inutiles, couverts par les risées de son peuple. Bientôt cette voix fâcheuse importuna la cité ; une tradition rapporte qu’on enferma dans une tour la prophétesse de malheur, et que, du haut de sa prison, elle jetait toujours au vent son chant prophétique. Quand le Cheval de bois fut introduit dans la ville, Cassandre dénonça la phalange armée que recelaient les flancs du colosse : une dernière fois elle ne fut pas écoutée. La nuit suprême tomba sur Troie, qui se réveilla envahie, au milieu des flammes. Poursuivie par Ajax ivre de désir, Cassandre s’était réfugiée dans le sanctuaire de Pallas, elle embrassait éperduement sa statue : Ajax l’arracha par les cheveux de cette étreinte suppliante, et la viola sur l’autel. Agamemnon la choisit ensuite pour captive, entre toutes les filles de Priam ; il l’emmena à Argos où la mort tragique l’attendait.

Les Grecs divinisèrent plus tard cette triste martyre des dieux et des hommes, mais son culte resta lugubre comme sa destinée. Il s’y rattachait quelque chose d’ingrat et de désolé. Cassandre patronnait l’horreur des amours contraints que deux fois elle avait subis. A Leuctres et en Apulie, les jeunes filles qui répugnaient au mariage, drapées de noir comme les Furies, le visage teint en rouge par des sucs de plantes, venaient serrer entre leurs bras sa statue. Dès lors elles étaient vouées au célibat comme par une prise de voile monastique ; l’exemption du lit nuptial leur était acquise. Mais elles devaient toujours porter le sombre costume et le masque obscur sous lesquels elles avaient consacré leur virginité. La morne prêtresse défigurait ses nonnes pour mieux les forcer à garder leur vœu.

V. — La reine et la captive. — Délire prophétique de Cassandre. — Style inspiré de son rôle. — Clytemnestre devant le peuple. — Révolte du Chœur.

Cependant Clytemnestre invite la captive à entrer dans le palais avec elle ; Cassandre ne répond pas et semble absorbée dans la stupeur d’un grand rêve. — « Elle a l’air — dit le Chœur — d’une bête fauve qu’on vient de prendre. » La reine s’impatiente et insiste : — « Ta langue est-elle donc celle de l’hirondelle, étrangère, inintelligible ? Si tu ne m’as point comprise, réponds-moi par gestes comme font les Barbares. » — Même immobilité, même silence. Avant de la quitter, Clytemnestre lui jette cette menace ambiguë : — « Certes, cette femme est folle : pour qu’elle se plie au frein, il faudra qu’elle l’ait rougi d’une salive sanglante. » — C’est proposer une énigme au Sphinx : la devineresse qui lit dans les âmes sait déjà qu’elle est condamnée.

Restée seule avec le Choeur, Cassandre éclate en cris fatidiques. — « Ô Dieux ! Dieux ! Ô Terre ! Ô Apollon ! Apollon ! » Ses yeux se dilatent, ses cheveux se dressent, l’écume sibylline bouillonne sur ses lèvres ; le vertige précède le prodige. La voilà en proie aux épreintes de l’Esprit qui gonfle son sein ; elle rejette en fumée la flamme dont il la remplit ; elle rend par mots convulsifs la divination qui l’oppresse. C’est le travail de la Pythie accouchant sur le trépied d’un monstrueux oracle. La maison d’Atrée lui apparaît toute sanglante des meurtres passés, des meurtres prochains. — « Demeure détestée des dieux ! Complice des assassinats ! Époux égorgé ! Le pavé ruisselle ! » — Les crimes anciens se mêlent aux crimes annoncés ; les enfants tués se réveillent, elle les entend pleurer et vagir dans la vapeur de l’affreux banquet. Le Chœur l’excite à pousser sa piste sanglante : — « L’étrangère est sagace comme un chien de chasse, elle flaire les meurtres qu’elle va découvrir. » — Elle vient de flairer, en effet, celui qui s’apprête dans l’intérieur du palais ; elle tombe en arrêt devant lui, l’œil ardent, la bouche écumante. Son regard perce les portes, pénètre les murs ; la prophétesse a la vision anticipée de la scène de mort qui va se passer ; deux fantômes la répètent pour elle, l’un en frappant et l’autre en tombant. — « Ah ! misérable ! feras-tu cela ? Tu mets au bain ton mari, le compagnon de ton lit ! Comment dire le reste ? La chose va se faire : la voilà déjà qui allonge le bras, saisit de la main ! » — Elle appelle les Érynnies au secours, et d’un accent si poignant que le Chœur s’écrie ; « C’est comme si j’avais reçu un coup de lance. » — Mais les Érynnies laissent faire : le voile se déploie, la hache se lève derrière l’homme entrant dans son bain : — « Hélas ! hélas ! Voilà ! Éloignez le taureau de la vache ! Elle enveloppe d’un voile ses cornes noires ; elle le frappe ! il tombe dans la baignoire de la ruse et du meurtre ! » Après Agamemnon, ce sera son tour de périr. Cassandre le sent au frisson qui court dans ses veines : le chant du « fauve rossignol » auquel les Vieillards la comparent, succède sur ses lèvres aux cris de l’oiseau sinistre. La fille de Priam se rappelle le Scamandre au bord duquel fleurit sa jeunesse. — « Maintenant c’est sur les rives du Cocyte, du fleuve des larmes, que je vais aller prophétiser, malheureuse ! Toute chaude du souffle divin, je m’étendrai bientôt sur la terre. » Le Chœur se plaint de l’obscurité de ses prédictions ; elle lui répond par cette triste et gracieuse image, où brillent les larmes de la vierge qui ne connaîtra pas les joies de l’hymen : — « Eh bien ! l’Oracle va resplendir au grand jour ; il ne regardera plus à travers des voiles, comme une jeune épousée. » — Le souvenir de sa jeunesse évoque en elle celui d’Apollon, de son amour qu’elle a trompé, qu’elle regrette peut-être : passage rapide où glisse l’apparition lumineuse de l’amant céleste poursuivant la jeune fille dans un sentier de l’Ida. « — Autrefois la pudeur eût retenu mon aveu. La lutte fut violente, il brûlait d’amour. » — On lui demande : — « Lui as-tu accordé de s’unir à toi, comme font ceux qui s’aiment ? » — Elle répond rougissante : — « Je promis, mais je le trompai… Personne ne me croit plus depuis que j’ai ainsi menti. »

Ce court dialogue n’est qu’une pause entre deux accès. Comme la Francesca du Dante, Cassandre a raconté son histoire, « tant que le vent se tait comme il le fait à présent »,

Mentre che ’l vento, come fa, si tace.

Mais l’Esprit se remet à souffler sur elle, le travail prophétique gonfle de nouveau sa poitrine, la seconde vue rouvre ses yeux aux horreurs du palais maudit. Elle y voit ce qui s’y est fait, ce qui va s’y faire : les enfants de Thyeste reparaissent « tenant à pleines mains leurs entrailles brûlées, leurs chairs déchirées ». De là le Démon furieux lancé sur cette race, de là le meurtre qu’en ce moment même prépare « la femelle qui va tuer le mâle, l’odieuse chienne qui le flattait tout à l’heure avec un visage souriant et de longs discours ». — Qu’on ne la croie point, c’est son sort ; elle est habituée aux haussements d’épaules et aux moqueries incrédules : ils verront bientôt si elle a dit vrai. Mais Cassandre parle à des esprits assourdis par l’âge ; les vieillards comprennent ce qu’elle dit du passé, ils s’obstinent à ne pas entendre le sens urgent de ses prédictions. Puisqu’il le faut, elle dira tout, parlera sans ombres : — « Je te le dis, Agamemnon va périr. » Ils se récrient : «  — Tais-toi, malheureuse ! » — « Ce que j’ai dit sera consommé. » — « Que ce malheur n’arrive pas ! » — « Toi tu pries, et eux ils vont égorger. »

Elle aussi va tomber hachée sur « un billot de cuisine », ignoble autel de son sacrifice. L’heure est proche, le sépulcre s’ouvre ; avant d’y entrer, Cassandre se dépouille violemment de ses habits de prêtresse. Elle brise et elle foule aux pieds son sceptre augural, bâton d’aveugle qui l’a conduite à la mort. Elle arrache ses bandelettes qui l’ont parée du signe des victimes. Qu’Apollon reprenne sa robe prophétique, cette robe dérisoire qu’elle traînait par les rues de Troie, huée comme une sorcière de ruisseau ! Sa mort du moins sera vengée ; un dernier éclair de divination l’illumine, il lui fait voir Oreste, dans les ténèbres de l’avenir, marchant vers Argos, un glaive à la main. — « Notre vengeur viendra ! Il viendra le fils parricide, exilé aujourd’hui et loin de cette terre. Il reviendra pour le dernier meurtre qui comblera les crimes de sa race ». La prophétesse a disparu, l’Esprit s’est retiré d’elle avec ses insignes : il ne reste plus qu’une femme brisée qui demande qu’on l’achève sans la faire souffrir. — « Que je sois tuée d’un seul coup ! Que je meure sans convulsions, dans mon sang versé d’un seul flot ! Que je ferme doucement les yeux »

Elle va s’élancer vers la hache, le Chœur l’arrête : — « Ô malheureuse ! pourquoi, comme la génisse vouée aux dieux, courir à l’autel ? » — « Mon jour est venu, je ne gagnerais rien à fuir. » — Elle reprend son élan : cette fois elle faiblit, prise d’une sorte de nausée funèbre ; l’odeur du coupe-gorge la fait reculer. — « Cette maison exhale le carnage ! » — Le Chœur ne sent que le fumet des brebis qu’on saigne sur le brasier du foyer : — « Non, c’est la vapeur qui monte de la tombe. » — Mais Cassandre se relève bientôt de cette défaillance, droite et fixe contre le destin. — « Allons, j’entrerai, j’ai assez-vécu. Salut, ô étrangers ! je ne tremble pas comme l’oiseau effaré par la glu du piège. Soyez-en témoins, puisque je vais mourir. » Sa dernière parole est un oracle d’une mélancolie infinie, tel que La Sibylle du Dies irae aurait pu le rendre. Du haut de son malheur, Cassandre jette un regard désespéré sur la vie. Elle la voit misérable et vide, comme elle se révèle aux yeux qui vont se fermer ; elle en dénonce le néant final et l’éphémère vanité. « Ô les choses humaines ! Une ombre passe et le bonheur s’évanouit ; l’adversité arrive, une éponge humide efface son empreinte. C’est sur cela que je gémis, et bien plus que sur tout le reste. » — Elle a tout dit, sa dernière larme est tombée. Cassandre se précipite, tête basse, dans le palais meurtrier : la porte roule et retombe sur elle comme la pierre d’un tombeau.

« Horreur sacrée. » Ce grand mot de la langue antique peut seul traduire l’inexprimable angoisse de cette scène. Partout ailleurs le prophète prédit des événements à long terme, redoutables seulement pour ceux qui l’écoutent ; il est exempt de leur menace, hors de leur atteinte. Tirésias ne subira ni la honte, ni l’exil d’Œdipe. Élie s’envole sur un char de feu, tandis qu’Achab est renversé de son chariot de bataille, et que les chiens lèchent son sang sous les roues. Ici l’oracle est instantané, le meurtre qu’il annonce suit sa parole aussi rapidement que le coup de foudre suit l’éclair. C’est contre elle-même que la Pythie vaticine, elle est à la fois prêtresse et victime. En énonçant sa prédiction, elle prononce sa condamnation ; son enthousiasme est une agonie et son feu sacré la dévore. Phénomène tragique qui n’a d’analogue que l’histoire contée par Josèphe, de ce Jésus, fils d’Ananus, inécouté comme Cassandre, qui parcourut, pendant sept ans, les rues de Jérusalem en criant : « Malheur sur la ville ! Malheur sur le peuple ! Malheur sur le Temple ! » Quand la ville sainte fut assiégée par Titus, il fit le tour des remparts et répéta sa triple clameur. Puis il s’écria : « Et malheur sur moi ! » À ce moment, une pierre lancée par une baliste romaine l’étendit mort sur le mur.

Ce qui met encore à part le rôle de Cassandre, c’est l’extraordinaire beauté de son style. Tout y est inspiré ; dans le sens immédiat du mot ; tout y respire l’égarement divin. Chaque image reflète une lueur de vision subite, chaque vers part comme un trait dardé. Une langue de feu envolée du trépied de Delphes, semble frémir sur la bouche de la prêtresse d’Apollon. Des repos d’une douceur touchante succèdent à ses crises. Le dieu qui la fatigue s’arrête par instants ; alors la vierge peut laisser respirer son âme : on croit la voir essuyer la sueur de ses joues, l’écume de ses lèvres. Ses traits se calment, ses nerfs se détendent, pareils aux cordes d’une lyre qu’une main violente cesse de tordre pour forcer ses tons. Son langage redevient naturel et simple, elle répond aux questions du Chœur avec un triste abandon. Ce n’est plus qu’une jeune fille mourante qui regrette ingénument la lumière.

Cependant les cris d’Agamemnon égorgé retentissent par deux fois dans l’intérieur du palais. — « A moi ! je suis frappé ! » Les Vieillards terrifiés s’émeuvent. Que faire ? agir ou attendre ? appeler le peuple ou courir eux-mêmes au secours du roi ? Ces têtes blanches tergiversent presque comiquement. L’antique usage de tous les sénats est de mettre aux voix les faits accomplis : — Il n’est plus temps d’ailleurs, car les portes s’ouvrent : Clytemnestre se dresse sur le seuil, devant les cadavres, toute sanglante et la hache au poing. Sa haine peut enfin se montrer à nu. Que le mensonge lui a paru lourd et qu’elle a hâte de le mettre bas ! Il semble qu’on entende rouler à terre un masque d’airain. Elle crie son crime à pleine voix, elle le sonne par des éclats de victoire, triomphante du mort comme d’une proie prise dans des rets savamment ourdis. — « J’ai jeté sur lui un filet sans issue, un filet à prendre les poissons, voile splendide et mortel. Deux fois je l’ai frappé, et il a poussé deux cris, et ses forces ont été rompues ! Il est tombé au troisième coup. Hadès le gardien des morts, s’en est réjoui ! » — Le sang dont elle est baignée la rafraîchit et l’enivre. — « En rendant l’âme, il m’a arrosée d’un jet de sa blessure, noire rosée aussi douce pour moi que l’est la pluie de Zeus à l’épi gonflé. » — Que lui importe qu’on l’approuve ou qu’on la maudisse ? la chose est faite, c’est ainsi. Le Chœur lui jette des exécrations à la face, elle en rit et elle récrimine ; et elle évoque devant le père mort le pâle fantôme de sa fille sacrifiée aux vents de la Thrace, « comme une brebis de ses pâturages ». Aussi hautement que le meurtre, Clytemnestre confesse l’adultère. Que craindrait-elle ? Égisthe est là, l’homme qui l’aime, « le fort bouclier qui la couvre ». Sang pour sang, outrage aussi pour outrage : — « Le voilà gisant, le trompeur, délices des Chryséis devant Troie ! » Avec une sorte de jalousie féroce où n’entre aucun reste de l’ancien amour, elle accouple dans son insulte la captive tuée au maître égorgé. — « Et la voici, la Devineresse, compagne de sa couche, venue sur son navire avec lui ! Comme le cygne, elle a chanté son chant de mort. Elle gît la bien-aimée, et les voluptés de mon lit s’en sont accrues ! » — Le Choeur poursuit ses imprécations, il maudit la meurtrière « dressée comme un corbeau sur ces corps, et croassant son chant de triomphe. » Il pleure sur son roi « tombé dans cette toile d’araignée ». Ce qui le navre encore, c’est l’inquiétude de sa sépulture, ce grand souci du deuil antique. Qui l’ensevelira ? qui lui rendra les honneurs funèbres ? — « Oseras-tu le faire, femme, toi qui l’as tué ? Oseras-tu le pleurer ? » — Cette fois le mort a tort, car c’est la mère qui répond, et de façon à le faire trembler si son âme entend. — « Ne prends pas ce souci, il est tombé mort par moi. Je l’ensevelirai et les siens ne le pleureront pas. Mais sans doute Iphigénie, sa fille, viendra, comme il convient, au-devant de son père, avec un tendre baiser, sur la rive du Fleuve des douleurs, et elle le serrera dans ses bras. » Entre ces fureurs et ces ironies, un sombre enthousiasme saisit Clytemnestre ; elle se proclame surhumaine par l’excès même de son crime, irresponsable à force d’être atroce. Ce n’est pas elle qui a tué, c’est le Génie héréditaire qui s’acharne aux fils de Pélops, et les extermine l’un par l’autre. La possédée se confond avec le démon qui l’agite. Il y a là des vers qui sont comme une fumée infernale derrière laquelle la métamorphose s’accomplit. La femme disparaît : à sa place surgit, gigantesque, le front dans la nue, parmi les éclairs, l’Até, l’Érynnis, la redoutable déesse, exécutrice des représailles, qui, « envoyée par les premières victimes, se renouvelle et se multiplie ». Elle dit au Chœur qui a parlé de ce démon domestique : « Tu l’accuses enfin, le Génie trois fois terrible de cette race ! C’est lui, en effet, qui excite dans nos entrailles l’inextinguible soif du sang. Avant qu’une plaie se ferme, un nouveau sang jaillit. Ce crime est le mien, tu le dis. Mais ne dis pas que je suis la femme d’Agamemnom. Celui qui a pris ma forme, c’est l’antique, le cruel vengeur du festin d’Atrée. C’est lui qui a immolé l’homme pour prix des enfants massacrés. »

Figure épouvantable et superbe : si le monde tragique avait un Enfer, la Clytemnestre d’Eschyle en serait la reine. L’instinct maternel survit dans son âme ; il y a en elle un reste d’entrailles déchirées qui tressaille encore. Hors de là, rien d’humain et rien de flexible. Ses traits saillants, l’audace forcenée, la férocité froide, l’ostentation dans le crime, sont, creusés et fixes comme ceux des statues. L’effrayante unité de son caractère ne se dément pas ; la triple haine de la mère frappée dans sa fille, de la femme jalouse d’une rivale, de l’adultère qui veut que l’époux fasse place à l’amant, en noue les jointures. Terrible, mais non repoussante : une sorte de grandeur démoniaque grandit ses forfaits. Il y a de la fatalité dans sa méchanceté. Elle a des façons de dire et de se mouvoir dans le mal qui rappellent les grandes allures de la lionne marchant dans son antre. — « Une lionne à deux pieds », c’est ainsi que le Chœur l’appelle quelque part.

Égisthe se montre à cette fin du drame, comme s’il sortait d’un trou d’embuscade. Lâche et basse figure qui s’élève pourtant, un moment, à la hauteur d’un fantôme, lorsque le fils de Thyeste rappelle, sur le fils d’Atrée gisant à ses pieds, le repas maudit. Mais cette apparition dissipée, l’homme reparaît tel qu’il est, insolent et vil, fait pour le piège et non pour le glaive, ayant l’arrogance du crime dont il n’a pas eu le courage. Le Choeur méprise hautement ce traître ; il maudissait Clytemnestre, il honnit Égisthe. Il appelle femme — γυναι συ— le lâche qui a tué par la main d’une femme ; et dans une phrase d’une ambiguïté sarcastique, il l’affuble du sexe de sa maîtresse pour mieux l’avilir. Ailleurs il lui jette cette huée à la face : « Rengorge-toi comme le coq auprès de la poule ! » Le Chœur d’Eschyle a parfois les trivialités énergiques des populaces de Shakespeare. — Le nom d’Oreste revient dans ces invectives : les Vieillards invoquent l’enfant caché dans l’exil, ils le marquent pour la vengeance, avec le sang de son père. Égisthe, furieux, éclate en menaces, il promulgue la terreur qui va régner sur Argos : le tyran annonce son avènement par des bruits de chaînes et des appareils de supplices. — « Les fers et la faim sont de rudes maîtres. Ne regimbe pas contre l’aiguillon, de peur d’en gémir. Quiconque n’obéira pas, je le dompterai comme un étalon repu d’orge et rebelle au frein. » — Ces violences irritent les Vieillards au lieu de les effrayer ; l’âme libre des citoyens grecs s’éveille par avance dans ces patriarches de l’antique Hellade. Ils s’excitent contre le tyran, tirent du fourreau leurs épées rouillées : on dirait des Harmodios et des Aristogiton en cheveux blancs. De son côté, Égisthe appelle ses sicaires aux armes ; la lutte s’engage, le sang va couler. — A ce moment, un vague remords remue Clytemnestre, elle est assouvie et elle est troublée ; l’accablement qui suit les fureurs consterne son âme. C’est avec une satiété attristée qu’elle demande à Égisthe de faire trève aux meurtres. — « Ô le plus cher des hommes ! assez de malheurs. La moisson déplorable a déjà trop abondé. Ne nous replongeons plus dans le sang. Allez, vieillards, rentrez dans vos demeures. La nécessité commandait, il fallait que ce qui s’est fait s’accomplit. Certes, s’il faut expier notre action, c’est assez que nous subissions la colère des dieux. » — Égisthe cède, le Chœur obéit, mais il proteste encore en se retirant ; et ses anathèmes, où le nom d’Oreste retentit avec un son fatidique, poursuivent, comme un sourd tonnerre, les meurtriers rentrant au palais.