(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XV, l’Orestie. — les Choéphores. »
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(1880) Les deux masques. Première série. I, Les antiques. Eschyle : tragédie-comédie. « Chapitre XV, l’Orestie. — les Choéphores. »

Chapitre XV,
l’Orestie. — les Choéphores.

I. — Le tombeau d’Agamemnon. — Survivance du mort dans la croyance antique. — Les passions posthumes.

Entre la première et la seconde partie de la trilogie, dix ans ont passé. Oreste, exilé dès l’enfance, par Clytemnestre, chez Strophios, roi de Phocide, a grandi dans l’attente de son destin. Électre est restée dans le palais d’Argos, subie et opprimée par sa mère, qui hait en elle l’ennemie de son crime. — « Et moi », — dira-t-elle plus tard à Oreste, — « j’étais tenue à l’écart, méprisée, abjecte, chassée au dehors comme une chienne malfaisante ; et ma seule joie était de cacher mon deuil. » — Exclue du foyer, reléguée parmi les esclaves, Électre erre autour du palais maudit, couvant sa haine et nourrissant son espoir. Cet espoir est celui du retour d’Oreste, qui doit, d’après les oracles, revenir un jour châtier les coupables. En l’attendant, la sœur douloureuse pleure au pied du tombeau de son père, la hache de son meurtre enfoncée au cœur.

Ce tombeau fait d’un monceau de pierres que le temps a revêtu d’herbe, Eschyle l’a dressé en face du palais, non comme un décor, mais comme un personnage de son drame. Il y joue même le premier rôle, étant l’inspirateur de l’action. Oreste, Electre, le Chœur ne cessent de converser avec lui, comme on parle du dehors, à travers la porte, à un homme enfermé dans sa maison close. Le mort, que ce tombeau recouvre, l’habite, en effet, non point à l’état abstrait de mémoire et de souvenir, mais en présence réelle, selon la croyance primitive. Lorsqu’ils enfermaient le corps dans le sépulcre, les Anciens croyaient aussi y déposer l’âme. L’ancêtre ou le père continuait à vivre sous la terre, d’une existence affaiblie sans doute, mais aussi réelle et aussi distincte que celle que le soleil avait éclairée. Il avait faim et il avait soif, et c’était pour sa famille un devoir sacré de le nourrir par des repas funèbres et de l’abreuver par des libations. Il voulait être honoré dans sa sépulture comme il l’avait été dans sa maison terrestre, et des hommages solennels lui étaient rendus aux jours marqués par les rites. En retour, l’aïeul, du fond de son repos, veillait paternellement sur ses descendants ; il inspirait leurs conseils et les protégeait dans les périls de la vie. Une communion de bienfaits et de bons offices reliait ainsi les générations ; le foyer s’enracinait dans la tombe, et s’accroissait de la sève toujours féconde qu’elle lui transmettait. Chaque mort devenait un dieu domestique terrible ou propice, selon qu’il était honoré ou négligé par les siens. Cette apothéose souterraine n’était pas un privilège, mais une loi commune ; elle transfigurait les bons et les méchants également. « L’air plein de dieux », dit quelque part Homère : la terre n’était pas moins pleine de divinités. Les transformations successives que l’idée de la vie future revêtit dans le monde antique n’atteignirent point au fond cette foi primordiale. Au déclin du polythéisme, Cicéron écrivait encore : « Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fussent comptés au nombre des dieux… Rendez aux dieux Mânes ce qui leur est dû ; ce sont des hommes qui ont quitté la vie, tenez-les pour des êtres divins. »

Dans cette vie muette et voilée qu’il continuait sous la tombe, le mort gardait ses passions terrestres : des haines et des amours brûlaient sous sa cendre, une éruption pouvait toujours sortir de ce volcan mal éteint. De ces passions posthumes, la vengeance était la plus forte. L’homme tué par un meurtrier ne dormait tranquille que lorsqu’il avait pris sa revanche par la main d’un fils ou d’un frère. Jusque-là, l’insomnie du ressentiment l’agitait et le retournait dans sa tombe. Tant que la dette de sang n’était pas payée, il obsédait ses proches d’apparitions menaçantes ; le sépulcre irrité remuait sous eux. — « La mâchoire dévorante du feu » — dit une strophe du Chœur — « ne détruit pas le sentiment chez les morts. Après la vie, leur courroux éclate. Le mort crie, et le meurtrier est révélé par sa voix. Alors le juste deuil des ancêtres et des pères pousse de toutes parts les enfants à la vengeance. »

II. — Caractère du choeur des Choéphores. — La prière d’Électre. — Le frère et la soeur.

Ce rôle actif du Tombeau attendant et réclamant ses victimes s’accuse dans les Choéphores, dès la première scène : Oreste, rentré dans Argos, va droit à lui, pour prendre ses ordres et l’avertir qu’il est prêt : — « Me voici, Père, je l’appelle, afin que tu m’entendes et que tu m’exauces. » — Plus tard, il lui dira : « Ô toi, qui es un dieu sous la terre ! » En déposant sur le tertre une tresse de ses cheveux, Oreste invoque Hermès, non point seulement conducteur des morts, mais patron des entreprises voilées par la ruse. Le père et le dieu l’entendent : dans la nuit même qui a précédé son retour, leur intervention s’est manifestée.

Cependant les Choéphores — « Porteuses de libations » — sortent du palais, en longue file, et se dirigent vers le tombeau. Oreste, étonné, s’écarte avec Pylade : tous deux observent de loin le sombre cortège.

Les Choéphores sont les captives ramenées de Troie par Agamemnon. Servantes de Clytemnestre et d’Égisthe, elles se sont rangées contre eux du côté d’Electre. La haine qu’elles leur portent est aussi ardente que la sienne, car, du même coup qu’Agamemnon, elles ont vu tuer sous leurs yeux la fille de leur roi. Même rancune ulcérée et même soif du sang criminel. Leur fonction, durant tout le drame, sera d’enflammer Oreste par leurs chants de meurtre, de semer le vent sur son âme pour en récolter la tempête. L’âme d’Electre a passé dans ce Chœur farouche, esclave de son deuil et de sa vengeance.

C’est Clytemnestre qui les envoie avec Électre, porter au tombeau d’Agamemnon des présents funèbres, n’osant affronter elle-même la présence de l’Ombre que son approche mettrait en fureur. L’imagination évoque cette marche funèbre : elle voit défiler en deux rangs, sur le rythme d’un long chant plaintif, cette procession de femmes sépulcrales, drapées de robes noires en lambeaux, les joues meurtries par leurs ongles, tenant à deux mains les vases sur lesquels pleurent leurs cheveux défaits. En tête marche la grande Électre, sombre comme la nuit, pâle comme la mort, le front chargé de pensées sinistres. On dirait des Panathénées funéraires sculptées par Phidias, dans un marbre noir. Cet hommage tardif que Clytemnestre envoie à Agamemnon est inspiré par la peur. Un Songe formidable a bouleversé son sommeil. — « Voici que la terreur qui hérisse les cheveux et qui sort des songes, a rempli le palais de cris perçants dans cette nuit néfaste. La chambre des femmes en a retenti. Les Devins, sous l’étreinte des Dieux, ont dit que les morts frémissaient sous la terre, et que leur fureur s’enflammait contre les meurtriers. » — Les Choéphores chantent en marchant, selon les rites des cérémonies expiatoires ; mais leur chant lugubre se retourne contre celle qui l’a commandé ; la supplication s’y défigure en malédiction. C’est comme un De profundis transposé sur des formules d’anathème. Elles vont verser les libations qu’on leur a prescrites, sachant bien qu’elles seront stériles, et que quelques coupes d’eau parfumée de miel n’étancheront point le courroux du mort. — « Cette femme impie m’envoie pour une expiation vaine. Rachète-t-on le sang répandu ? Quand la terre l’a bu, la souillure est ineffaçable. La virginité violée ne refleurit plus. » — Et elles ajoutent ce mot terrible que lady Macbeth répétera plus tard : — « Les fleuves rassembleraient leurs eaux qu’ils ne laveraient point la main qu’a souillée le meurtre. »

Le cortège s’est rangé autour du tombeau ; Électre s’en détache et interroge ses compagnes avec une sombre ironie :

Femmes esclaves qui m’accompagnez, conseillez-moi sur ceci. Quand je verserai les libations funèbres, quelles paroles devrai-je prononcer ? Dirai-je que ce sont là les présents de la chère épouse à l’époux aimé ? Jamais je n’oserai. Mais que dire alors à mon père ? Qu’il doit rendre le mal pour le mal, comme c’est l’usage chez les hommes ? Ou bien encore, puisqu’il a péri par un crime, faudra-t-il, la libation répandue, que je me retire en silence, en détournant les yeux et en jetant le vase derrière moi ?

Le Chœur entend sa pensée cachée et il y répond : — « Prie pour ceux qui aimèrent ton père… Pour toi et pour quiconque hait Égisthe… Souviens-toi d’Oreste… Parle des meurtriers… Souhaite qu’un vengeur arrive et les égorge à leur tour. » — La libation est empoisonnée, Électre peut la verser sur la tombe ; ses paroles l’imprègnent encore d’une mortelle amertume. Les prières dont elle est chargée se tordent dans sa bouche en imprécations. — « Père, aie pitié de moi et d’Oreste, rends-nous notre maison prise ! Qu’Oreste revienne ! Exauce-moi, mon père. Donne-moi de valoir beaucoup mieux que ma mère et de mieux agir ! Je souhaite à nos ennemis que ton vengeur apparaisse, qu’il rende la mort à ceux qui te l’ont donnée. »

À peine évoqué, le vengeur surgit. Électre aperçoit d’abord la tresse de cheveux qu’Oreste a déposée sur la tombe, elle reconnaît l’empreinte de ses pas. Il apparaît enfin, image vivante de son père, et des signes certains le font reconnaître : — « Rapproche cette boucle de l’endroit où je l’ai coupée. Vois cette toile tissée par les mains, et les figures de lions qui y sont brodées. » — La sœur embrasse avec de tendres transports ce frère retrouvé, le seul amour qui survive aux pertes affreuses de son âme, toute autre affection en elle étant morte ou dénaturée. — « Ô douce lumière de mes yeux, toi qui as quatre parts dans mon cœur ! Car il me faut te nommer mon père, et c’est à toi que va l’amour que j’eus pour ma mère détestée si justement aujourd’hui, et pour ma sœur cruellement sacrifiée. » — Passage d’effusion unique dans ce drame âprement aride, en qui la haine, dévorante comme une idée fixe, tarit alentour tous sentiments tendres. Ces larmes d’Électre, les seules qui ne soient pas amères, le rafraîchissent un instant. C’est la source d’eau douce filtrant d’un rocher brûlé, sous un soleil fauve, dans un désert plein de rugissements.

Mais la vengeance interrompt bientôt ces joies fraternelles. Oreste est pressé, le destin le pousse, une voix le somme d’accomplir l’action jurée. Cette voix vient de haut ; c’est l’Oracle de Delphes qui lui enjoint de tuer les meurtriers de son père. Apollon l’a ordonné prêtre de ce sanglant sacrifice ; il est l’élu du châtiment, l’oint du parricide. S’il résistait aux ordres du Dieu, il tomberait sous le coup de peines effroyables. — « Loxias disait que la lèpre rongerait mon corps de ses dents féroces, qu’elle dévorerait sa vigueur et blanchirait les poils de ma chair. Il prédisait encore que mon père darderait sur moi son œil flamboyant, du fond des ténèbres ; trait perçant que lancent les morts non vengés, qui livre le maudit aux terreurs nocturnes, et le chasse avec un fouet d’airain, hors de la cité. » — Oreste est donc lancé par la fatalité vers son crime qu’une autre fatalité châtiera. Avant d’être obsédé par les Érynnies, il est possédé par un dieu : c’est sur l’autel des Oracles qu’est aiguisé son couteau.

III. — Appels à la tombe. — Le songe de Clytemnestre. — Le fils et la mère.

Alors s’engage entre le frère et la sœur un dialogue pareil au choc de deux âmes qui se heurteraient pour s’enflammer mutuellement. Tous deux s’entraînent au parricide, ravivent le meurtre, font saigner ses plaies. Le père est sommé d’aider ses enfants, harcelé de conjurations et d’appels. Deux bouches ardentes soufflent sur sa cendre pour susciter la colère qu’elle couve, leurs cris perçants aiguillonnent le mort au fond du tombeau. — « Plût aux dieux, ô Père ! que sous llion, tu fusses tombé frappé par une lance de Lycien ! Tu aurais légué la gloire à ta maison, et tu aurais une grande tombe sur le rivage d’au-delà des mers. » — « Mais, ô Père ! ce n’est pas sous les murailles de Troie que tu as été dompté par la lance. Que ne sont-ils morts avant, ceux qui t’ont tué ! » — Les Captives entretiennent ce feu qui bouillonne ; sur la fureur elles versent la rage, et le poison sur le fiel ; ce sont là maintenant leurs libations. Une sorte d’hystérie cruelle les transporte ; elles se démènent dans la haine comme des bacchantes dans la volupté. — « Puissé-je pousser bientôt le hurlement lugubre devant l’homme égorgé et la femme morte ! Pourquoi contenir mon cœur qui bouillonne ? La colère s’en échappe et noircit ma face. » — Puis c’est l’antique loi du talion dont elles font retentir l’alternance fatale : — « Le sang versé réclame un autre sang. Érynnis crie et veut mort pour mort. »

Le charme agit, l’incantation produit son effet : Oreste s’exalte, devient frénétique : — « Ma colère contre ma mère est celle d’un loup affamé… Que je la tue et que je meure après ! » — Pour l’exciter encore. Électre redresse devant lui Clytemnestre à l’œuvre, dans l’élan forcené du meurtre. — « Elle frappait comme une femme Cissienne à la guerre ; ses deux mains jointes sur la hache allaient, retombaient, de près, de loin. Ma tête ébranlée retentissait à chaque coup. » Les appels au père recommencent, pressants et perçants à fendre sa tombe ; le mémento suit l’invocation. Sa mémoire, que le sommeil souterrain engourdit peut-être, est réveillée en sursaut par ses plaies rouvertes, par les instruments de son supplice remués à grand bruit. On dirait les prières préparatoires d’une horrible extase.

« Souviens-toi du bain où tu fus tué ! » — « Souviens-toi du filet où ils t’ont fait mourir ! » — « Père, ce ne sont point des chaînes d’airain qui t’ont garrotté. » — « Ils t’ont pris ignominieusement dans un traître voile. » — « N’es-tu donc pas irrité de ces outrages, Père ! Ne redresseras-tu pas ta tête chérie ? » — « Envoie la justice combattre avec les tiens, rends les coups que tu as reçus ; vaincu, sois victorieux à ton tour ! » — « Entends encore ce dernier cri, ô Père ! Regarde tes deux petits assis sur ton tombeau. Aie pitié de ta fille, aie pitié du mâle de ta race ! » — « Ne laisse point périr en nous la race de PéIops : ainsi tu vivras, bien que tu sois mort. » — « Les enfants sauvent la renommée du père qui n’est plus, pareils au liège qui porte le rets et l’empêche de s’enfoncer dans l’abîme. »

Cette fois l’Ombre est assurément réveillée ; sortie du sépulcre, elle enveloppe son vengeur ; le spectre ne fait plus qu’un avec le vivant. — Avant d’agir, Oreste veut savoir pourquoi ces libations envoyées au mort, « don misérable si fort au-dessous du crime ». Le Chœur lui raconte le songe qui a effrayé Clytemnestre. Elle a rêvé qu’elle enfantait un dragon, et qu’elle tendait le sein au reptile emmailloté dans des langes, comme un nouveau-né. En le prenant, il la mordit cruellement ; et il but le sang mêlé au lait qui en jaillissait. — Ainsi le songe fait d’Oreste un monstre, et il ne recule pas devant cette image ; tout au contraire, il accepte l’effrayant augure. Comme le damné du Dante qu’un serpent fond sous son étreinte, il s’identifie au dragon nocturne, et se réjouit du sang que lui promet sa morsure. — « Que par moi ce songe s’accomplisse ! Oui, le serpent a été conçu dans le même sein que moi, il a été enveloppé dans les mêmes langes. C’est moi qui la tuerai, changé en dragon, N’ai-je pas bien interprété le prodige ? »

L’instant d’après, Oreste reparaît sous le costume d’un voyageur phocéen ; il va prendre en parlant l’accent des montagnards du Parnasse : l’exécuteur se masque pour faire son office : — « Car, dit-il, c’est par la ruse qu’ils ont tué le héros, ils mourront aussi par la ruse. » Son appel à l’esclave de garde — Παι ! Παι ! — résonne comme un marteau d’airain sur une porte d’où des condamnés vont sortir. C’est avec l’accent impérieux d’un héraut apportant une nouvelle urgente qu’il réclame l’hospitalité. Clytemnestre, avertie par le portier, se présente : aucun trouble en face de cette femme qui est sa mère et qu’il va tuer, pas un reste d’instinct filial qui tressaille. Il raconte froidement l’histoire qu’il a préparée. — En cheminant vers Argos, un homme qu’il a rencontré sur la route lui a dit se nommer Strophios. Cet homme l’a chargé d’apprendre aux parents d’Oreste la mort de leur fils. Faut-il leur renvoyer l’urne qui a recueilli les cendres du mort, ou doit-il être enseveli dans la terre dont il fut l’hôte ? Strophios attend leur réponse. — Son récit est fait du ton indifférent d’un message, quoiqu’il y glisse ce sombre sarcasme : « Ce que j’ai entendu, je le redis, j’ignore si je parle à ceux que cela concerne ; mais il importe que le père le sache » — Clytemnestre écoute, impassible. Quelque chose pourtant a remué en elle, et c’est un poids soulevé ; sa joie secrète perce dans l’accueil qu’elle fait à l’homme qui lui rapporte un fils mort. À la façon dont elle le reçoit, on devine qu’elle le récompense : — « Tu n’en seras pas moins traité en ami dans cette demeure ; à défaut de toi, un antre nous eût apporté cette nouvelle. Mais il est temps pour nos hôtes de se reposer après leur longue route. Que tout ce que le palais contient leur soit offert. Moi, je vais tout apprendre à celui qui commande ici. »

IV. Gitersa. — La nourrice d’Eschyle et la nourrice de Shakespeare. — Exécution d’Égisthe. — Le Parricide. — Délire d’Oreste. — Apparition des Érynnies.

C’est la nourrice d’Oreste, la vieille Gilissa, que Clytemnestre envoie vers Égisthe, pour lui annoncer la mort de son fils. Elle passe sur la scène, pleurant son nourrisson avec de doux radotages. En se rappelant les soins qu’elle donnait au petit Oreste, Gilissa le revoit salissant ses langes, et la chose est dite tout crûment, comme au coin de l’âtre, entre servantes habituées aux tracas et aux souillures des berceaux. On est étonné d’abord et un peu choqué : cela fait l’effet d’une statuette de Manneken-piss, fourvoyée dans un fronton pathétique. Mais la tragédie grecque n’avait ni les dédains, ni les dégoûts de la nôtre ; des accidents intimes, des traits de nature familiarisaient sa sublimité. Elle se faisait toute à tous ; divine envers les dieux, héroïque avec les héros, populaire avec les esclaves et les personnages subalternes. Ayant à faire parler une nourrice, Eschyle lui donne la bonté bavarde et la naïve indécence des femmes de sa classe. Sa Gilissa est la commère lointaine de la nourrice de Juliette : on dirait qu’elles voisinent, à travers les siècles, d’Argos à Vérone. Rappelez-vous, dans le drame de Shakespeare, les divagations de la nourrice italienne, son histoire du sevrage de la petite sous un pigeonnier, celle de sa chute sur le front, la gravelure qui s’ensuit et qu’elle ne se lasse pas de répéter avec de gros rires. Toutes les sources ont le même murmure, toutes les nourrices ont le même babil. Ces grandes naïvetés sont familières, d’ailleurs, en hauts lieux ; la Bible en est pleine. Si le petit Oreste souille une scène de l’Orestie, le petit Achille salit une page de l’Iliade. Le vieux Phœnix envoyé avec Ulysse, par Agamemnon, pour fléchir le héros rentré sous sa tente, lui rappelle comment il jouait avec lui dans son enfance, lorsqu’il était l’hôte de Pélée — « Et je l’aimais dans mon cœur, autant que ton père, ô Achille semblable aux Dieux ! Et tu ne voulais t’asseoir aux repas et manger qu’assis sur mes genoux. Et parfois tu rejetais le vin et les mets dont tu étais rassasié, sur ma poitrine et sur ma tunique, comme font les petits enfants. » D’autres exemples ne seraient pas rares : tel passage, dans les grands poèmes, fait dire au lecteur ce que disaient les disciples devant le sépulcre ouvert de Lazare : « Maître, il sent. » Domine, jam fœtet. On rencontre un vers stercoraire au coin d’un chant de la Divine Comédie.

Les Choéphores ont arrêté Gilissa au passage : Clytemnestre l’a chargée de dire à Égisthe de ne rentrer au palais qu’entouré d’une escorte année : — « Garde-toi, — lui disent-elles, — de rapporter cela au tyran maudit ; prends un air joyeux pour qu’il t’écoute sans soupçon ; dis-lui de revenir seul et en hâte. Un événement caché dépend de ton message. » La vieille a compris, elle hait dans l’âme le meurtrier de son maître. Comme la servante de Judith, elle tendrait volontiers le sac où roulerait sa tête. Le message tronqué par sa bouche va pousser Égisthe dans le piège ouvert.

La mort l’attend debout derrière la porte où il l’a embusquée dix années avant : Égisthe entre et il est frappé. Son rôle n’a presque qu’un cri, mais ce cri poussé sous l’épée répète le cri d’Agamemnon tombant sous la hache : le châtiment reproduit le crime comme un reflet et comme un écho. L’esclave de garde donne l’alarme, Clytemnestre accourt : — « Qu’y a-t-il ? pourquoi ces clameurs ? » L’homme lui répond comme si un dieu l’inspirait : « Il y a que les vivants sont tués par les morts. » Elle demande une arme, s’excite à la lutte : en se retournant, elle rencontre le visage effrayant d’Oreste dressé devant elle. Son premier mot a déjà le tranchant du glaive : — « Toi aussi, je te cherche : lui, il a payé, c’est fait. » Elle le pleure et elle se lamente : — « Malheur à moi ! tu es donc mort, très cher Égisthe ! » — « Tu aimes cet homme ? Eh bien, tu coucheras encore avec lui, dans le même tombeau » — Un moment il hésite devant le sein que sa mère lui montre, ce sein qui l’a allaité, où il a dormi. La mamelle est là, sacrée, vénérable, même chez la lionne et la louve. — « Pylade, que ferai-je ? J’ai peur. Faut-il tuer ma mère ? » — Pylade lui rappelle froidement les ordres du dieu. — « Et que fais-tu des oracles d’Apollon rendus à Pytho ? Mieux vaut avoir tous les hommes pour ennemis plutôt que les dieux. » — C’en est fait, le doute a cessé : Oreste, redevenu le bourreau d’un dieu, n’a plus rien d’humain. Aux supplications de sa mère il jette d’inexorables répliques ; chaque mouvement qu’elle fait pour le fléchir est repoussé par un mot mortel. En exécutant l’ordre d’Apollon, il prend son langage : il ne discute pas, il décrète ; on croit entendre la voix de l’Oracle répercutée par la grotte d’airain de son temple. — « C’est le destin, mon enfant, qui est le seul coupable ! » — « C’est aussi le destin qui va t’égorger. » — « Ainsi tu vas tuer ta mère ? » — « Ce n’est pas moi qui te tue, c’est toi-même. » — « Crains les Érynnies d’une mère ! » — « Et celles d’un père, leur échapperai-je, si je ne le venge ? » — « Malheur à moi ! le voilà donc ce serpent que j’ai conçu et que j’ai nourri ! » — « Tu as tué le père, tu mourras par le fils. »

Et il l’entraîne dans le palais, tête pendante, comme un victimaire tenant par la corne une bête d’holocauste. Eschyle peut voiler le supplice, il a montré la torture. Un tel dialogue tue sur place ; c’est de la terreur fulgurante. En trois répliques, la femme est saisie, meurtrie, dévorée par la fureur qui s’abat sur elle.

Le parricide se consomme, et ici encore le talion répète la mise en scène du premier crime. Le dénouement des Choéphores fait à celui d’Agamemnon un pendant sinistre. Les portes rouvertes, deux cadavres étalés sous les yeux du peuple ; devant eux, le meurtrier arborant son glaive : rien ne manque à cette copie vengeresse. Comme un maître de cérémonies tragiques, le Démon de la maison des Atrides règle le spectacle du forfait présent sur l’ordonnance de la catastrophe précédente. Le même groupe reparaît sous le même portique, dans une semblable attitude, mais les figures ont changé. Les meurtriers sont couchés à la place où leurs victimes étaient étendues ; la femme qui se dressait sur le corps du père gît terrassée aux pieds de son fils.

Clytemnestre glorifiait son crime, Oreste justifie le sien ; calme d’abord, sans trouble visible, raillant ces morts « qui avaient juré de périr ensemble, et qui ont pieusement tenu leur serment ». Il a retrouvé le linge de bain qui lia son père, et il secoue devant le peuple ce suaire homicide, comme pour en pressurer le sang desséché dont il est couvert. Cette assurance fléchit par degrés : Oreste n’est déjà plus si convaincu de son droit, car il le discute, il plaide l’action qu’il promulguait tout à l’heure. Le doute le prend, et quel doute ? S’il n’est pas irréprochable, il est exécrable. On voit pâlir son âme avant son visage. Au dedans de lui, une voix s’élève, sourde d’abord et confuse, et qu’il essaye de couvrir d‘un bruit d’invectives. — Qu’était-ce donc que cette femme, celle mère si l’on veut ? « Une murène, une vipère, qui empoisonnait tout ce qu’elle touchait. » Et ce voile dont elle s’est servi ? « Un filet à prendre les bêtes fauves, l’engin des assassins à l’affût, qui guettent les passants au tournant des bois. » Mais il a beau insulter la morte, on sent qu’il frémit sous son dernier souffle. — « L’a-t-elle fait ? Ne l’a-t-elle pas fait ? » répète-t-il pour faire taire sa conscience qui pousse les cris d’un affreux réveil. Symptôme alarmant, les Choéphores faiblissent et ne l’approuvent plus que du bout des lèvres. L’instant d’avant, elles l’excitaient tout d’une voix ; elles auraient tourné vers sa mère le pouce inflexible des Vestales romaines achevant le gladiateur renversé, si le fer avait tremblé dans sa main. Maintenant leur zèle se refroidit et leur complicité se détache, elles reculent devant le sang qu’elles ont fait verser. Des condoléances équivoques remplacent leurs chants homicides, les furieuses se changent en pleureuses. — « Hélas ! hélas ! choses lamentables ! toi tu es morte, d’une mort affreuse : mais la souffrance renaît pour celui qui survit… — Nul entre les mortels qui ne paye sa dette au malheur ! Chacun souffre à son tour, l’un aujourd’hui, l’autre demain. »

À ce moment, Oreste est pris d’un premier accès, et son âme entre en convulsions. Sa raison « fuit comme un cheval sans frein emporté hors de la piste des chars ». Il la poursuit et il s’y cramponne ; il essaye, avant qu’elle s’échappe, de lui arracher un cri d’innocence : « Tandis que je me possède encore, j’atteste que j’ai fait acte de justice en tuant ma mère, car elle s’était souillée du meurtre de mon père, et les dieux l’avaient prise en haine. » Mais il s’arrête, glacé d’épouvante, les Érynnies surgissent devant lui, avec leurs cheveu de vipères et leurs yeux qui pleurent un sang noir. — « Ah ! ah ! femmes esclaves, les voyez-vous comme des Gorgones, vêtues de robes noires, les cheveux entrelacés de serpents ? vous ne les voyez pas, mais moi, je les vois ! Elles me poursuivent, elles me chassent ! »

Le parricide, traqué par leur meute, s’enfuit vers le sanctuaire d’Apollon.