(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XI »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XI »

Chapitre XI

I. Le Fils naturel. — II. Un Père prodigue.

I. Le Fils naturel

Quelques lignes suffiront à résumer la donnée et à retracer les traits essentiels du Fils naturel.

Clara Vignot est une jeune ouvrière, venue à Paris de sa province, et séduite par un fils de famille nommé Charles Sternay. Il en a eu un fils âgé de trois ans, lorsque la toile se lève sur un premier acte qui est un prologue. Sternay est riche, et il laisse sa maîtresse travailler à la journée pour gagner, avec sa vie, celle de son enfant. Il se tient quitte envers elle avec quelques cadeaux faits au jour de l’an. Ce père serait, comme on voit, un parrain médiocre ; c’est le fruit sec de l’égoïsme dans la plus ingrate expression du mot.

Une telle liaison doit aboutir fatalement à une crise ; elle éclate dans les dernières scènes du prologue. Charles Sternay vient apprendre a Clara Vignot qu’un désastre de fortune l’oblige à partir pour l’Amérique. Son absence durera de dix-huit mois à deux ans. : il reste dans le vague de son prétexte et de son mensonge. Clara pleure et se désespère ; elle lui propose de l’accompagner ; il trouve, pour refuser son offre, des raisons plus ou moins valables, et l’amène à se résigner. Aussi bien, avant de partir, il assure l’existence stricte de la mère et de son enfant, en leur laissant un titre de trois mille livres de rente, avec la propriété d’une petite maison de campagne où elle attendra son retour. Sur quoi il part, après un froid baiser d’adieu du pas de la fuite et de l’abandon. Quelques instants après, Clara apprend qu’il va se marier. Il mentait donc, le misérable ! Elle se lève indignée, court après l’amant fugitif, le déserteur, qu’elle ne parvient pas à rejoindre.

Vingt ans plus tard, aux actes suivants, Jacques Vignot, qui se croit Jacques de Boisceny, fils légitime d’une veuve, et qui a vingt-cinq mille livres de rente, par suite d’un incident que nous rappellerons tout à l’heure, devient amoureux de mademoiselle Hermine Sternay, laquelle est la nièce de son père. Il demande sa main, mais c’est à ce tournant du mariage que son état civil se démasque subitement devant lui. Un notaire, qui est son parrain et l’ami dévoué de sa mère, est bien forcé de lui apprendre qu’il est enfant naturel ; il lui révèle, en même temps, le nom de son père, Jacques court à ce père, qui s’excuse comme il peut de ne l’avoir pas reconnu et lui refuse la main de sa nièce, par toute sorte de raisons tirées des lois du monde. La grand’mère d’Hermine, qui est aussi sa tutrice, et qui se croit noble comme la reine de Pique, s’est d’ailleurs rebiffée, de toute sa hauteur, lorsqu’on est venu lui demander sa petite-fille pour le fils de Clara Vignot. Ce mariage est donc impossible, et Jacques doit en faire bravement son deuil.

Onze mois après, la situation se retourne. Jacques Vignot a fait son chemin. Secrétaire intime d’un ministre, il revient décoré et presque célèbre d’une mission heureusement remplie en Orient. Le vieux marquis d’Orgebac, frère de la douairière, auquel le jeune homme a plu tout d’abord, parle de réparer, par une adoption, la faillite paternelle dont son neveu s’est rendu coupable envers le fils de ses œuvres. Sternay, qui se porte à la députation, voit dans ce fils arrivé un protecteur donné par la nature, et c’est lui maintenant qui sollicite humblement la faveur de le reconnaître. Mais Jacques gardera le nom qui absout sa mère et qu’il est en train d’illustrer, et il épouse Hermine, qu’on est très heureux de lui accorder.

Ce qui m’a frappé, dans la pièce de M. Dumas, c’est la forme incomplète et presque frivole qu’il a donnée à une question scabreuse et dramatique entre toutes, encore pleine de catastrophes et de larmes : celle du fils naturel, et de sa position, offensive et défensive à la fois, vis-à-vis de la loi qui le déshérite et du père qui l’a délaissé. Rien de moins pathétique, en somme, que la destinée de son personnage. Jacques n’a subi aucune des épreuves que rencontrent ordinairement, dans le monde, les enfants de l’ombre et de l’inconnu. A défaut d’un père, il a eu une mère bonne et tendre. Il est né et il a grandi dans l’incroyable ignorance de son état civil, grâce au nom d’emprunt sous lequel ou l’a déguisé. La fortune est venue doter son berceau, sous la figure d’un jeune phtisique romanesque qui l’a fait héritier d’un demi-million. Quand Jacques apprend sa vraie situation, et que la force des choses la divulgue enfin, sa vie en est à peine un instant troublée. Il aime la nièce du père qu’il a retrouvé, il en est aimé. La résistance d’une grand-mère, jointe à celle de ce père indigne, ne fait qu’ajourner son mariage à une date fixe et sûre. Le bonheur, dont il est un enfant gâté, veut que la jeune fille qui lui a donné son cœur soit armée d’une volonté inflexible et résolue à l’épouser de par le Code, lorsque l’heure de sa majorité sonnera.

Ce n’est pas tout : dans l’intervalle, ce fils du hasard, qui est aussi le filleul des fées, parcourt, en quelques mois, avec une rapidité fantastique, la plus brillante des carrières. Toutes les portes du succès et de la faveur s’ouvrent, à deux battants, devant lui. Secrétaire d’un ministre à vingt-trois ans, il sauve l’Europe, qui n’en a jamais rien su, en disant deux mots à l’oreille d’Ibrahim-Pacha, et il revient de sa campagne d’Egypte, chamarré de croix, illuminé de gloire, pourvu d’un consulat de première classe, en attendant mieux. A son retour, il est reçu en triomphe par la famille qui le repoussait. Le grand-oncle de la maison, qui s’est épris de lui à première vue, veut l’investir, en l’adoptant, de son titre de marquis et de son nom d’Orgebac. Son père, tout fier maintenant de ce fils qui peut le pousser à la députation par la candidature officielle, le supplie de se laisser reconnaître. La vieille marquise descend elle-même vers lui, les bras ouverts, du perchoir aristocratique d’où elle le toisait si dédaigneusement l’autre année. Depuis ce bâtard antique auquel son père avait donné ironiquement pour patrimoine les rayons du soleil entrés, à ce moment, dans la chambre, et qui, traçant avec son glaive un cercle autour de l’espace éclairé, fit le geste de ramasser les rayons, de les enfermer dans son sein, et devint plus tard Perdiccas, roi de Macédoine, on a rarement vu la fortune combler de pareilles largesses un enfant sans nom. Ego Jacobus, cognomento Bastardus ! Jacques Vignot pourrait inscrire sur son cachet de diplomate ce titre que Guillaume le Conquérant prenait orgueilleusement dans ses chartes. La pièce de M. Alexandre Dumas est le roman, la légende, la féerie du fils naturel ; ce n’en est ni l’histoire réelle, ni la question vraie et vivante. Le cas de son héros est extraordinaire ; c’est un quine gagné à la loterie hasardeuse où s’agite le sort des déshérités ; et l’on ne pose pas une question sur le billet d’un gros lot. Jacques Vignot peut intéresser par la décision énergique qu’il met à franchir les obstacles, très surmontables d’ailleurs, de sa destinée, il ne saurait nous émouvoir, ni nous attendrir un instant.

Aussi bien le personnage n’est point tendre, pas plus que la thèse qu’il incarne et dont on entend crier les arguments, secs comme des rouages, sous la figure qui l’enveloppe. La première entrevue avec son père est un duel de deux logiciens s’escrimant du sophisme et de l’argument. Pas un remuement d’entrailles, pas un mouvement de nature. Le tête-à-tête de deux avoués procédant à la liquidation d’une banqueroute ne serait ni plus froid ni plus méthodique. De la part de Sternay lui-même, cette insensibilité glaciale est invraisemblable. La pièce nous le montre comme un homme ramolli plutôt qu’endurci par l’égoïsme, moins méchant que lâche et indifférent, non point coulé en bronze, mais pétri de papier mâché. Qu’il n’ait point vis-à-vis de ce fils, retrouvé et revu après vingt années, un élan de tendresse, un signe d’affection, un tressaillement d’émotion ou de repentir, cela refuse absolument d’entrer dans l’esprit, et encore plus dans le cœur. Mais le flegme impassible de Jacques paraît encore plus dénaturé. Si l’on comprend qu’il n’affecte pas envers l’homme qui l’a délaissé, un amour filial qu’il ne saurait ressentir, on n’admet point son persiflage amer, ses sarcasmes durement aiguisés, sa polémique méprisante qui frise, un instant, la provocation. L’instinct du sang ne saurait être aboli à ce point dans l’âme d’un fils par les plus graves fautes de son père. De violents reproches entrecoupés d’accents émus, de cris de nature, dans cette cruelle scène, feraient plus d’honneur à Jacques Vignot que son imperturbable sang-froid.

Cette attitude rigoureuse, ce front sur lequel est écrit : « Qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » Jacques le garde jusqu’au bout, vis-à-vis de Charles Sternay. Pas une détente et pas un dégel. Le souffle chaud du bonheur ne parvient pas à rompre cette glace incassable. Au dénouement, la fortune le comble, le succès le lance dans un magnifique avenir, tous les obstacles qui le séparaient de sa fiancée s’écartent d’eux-mêmes, comme les ronces d’une forêt enchantée. Ce serait le moment de fléchir et de désarmer. Quand on entre dans le paradis, on laisse à la porte les ressentiments et les haines. Tout au contraire, Jacques se raidit dans sa rancune obstinée. Il y a de la dérision dans la façon dont il apporte à son père le titre de comte qu’il a obtenu pour lui. Ce crachat nobilaire semble reprendre son synonyme injurieux à la façon dont il le lui laisse ; il le blasonne comme il le marquerait. A ce moment, Sternay, saisi peut-être d’un remords sincère, lui demande de lui permettre de l’appeler son fils, quoiqu’il ne veuille pas le nommer son père. — « Oui, mon oncle », répond sèchement Jacques Vignot, et la toile tombe sur cette méchante épigramme. Admire qui voudra ce caractère métallique qui roule dans la vie, comme sur une voie ferrée, sans qu’aucune chose morale puisse le faire dérailler de sa ligne droite ; je ne le trouve, pour ma part, pas plus vrai qu’il n’est sympathique. La nature humaine est faite de chair et de sang, de va-et-vient et d’alternatives, de sentiments qui luttent et se contredisent : elle n’est point fabriquée avec des ressorts montés et pointés sur une idée fixe. Et, lorsque cette idée est celle du mépris irréconciliable d’un fils, naturel ou non, pour son père, tant pis pour celui qui la marque et qui la fait surtout sonner si durement.

Mademoiselle Hermine de Sternay formera, du reste, avec Jacques Vignot, un couple assorti ; tous deux sont de même trempe et de même métal. Cette ingénue volontaire est vraiment trop forte sur le Code civil, trop ferrée sur le texte strict de la loi, trop résolue à la contrainte de la majorité envers ses parents. On est froissé de l’entendre, au troisième acte, déclarer, tout haut, son amour dans un salon plein. Un tel aplomb la déflore un peu. L’innocence ne fait de pareils aveux qu’à voix basse ; les marguerites se laissent surprendre, mais ne crient pas leur secret. On est choqué surtout du ton bref et net qu’elle prend pour signifier d’avance à sa grand’mère les actes respectueux qui lui permettront d’épouser Jacques, à l’heure dite, en dépit de toute sa famille. Une virago future semble s’esquisser, en elle, dans la jeune fille. Cet ange a des ailes à baleines d’acier.

Pour rentrer dans le mouvement même de la pièce, à partir du second acte, l’action semble visiblement épuisée. Elle ne vit plus que des manèges et des roueries subalternes employés par Sternay, pour arracher à son oncle et disputer à son fils l’adoption qui le ferait plus tard, marquis d’Orgebac. Ces tripotages, qui font tomber le père de l’odieux dans le ridicule, n’intéressent guère, et le vieil oncle y joue un rôle étrangement contraire aux traditions do sa classe, en patronnant si violemment le fils naturel contre la famille dont il est le chef. D’après son rang et les principes qu’il suppose, ce serait lui qui devrait repousser le mariage de Jacques, comme une mésalliance. On n’est pas édifié non plus de le voir plus ou moins mêlé aux relations adultères d’Henriette Sternay, sa nièce, avec un M. de Nervaux, qui reste d’ailleurs derrière la coulisse. Ce n’est point là le métier d’un vieux gentilhomme fièrement soucieux de sa dignité.

Pour épuiser la critique, un épisode fâcheux est celui du jeune poitrinaire qu’on a vu traverser, à pas lents, le prologue, comme le malade de Millevoye. Nous apprenons, à l’acte suivant, que Clara Vignot doit ses cinq cent mille francs, et la terre de Boisceny, dont son fils porte le nom, à ce personnage élégiaque. Elle a veillé sur son lit de douleur et prolongé de quelques jours sa douloureuse agonie. En récompense, il l’a instituée légataire universelle de sa fortune. C’est bien, sans doute, mais c’est aussi singulièrement équivoque, et « cela fait venir de coupables pensées ». La pièce aurait dû écarter de l’honnête et touchante figure de Clara Vignot le soupçon de seconde faute et de captation qu’un pareil don suggère inévitablement, et que son fils lui-même partage un instant.

A l’actif de cette pièce, si froidement positive qu’on peut lui appliquer le langage des affaires, il faut porter, avec la scène émouvante et vraie de l’abandon du prologue, les deux premiers actes fortement conduits, et où chaque situation fait coup double. Ajoutons encore à cette addition la ronde et brave figure du notaire Aristide Fressart, un type de bourgeois bourgeoisant, fin comme l’ambre, sous son écorce vulgaire, mêlant, à la plus juste dose, les habiletés professionnelles aux vertus domestiques. C’est un portrait excellent, nuancé dans le relief, touché dans le fini, et qui fait vraiment honneur à son peintre.

II. Un Père prodigue

Sous une tout autre forme et dans un milieu différent, le sujet du Père prodigue est le même que celui du Fils naturel : la paternité y est encore jugée et censurée par l’enfant. Mais, par un retour presque forcé des lois de la famille, et que l’auteur l’ait voulu ou non, le fils qui s’institue accusateur de son père plaide si mal sa cause, qu’il la perd, comme dans la pièce précédente. Cette fois même, le père gagne la sienne, et de haute main, aux yeux du public : les applaudissements se retournent et ne vont qu’à lui.

C’est un beau type de gentilhomme que le comte de la Rivonnière. Il a cinquante ans, mais il porte haut sa tête grisonnante, que l’âge semble poudrer plutôt que blanchir. Il double ses vingt-cinq ans avec son demi-siècle ; la chevalerie des manières supplée, en lui, aux grâces de la jeunesse. Généreux comme un prince, courtois comme un gentilhomme de l’ancien régime, il a vécu et il mourra dans l’impénitence finale de l’amour des femmes. Ce n’est point pourtant un baron Hulot ; sa haute nature l’a toujours empêché de franchir la limite douteuse où le vice succède à la galanterie. De sa vie, il n’a su le prix de l’argent. Héritier d’un grand patrimoine, le comte de la Rivonnière l’a ouvert aux quatre vents du désordre. Les chasses, les fêtes, les équipages, les trains princiers, les convives y ont passé, comme une invasion. Sa splendide fortune s’est écroulée par degrés. Il n’en reste plus qu’une belle ruine, au milieu de laquelle il tient toujours table ouverte. Le comte de la Rivonnière a un fils dont il a fait son ami et son camarade. André n’a reçu de lui que des leçons de haute vie et des exemples de grandes manières. Le jeune homme l’a suivi quelque temps dans la voie scabreuse qu’il brûle à grandes guides ; mais il a vu l’abîme et il s’arrête court. Il n’a pas l’incorrigible insouciance de son père, il est d’une génération qui calcule ; les mœurs positives, qui n’ont pas de prise sur la nature mobile du comte, ont mordu sur lui.

Le premier acte pose, de pied en cap, le brillant et séduisant personnage de ce père prodigue. Au second plan, apparaît aussi une ancienne maîtresse d’André, mademoiselle Albertine de la Borde ; et c’est un type frappé comme par un balancier monétaire, à l’une des effigies courantes de l’époque, que celui de cette courtisane commerciale, qui tient son boudoir comme un comptoir, et prête le plaisir à la petite semaine. Les dames galantes de son espèce tiennent, à l’heure qu’il est, comme il y a vingt ans, le haut du trottoir. Cette classe s’est rangée à sa manière : les bacchantes du vice sont devenues des bourgeoises. Elles n’ont plus la verve d’enfer qui possédait les jolies diablesses de jadis, ni leur folie de gaspillage, ni les élans de cœur ou de sens qui les arrachaient parfois à l’amour vénal. Tout est coté chez elles, leur liste de mille e tre est réglée en deux colonnes et en partie double. Ne cherchez plus leur vieillesse là où elles échouaient autrefois, au cloître ou à l’hospice, dans la pénitence ou dans la misère : elles se retirent aujourd’hui dans les grands ou petits hôtels de la fortune faite. Les cantharides font des économies de fourmis ; les vampires du vice digèrent longuement, à la façon des sangsues, l’or et la vie qu’ils ont soutirés.

Dans ce même acte, M. de Tournas fait vis-à-vis d’Albertine, dont il est l’ignoble pendant. Ce M. de Tournas est un ancien petit viveur décavé, réduit à une mendicité déguisée. Il prend son bien où il le trouve, c’est-à-dire cinq louis dans la bourse de tous ceux avec qui il a soupé autrefois. Quand la pauvreté est venue, il n’a pas eu le cœur de la suivre, et d’aller travailler dans son âpre champ ; il a préféré flâner en comparse, sur le théâtre de la richesse où il a toujours ses entrées, mais dont il ne peut plus même porter le costume. Il y joue de très vilains rôles, ceux de bouffon et de parasite. Sa lâche nature s’y est aisément pliée. En descendant, il s’est remis à sa place : il pique les assiettes qu’il était fait pour servir. Sa rencontre avec la drôlesse est un des piquants intermèdes de la comédie, il s’est avisé d’abord de la plaisanter, du ton dégagé de ceux qui la payent : sur quoi, la dame, ravie de pouvoir mépriser quelqu’un, lui coupe la parole d’une réplique cinglante comme un coup de cravache. La leçon donnée, elle le fait asseoir à son côté, bien bas, très bas, au niveau de sa table, où il aura désormais son couvert mis tous les jours. Albertine avait besoin d’un homme à tout faire, le voilà trouvé.

Une excellente scène à noter encore, dans ce premier acte, est le dialogue de diplomatie domestique entre le père prodigue et son fils. Il s’agit, pour André, de faire entendre au comte que la vie qu’il mène est en train de le ruiner complètement, que, de ses quatre millions, il ne lui reste qu’une médiocre épave, et que, pour la sauver du naufrage, il ne faut rien de moins que lui remettre, à lui son fils, le gouvernement absolu de toutes ses affaires. C’est l’inviter à l’abdication, c’est lui demander de s’interdire lui-même. Et le comte accepte, et il signe, de bonne grâce, l’acte notarié de sa déchéance ; et ce débat, qui remue tant de questions blessantes, se maintient dans un ton parfait d’enjouement et de confiance affectueuse.

C’est au troisième acte que l’action s’engage véritablement. On se rappelle la situation. Le père prodigue, qui veut rentrer au bercail, songe, un peu tard, à se remarier. Son fils y pensait déjà et lui propose madame Godefroy, une riche veuve, d’une maturité agréable, qui l’aime discrètement depuis très longtemps. Trop longtemps, hélas ! car les cinquante printemps de l’ancien beau reculent devant les quarante hivers de l’estimable matrone. A eux deux, ils feraient presque un siècle assorti, cela lui fait peur. D’ailleurs, de son coté, il a fait un choix : il a rêvé d’épouser mademoiselle Hélène de Brignac, une enfant de dix-huit ans qui rajeunirait ses vieux jours. André ne s’est pas récrié, quoique cette déclaration imprévue l’ait atteint au cœur : il aime Hélène, il allait demander sa main. L’amour filial l’emporte, il a promis à son père de parler pour lui. Mais, dès sa première entrevue avec la jeune fille, Hélène lui a fait entendre qu’il était le fiancé de son cœur, l’époux de son choix. Sur quoi, le comte, retournant les rôles, l’a aussitôt priée d’accorder sa main à son fils. Rien de charmant comme cette volte-face subite : on ne saurait mettre plus de bonne grâce dans la déception et le renoncement.

Le mariage fait, la lune de miel se voile bientôt d’un léger nuage. André trouve mauvais les présents dont son père accable sa femme ; il lui déplaît qu’en son absence il la promène orgueilleusement à son bras. Tout à l’heure, le comte lui soufflait paternellement un baiser qu’il allait déposer sur la joue d’Hélène, et le jeune mari s’est presque fâché.

Ce n’est là qu’une légère alerte ; mais on peut trouver que M. André s’y montre déjà bien prompt à la jalousie. Quel soupçon le pique ? Est-ce celui qui va nous indigner tout à l’heure ? En ce cas, il est coupable de l’accueillir. Autrement, sa mauvaise humeur n’est qu’une bouderie puérile et fâcheuse qu’aggraveront étrangement les procédés qui vont suivre. Cet indigne soupçon entre dans la maison sous la forme rampante de M. de Tournas. Il sort de chez Albertine, avec qui le comte est en coquetterie réglée, depuis qu’il a dû renoncer à la main d’Hélène, et il répète l’air diabolique qu’elle lui a sifflé. A l’en croire, ce fils, serait jaloux de son père. Que, pour le mettre à l’épreuve, il lui parle d’un projet de voyage, et il verra l’enthousiasme que mettra André à lui conseiller cette absence. D’une autre part, voici venir madame Godefroy, la bouche enfarinée, qui chante aussi le grand air de la Calomnie. Le monde murmure et se scandalise : il se rappelle les exploits galants de M. de la Rivonnière, il sait qu’il a visé à la main d’Hélène, il le voit la comblant de largesses, l’entourant d’attentions et de prévenances excessives ; d’où le monde conclut que le comte est amoureux de sa bru.

Le morceau est d’une facture achevée : on dirait une variation de la tirade de Beaumarchais, vocalisée sur le grand air du Basile de Rossini. Mais, si la musique est bonne, la chanson est fausse. Non, le monde parisien n’est pas une coterie méchante et venimeuse à ce point. Il ne déshonore pas sans preuve, sans motif, avec une idée basse, sortie on ne sait d’où, un homme d’un honneur aussi éclatant que celui du comte. C’est calomnier la calomnie que lui prêter de pareilles horreurs. Quoi qu’il en soit, le père se redresse sous cette lâche insinuation qui l’enlace, à la façon d’un serpent ; puis il retombe accablé de honte, à l’idée qu’elle a souillé l’esprit de son fils. Il lui reste à tenter l’épreuve : il parle à André de son faux projet de voyage. André l’approuve avec empressement. Ce Tournas avait raison, son fils ne l’aime plus !

La rupture est consommée, à l’acte suivant. André s’est retiré à Fontainebleau ; le comte, exilé de sa famille, s’est réfugié dans le concubinage d’Albertine, qui guettait, depuis longtemps, cette noble proie. Alors il apprend qu’André a ordonné à son notaire de lui fermer sa caisse et d’arrêter ses payements. La mesure est légale, légitime même, si l’on veut : M. de la Rivonnière est ruiné, et le revenu qu’il croit à lui n’est que la moitié de la fortune de son fils. Qui ne partagerait pourtant l’indignation de ce gentilhomme, traité par son fils en enfant mutin à qui on coupe les vivres pour le rendre sage ? C’est une grande scène que celle où il se redresse, pour lui faire honte d’un pareil procédé. L’éclat est terrible et d’une force telle, qu’il renverse la moralité de la situation. Ce fils qui vient ramener son père au devoir paraît le coupable ; le père, fourvoyé chez une courtisane, reprend l’autorité du chef de famille.

Ce choc si violent et qui blesserait le public, s’il persistait un instant de plus, l’auteur a eu le tact de le détendre aussitôt par un incident heureusement trouvé. Un mari dont André, avant son mariage, a séduit la femme, vient lui demander raison de l’offense. Le père prend pour lui la faute de son fils ; à son insu, il se battra à sa place. Les applaudissements saluent ce retour d’amour paternel désarmant si noblement la colère.

Au dernier acte, le comte, avant de partir pour son duel, vient à Fontainebleau voir André. Il entre froid et contraint ; il s’agit de comptes à rendre, d’affaires à régler. Le père et le fils s’abordent et se parlent comme des étrangers. Puis, sur un mot dit avec une simplicité qui pénètre, la glace se rompt, le malentendu se dissipe ; ils tombent dans les bras l’un de l’autre, avec effusion. Ajoutez à l’impression que produit cette scène si touchante l’attendrissement du père qui va se battre tout à l’heure, à deux pas de là, et qui ne sait trop s’il reverra son enfant ; puis le désespoir d’André apprenant que le comte se bat à sa place, et la rentrée fêtée du père converti dans sa jeune famille. Tout cela compose un dénouement honnête et cordial, qui efface, comme une belle larme tombant sur une tache, les situations pénibles au milieu desquelles la pièce s’est débattue si longtemps.

Rarement drame si dangereux a été conduit d’une main plus habile. Que de tact il a fallu, dans la tenue de l’action et dans l’esprit du dialogue, pour faire accepter cette famille excentrique ou les amours se mêlent, où les maîtresses s’échangent, dont un soupçon d’inceste vient compliquer encore les relations si bizarrement embrouillées ! Qu’il était difficile encore de faire passer la paternité, sans trop l’avilir, d’une camaraderie complaisante à une minorité surveillée ! Les personnages, en dehors du comte, ne brillent pas par la sympathie. André tombe en roture devant son noble et généreux père. Il y a du louche et de l’équivoque dans sa conduite envers lui. Il n’est pas coupable, mais il le paraît, ce qui revient à peu près au même. Il sort légèrement dégradé de la terrible scène où son père lui parle de si haut et le met si bas. A partir de là, ce n’est plus un gentilhomme, c’est un bon jeune homme, tout au plus. Hélène serait charmante sans la nuance de précocité hardie qui la marque. Albertine est un type vrai, mais trop cruellement disséqué pour être vivant. Elle professe sa perversité, elle la rédige et elle la démontre ; elle pratique, sur elle-même, l’autopsie de la femme sans cœur. Les dames de sa sorte cachent mieux leur jeu ; elles savent draper leur coffre-fort et ganter leurs griffes.