(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XV »
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(1889) Le théâtre contemporain. Émile Augier, Alexandre Dumas fils « Alexandre Dumas fils — Chapitre XV »

Chapitre XV

I. L’Étrangère. — II. La Princesse de Bagdad.

I. L’Étrangère

Ce n’est point un pendant au Demi-Monde, c’est une suite à la Femme de Claude que M. Alexandre Dumas vient de donner au Théâtre-Français avec l’Étrangère. Même conception radicalement fausse des situations et des caractères, même désordre de moralité et d’idées. La pièce met en scène des personnages chimériques, agités par des incidents fantastiques ; elle crée un monde à la renverse, où tout est retourné et défiguré : le sens dessus dessous est complet.

Le premier acte s’ouvre par une fête de charité donnée dans l’hôtel du duc de Septmonts, nouvellement marié à la fille de M. Mauriceau, ex-propriétaire du magasin des Trois Sultanes, retiré dans dix gros millions. Vous entendez d’ici sonner les sacs du mariage d’argent : Catherine Mauriceau est, en effet, une de ses victimes. Elle a été élevée avec un jeune homme, appelé Gérard, qui était le fils de sa gouvernante. Cet ami de son enfance a été bientôt le fiancé de son choix. Mais M. Mauriceau, comme M. Poirier et M. Jourdain avant lui, pense que les millions de la bourgeoisie sont faits pour redorer les blasons déteints. Il a voulu greffer sa roture sur un arbre généalogique, et s’ennoblir lui-même, par procuration, en attachant au front de sa fille le panache d’un titre éclatant. La gouvernante a été congédiée, sous un prétexte quelconque ; Gérard s’est retiré, avec la fière pudeur d’un amoureux pauvre, devant les prétentions affichées du père. Il est devenu, depuis, un ingénieur distingué ; sa réputation est lancée et sa fortune est à moitié faite. La jeune fille, se croyant délaissée, s’est soumise à la volonté paternelle. Restait à trouver le gendre aristocratique, le fils du Grand Turc rêvé par l’ancien patron des Trois Sultanes. Veuf et millionnaire, M. Mauriceau a voulu « jouir de son reste », — comme dit l’énergique et trivial dicton. Il s’est glissé, en spectateur, sinon en acteur, sur le théâtre du monde de plaisir. Il a été reçu par mistress Clarkson, un des premiers sujets de la troupe, une étrangère en grande représentation galante à Paris, et c’est elle qui lui a présenté l’étrange gentilhomme dont il a fait le mari de sa fille.

Maxime de Septmonts était un viveur décavé et presque taré. Il avait tout perdu, même l’honneur, ayant emprunté, pour payer des dettes de jeu, une grosse somme à mistress Clarkson, dont il passe pour être l’amant. La dame a vu, dans le placement de son débiteur, une belle occasion de se rembourser. Elle a touché de M. Mauriceau, en guise d’épingles et de pot-de-vin, un collier de perles de cent mille écus. Ce père qu’on nous dit honorable, qui prétend aimer tendrement sa fille, l’a donc mariée dans un tripot interlope, par les mains vénales d’une procureuse, au libertin ruiné dont elle est, dit-on, la maîtresse. Voilà certes un scabreux début ; il tiendra plus encore qu’il ne promet.

Nous apprenons tout cela dans une longue conversation de M. Mauriceau avec le docteur Rémonin, un vieil ami de jeunesse, qu’il a perdu de vue depuis dix-huit ans. Ce docteur Rémonin, qui va jouer un si singulier rôle dans la pièce, vous représente un physicien de salon, qui traduit tout en phénomène d’histoire naturelle. Il a, dans ses poches, des cornues qu’il tire, comme des gobelets à muscades, et à l’aide desquelles il expose toute sorte de théories sur les affinités de l’amour et les réactions chimiques du mariage. Il a aussi un microscope qu’il applique sur le jeune duc de Septmonts, en qui il constate un vibrion social à l’état typique. Le vibrion est un corpuscule indécis entre l’animal et la plante ; sa fonction est de dissoudre les parties restées saines des corps corrompus. Cette tâche accomplie, le vibrion crève, comme un globule d’air : il n’a fait que pourrir, il n’était déjà plus. Débité en scène, le morceau a paru sec et bizarre, alambiqué et sophistiqué, sans vérité morale et sans exactitude scientifique. C’est le fond, de plus en plus mélangé, du panier où l’auteur entasse ses aphorismes de morale sociale, et dont les pêches à quinze sous du Demi-Monde offraient la primeur.

Cependant voici venir la duchesse de Septmonts, nerveuse et fébrile. Elle sait que Gérard est dans les salons, et elle s’irrite de ne pas le voir. Autour d’elle, on cause de mistress Clarkson, et les nobles dames du faubourg brodent son histoire à belles griffes. Mistress Clarkson, c’est l’Étrangère, l’Inconnue, la femme de l’Apocalypse sur le front de laquelle est écrit : « Mystère. » Aucun salon ne lui est ouvert, mais les hommes affluent dans le sien. Cent amants prêtés, pas un déclaré. Une fortune immense, dont on connaît quelques affluents, mais dont on ignore la source, cachée dans des affaires exotiques. Cette reine de Bohême a des châteaux en Italie, en France, et même en Espagne. Elle a aussi un mari réel, Yankee errant et intermittent, qui exploite des mines, fabuleusement lucratives, au fond du Far West. De temps en temps, il apparaît, décharge aux pieds de sa femme des cargaisons d’or, et repart. Le charme qu’elle exerce tient du sortilège. Il y a des monceaux de ruines et des flaques de sang dans sa vie. Un grand seigneur russe s’est brûlé le peu de cervelle qu’elle lui avait laissé. Elle a déshonoré un diplomate, en lui volant des secrets d’État. Bref, jamais magicienne d’opéra n’a été annoncée par un trémolo plus sinistre. On croit entendre l’orchestre du bal accompagner, en mode mineur, ces commérages légendaires.

L’Étrangère arrive, tandis qu’on chante sa cantate, signalée par un billet transmis à la duchesse, où elle offre de payer vingt-cinq mille francs, au profit des pauvres, la tasse de thé qu’elle voudra bien lui offrir. Madame de Septmonts, indignée, répond à ce cartel de sa plus belle encre. « Elle recevra mistress Clarkson qu’elle n’a pas l’honneur de connaître, si elle lui est présentée par un homme de sa société. » Il se fait un de ces silences que les Allemands expliquent par la présence d’un ange qui traverse le salon. Ici, c’est une diablesse qui s’avance, et la stupeur n’est pas moindre. Les hommes se récusent, les femmes chuchotent sous leurs éventails. Ce que voyant, le duc de Septmonts se dresse sur ses ergots, et déclare que, nul ne s’offrant, c’est lui qui présentera à la duchesse une femme calomniée qu’il respecte, et à laquelle son devoir est d’épargner un affront public. Sur quoi, il sort et rentre, l’instant d’après, avec mistress Clarkson à son bras.

L’entrée de mistress Clarkson répète celle de madame de Terremonde, dans la Princesse Georges. Même lenteur spectrale, même sérénité fatidique. Elle s’avance bizarrement accoutrée et la tête haute, dans ce salon bruyamment hostile, le fend d’un long sillage, va droit à la duchesse stupéfaite, boit d’un trait la tasse que celle-ci lui tend d’un geste méprisant, lui remet, en échange, un chèque de vingt-cinq-mille francs, et lui dit qu’elle espère bien, à son tour, avoir sa visite. « Nous parlerons de M. Gérard, que j’aime autant que vous l’aimez », ajoute-t-elle à voix basse. Ce trait lancé, elle essuie tranquillement les regards moqueurs ou irrités qui la visent, et s’éloigne d’un pas résolu. L’Étrangère partie, la duchesse brise à terre la tasse où elle a bu, comme elle y casserait l’écuelle d’une pestiférée. « Qu’on ouvre toutes les portes ! — s’écrie-t-elle — et que tout le monde entre chez moi, puisque cette femme y est entrée. »

La scène est d’un grand éclat théâtral ; elle étourdit le jugement sur le premier coup : mais l’invraisemblance qu’elle contient se met à crier dès qu’on l’examine. L’Étrangère étant ce qu’on nous a dit, comment admettre que la duchesse tolère cette présentation outrageante ? Son billet dédaigneux ne peut l’engager, et l’insulte d’une pareille visite est encore aggravée par l’assistance que son mari prête à la femme qu’on dit sa maîtresse. D’une autre part, est-il croyable qu’à l’approche d’une pareille intruse le salon ne se vide pas subitement ? Mettez un nom sur mistress Clarkson, un nom qui la précise, qui lui fasse prendre le corps de l’actualité, et le faux de la situation saute aux yeux.

Au second acte, le duc de Septmonts exige que sa femme rende à mistress Clarkson la visite qu’elle en a reçue. De sa part, ce n’est plus seulement de la dépravation, c’est de la démence. Une démarche semblable risque de déclasser une femme de ce rang ; sa réputation peut en rester à jamais tachée. Les parents et les amis de Catherine de Septmonts n’en sont pas moins les premiers à lui conseiller d’obéir. Au reste, c’est surtout une rivale que la duchesse hait dans l’Etrangère. Elle sait que Gérard l’a connue en Italie, qu’il est en relation d’affaires avec son mari, et mistress Clarkson vient de lui signifier effrontément qu’elle l’aimait. La vertu, la dignité, le respect d’elle-même n’entrent pour rien dans sa résistance.

En effet, Gérard arrive, et, sans attendre que M. Mauriceau et le docteur Rémonin se soient éloignés, la duchesse le reçoit, comme une maîtresse affolée revoyant un amant qu’elle croyait perdu. Restée seule avec lui, elle saute à son cou, se jette à sa tête ; elle s’offre, elle se livre, avec une sorte d’emportement forcené. La fuite, l’enlèvement, elle accepte tout. Qu’il la prenne ou qu’il l’emmène, elle est sa chose et son bien. Ces agressions brûlantes ne font pas broncher l’ingénieur ; il est invulnérable et incombustible. Il rappelle madame la duchesse de Septmonts au sentiment de son devoir et de son honneur. Les rôles sont retournés ; c’est la femme qui attaque et c’est l’homme qui se défend.

La scène veut être passionnée et n’est que choquante : Catherine de Septmonts ne se relèvera pas, aux yeux du public, de l’attitude qu’elle y prend. C est indécent comme un accès d’hystérie. Aucun grief conjugal, aucune passion rallumée ne peuvent l’excuser. Quel intérêt peut-on prendre à ce mors aux dents ? La pudeur, chez la femme, n’est pas seulement morale, elle est dramatique ; elle seule peut poétiser ses chutes et relever ses écarts.

Si la femme est scandaleuse, l’amant est légèrement ridicule, avec sa sagesse transie et sa défense empesée. A tort ou à raison, un jeune homme se débattant, comme un beau diable, contre les avances d’une femme éprise, fait, au théâtre, une piteuse figure. C’est une de ces positions où il faut se garder de mettre un personnage sur lequel on veut porter l’intérêt.

Ce qu’il faut noter encore, au passage, comme un symptôme qui va s’aggraver, c’est la complaisance de l’entourage de la duchesse pour l’amour qu’elle porte à Gérard. Son père sait qu’elle l’a aimé et qu’elle l’aime encore ; M. Rémonin ne peut l’ignorer, ils ont été témoins de ses transports, lorsqu’elle l’a revu ; et ils favorisent, de leur mieux, cette périlleuse entrevue ! et ils s’éloignent discrètement pour les laisser en tête à tête, au moment voulu ! Ne pouvant tenir décemment la chandelle, ils la soufflent du moins et tirent le rideau. Voilà un père et un médecin qui font tous deux un joli métier.

Quoi qu’il en soit, Catherine, rassurée par Gérard lui jurant qu’il n’aime pas l’Étrangère, et s’engageant à ne jamais la revoir, se décide à rendre la visite que son mari lui a ordonnée.

Nous entrons, avec elle, à l’acte suivant, dans l’hôtel de mistress Clarkson. Les musulmans laissent leurs babouches à la porte de la mosquée ; il faudrait ici déposer son bon sens au vestiaire, pour écouter sérieusement ce qui va se dire. Voici d’abord M. Clarkson qui débarque du paquebot de New-York. Mari in partibus de sa femme, il vient parler affaires avec elle, régler des comptes, combiner des opérations, et il repartira, comme il est venu, sans avoir entrouvert sa chambre à coucher. Nous reparlerons de ce personnage non moins impossible que ceux qui l’entourent.

La duchesse arrive ensuite, et, sans transition, à brûle-pourpoint, d’arrache-pied, l’Étrangère lui défile sa confession en un monologue de trois cents lignes, — on les a comptées, — à faire pâlir les tirades des Pirates de la Savane et de l’Oncle Tom. Sachez donc que mistress Clarkson, quoique plus blanche que la blanche hermine, est une femme de couleur, fille d’une esclave qu’a remarquée son maître, « née de cette remarque », et vendue par son tendre père au marché de la Nouvelle-Orléans. Les enchères de ce bazar de chair humaine l’ont séparée de sa mère, qui lui a fait jurer haine aux blancs, et jamais serment ne fut mieux tenu. Évadée d’abord, libérée ensuite par la Guerre de l’Abolition, elle est retournée dans la plantation où elle a rendu fous d’amour les deux fils de son ancien maître, à ce point que l’un a poignardé l’autre ; sur quoi sa sœur naturelle l’a dénoncé et fait pendre. Cette œuvre pie accomplie, l’Étrangère a épousé Clarkson, qui s’est bénévolement contenté d’être le caissier de sa vendetta. Puis elle a passé en Europe, où elle fait le ravage d’une épizootie sur le peuple d’amoureux qu’elle traîne à sa suite. Elle est la « vierge du mal » ; c’est ainsi qu’elle s’intitule et qu’elle se proclame. Cette vierge dorée sur fond noir, ne se donne à personne, et vend ses refus plus chers que les plus célèbres impures ne font payer leurs faveurs. Elle fait sauter les fortunes et tourner les têtes.

Ils sont bossus, les cimetières
Des amants qu’elle a fait mourir !

Cette bamboula biographique vous laisse ahuris. Il faut que mistress Clarkson ait une rude confiance dans la crédulité de sa visiteuse pour lui servir une histoire que les lecteurs de Rocambole refuseraient absolument d’avaler. Je passe sur son roman nègre, renouvelé d’Atar Gull. Mais que dire de la situation que se prête et de l’empire que s’adjuge cette courtisane immaculée, qui se fait des millions de rente, joints à ceux que lui prodigue un mari purement honoraire, en aspergeant d’eau bénite d’alcôve une troupe de soupirants imbéciles ? A qui donc espère-t-elle faire croire cette féerie absurde d’une vierge-galante, ne donnant rien et recevant tout, d’une esclave échappée qui subjugue tout, autour d’elle, et traite les capitales de l’Europe en pays conquis. Le type n’est pas seulement fantastique ; il est ridicule par l’incroyable exagération de sa pose et l’outrecuidance inouïe de sa prétention.

Ce qu’il faut admirer encore, c’est la patience de la duchesse de Septmonts écoutant jusqu’au bout cette confession délirante que toute femme bien née aurait coupée net à la première phrase. Mistress Clarkson la termine en lui déclarant que son cœur a battu pour la première fois. Elle aime Gérard, elle lui a jeté son mouchoir de sultane, qui n’admet ni résistance ni obstacle, et, sous peine de guerre à outrance, elle enjoint à sa rivale de se retirer devant son amour. Catherine refuse, et les hostilités s’engagent aussitôt. Pour commencer, mistress Clarkson congédie, haut la main, le duc de Septmonts, un des principaux actionnaires de la « Société du Bec dans l’eau », dont elle tient la banque. Elle essaye de l’effrayer avec son mari qui le tuera, lui dit-elle, « comme un petit lapin », s’il le voit rôder sur ses terres. Elle l’exhorte à se réconcilier avec la duchesse, et à ne pas laisser périr, faute d’être reproduite, l’espèce des vibrions, dont il est le parfait modèle.

Ces beaux conseils manquant leur effet ; l’Étrangère met le feu à sa jalousie. Le petit duc n’aime pas sa femme et vit en complet divorce avec elle, mais il n’entend pas être remplacé. Il professe, sur ce point, les idées que le chien du jardinier de la fable a sur le dîner qu’il porte à son cou, n’y goûtant pas, mais ne voulant point que d’autres en tâtent. Donc, mistress Clarkson prévient M. de Septmonts qu’il agirait plus sagement en allant faire le garde champêtre chez lui, au lieu de braconner au logis d’autrui, et elle lui dénonce Gérard comme l’amant aimé de madame de Septmonts. Le procédé est non pas seulement indigne, mais inexplicable. Mistress Clarkson sait que le duc est un tireur de premier calibre, et que Gérard n’est fort qu’au maniement du compas. Étrange manière de lui prouver son amour que de l’envoyer à la boucherie !

A bon entendeur, salut ! En rentrant chez lui, le duc de Septmonts, usant d’un droit dont on va lui faire un crime effroyable, commence par intercepter une lettre de la duchesse adressée à Gérard. La lettre confirme pleinement ses soupçons : elle crie l’amour coupable, sinon l’adultère. Il entre chez sa femme, et il y trouve l’ingénieur. Pour le moment, il se contente de le persifler, avec mauvais goût sur l’ancienne domesticité de sa mère. Gérard se contient et se retire ; les deux époux restent seuls.

Ici a lieu la grande scène du drame, très violente et très émouvante, mais d’une morale inacceptable, et qui ne résiste pas à la réflexion. M. de Septmonts montre à sa femme la lettre qu’il vient de saisir ; il pourrait s’en faire une arme de séparation scandaleuse, il préfère la changer en traité de paix. Le mari prodigue ne demande qu’à rentrer en grâce, qu’à obtenir le pardon et qu’à espérer l’amour du coeur qu’il a jusqu’à présent méconnu. Il sait que sa femme est restée pure ; il excuse, par sa propre conduite, la passion qui l’a ressaisie, mais il espère l’effacer en elle par son repentir. Tout cela est dit dans un irréprochable langage, avec des respects et des ménagements infinis. En réponse à ces avances que toute femme honnête accueillerait, M. de Septmonts n’obtient que des bravades effrontées, des insultes sanglantes, des invectives de furie. La duchesse se fait gloire de l’adultère consommé dans son coeur, sinon sur son corps ; elle repousse toute réconciliation et toute trêve. Elle rappelle à son mari, avec une rage de dégoût, je ne sais quel honteux souvenir d’amour aviné, et on dirait qu’elle lui crache au visage les baisers de sa nuit de noces.

Et pourtant, qui a le bon rôle, dans cette atroce scène, du mari qui s’amende et qui revient au devoir, ou de la femme qui le repousse, implacable et inexorable, parce qu’elle est affamée d’être à son amant ? Rien ne nous dit que M. de Septmonts ne soit pas sincère, et la duchesse devrait au moins éprouver sa sincérité. Mais son parti est pris, sa dernière pudeur est tombée. L’opinion du monde, l’opprobre d’un procès public, l’honneur de sa famille, le respect de son nom, la voilà prête à fouler aux pieds tout cela, pour posséder l’homme qu’elle aime et pour se perdre avec lui.

Et son père, qui intervient dans cette horrible querelle, prend insolemment son parti ; il se retourne avec fureur contre le gendre qu’il a choisi, il se rallie avec transport au prétendant qu’il a évincé ! M. Mauriceau connaissait pourtant les torts domestiques du duc de Septmonts, et il en parlait, au premier acte, du ton dégagé d’un vieux libertin indulgent aux fredaines de la jeunesse qu’il voudrait bien partager. Il fallait donc un prétexte à ce changement à vue : le prétexte, c’est cette lettre interceptée que le mari, si justement soupçonneux, a cent fois eu raison de confisquer et de lire. Rien que la mort n’était capable d’expier ce forfait. On le fera bien voir, tout à l’heure, au duc de Septmonts.

Ce n’est pas tout : Gérard revient demander raison au duc de ses impertinences à l’endroit de sa mère, et M. Mauriceau déclare qu’il sera son témoin, dans ce duel à mort : l’aberration de l’invraisemblance ne saurait aller plus loin.

L’auteur invoque l’intervention d’un dieu pour trancher cette situation insoluble. Le dieu paraît, et c’est un passant aussi étranger à cette querelle d’intérieur qu’il le serait à une rixe de rue. M. de Septmonts a pris l’américain Clarkson pour témoin ; il arrive, pressé comme toujours, et, montre en main, se fait exposer l’affaire. Le pénitent le plus oppressé hésiterait à balbutier, au lit de mort, à l’oreille de son confesseur, les aveux, odieusement inutiles, que le duc fait cyniquement à cet étranger. Il débute par lui confier, pour la remettre à un tribunal, s’il est tué dans le combat, la lettre qui empêchera l’ingénieur d’épouser sa veuve. Puis il lui raconte comme quoi, devant cent cinquante mille francs à mistress Clarkson, il a épousé Catherine Mauriceau pour la rembourser. Sans en être prié, il ajoute à ce beau récit toute sorte de vilenies accessoires. Sur quoi, le yankee qui l’a écouté avec une glaciale attention, se retourne, le regarde entre les deux yeux, lui dit qu’il est un drôle et qu’il s’étonne que cinquante personnes ne l’aient pas marqué de cette épithète avant lui. Le duc se redresse furieux, sous cet outrage imprévu : il lui déclare qu’ils se battront après qu’il aura vidé sa querelle avec M. Gérard. Mais ce délai ne fait point le compte de l’Américain, qui part le soir, pour prendre, au Havre, le paquebot du matin. Il n’entend point, d’ailleurs, que M. de Septmonts lui tue un garçon dont il a besoin, et qui vient de lui fournir un procédé pour le lavage de l’or, à l’aide duquel il économisera vingt-cinq pour cent sur ses frais d’extraction minière. C’est à l’heure même qu’ils se battront, dans un terrain désert, voisin de l’hôtel. Ils partent donc, et, l’instant d’après, le duc de Septmonts tombe raide mort, comme un « petit lapin », visé, sous bois, par un braconnier. L’Étrangère avait bien prédit.

Voilà donc le dieu demandé, le justicier invoqué, un bravo d’affaires qui tue un homme, par spéculation, pour assurer la vie d’un ingénieur qui lui rapportera un bénéfice de vingt-cinq pour cent. Car ce serait une vraie duperie que d’attribuer l’insulte de ce Clarkson, et le combat qu’elle provoque, à la révolte d’une conscience indignée par les méfaits conjugaux du duc de Septmonts. Avant d’extirper, d’un coup d’épée, la paille qui l’offusque dans l’œil de son adversaire, ne devrait-il pas voir la poutre qui obstrue le sien ? Quel est-il donc, ce yankee si prompt à châtier les transgressions de l’honneur ? Le mari, divorcé ou non, la chose n’y fait rien, d’une drôlesse internationale, mise au ban de toute société honnête, qui traîne et salit son nom sur tous les marchés galants de l’Europe ; plus infâme encore si elle possède vraiment l’odieuse virginité qu’elle affiche ; volant, comme au coin d’un lit, en ce cas, l’argent de ses amants qui n’y entrent pas. Il couvre de son pavillon ce commerce ignoble ; il fait la course avec elle, mêlant et confondant, dans sa caisse, les millions de mines avec ceux des prostitutions virginales de sa femme. Et c’est ce corsaire à tout faire qui tranche du paladin redresseur de torts !

L’indignité de l’exécuteur suffirait à rendre intéressante la victime, quand l’odieuse conduite de sa famille ne ramènerait pas sur lui la pitié, sinon l’intérêt. Le duc de Septmonts est un débauché, je l’accorde ; il a fait un mariage d’argent, le cas est indélicat, mais non criminel ; il a négligé sa femme, la faute est plus grave ; rappelons pourtant qu’il en a fait amende honorable. Tous ces griefs entassés, en y ajoutant la lettre interceptée qui était de bonne prise, justifient-ils l’acharnement qu’on met à le déshonorer d’abord, à le tuer ensuite ? Dès que l’ingénieur reparaît, une conspiration se forme en l’honneur de l’amant. C’est à qui lui ménagera des rendez-vous, à qui favorisera son amour. Le docteur Rémonin se fait son entremetteur, le père son champion. Il n’est pas jusqu’au patito de la duchesse, le vicomte des Haltes, qui ne s’offre, au premier acte, de l’aller quérir, lorsqu’elle s’inquiète de ne pas le voir. La famille de Sottenville, de Molière, ne montre pas plus de zèle à faire Georges Dandin ce qu’il est, que ce complaisant entourage n’en met à pousser l’ingénieur entre les bras de Catherine de Septmonts.

Et, quand le mari est engagé dans une double rencontre, quelle joyeuse attente de sa mort ! quelles espérances escomptées ! quelle peur mal déguisée qu’il ne revienne, sain et sauf, de ces deux combats ! Ce malheureux duc a une cousine, la marquise de Rumières, à laquelle il n’a fait ni bien ni mal, et qui devrait, au moins, rester indifférente à son sort ; il faut entendre comme elle marivaude sur sa fin probable, et l’oraison funèbre qu’elle vocalise d’avance, en ironie suraiguë, sur son beau cousin. Quant au docteur Rémonin, lorsque le commissaire de police l’invite à venir constater le décès du duc, il répond par ce mot final qui fait froid : « Avec plaisir ! » C’est à croire qu’il ferait avec le même plaisir, s’il lui était livré respirant encore, la vivisection de l’infortuné vibrion. Savez-vous l’idée que suggère cette coalition honteuse et haineuse ? Celle d’un meurtre domestique comploté entre des parents qui veulent se débarrasser, à huis clos, d’un sujet fâcheux.

Ce qui étonne encore, dans toute la donnée de la pièce, c’est sa contradiction flagrante avec les doctrines, dix fois proclamées, de l’auteur. Qui n’est encore assourdi de ses brochures tapageuses contre l’adultère ? Elles concluaient toutes par un cri de mort : « Tue-la ! Tue-les ! » Aujourd’hui M. Dumas retourne sur le mari son réquisitoire. « Tuez-le ! ou faites-le tuer ! » semble-t-il crier aux amants qu’il gêne. Le fusil de Claude a fait volte-face, la thèse avait une antithèse ; c’était une arme à deux fins.

J’allais oublier la rentrée de l’Etrangère, absente, en sa qualité de comparse, de la mêlée de l’action, et qui reparaît, à la dernière scène, pour abdiquer son amour entre les mains de la duchesse de Septmonts. Elle a perdu la partie. Dieu était contre elle et elle ne lutte pas avec Dieu. Décidément l’Europe est trop étroite, elle va se rembarquer avec Clarkson pour le Far West. Elle part sur ce dernier coup de tam-tam, et l’on se rappelle la maxime où La Rochefoucauld recommande « de ne point se servir de paroles plus grandes que les choses ». Cette femme est vaincue par Dieu parce qu’elle n’a pu devenir la maîtresse d’un ingénieur de son goût ! Et voyez-vous d’ici l’Europe trop étroite pour contenir le petit commerce d’une marchande d’œillades menteuses et de faux sourires, procureuse de mariages, au plus juste prix !

J’ai tout dit, et je n’ai point parlé du talent. C’est assez le reconnaître que de dire qu’il a soutenu cette pièce déraisonnable, dont toutes les proportions sont faussées, et dont l’équilibre chancelle à chaque pas. Sans cet appui, souple et solide, elle n’aurait pas marché jusqu’au bout. Il y a, dans l’Étrangère, des scènes d’un jeu hardi et frappant, des fusées d’esprit très brillantes. Il faut dire pourtant que l’exécution se ressent de l’incohérence de la conception. L’habileté de l’auteur ne parvient pas à relier les fils décousus de l’intrigue. Le personnage parasite de l’Étrangère ne s’incorpore pas à la pièce ; il y est plaqué. Le rôle annonce une éruption et il fait long feu. Les entrées et les sorties des deux derniers actes ressemblent aux figures brouillées d’un quadrille mal réglé et mal répété.

Le dialogue n’est pas moins disparate et moins inégal que la conduite de l’action. L’ennui se glisse à travers les conversations qui l’encombrent. Il a des parties communes et des morceaux boursouflés, des phrases toutes faites et des mots redits. La grande tirade de mistress Clarkson semble découpée dans un roman de facture, et elle réveille, en plein Théâtre-Français, les échos ronflants du vieil Ambigu.

Le succès a fait, à la surface, un grand bruit de bravos et d’applaudissements ; on sentait, au fond, une impression trouble et une secrète résistance. Il y a, dans la grande réputation de M. Dumas, une force acquise qui lance et porte ses moins bons ouvrages ; mais l’immense crédit qu’on lui tient ouvert, risque d’être bientôt épuisé par l’abus qu’il en fait. Le public l’avait averti sur la femme de Claude, la victoire de l’Étrangère reste discutée et douteuse à la troisième récidive, la réaction commencerait.

II. La Princesse de Bagdad

Le drame de grand talent et de haute excentricité qui a pour titre la Princesse de Bagdad est, par endroits, une véritable attaque au public. Cette fois, le public, aguerri pourtant aux coups d’audace de l’auteur, s’est résolument défendu : il a sifflé la pièce, et, le premier soir, il l’a fait tomber. La Princesse de Bagdad se relèvera de cette chute, car elle est singulièrement attachante, malgré ses énormes défauts, vivante dans le fantastique et dans l’impossible.

La princesse de Bagdad, qui doit ce surnom à sa naissance mystérieuse, est fille d’un roi et d’une femme galante. Cette favorite, bientôt disgraciée par le monarque, pour cause d’algarades trop fréquentes, avait, elle-même, pour mère une marchande à la toilette qui l’a livrée à ce roi, alors prince royal, jusqu’alors « timide et même un peu farouche », comme l’Hippolyte de Racine, et que l’on avait envoyé à Paris pour l’apprivoiser à l’amour. L’ingénu couronné vit mademoiselle Duranton et fut aussitôt dégourdi. Une petite fille, qu’on nomma Lionnette, naquit de ce dégel printanier. On lui chercha et on lui trouva un père légal, dans la personne d’un certain marquis de Quansas, gentilhomme ruiné et taré, qui n’avait plus que son nom à vendre, et qui eut l’esprit de mourir, quelques mois après en avoir touché le prix. Le prince, devenu roi, adorait sa fille, mais il mourut subitement, sans avoir eu le temps de lui assurer une fortune. Le comte Jean de Hun s’éprit de Lionnette, et l’épousa, envers et contre toute sa famille, malgré les protestations et les malédictions de sa mère, qui le châtia de ce mariage détesté en le déshéritant autant qu’elle le put.

Telles sont les origines de Lionnette de Hun, longuement contées et commentées, au premier acte, par un ami du mari. Sachant quelle bizarre énigme vivante il allait montrer au public, l’auteur a voulu la déchiffrer d’avance par l’hérédité. Il l’a fait sortir, comme une créature légendaire, d’une sorte de chaudière magique, où il y a du sang de courtisane et du sang de roi, de la corruption et de la fierté, des sentiments nobles et des instincts dépravés. Lionnette aura plus tard le tort de remuer savamment tout cela, d’en prendre l’écume et de la rejeter sur sa mère. Elle-même reste éclaboussée de cette lessive de famille : on doutera qu’elle soit honnête, comme le veut la pièce, en la sachant, d’un côté du moins, si mal engendrée.

La toile se lève, après un dîner, sur le salon de l’élégant hôtel du comte Jean de Hun. Luxe à la surface, détresse en dessous. La maison craque, et un avoué, maître Richard, vient sonner le glas de sa ruine imminente. Dix-sept cent mille francs de dettes : l’hôtel, les chevaux, les bijoux, les meubles vendus, il restera encore un passif de quatre cent mille francs. Lionnette est le gouffre, charmant et terrible, qui a englouti cette fortune. Elle l’a gaspillée par son luxe et par son désordre. C’est sa faute et surtout celle du comte Jean. Marié sous le régime de la séparation de biens, il l’a autorisée à s’endetter et à dissiper ; il a brisé tous les garde-fous qui pouvaient contenir sa rage dépensière. C’est un personnage assez insignifiant, par lui-même, que celui de ce gentilhomme désœuvré et d’esprit borné. Un seul trait le marque, l’adoration servile pour sa femme. Elle est son idole et il n’a pas marchandé les frais de son culte ; l’aimant pour sa beauté, il l’a entretenue comme une courtisane. Il fallait un dompteur à cette petite lionne, elle n’a trouvé qu’un esclave. Étonnez-vous donc des ravages qu’elle a faits dans son existence ? Tu l’as voulu, comte Jean de Hun !

Cependant Lionnette, vaillamment calme, désespérément résolue, intervient dans cette conversation où son sort s’agite Il faut tout payer, si l’on peut. Son mari a une sœur riche en province ; peut-être aidera-t-elle son frère, dans cette crise extrême. Si elle refuse, tout est perdu, même l’honneur : alors un suicide à deux le leur rendra, par l’expiation. Une branche de salut s’offre bien à elle, mais cette branche la froisse et elle n’en veut pas. La famille de son père lui

fait offrir cinq cent mille francs en échange des lettres qu’elle a de lui ; jamais Lionnette ne se dessaisira de ces lettres. C’est insensé, mais c’est comme cela.

Telle est son entrée dans la pièce, et cette étrange figure, au premier abord, n’a rien qui déplaise. Lionnette a le charme des demi-folles, un caractère brusquement sculpté, à vives arêtes et à lignes saillantes : on comprend qu’elle puisse fasciner. Rien de tendre, mais rien non plus de perfide. Lorsque son mari lui demande éperdument si elle l’aime, elle lui répond avec une franchise altière : « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Je t’ai donné tout ce que j’avais. Est-ce de l’amour ? n’en est-ce pas ? — Je n’en sais rien. Je n’ai pas de point de comparaison, n’ayant jamais donné qu’à toi. » Il insiste, il voudrait savoir si elle a jamais pensé à un autre, elle le rassure ; mais ce n’est point son cœur, c’est sa fierté qu’elle prend à témoin. Aime-t-elle même son fils, enfant étiolé dans une serre trop chaude, gommeux précoce qui salue de la tête et les talons joints les invités de sa mère ? Les baisers de la mère distraite, ses froides gâteries ne l’indiquent pas. Ce fils ne semble guère plus compter dons sa vie de luxe qu’un marmouset de vieux saxe sur son étagère. — « Drôle de maison ! s’écrie le vieux Godler, qui est un de ses habitués ; elle a bien des cheminées, mais elle n’a pas de loyer ! » Une impression de froid moral s’en dégage : on sent qu’aucune flamme d’intimité ne l’a jamais réchauffée.

Un homme est là, parmi les hôtes de ce dîner de liquidation, convive d’or et non point de pierre, comme celui du drame espagnol. Le comte Jean le surveilla d’un œil soupçonneux. Il est fils d’un banquier hongrois, il a quarante millions et il s’appelle Nourvady. Je ne me récrie point sur cette fortune : on en voit de pareilles dans la finance féerique d’aujourd’hui. Mais cet homme aux quarante millions — que dirait l’Homme aux quarante écus de Voltaire ? — semble les avoir hérités de Monte-Cristo, de Lugarto et d’Antony réunis. C’est d’un drame ou d’un roman d’il y a quarante ans qu’il semble débarquer dans la vie actuelle. Il est fatal et il est spectral, incompris autant qu’incompréhensible ; il dit d’un ton morne des choses inquiétantes. Quel démon cache, dans son double fond, ce coffre-fort à secret ? Le démon en sort subitement devant la comtesse, et c’est celui d’une Tentation.

Nourvady aime Lionnette sombrement et passionnément. Il a guetté longtemps l’occasion de se déclarer : le moment psychologique lui semble venu avec la ruine, et voici ce qu’il lui propose en mots qui sonnent, comme sur un comptoir. La comtesse admirait récemment un hôtel en construction aux Champs-Elysées : cet hôtel, il l’a acheté et il le lui offre, avec ses voitures sous la remise, ses chevaux dans les écuries, ses valets dans les antichambres, une petite clé sur le tout. Que la princesse de Bagdad daigne y entrer, — Sésame ! ouvre-toi ! — la petite clé lui ouvrira une porte gravée à son chiffre, qui la mènera à un salon encadrant un coffret arabe. Ce coffret contient un million en or vierge, frappé tout exprès pour elle. Quand il sera vide, il se remplira tout seul : il y a un secret pour cela qui est celui d’Aladin. Les titres de propriété sont déposés dans un meuble de ce salon et n’attendent que la signature. Demain, Nourvady passera la journée dans cet hôtel, et il n’y reparaîtra que si elle-même lui dit d’y revenir ou d’y rester.

Voilà un homme bien hardi. Vous diriez un pacha faisant lui-même son marché, au bazar, avec une belle Circassienne en vente. On s’étonne que Lionnette le laisse parler si longtemps sans courir à sa sonnette, pour lui faire montrer la porte par un de ses gens. Elle se contente de jeter par la fenêtre la clé qu’il lui a mise dans la main. Sur quoi, Nourvady, aggravant l’outrage, lui fait remarquer que cette fenêtre donne sur son jardin et non sur la rue, et qu’une clé dans un jardin se retrouve — « L’insolent ! » s’écrie Lionnette. Ce n’est pas assez.

Avant de risquer la partie, Nourvady, du reste, avait joué son va-tout. Un instant après son départ, le comte apprend qu’il a fait payer les dettes de sa femme. Plus de doute, il est son amant, elle s’est vendue à lui pour les acquitter ! Et il l’accable de furieuses insultes, il la chasserait de sa maison si cette maison ne lui appartenait par contrat. — « L’imbécile ! » reprend Lionnette irritée. Insolent, imbécile, la voilà prise entre ces deux mots, entre ces deux hommes.

Imbécile est bientôt dit, une explication vaudrait mieux. Il est dans son droit, sinon d’emportement, au moins de jalousie, ce… mari imaginaire. Les apparences crient contre elle : dix-sept cent mille francs soldés pour une femme, cela se paye d’ordinaire en valeur reçue sur le marché de l’amour. Lionnette, à ce moment, ne devrait-elle pas être plus indignée des offres infamantes de ce Nourvady que des fureurs du comte Jean ? Que ne lui rapporte-t-elle, toute vive et toute chaude, la conversation qu’elle vient d’avoir. N’a-t-elle pas, pour la certifier, une preuve palpable et irrécusable : la clé qu’elle a jetée dans le jardin, qu’elle peut chercher et retrouver avec lui ? Mais cette clé, elle va malheureusement s’en servir, et cela nous conduit à l’acte suivant.

Nous sommes dans le sanctuaire du fameux hôtel. Le Million, ce petit Veau d’or, y trône dans son tabernacle d’argent ciselé. Lionnette arrive, masquée jusqu’au front sous une voilette de dentelles. Elle vient s’expliquer avec Nourvady. Démarche insensée ! c’est comme si elle sautait dans un abîme, pour se tirer d’un fossé. Sa présence n’est-elle pas presque un consentement, tout au moins une provocation ? Et comment n’a-t-elle pas craint les pièges que peut receler ce rendez-vous donné par un nabab féroce, comme un thug, lorsque le désir lui monte au cerveau. Il est sinistre, en effet, ce Nourvady, avec sa sombre idée fixe de posséder cette femme, à tout prix. Il ne nie rien, ne s’excuse de rien. S’il a payé les dettes de Lionnette, c’est pour brûler ses vaisseaux, pour la déshonorer socialement, sans qu’aucune réparation fut possible ; car des créanciers reprenant leurs créances, rendant leur argent, où cela s’est-il jamais vu ? Ce qu’il a voulu, c’est que, chassée par son mari, mise au ban du monde, elle n’eut plus d’autres ressources que de se jeter dans ses bras. Le mari, il le hait, et il attend résolument son soufflet, sûr de le tuer, étant au pistolet d’une force infaillible. Il dit froidement tout cela, accompagnant ses aveux cyniques du trémolo de son million qu’il fait tinter et reluire, et qu’il lui offre comme argent de poche. Et Lionnette le laisse dire, étonnée, plutôt qu’indignée ! Elle lui déclare qu’il ne l’aura jamais, non par vertu, mais par orgueil ; parce qu’elle a du sang royal dans les veines et qu’il est indigne d’une fille de roi de se vendre. Ce million rejeté, elle consent pourtant à le voir ; elle tâte et caresse la croupe du Veau d’or. Résistance douteuse, défense équivoque ; sa sincérité ne paraît pas claire. Que Nourvady n’enchérit-il encore ! Le mot célèbre finirait peut-être par s’échapper de ses lèvres : — « Vous m’en direz tant ! »

Mais voici que le timbre de la cour sonne le tocsin, des pas retentissent dans l’antichambre, une voix officielle somme d’ouvrir, au nom de la loi. Nourvady refuse, la porte s’ébranle : c’est un commissaire de police, accompagné du comte et escorté de ses agents, qui vient constater le flagrant délit. — « Mon mari avec ces hommes… Ah ! c’est complet ! » — Et Lionnette, d’un geste forcené, arrachant ses voiles, défaisant son fichu, secouant sa crinière qui tombe, en flots dorés, sur ses épaules nues, se présente à l’ennemi en habit de combat, comme on disait au siècle

dernier.

Elle crie son faux adultère, elle le proclame, elle l’atteste. L’hôtel lui appartient ; ses titres de propriété sont là, dans ce meuble, et le commissaire remarquant qu’il y manque sa signature, d’un trait de plume, elle les signe. Le million est aussi à elle — pretium stupri — parce que M. Nourvady est son amant, parce qu’elle s’est vendue à lui pour l’avoir ! Et, pour prouver qu’elle l’a bien gagné, elle fouille dans ce million à pleines mains, elle s’en asperge, elle s’y baigne. C’est Danaë, — une Danaë folle, — sous la douche de sa pluie d’or. Nourvady veut protester, il affirme son innocence ; elle lui coupe impérieusement la parole. Son amant fait son devoir de galant homme, mais elle est bien sa maîtresse, elle s’est donnée à lui parce qu’elle l’aime et qu’il est riche. Sur quoi le commissaire de police rédige son procès-verbal, fait sortir Nourvady par une porte, le mari par l’autre, et Lionnette reste seule avec son faux déshonneur.

La scène est terriblement saisissante, violente et dramatique à outrance. Il y a là un moment d’éclat, de fièvre, de vertige, qui emporte le raisonnement. Mais il revient, l’émotion passée. Ce mari, peu intéressant d’ailleurs, commet-il vraiment une action capable d’exciter de pareilles fureurs ? Il se croit trahi par sa femme, sur des apparences, spécieuses comme des preuves. Cette femme qu’il adore en la maudissant, il la suit, il la voit entrer dans la maison de celui qu’il a toute raison de prendre pour son séducteur, son acheteur, pour mieux dire. Et il laisserait impuni ce marché infâme ! et il se morfondrait à la porte, en attendant, qu’il fût consommé ! Entrer de force, provoquer Nourvady, le tuer sur place, il ne le peut pas. Cet amant d’affaires l’a pris dans un piège d’argent si perfidement ourdi, qu’en le tuant il semblerait hériter du prix de l’adultère et vouloir solder ses créanciers par sa mort. En vérité, il faudrait que le comte Jean fut en bois pourri, qu’il n’eût ni sang, ni nerfs, ni cœur ni honneur, pour faire autrement. Nourvady dira tout à l’heure à Lionnette : « Cet homme a forcé ma porte, il l’a brisée même ; il vous a insultée devant moi, moi qui vous aime ! » Et Lionnette lui répondra : — « Il faut dire qu’il m’aime aussi, c’est son excuse. » Elle aurait dû se dire cela, songer à cette excuse, avant de se laisser emporter par la crise de folie furieuse dont nous venons de voir les accès.

En admettant même cette folie, ne passe-t-elle point toute mesure ? Lionnette n’est point dépravée, sa fierté la sauve de la corruption ; et pourtant elle parle, dans cette cruelle scène, la langue du vice hystérique. Elle se débraille l’âme et le corps, elle crache sur sa pudeur des mots salissants. Cette étrange hermine se roule dans la fange pour punir celui qui la croit tachée. — « Mon mari avait raison, hier, quand il me traitait comme une prostituée : j’en suis une et très heureuse de l’être. » Lionnette ne se lavera jamais de cette parole-là ; elle en restera irréparablement tarée pour elle-même ; une telle souillure ne s’efface pas.

À l’acte suivant, la comtesse est retournée à l’hôtel de Hun. Son mari est là, dans son appartement, elle dans le sien. Ils ne se reverront plus, elle va fuir, dans une heure, avec Nourvady. Elle annonce son départ à maître Richard, avec une sorte d’impudence fébrile qui trahit une âme bouleversée. C’en est fait, le sort est jeté, il paraît qu’elle devait finir courtisane : c’était héréditaire et c’était écrit. Elle va au vice comme elle est allée au mariage, sans goût ni dégoût. Elle n’a point de coeur, ce n’est pas sa faute. Qu’y faire, puisqu’elle est née comme cela ? L’avoué voudrait au moins lui faire embrasser son fils ; elle refuse, avec une sèche insouciance ; on peut la croire bien perdue.

C’est ici que se place, à mon sens, la véritable énormité de la pièce, celle qui a empêché d’apprécier la belle scène qui la termine, parce que cette scène en sortait. Nourvady vient chercher Lionnette, pour l’enlever, dans le domicile conjugal ! Il y vient, sachant que le mari s’y trouve, comme s’il rendait une visite ! Une voiture est en bas ! le comte, s’il se met à la fenêtre, pourra les voir s’y installer côte à côte, les domestiques charger les malles de madame, et fouette cocher ! et bon voyage !… A moins pourtant qu’il n’abatte à coups de revolver, au seuil de la porte, l’odieux ravisseur qui lui inflige cette suprême injure, ce qui serait un dénouement justifié ! N’insistons pas, la faute est criante : aussi bien Lionnette va être sauvée.

Son fils survient, voit sa mère qui se prépare à sortir. — « Emmène-moi… — C’est impossible. — Pourquoi ? Il fait si beau ! — Je vais trop loin… » — L’enfant s’attache à sa robe, comme s’il pressentait qu’il va perdre sa mère s’il la laisse aller. Nourvady l’écarte d’un geste brutal, l’enfant tombe sur le parquet et reste sans mouvement, étourdi par cette brusque chute. Voilà Lionnette qui devient lionne, pour défendre et pour venger son petit. — « Misérable ! » Elle lui saute au cou, elle l’étranglerait, si on ne l’arrachait de ses mains crispées. Tout est changé en elle, ses entrailles de mère ont remué, son cœur s’est réveillé en sursaut. Elle jure son innocence à son mari, et, cette fois, elle la lui fait croire. Une étreinte où leur enfant est mêlé, les réconcilie.

Encore une fois, la scène est belle, malgré les sifflets qui l’ont couverte ; elle est vraie et elle est humaine. Non point par ce réveil tardif de maternité, mais par la force de la situation qui la fait si violemment éclater. Cette femme s’est laissée follement prendre dans une lugubre aventure, elle est entraînée vers le mal par un homme qu’elle déteste et méprise au fond, et elle suit, avec un sombre égarement, ce morne esclave qui va bientôt devenir son maître. Une brutalité qui lui échappe tombe sur son enfant : c’est la délivrance, c’est la goutte qui fait déborder ce cœur oppressé. La chaîne se brise, l’horrible charme est rompu. En résumé, tout compte fait des invraisemblances prodigieuses et des bravades volontaires dont il est rempli, ce drame sort de ligne par ses qualités comme par ses défauts. Il est mené avec un art rapide et serré qui le fait rebondir par-dessus les achoppements qu’il heurte, à chaque scène. Des traits d’observation saisissante, pris sur le vif de l’âme féminine, se mêlent au grimoire de ses caractères ; son héroïne est de fière étrangeté et de grande allure. Pour ma part, je mets la Princesse de Bagdad fort au-dessus de l’Étrangère, qui met en scène des situations et des personnages tout au moins aussi chimériques, et qui ne la vaut certes point, ni par la conduite de l’action, ni par la vigueur de l’exécution. L’Étrangère a été pourtant applaudie et la Princesse de Bagdad a été sifflée. — Habent sua fata….

fin