(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Broglie. » pp. 376-398
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(1857) Causeries du lundi. Tome II (3e éd.) « Monsieur de Broglie. » pp. 376-398

Monsieur de Broglie.

Ce n’est pas de la politique que je viens faire ; je ne veux qu’appliquer à quelques sujets nouveaux la même méthode d’analyse dont j’use à l’égard des auteurs et des personnages littéraires. Les assemblées politiques tiennent trop de place dans notre régime de société, et y exercent une trop grande influence, pour pouvoir être omises dans une étude un peu variée et complète des hommes de ce temps. Elles en possèdent dans leur sein les plus considérables, elles les développent, elles les produisent sous des aspects nouveaux ; elles les modifient souvent et les manifestent toujours. En un mot, on ne connaît jamais mieux un esprit, un talent, un caractère ou un amour-propre, que quand on l’a vu quelque temps à ce jeu-là.

En abordant toutefois ce genre d’esquisse, j’ai voulu commencer par un sujet tout à fait sûr, et me prendre à quelqu’un qui ne laissât guère lieu à une diversité de jugements. M. de Broglie, qu’on ait plus ou moins de goût pour ses idées ou pour sa personne, est un homme universellement respecté. Cette chose rare, le respect, que M. Royer-Collard proclamait presque introuvable de nos jours, et dont il jouissait si pleinement lui-même, M. de Broglie a su également se le conserver ; il en est investi. Il l’a comme sauvé au milieu des orages politiques de la vie active, à travers les luttes les plus vives qui aient mis un homme d’État en contradiction apparente avec son passé, tant il a laissé à tous, même à ses adversaires, le sentiment de sa droiture, de son haut désintéressement et de sa parfaite sincérité d’homme de bien !

Mais, en même temps, M. de Broglie est un des esprits les plus originaux de notre époque, un des esprits les plus curieux, les plus compliqués dans leur formation et dans leur mode de pensée. Je voudrais tâcher de le bien démêler ici et de le faire comprendre.

Victor, duc de Broglie, celui dont nous parlons, né en novembre 1785, petit-fils du maréchal de Broglie, descend d’une race toute guerrière, dans laquelle on distinguait des gens d’esprit, dont quelques-uns ont eu un nom dans la diplomatie ou dans l’Église ; mais il ne s’y trouverait aucun philosophe ni écrivain proprement dit. Il est le premier de sa race qui ait marqué dans l’ordre de la pensée. Son père, le prince de Broglie, fils aîné du maréchal, était entré jeune au service ; il avait fait la guerre d’Amérique avec zèle et gaieté, comme toute cette jeune noblesse du temps, les Lameth, les Ségur, les Lauzun ; comme eux aussi, il était en plein dans les idées du xviiie  siècle. On a de lui la Relation de son voyage en Amérique, dont quelques parties ont été imprimées : c’est un vif, amusant et spirituel récit, tout à fait dans le genre d’esprit d’alors, dans le genre français et léger. Les dames y tiennent beaucoup de place ; les observations sérieuses s’y retrouvent sous le badinage. Washington y est très bien vu et présenté dans un judicieux portrait. Les nonnes de Tercère, les dames espagnoles de Caxacas, n’y sont pas regardées avec moins de complaisance. Le prince de Broglie était bien de cette race d’aimables Français qui s’en allaient à travers les deux mondes semant les saillies, les fleurettes et les idées, — les idées, notez-le, tout autant que le reste. Par exemple, il rencontre dans une petite ville de la Nouvelle-Espagne un M. Prudhomme (le nom est assez singulier pour un Espagnol), qui est à la fois lieutenant de roi et médecin ; de plus, philosophe avancé et très curieux de lire une histoire de la révolution des colonies anglaises et quelques volumes de l’abbé Raynal. Le prince de Broglie ne manque pas, à la première occasion, de lui faire passer les deux ouvrages, « au moyen de quoi j’espère, ajoute-t-il gaiement, que si, de mon vivant, les colonies espagnoles se révoltent contre leur souverain, je pourrai me vanter d’y avoir contribué ».

Membre de l’Assemblée constituante, il suivit la Révolution assez loin et la servit tant qu’elle resta dans les voies et les limites de la première Constitution. Il est assez piquant qu’à une époque le maréchal de Broglie fût commandant en chef des troupes royales réunies autour de Versailles pour intimider l’Assemblée, tandis que son fils poussait au mouvement dans cette même Assemblée. Celui-ci se refusa toujours à émigrer, même après le 10-Août. Il mourut sur l’échafaud, à l’âge de trente-quatre ans. Avant de mourir, il s’était fait amener son jeune fils, le duc de Broglie actuel, âgé seulement de huit ans, et lui avait recommandé, malgré tout, de ne jamais déserter la cause de la liberté.

Le jeune enfant fut élevé par les soins de sa mère (née de Rosen), qui se remaria à M. d’Argenson, si connu sous la Restauration par la netteté et la précision radicale de son libéralisme26. Il eut un gouverneur et suivit les cours des Écoles centrales ; mais surtout il s’appliqua ensuite à refaire de lui-même ses études, et à les étendre, à les fortifier en tous sens par le travail et la réflexion. M. de Broglie est un des hommes de ce temps-ci qui étudient le plus et le mieux. Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps qui sont lancés dans le monde et dans les affaires ne lisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l’esprit, du goût, et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple, ils font semblant d’avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et s’orientent à travers ce qu’ils entendent dire dans la conversation. Ils donnent leur avis et finissent par en avoir un, par croire qu’il est fondé en raison. M. de Broglie est l’homme qui procède le moins de cette façon légère : appliqué, régulier dans ses habitudes, chaque matin à la même heure il se met à l’œuvre, à son étude, à sa lecture. Doué d’une grande facilité de travail, d’une vaste mémoire, en possession des langues anciennes et de la plupart des langues modernes, il lit les auteurs et les livres d’un bout à l’autre ; il s’instruit en les contrôlant ; il est impartial pour ceux mêmes envers qui il se montre sévère. Son jugement tient compte de tout, et vient finalement se résumer sous une forme à la fois complexe et ingénieuse. En un mot, s’il n’était pas un homme d’État, j’oserais dire qu’il a en lui tout ce qu’il faut pour être, en toute matière, un excellent et consciencieux critique.

Il ne fut, à aucun moment, ébloui ni séduit sous l’Empire. L’Empereur aurait assez aimé sans doute à compter un de Broglie dans ses armées, à pouvoir citer ce nom historique dans ses bulletins, et il se peut qu’il le lui ait fait entendre ; mais M. de Broglie fut de bonne heure de ceux qui ont l’oreille sourde à la séduction, de ceux qui suivent leur idée et ne se laissent pas dévoyer de leur vocation intérieure. On peut dire que dès lors il pensait tout droit, devant lui. Il entra vers 1809 comme auditeur au Conseil d’État, et bientôt, comme la plupart des jeunes auditeurs, il devint intendant et administrateur en pays conquis, en Hongrie, en Croatie, dans les Provinces illyriennes. Il passa quelque temps en Espagne, à Valladolid, en qualité de secrétaire général de l’administration française. En 1812, il fut attaché à l’ambassade de Varsovie, puis à celle de Vienne ; il accompagna comme secrétaire d’ambassade M. de Narbonne au congrès de Prague. Dans les diverses occasions qu’il eut d’approcher du maître d’alors et de l’entendre, soit au Conseil d’État, soit ailleurs, il fut frappé des défauts plus que des qualités ; il vit et nota surtout, de cette grandeur déclinante, les éclats, les écarts, les brusqueries, sans apercevoir assez les éclairs de génie et de haut bon sens qui jaillissaient et se faisaient jour : c’était là de sa part une prévention que lui-même reconnaît aujourd’hui. Il est, pour tout esprit qui se forme, un régime et un climat qui lui conviennent : évidemment l’Empire n’était pas le climat le plus favorable et le plus propice à la tournure d’esprit morale et un peu idéologique du jeune Victor de Broglie.

La Restauration le créa pair dès le début, en 1814 ; il n’avait pas encore trente ans. Il venait seulement d’atteindre depuis quatre ou cinq jours cet âge requis pour le vote, lorsque la Chambre des pairs eut à prononcer son jugement sur le maréchal Ney (5 décembre 1815). Il usa de son droit immédiatement pour donner le vote le plus favorable certes et le plus clément qui se soit produit dans le Comité secret de cette nuit mémorable. Sur la question posée en ces termes : « Le maréchal a-t-il commis un attentat à la sûreté de l’État ? » 157 voix sur 161 furent pour l’affirmative ; trois membres protestèrent et s’abstinrent ; une seule voix fut pour la négative et pour déclarer qu’il n’y avait pas eu attentat : c’était celle du duc de Broglie. Une fois la culpabilité admise, il vota pour la peine la plus douce, qui était la déportation.

Indépendamment de l’intérêt tout particulier qui s’attachait au nom glorieux de Ney et de la question d’humanité même, il y avait dans ce vote autre chose encore, il y avait une théorie. M. de Broglie avait dès lors sur la nature des crimes politiques, et sur l’application de la peine de mort en général, des idées qu’il a eu occasion d’indiquer depuis dans plus d’un écrit sous la Restauration, et qui tenaient de celles de quelques théoriciens philanthropes du commencement du siècle.

Le mariage du duc de Broglie avec la fille de Mme de Staël, en 1816, marque une seconde époque de sa vie intellectuelle. Dans ses premières idées de libéralisme, il avait peut-être été plus absolu, plus radical que nous ne l’avons vu depuis ; ou du moins il était libéral en vertu d’idées plus simples, plus directement déduites, plus voisines de celles de Bentham, et en se distinguant peu de l’école positive de MM. Comte et Dunoyer. Le monde nouveau, la famille dans laquelle il entrait, le trouva singulièrement disposé à élever son libéralisme d’un cran si je puis dire, à lui trouver des raisons plus fines, plus neuves, plus distinguées, plus d’accord avec l’idée morale qu’on s’y faisait de la nature humaine. Nous touchons là à l’un des traits principaux qui caractérisent l’esprit de M. de Broglie, et en général l’esprit doctrinaire, en prenant ce mot dans son vrai sens primitif. J’ai dit que M. de Broglie est un des esprits les plus originaux de ce temps-ci ; il l’est surtout dans la forme, dans la méthode et dans les moyens de démonstration qu’il emploie ; même quand il pense la même chose que tout le monde, quand il arrive aux mêmes conclusions, il y arrive ou s’y confirme par ses raisons à lui ; il a en tout ses raisons, vraies peut-être, subtiles quelquefois, ingénieuses toujours, et qui ne sont jamais du vulgaire : son aristocratie, s’il fallait en rechercher quelque trace en lui, se retrouverait par ce coin-là.

Il a commencé par le libéralisme pur et net ; c’est là son inspiration directe et première. Quoi qu’il fasse et quoi qu’on l’ait vu faire, M. de Broglie est libéral d’instinct et au fond. Depuis des années, c’est un libéral qui se modère sans doute beaucoup et qui se contient ; mais, même avant la révolution de juillet 1830, c’était un libéral qui se travaillait sans cesse et qui s’ingéniait noblement pour se perfectionner. Nul n’a fait plus que lui usage de la réflexion et de la dialectique pour réagir sur lui-même et sur son idée, pour élever sa doctrine libérale première à une puissance plus haute, pour la couronner d’une idée religieuse qui la rendît sainte, pour lui trouver au-dedans de l’homme une base plus digne et plus intime que celle de l’utilité commune ou de l’intérêt bien entendu. Tous ses discours, tous ses écrits sous la Restauration viendraient bien à l’appui de cette manière d’expliquer l’esprit si distingué et si éminent, si ingénieux et si complexe, que nous avons le regret d’étudier trop rapidement.

Ses premiers discours, ses opinions exprimées à la Chambre des pairs, appartiennent sans réserve à la nuance de gauche. Il fut contre la loi dite d’amnistie (janvier 1816), qui était plutôt une loi de proscription et de bannissement. Sur les questions de liberté individuelle, de liberté de presse, de 1816 à 1820, il insista toujours pour les solutions les plus libérales. Il apportait dans ces discussions une grande connaissance de la matière, la science de l’histoire, des rapprochements lumineux avec la législation anglaise, qu’il possédait à fond et dans les moindres particularités, un esprit véritablement législatif, qui ne s’en tient pas aux vues générales, mais qui se plaît à entrer dans le dispositif des lois, à en examiner le mécanisme, et qui invente au besoin des moyens et des ressorts nouveaux. C’est encore là un des traits caractéristiques de M. de Broglie. Il a l’esprit naturellement tourné au droit, à la jurisprudence ; en même temps qu’il aime à remonter aux principes, il excelle à suivre et à distinguer les applications et les conséquences, à raisonner sur les cas divers et les espèces, à y pourvoir en détail ; il a le goût du droit. En ce qui est de système de procédure civile ou pénale, comme aussi en fait d’économie politique, il a eu, en causant, toutes sortes d’idées ingénieuses au service de ses amis qui s’occupaient de ces matières, et il leur a suggéré bien des vues fines de détail. Dans ce sens et en présence des choses, il se pique d’être un homme pratique, et il l’est certainement. Là où il l’est moins, c’est en présence des hommes.

Au moment de la retraite du ministère Dessoles, M. de Serre, avec qui il était étroitement lié, essaya de l’attirer dans le cabinet qui se formait sous la présidence de M. Decazes. C’est à dater de ce moment, je le crois, qu’on pourrait apercevoir non pas une diminution, mais une combinaison nouvelle dans le libéralisme de M. de Broglie : il tiendra désormais plus de compte de ce qu’on appelle dans le style politique l’élément gouvernemental. Il vota, en juin 1820, pour le nouveau système d’élection qui introduisait le double vote, bien qu’il eût été précédemment pour la loi du 5 février 1817, qui instituait l’élection égale et simple. Il ne vota pas sans faire de grandes réserves, sans adresser au gouvernement des paroles sévères et pleines d’émotion au sujet des troubles de juin. Mais, enfin, il commençait, bien qu’à regret et à son corps défendant, à faire la part des circonstances jusqu’au sein des principes.

Les actes et les tendances du ministère Villèle le remirent bientôt à l’aise, et il put se livrer sans scrupule à l’opposition à la fois méthodique et vigoureuse, qui ressortait alors pour lui de ses convictions et de ses instincts comme de son raisonnement même. Parmi ses discours de cette période, il en est deux qu’il est impossible de ne pas remarquer pour la vivacité et l’énergie de l’expression, qui s’élève ici jusqu’à la passion et à l’éloquence. Le premier de ces discours est celui qu’il prononça au sujet de la guerre d’Espagne (14 mars 1823). Après avoir dégagé la question des ambiguïtés et des arguties dont quelques orateurs l’avaient enveloppée, il arrivait au fond, il entrait dans le vif, et, acceptant le défi dans toute son étendue, il opposait doctrine à doctrine ; à celle de la Sainte-Alliance, qui met le droit tout entier du côté de la royauté, il opposa celle qui le met du côté de la justice toujours, et souvent du côté des peuples :

Hé quoi ! s’écriait-il (et je demande qu’il me soit permis de citer au long ce qui est une des grandes et belles pages de notre éloquence parlementaire sous la Restauration), hé quoi ! le pouvoir de donner aux peuples des institutions politiques, de les détruire ou de les refuser, réside exclusivement et perpétuellement dans les rois ! Un roi est le maître, en tout temps, et par sa seule volonté, d’abolir le droit public de son pays, d’en substituer un autre, ou de n’en substituer aucun ! — Le roi d’Espagne, rentrant dans ses États après cinq ans d’exil, s’empare du pouvoir absolu et soumet au joug le plus humiliant le peuple qui a délivré l’Europe ; il fait bien ; nulle voix, parmi les souverains, ne s’élève pour le contredire ; il reçoit même, de toutes parts, des félicitations et des éloges ! Ce pouvoir périt dans ses mains, par ses propres fautes ; aussitôt grande rumeur ; il faut que toute l’Europe s’arme pour le lui restituer dans sa pureté et sa plénitude… Quelque usage d’ailleurs que ses conseillers en fassent, à quelques excès qu’ils se portent, de quelques inepties ou de quelques violences qu’ils se rendent coupables, ils n’en seront responsables qu’à Dieu ; et si la nation espagnole, ruinée, persécutée, réduite aux abois, poussée au désespoir, se relève enfin, et, sans attenter à la personne de son roi, sans porter atteinte à ses droits héréditaires, invoque et consacre un nouvel état de choses, cette nation ne sera plus qu’un assemblage de bandits qu’il faudra châtier et museler de nouveau. Le droit de résistance à la tyrannie a donc disparu de la terre ?

Messieurs, c’est avec un profond regret que je prononce ces paroles. Je sais que je marche sur des charbons ardents.

Autant qu’un autre, d’ailleurs, je sais que ce droit délicat et terrible, qui sommeille au pied de toutes les institutions humaines, comme leur triste et dernière garantie, ne doit pas être invoqué légèrement. Autant qu’un autre, je sais que, surtout à l’issue des grandes commotions politiques, la prudence conseille de n’en pas frapper incessamment l’oreille des peuples, et de le laisser enseveli sous un voile que la nécessité seule ait le droit de soulever. Je suis prêt, pour ma part, à me conformer aux conseils de la prudence ; je suis prêt à me taire ; mais c’est à cette condition pourtant qu’on ne prétendra pas me contraindre à proclamer qu’un tel droit n’existe pas ; c’est à cette condition qu’on ne prétendra pas me contraindre à approuver par mes paroles, à tolérer par mon silence, à sceller du sang de mes concitoyens, des maximes de pure servitude. Car enfin, ce droit de compter sur soi-même, et de mesurer son obéissance sur la justice, la loi et la raison ; ce droit de vivre et d’en être digne, c’est notre patrimoine à tous ; c’est l’apanage de l’homme qui est sorti libre et intelligent des mains de son Créateur. C’est parce qu’il existe, imprescriptible, inexpugnable, au-dedans de chacun de nous, qu’il existe collectivement dans les sociétés ; l’honneur de notre espèce en dépend. Les plus beaux souvenirs de la race humaine se rattachent à ces époques glorieuses où les peuples qui ont civilisé le monde, et qui n’ont point consenti de passer sur cette terre en s’ignorant eux-mêmes, et comme des instruments inertes entre les mains de la Providence, ont brisé leurs fers, attesté leur grandeur morale, et laissé à la postérité de magnifiques exemples de liberté et de vertu. Les plus belles pages de l’histoire sont consacrées à célébrer ces généreux citoyens qui ont affranchi leur pays. Et lorsque, des hauteurs où cette pensée nous transporte, on abaisse ses regards sur l’état actuel de l’Europe, lorsque l’on songe que ce sont ces mêmes cabinets que nous avons vus pendant trente ans si complaisants envers tous les gouvernements nés de notre Révolution, qui ont successivement traité avec la Convention, recherché l’amitié du Directoire, brigué l’alliance du dévastateur du monde ; lorsque l’on songe que ce sont ces mêmes ministres que nous avons vus si empressés aux conférences d’Erfurt qui viennent maintenant, gravement, de leur souveraine science et pleine autorité, flétrir de noms injurieux la cause pour laquelle Hampden est mort au champ d’honneur et lord Russell sur l’échafaud, en vérité le sang monte au visage ; on est tenté de se demander : Qui sont-ils enfin, ceux qui prétendent détruire ainsi, d’un trait de plume, nos vieilles admirations, les enseignements donnés à notre jeunesse, et jusqu’aux notions du beau et du juste ? À quel titre oseraient-ils nous dire, comme le pontife du Très-Haut disait au Sicambre qui s’est assis le premier sur le trône des Gaules : Brûle ce que tu as adoré, adore ce que tu as brûlé !

En citant ces éloquentes et généreuses paroles, loin de moi la pensée de mettre un noble esprit en contradiction avec lui-même pour ce qu’il disait alors et pour ce qu’il a dû faire depuis ! Mais j’ai à le suivre rapidement dans sa marche, et ce qui m’apparaît de plus saillant, je le relève.

Que si vous le voulez absolument, mettez ce noble discours en regard d’autres discours plus récents du même honnête homme politique, lesquels ne sont ni moins sentis, ni moins animés d’un accent de vérité, et vous aurez sous les yeux en abrégé toute la leçon de l’expérience, l’éternelle leçon qui recommence toujours.

Le second discours, dont il est impossible de ne pas faire mention, est celui qu’il prononça le 4 avril 1826 sur le projet de loi relatif au droit d’aînesse. Le sujet y est traité sous toutes ses faces. Venu l’un des derniers dans cette discussion mémorable, M. de Broglie y laisse à son tour des traces lumineuses. Il fait sentir jusqu’à l’évidence qu’il est des choses qu’on ne refait ni à la main ni après coup ; qu’on ne change point les habitudes et les mœurs d’une nation à l’aide de trois ou quatre articles de loi. Au milieu de toutes les parties sérieuses et élevées de ce discours, je remarque un exemple d’une des qualités et des formes de l’esprit de M. de Broglie, la raillerie et l’ironie. Le rapporteur de la loi (le marquis de Maleville) s’était avisé de dire, pour l’appuyer, qu’en empêchant le partage égal entre les enfants, cette loi allait forcer les déshérités à s’évertuer, à devenir actifs, intelligents, industrieux ; il avait cité l’exemple de l’Angleterre. M. de Broglie relève la naïveté de l’argument qui est tout en l’honneur des cadets : « Cet argument, dit-il, appartient en propre à M. le rapporteur, il est juste d’en prévenir ; car, même dans une discussion sur le droit d’aînesse, Dieu nous garde de ne pas laisser à chacun ce qui lui revient ! » Et abordant le raisonnement même :

Merveilleuse réflexion ! fait-il observer. À ce compte, comme on ne saurait avoir trop de gens actifs et intelligents, pourquoi ne pas dépouiller aussi les aînés ? Au demeurant, l’argument n’est pas absolument nouveau. Le célèbre Johnson l’employait d’ordinaire dans le siècle dernier, et il le rédigeait comme il suit : La loi de primogéniture, disait-il, a cela de bon, que du moins elle ne fait qu’un sot par famille.

— Mais nous trouverions surtout de ces exemples d’ironie prolongée et prenant l’accent d’un haut dédain, dans les discours prononcés par M. de Broglie quand il fut au pouvoir après 1830, et surtout dans les luttes de 1835.

À part toutefois ces quelques circonstances où il s’est passionné, le genre d’éloquence particulier à M. de Broglie est en général celui que Cicéron avait en vue, quand il disait : « On doit s’énoncer avec moins d’appareil dans les délibérations du Sénat, car on parle devant une assemblée de sages. » Sa parole était bien celle, en tout, qui convenait en présence de l’ancienne Chambre des pairs. M. de Broglie est un orateur de discussion. Il éclaire, il instruit, il élève plus qu’il n’émeut : là même où ses sentiments sont en jeu et où il s’agit de questions qui lui tiennent à cœur, il s’adresse surtout à la raison. Improvisateur véritable, il ne parle jamais qu’autant qu’il a quelque chose à dire ; il intervient dans les discussions ardues pour les éclairer, pour y introduire des idées nouvelles, pour y proposer des moyens spéciaux de solution. Il parle avec clarté, avec déduction et suite, et, mieux que cela, avec élégance, avec une élégance qui ne serait pas naturelle chez un autre, qui chez lui ne semble pas cherchée, et qui est la forme précise de sa pensée. Esprit méthodique, son improvisation elle-même porte ce cachet de méthode et n’a rien du laisser-aller ni de l’abandon. Doué, je l’ai dit, d’une très grande facilité accrue par l’étude, et d’une vaste mémoire, il lui suffit d’une très courte préparation pour donner à sa parole improvisée tout l’air d’un discours médité ; il n’y paraît pas de différence. Sa pensée lui naît toute rédigée, dans cette forme rare, savante et assez imprévue, qui est la sienne.

Les dernières années de la Restauration furent un beau et heureux moment pour M. de Broglie. Ami sincère et dévoué du régime constitutionnel, aspirant à le voir réellement en vigueur dans notre pays, il ne désespérait pas que ce résultat se pût obtenir régulièrement et sans révolution. Le concert de l’opinion publique était rassurant alors : l’élite de la jeunesse semblait apporter chaque jour à ce qu’on appelait la bonne cause une force qui n’était pas dépourvue de prudence. M. de Broglie eut en ces années (1828-1829) un véritable rêve d’homme de bien, de philosophe élevé qui croit à Dieu, à la vérité idéale et suprême, à la vérité et à l’ordre ici-bas, à la perfectibilité de l’esprit humain, à la sagesse et au progrès de son propre temps, au triomphe graduel et ménagé de la raison dans toutes les branches de la société et de la science, dans l’ensemble de la civilisation même : « N’en déplaise aux détracteurs officieux de notre temps et de notre pays, écrivait-il en 1828, tout va bien, chaque jour les saines idées gagnent du terrain ; l’esprit public se forme et se propage à vue d’œil. » Il s’agissait, dans ce cas, d’une simple pétition sur les juges auditeurs ; mais on sent la satisfaction généreuse qui déborde du cœur d’un homme de bien. Les divers articles que M. de Broglie a fournis vers ce moment à la Revue française, et qui sont des morceaux du plus grand mérite, sont tous inspirés ou dominés par un sentiment de cette nature, soit qu’examinant le livre de M. Lucas sur le système pénal, et en particulier sur la peine de mort, il essaie de fixer dans ses limites et de rattacher à son principe le droit qu’a la société de punir, qu’il recherche les raisons qui rendent la vie humaine respectable encore jusque chez les criminels, et qu’il s’inquiète des moyens de régénérer ceux mêmes qu’on châtie ; soit que, réfutant la théorie brutalement matérialiste de Broussais, il se complaise à rétablir les titres authentiques, selon lui, et irréfragables, de la spiritualité et de l’énergie propre de l’âme ; soit enfin qu’abordant, à propos de l’Othello de M. de Vigny, la question de l’art dramatique en France, il se félicite de la disposition du public, et que, de ce côté aussi, il marque sa foi en un certain bon sens général qui semble mûr pour le vrai et pour le beau. Partout et toujours il incline vers la meilleure espérance. Et en littérature, par exemple, en ce qui avait trait à la lutte des deux écoles au théâtre :

Eh bien ! nous osons le dire, s’écriait-il en faisant allusion aux idolâtries classiques qu’il ne voulait point voir remplacées par d’autres idolâtries, eh bien ! le temps de ces exagérations est déjà passé pour les Français ; nous osons le prédire, il y a, dans le bon sens général, tel que les controverses qui s’agitent depuis quinze ou vingt ans l’ont développé et préparé, un obstacle invincible à ce que ces adorations individuelles gagnent jamais du terrain, et deviennent des opinions communes et des doctrines reçues. On nous a tirés d’un extrême ; nous ne nous laisserons point jeter dans l’extrême opposé ; on nous a dégagés de mille et mille petites préventions ; nous ne nous laisserons point emmailloter dans des préventions d’une autre nature.

Ce qu’il disait là sur un point de la question, il le disait ou le pensait sur les autres points ; il estimait que l’art dramatique était en bonne voie. S’adressant aux amis du genre classique et à ceux du genre romantique, il posait avec un grand sens et avec une haute impartialité l’antagonisme et la concurrence légitime des deux genres ; il en présentait en quelque sorte la Charte, — hélas ! une Charte aussi vaine et aussi vite déchirée que l’autre.

Qu’il y a loin de ces nobles et vives dissertations, et des perspectives encourageantes qu’elles ouvraient, au tableau trop fidèle et hideux que traçait, cinq ans après, le même homme, chef du gouvernement, au lendemain de l’attentat de Fieschi, quand, refoulant les sentiments d’une philanthropie trop prolongée, et demandant aux Chambres des lois répressives énergiques, il disait :

Et notre théâtre, messieurs !… Qu’est-ce maintenant que le théâtre en France ? Qui est-ce qui ose entrer dans une salle de spectacle, quand il ne connaît la pièce que de nom ? Notre théâtre est devenu non seulement le témoignage éclatant de tout le dévergondage et de toute la démence auxquels l’esprit humain peut se livrer quand il est abandonné sans aucun frein, mais il est devenu encore une école de débauche, une école de crimes, et une école qui fait des disciples que l’on revoit ensuite sur les bancs des cours d’assises attester par leur langage, après l’avoir prouvé par leurs actions, et la profonde dégradation de leur intelligence et la profonde dépravation de leurs âmes.

Quoi qu’il en soit, les articles de M. de Broglie dans la Revue française, surtout les trois articles que j’ai indiqués, à propos du livre de M. Lucas, de celui de M. Broussais, et de l’Othello traduit par M. de Vigny, honoreront la critique littéraire des dernières années de la Restauration. Ces articles sont des traités : ils en ont presque l’étendue. On y reconnaît un esprit grave, élevé, méthodique, précis et net dans ses déductions, et qui se joue parfois dans le détail, non sans agrément. L’écrivain ne se donne que comme amateur et comme l’un du parterre, et il est maître. Je ne me permettrai d’exprimer qu’une seule critique pour la manière dont ces articles sont conçus et composés. C’est bien, c’est ingénieux, c’est profond, mais c’est un peu dense ; il y manque du jour et de la lumière, quelques éclaircies par-ci par-là. « Avant d’employer un beau mot, faites-lui une place », a dit un critique excellent. Je trouve maint beau mot, mainte belle pensée chez M. de Broglie, mais on n’a pas toujours l’espace et la place pour les regarder. On voit trop l’esprit sérieux qui s’est appliqué tout entier à la chose même, et qui n’écrit qu’en présence de son sujet, sans s’inquiéter assez de l’effet sur ses lecteurs. Ce n’est pas, encore une fois, un certain agrément ingénieux qui manque, mais cet agrément disparaît un peu dans la continuité même, dans la suite de l’application et de l’approfondissement.

Ainsi, dans l’article si distingué sur Othello et sur l’art dramatique, il y a comme plusieurs chapitres qui sont offerts tout d’une pièce, qui ne sont pas détachés et découpés à temps. Quand on arrive au terme de ce travail si instructif, et, somme toute, si agréable, peu s’en faut que tout à la fin il ne recommence, tant l’auteur se pose de questions nouvelles en finissant. Il n’y a point de pause ménagée ni de repos. N’était ce défaut-là, ce serait parfaitement littéraire. Mais les mesures littéraires, si je puis dire, sont un peu dépassées. Et en général, quel que soit le sujet qu’il traite, l’auteur remonte aux origines, aux causes ; il s’y complaît ; il reprend tout dès le principe, et il redescend de là jusqu’à l’extrême conclusion sans passer un seul anneau de la chaîne. Il ne compte pas assez avec la légèreté française, cette légèreté que son père et tout le xviiie  siècle connaissaient si bien, et que le xixe n’a pas encore tout à fait oubliée.

À ces morceaux de critique, de premier ordre d’ailleurs, et si dignes de haute estime, il faut joindre l’Éloge du savant orientaliste M. de Sacy, prononcé par le duc de Broglie à la Chambre des pairs le 27 avril 1840, très bel éloge, très grave, religieux de ton, sobrement orné, et de tout point conforme au sujet.

La révolution de Juillet porta, du premier jour, M. de Broglie au ministère. Mais il n’eut dans le premier cabinet (11 août 1830) que le portefeuille de l’Instruction publique, et il le garda seulement quelques mois. Ce ne fut que deux ans après qu’il fut appelé à un rôle dirigeant. Casimir Périer était mort ; il s’agissait de le continuer avec plus de largeur et avec stabilité. Le ministère du 11 octobre (1832) fut formé. Ce ministère était, en quelque sorte, un ministère Périer collectif, plus intellectuel, aussi énergique ; il réunissait en faisceau les hommes les plus capables non encore désunis, M. Guizot, M. Thiers. M. de Broglie eut les Affaires étrangères ; les dépêches, aujourd’hui publiées, montrent qu’eu égard aux circonstances d’alors et aux termes dans lesquels le problème était posé, il ne les dirigea point sans fermeté, ni sans un juste sentiment de la dignité de la France. En même temps, l’autorité qui s’attachait à sa bonne foi rendait ses promesses plus sûres, ses garanties plus significatives ; sa parole était de celles dont, même en diplomatie, on ne doutait pas. Son opinion pesa pour beaucoup dans la décision du siège d’Anvers. Ce ne fut pas la seule preuve de vigueur qu’il donna. Dans l’été de 1833, une conférence avait eu lieu à Münchengrätz, en Bohême, entre les souverains de Russie, de Prusse et d’Autriche, et leurs principaux ministres ; il en était résulté un concert assez menaçant pour nous. Les puissances avaient signifié que, si elles croyaient avoir à secourir leurs alliés (il s’agissait surtout de l’Italie), elles le feraient sans tenir compte de l’opposition de la France, et elles donnaient à entendre qu’une intervention armée de sa part serait considérée comme une hostilité directe contre chacune d’elles. M. de Broglie reçut cette communication qui lui fut faite par les ambassadeurs des trois cours, et par chacun sur un ton un peu différent ; il y répondit en des termes parfaitement assortis :

De même, disait-il dans sa circulaire destinée à informer nos agents du dehors, de même que j’avais parlé à M. de Hügel (chargé d’affaires d’Autriche) un langage roide et haut, je me suis montré bienveillant et amical à l’égard de la Prusse, un peu dédaigneux envers le cabinet de Saint-Pétersbourg.

On a quelquefois reproché à M. de Broglie de porter dans les affaires quelques-unes de ces formes, de ces habitudes peu liantes ; mais ici on conviendra que l’usage n’en était pas déplacé27.

Ayant subi un échec sur la question des indemnités réclamées par les États-Unis d’Amérique, M. de Broglie crut devoir se retirer du cabinet en avril 1834 ; mais il y rentra en mars 1835, y retrouvant ses mêmes principaux collègues, et avec le portefeuille des Affaires étrangères il eut cette fois la présidence du Conseil. Ce fut lui qui, après l’attentat de Fieschi, vint proposer aux Chambres, dans la séance du mardi 4 août, les lois dites de septembre, dont le but était de faire rentrer forcément tous les partis dans la Charte, et de ne plus souffrir qu’on en remît chaque jour en question le principe. Tous les gouvernements ayant eu leurs lois de septembre, et les hommes qui les avaient combattues ce jour-là étant venus depuis, à leur tour, proposer les leurs sous le coup de la nécessité, il est plus facile aujourd’hui d’en bien juger et de s’en rendre compte avec impartialité. C’étaient des lois de conservation rigoureuse et de défense. J’ai peu réfléchi, je l’avoue, sur les moyens qui étaient de nature à faire durer le dernier gouvernement ; mais je ne puis croire que les lois de septembre lui aient nui ; il est aujourd’hui plus que probable, ce me semble, qu’elles l’ont fait durer. En les proposant, M. de Broglie faisait évidemment violence à ses théories antérieures, à ses combinaisons constitutionnelles les plus chères, à ses vues bienveillantes de morale sociale et humaine ; mais cette fois, en face d’un forfait immense, il vit la réalité à nu, et, en homme de bien courageux, il n’hésita pas.

On a dit qu’on sentait ce jour-là dans sa parole l’accent d’un homme de bien irrité ; et, en effet, il devait l’être. Il était arrivé à ce jour où l’on reconnaît, bon gré, mal gré (et dût-on le lendemain tâcher de l’oublier encore), que la morale humaine n’est pas ce que les sages et les nobles esprits se la font dans les spéculations de l’étude et du loisir, au haut du cap Sunium ou dans les jardins de l’Académie. C’est un jour amer dans la vie que celui où l’on est contraint de donner raison au fait sur le droit, à Hobbes sur Platon. Quiconque a eu de près affaire à la vie, soit dans l’ordre public, soit même dans l’ordre privé, a connu ce jour-là.

Une haute ironie règne dans bien des passages des discours que M. de Broglie prononça à cette occasion devant la Chambre des députés. On y retrouve l’homme qui sait si bien se passer de la faveur et qui dédaigne la popularité. Il se plaisait à indiquer que le ministère dont il était chef, que lui-même en particulier, prenait volontiers sur lui tout l’odieux des lois proposées, et que d’autres recueilleraient un jour le fruit plus facile de ces rudes journées de lutte et de labeur. — « On nous fera responsables, on s’attaquera à nous, nous deviendrons le bouc émissaire de la société ; soit. » Il en prenait hautement son parti, et d’un ton demi-railleur, accentué de dédain, il faisait beau jeu à l’avance aux amis douteux ou aux adversaires :

Pendant ce temps, disait-il, les périls s’éloigneront ; avec le péril, le souvenir du péril passera, car nous vivons dans un temps où les esprits sont bien mobiles et les impressions bien passagères. Les haines et les ressentiments que nous aurons amassés sur nos têtes subsisteront, car les haines sont vivaces et les ressentiments ne s’éteignent point. À mesure que l’ordre se rétablira, le poste que nous occupons deviendra de plus en plus l’objet d’une noble ambition ; les Chambres, dans un temps plus tranquille, verront les changements d’administration comme quelque chose qui compromet moins l’ordre public ; les hommes s’usent vite d’ailleurs, messieurs, aux luttes que nous soutenons. Savez-vous ce que nous aurons fait ? Nous aurons préparé, hâté l’avènement de nos successeurs. Soit ; nous en acceptons l’augure avec joie, nous en embrassons avidement l’espérance.

De telles paroles dans une autre bouche eussent fait sourire : on savait qu’elles n’étaient que vraies et sincères chez M. de Broglie. Il tient au pouvoir presque aussi peu qu’à la popularité. Ce double dédain est rare et lui semble facile ; c’est ici qu’on pourrait trouver que la hauteur de cœur et un reste de hauteur de race se confondent en lui. Quelques mois après, et la tâche accomplie, M. de Broglie semble avoir provoqué lui-même une occasion de retraite. M. Humann, ministre des Finances, en présentant son budget à la Chambre en janvier 1836, avait brusquement déclaré, sans avoir consulté ses collègues, que le moment était venu, selon lui, de réduire l’intérêt de la rente. Il s’ensuivit des explications, des interpellations incessantes adressées au ministère. M. de Broglie, poussé à bout, lâcha son fameux mot : « On nous demande s’il est dans l’intention du gouvernement de proposer la mesure ? Je réponds : Non. Est-ce clair ? »

M. de Broglie était de l’avis qu’il a depuis donné en temps utile à M. Guizot, lequel en a trop peu profité : « Gouvernez votre ministère et la Chambre, lui écrivait-il de Coppet en 1844, ou laissez-les se tirer d’affaire. Dans l’un comme dans l’autre cas, la chance est bonne, et la meilleure pour vous serait une sortie par la grande porte. » M. de Broglie avait pratiqué à l’avance ce conseil ; il sentait qu’il ne gouvernait plus son ministère ni la Chambre ; il avait fait sa tâche pour le moment, et il sortit par la grande porte : c’est la seule par où il sorte toujours.

Depuis lors M. de Broglie était rentré au sein de ce qu’on pouvait appeler la plus honorable retraite, et il ne reparut qu’à de rares moments dans l’action politique. Un grand malheur qui le frappa en 1838, la mort de Mme la duchesse de Broglie, augmenta en lui cette disposition sérieuse et réservée, cette faculté de s’abstenir, dans laquelle la pensée religieuse a pris plus de part et tenu plus de place chaque jour. Il fut pourtant encore de bien des choses publiques, commissaire du gouvernement pour régler avec le docteur Lushington les moyens d’arriver à l’extinction de la traite, et ambassadeur en Angleterre pendant les six derniers mois de la monarchie. Mais son grand rôle dans les dernières années de ce régime était celui de politique consultant, et on l’a vu le parrain de plus d’un ministère. Chacun s’honorait d’être couvert et garanti par lui. De tels rôles à la longue sont plus honorifiques qu’efficaces, et une lettre de M. de Broglie, publiée dans la Revue rétrospective (nº 7), a pu montrer que ces conseilse, au moment utile, étaient plus sincères qu’écoutés.

La révolution de Février a dû porter un dernier coup aux théories chères à M. de Broglie ; car enfin, si jusque-là il avait dû sacrifier plus d’une de ses anciennes et premières idées à la conservation de la monarchie constitutionnelle, cette monarchie subsistait et vivait. On avait jeté à la mer quelques portions du système, mais le vaisseau voguait et semblait défier les prochains orages. En le voyant tout à coup sombrer sous voiles, M. de Broglie a dû comprendre qu’il n’y a aucune portion de la théorie humaine qui puisse être assurée contre le naufrage, et sa pensée, qui n’est pas faite pour le scepticisme vulgaire, se sera plus que jamais tournée en haut du côté du port éternel.

Il est resté tel, d’ailleurs, en apparence, qu’on le voyait dans les années précédentes. Sa conversation, qui se marque d’abord d’un léger embarras, est bientôt agréable, nourrie, pleine de choses heureusement exprimées. Une certaine ironie d’expression, mais qui n’a rien d’amer, s’offre comme à la surface : cet enjouement habituel, qui ne déroge pas au sérieux et qui y rentre dès qu’il le faut, semble dénoter la sérénité du fond.

Ses amis particuliers auraient seuls le droit de dire si, sous une réserve un peu froide, sous une écorce un peu uniforme, ils n’ont pas souvent reconnu en lui toutes les délicatesses du cœur.

M. de Broglie, et c’est tout simple, n’avait pas été nommé de l’Assemblée constituante. Depuis que les idées se sont un peu éclaircies, les électeurs de l’Eure (le château de Broglie est dans l’Eure) ont envoyé leur noble compatriote à l’Assemblée législative. Il n’y a point pris jusqu’ici la parole, et il doit s’y sentir par moments un peu dépaysé. Mais sa présence déjà est un bon signe, une garantie d’ordre et de considération. L’autre jour, après une scène violente où l’on avait eu M. Miot à la tribune, et où il s’était dit bien des injures, je voyais entrer M. le duc de Broglie paisible, serein et souriant ; et cela m’a consolé.