(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame de La Vallière. » pp. 451-473
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(1857) Causeries du lundi. Tome III (3e éd.) « Madame de La Vallière. » pp. 451-473

Madame de La Vallière.

L’abbé de Choisy nous conduit assez naturellement à Mme de La Vallière par le gracieux portrait qu’il a tracé d’elle et que nous avons cité. Mme de La Vallière est un de ces sujets et de ces noms qui ont toujours jeunesse et fraîcheur en France : elle représente l’idéal de l’amante avec toutes les qualités de désintéressement, de fidélité, de tendresse unique et délicate, qu’on se plaît à y rassembler ; elle ne représente pas moins en perfection la pénitence touchante et sincère. Vue de près et dans la réalité, sa vie répond bien à l’idée qu’on s’en fait de loin et à travers l’auréole ; la personne ressemble de tout point à la réputation charmante qu’elle a laissée. Sans prétendre rien découvrir de nouveau en elle, donnons-nous le plaisir de la considérer un moment.

Françoise-Louise de La Baume Le Blanc de La Vallière fut baptisée le 7 août 1644, en la paroisse Saint-Saturnin de Tours ; elle était née la veille probablement. Elle perdit son père de bonne heure ; sa mère, qui s’était remariée, à un homme qui avait une charge à la Cour, la plaça en qualité de fille d’honneur auprès de Madame lorsque cette sœur de Charles II épousa le frère de Louis XIV (1661). Cette cour de Madame n’était que jeunesse, esprit, beauté, divertissement et intrigue. Mme de La Vallière, âgée de dix-sept ans, n’y paraissait d’abord que comme « fort jolie, fort douce et fort naïve ». Le jeune roi était occupé plus qu’il ne convenait de Madame, sa belle-sœur. La reine mère, Anne d’Autriche, jalouse de l’amitié de son fils que lui ôtait Madame, trouvait fort à redire, au nom des mœurs, à une telle intimité : pour la mieux entretenir et pour la couvrir, il fut convenu entre Madame et Louis XIV que le roi ferait l’amoureux de quelqu’une des filles d’honneur de la princesse, ce qui lui serait un prétexte naturel à se mettre de toutes les parties et à venir à toutes les heures. On voulut prendre jusqu’à trois de ces personnes de parade pour mieux cacher le jeu, Mlle de Pons, Mlle de Chemerault, et Mlle de La Vallière. Cette dernière fut particulièrement une de celles que le roi s’était choisies pour en paraître amoureux. Mais, tandis qu’il ne songeait ainsi, en affichant cette jolie personne, qu’à donner le change au monde et à éblouir d’elle le public, le roi s’éblouit lui-même et devint sérieusement amoureux.

La beauté de Mlle de La Vallière était d’une nature, d’une qualité tendre et exquise, sur laquelle il n’y a qu’une voix parmi les contemporains. Les portraits gravés, les portraits peints eux-mêmes, ne donneraient pas aujourd’hui une juste idée de ce genre de charme qui lui était propre. La fraîcheur et l’éclat, un éclat fin, nuancé et suave, en composaient une partie essentielle. « Elle était aimable, écrit Mme de Motteville, et sa beauté avait de grands agréments par l’éclat de la blancheur et de l’incarnat de son teint, par le bleu de ses yeux qui avaient beaucoup de douceur, et par la beauté de ses cheveux argentés qui augmentait celle de son visage. » Ce blond d’argent de ses cheveux, joint à cette blancheur transparente et vive, cette douceur bleue de son regard, s’accompagnaient d’un son de voix touchant et qui allait au cœur ; tout se mariait en elle harmonieusement. La tendresse, qui était l’âme de sa personne, s’y tempérait d’un fonds visible de vertu. La modestie, la grâce, une grâce simple et ingénue, un air de pudeur qui gagnait l’estime, inspiraient et disposaient à ravir tous ses mouvements. « Quoiqu’elle fût un peu boiteuse, elle dansait fort bien. » Un peu lente à marcher, tout d’un coup, quand il le fallait, elle se retrouvait des ailes. Plus tard, au cloître, une de ses plus grandes gênes et mortifications sera pour la chaussure que, dans le monde, elle faisait accommoder à sa légère infirmité. Très mince et même un peu maigre, l’habit de cheval lui seyait fort bien ; le justaucorps faisait ressortir la finesse de la taille, et « les cravates la faisaient paraître plus grasse ». En tout, c’était une beauté touchante et non triomphante, une de ces beautés qui ne s’achèvent point, qui ne se démontrent point aux yeux toutes seules par les perfections du corps, et qui ont besoin que l’âme s’y mêle (et l’âme avec elle s’y mêlait toujours) ; elle était de celles dont on ne peut s’empêcher de dire à la fois et dans un même coup d’œil : « C’est une figure et une âme charmantes. »

Le roi l’aima donc, et pendant des années uniquement et très vivement : pour elle, elle n’aima en lui que lui-même, le roi et non la royauté, l’homme encore plus que le roi. Née modeste et vertueuse, elle eut une grande confusion de son amour, tout en s’y abandonnant, et elle résista le plus qu’elle put à tous les témoignages d’honneur et de faveur qui tendaient à le déclarer. Louis XIV se prêta et conspira à ce secret tant que vécut la reine mère. On a, par une note de Colbert41, le détail circonstancié des deux premiers accouchements de Mme de La Vallière, qu’on retira, à cet effet, de l’appartement des filles de Madame, pour la loger dans le jardin du Palais-Royal. Colbert fut chargé de pourvoir à tout dans le plus grand mystère. Les deux premiers enfants qui naquirent de cette liaison, deux garçons qui vécurent peu, furent présentés au baptême par d’anciens domestiques, de pauvres gens, parmi lesquels un vrai pauvre de paroisse. Mais ce qui doit étonner davantage, c’est qu’en octobre 1666, lors de la naissance d’une fille qui fut Mlle de Blois, Mme de La Vallière, qui était alors à Vincennes auprès de Madame, dissimula si bien jusqu’au dernier moment, qu’elle ne fit presque que passer de la chambre de la princesse entre les mains de la sage-femme qui était cachée tout près de là, et que, le soir même de son accouchement, elle reparut dans l’appartement devant toute la compagnie, veilla et fut la tête découverte, en coiffure de bal, comme si de rien n’était. On peut conjecturer ce qu’elle devait moralement souffrir pour que la honte l’obligeât à une telle contrainte. La reine mère, en effet, était morte à cette date, et rien n’assujettissait plus à ce degré Mme de La Vallière qu’elle-même. Les maîtresses du roi, après elle, ne se contraignirent pas tant.

Parlant un jour de Mme   Fontanges, cette maîtresse un peu sotte et glorieuse, Mme de Sévigné écrivait, en l’opposant à Mme de La Vallière : « Elle est toujours languissante, mais si touchée de la grandeur, qu’il faut l’imaginer précisément le contraire de cette petite violette qui se cachait sous l’herbe, et qui était honteuse d’être maîtresse, d’être mère, d’être duchesse : jamais il n’y en aura sur ce moule. »

Dès les premiers temps de sa liaison avec le roi, Mme de La Vallière avait déjà songé au cloître ; elle s’y réfugia jusqu’à deux fois avant la troisième retraite, qui fut la définitive et la suprême. La première fois qu’elle prit la fuite, ce fut dans le premier et le plus beau temps de ses amours. Cette cour de Madame était, je l’ai dit, un labyrinthe d’intrigues et de galanteries entrecroisées. Mme de La Vallière avait appris, par la confidence d’une amie, quelque chose des manèges de Madame et de son jeu avec le comte de Guiche ; elle ne le dit point au roi. Mais elle était trop simple et trop naturellement droite pour savoir dissimuler longtemps : le roi s’aperçut qu’elle lui cachait quelque chose, et il entra dans une grande colère. La Vallière, timide, et qui avait promis le secret à son amie, continua de se taire, et le roi sortit de plus en plus irrité. « Ils étaient convenus plusieurs fois, dit Mme de La Fayette, que, quelque brouillerie qu’ils eussent ensemble, ils ne s’endormiraient jamais sans se raccommoder et sans s’écrire. » La nuit se passa sans nouvelles et sans message ; le matin, Mme de La Vallière, croyant tout perdu, sortit des Tuileries au désespoir et s’en alla se cacher dans un couvent, non de Chaillot cette fois, mais de Saint-Cloud. Le roi fut hors de lui quand on lui dit qu’on ne savait ce qu’était devenue La Vallière ; il fit si bien qu’il apprit pourtant où elle était ; il courut à toute bride, lui quatrième, pour la ramener aussitôt, prêt à commander de brûler le couvent, si on ne la lui rendait. Il ne fallut point tant d’effort : il trouva La Vallière couchée à terre, tout éplorée, dans le parloir du dehors du couvent ; on n’avait point voulu la recevoir au-dedans. Il lui dit en fondant en larmes : « Vous ne m’aimez point, et vous n’avez guère de soin de ceux qui vous aiment. » Il lui dit cela ou à peu près, ou dut le lui dire. Le roi, à cette époque, était amoureux fou d’elle, au point même d’être jaloux dans le passé, de s’inquiéter s’il était bien le premier qui se fut logé dans son cœur, et si elle n’avait point eu quelque première inclination en province pour un M. de Bragelone. La seconde fuite de Mme de La Vallière au couvent eut lieu dans des circonstances bien différentes. Les années du bonheur s’étaient écoulées ; Mme de Montespan, spirituelle, altière, éblouissante, avait pris place et trônait à son tour dans le cœur du maître, et la pauvre La Vallière pâlissait. Il y avait eu, au mardi gras de 1671, un bal à la Cour, où elle ne parut point ; on apprit qu’elle était allée se réfugier dans le couvent de Sainte-Marie à Chaillot. Cette fois le roi ne courut point la chercher lui-même, il envoya Lauzun, et Colbert qui la ramena. On dit qu’il pleura encore, mais ce ne furent que quelques larmes, et les dernières. Mme de La Vallière revint, non plus en triomphe, mais comme une victime. Les trois années qu’elle resta depuis à la Cour ne furent pour elle qu’une longue épreuve et un supplice.

Elle disait souvent à Mme de Maintenon, dans cet intervalle où elle se disposait et s’aguerrissait à sa dernière retraite : « Quand j’aurai de la peine aux Carmélites, je me souviendrai de ce que ces gens-là (le roi et Mme de Montespan) m’ont fait souffrir. »

Elle souffrait, de la part d’une rivale, ce qu’elle-même, si douce et si indulgente, avait pourtant fait souffrir à une autre. La reine, épouse de Louis XIV, avait été très sensible en effet à cette faveur de Mme de La Vallière, qui datait de si peu de temps après son mariage, et elle en avait versé plus de larmes qu’on ne le supposait généralement de son apparente froideur : « Voyez-vous cette fille qui a des pendants de diamants ? c’est celle que le roi aime », disait un jour en espagnol la reine à Mme de Motteville en lui montrant du doigt Mlle de La Vallière, qui traversait l’appartement. Le cœur de la reine, à ce moment, ne faisait que soupçonner l’infidélité ; quand elle en fut informée plus tard à n’en plus douter, cette certitude lui fit verser beaucoup de larmes. En mai 1667, le roi, avant de partir pour l’armée, avait envoyé un édit au Parlement, avec un préambule qu’on dit écrit de la belle plume de Pellisson ; il avait, par cet édit, reconnu une fille qu’il avait eue de Mme de La Vallière, et conféré à la mère le titre et les honneurs de duchesse. La reine et les dames de la Cour allèrent faire visite au roi, qui était au camp à l’armée de Flandre. Mme de La Vallière, toute confuse et désespérée qu’elle était de sa grandeur nouvelle, mais entraînée par son amour, arriva sans être mandée par la reine, et presque malgré elle. Quand on fut en vue du camp, malgré la défense expresse que la reine avait faite que personne ne la précédât, Mme de La Vallière n’y put tenir, et elle fit courir son carrosse à toute bride à travers champs, tout droit au lieu où elle croyait trouver le roi : « la reine le vit ; elle fut tentée de l’envoyer, arrêter et se mit dans une effroyable colère ». Voilà ce que la modeste La Vallière s’était permis en vue de toute la Cour. Tant il est vrai que les plus timides ne le sont plus quand leurs passions sont une fois déchaînées et les emportent. N’a-t-elle donc pas eu raison plus tard de dire en s’accusant, dans ses Réflexions sur la miséricorde de Dieu, que sa gloire et son ambition (il faut entendre son ambition et sa joie d’être aimée et préférée) avaient été comme des chevaux furieux qui entraînaient son âme dans le précipice ? Cette phrase a paru trop forte pour être de Mme de La Vallière. J’en crois voir ici la justification.

Parmi les dames qui se montrèrent le plus scandalisées de cette audace inaccoutumée de Mme de La Vallière, on en remarquait surtout une qui disait : « Dieu me garde d’être maîtresse du roi ! mais si j’étais assez malheureuse pour cela, je n’aurais jamais l’effronterie de me présenter devant la reine. » Cette dame si scrupuleuse, et qui le disait si haut, était Mme de Montespan, celle même qui, dès ce moment, allait chercher, par tous les brillants de la coquetterie et toutes les saillies de l’esprit, à supplanter la pauvre La Vallière dans la faveur du maître.

Il est temps d’arriver aux sentiments de douleur et de repentir qui ont épuré la passion de Mme de La Vallière, et qui ont donné aux trente-six dernières années de sa vie la consécration sans laquelle elle n’eût été qu’une maîtresse de roi assez touchante, mais ordinaire. Lorsqu’elle revint à la Cour en 1671, après sa fuite au couvent de Chaillot, la raillerie fut grande. Toutes les femmes du monde, toutes les femmes d’esprit, Mme de Sévigné elle-même, trouvèrent qu’elle manquait de dignité. C’est que la dignité et l’amour ne vont guère ensemble, et que tant qu’on aime, tant qu’on espère encore, si peu que ce soit, on fait bon marché de tout le reste. On souriait donc de Mme de La Vallière et de ses velléités de religion qui ne tenaient pas : « À l’égard de Mme de La Vallière, écrivait Mme de Sévigné à sa fille (27 février 1671), nous sommes au désespoir de ne pouvoir vous la remettre à Chaillot ; mais elle est à la Cour beaucoup mieux qu’elle n’a été depuis longtemps ; il faut vous résoudre à l’y laisser42. » Et encore (15 décembre 1673) : « Mme de La Vallière ne parle plus d’aucune retraite ; c’est assez de l’avoir dit : sa femme de chambre s’est jetée à ses pieds pour l’en empêcher : peut-on résister à cela ? » On voyait la pauvre immolée figurer, non seulement à la Cour, mais à la suite de sa rivale et dans son cortège :

Mme de Montespan, abusant de ses avantages, dit Mme de Caylus, affectait de se faire servir par elle, donnait des louanges à son adresse, et assurait qu’elle ne pouvait être contente de son ajustement si elle n’y mettait la dernière main. Mme de La Vallière s’y portait de son côté avec tout le zèle d’une femme de chambre, dont la fortune dépendrait des agréments qu’elle prêterait à sa maîtresse.

Tels étaient les propos du monde, qui aime à rabaisser et à dénigrer tout ce qui a brillé, sauf à s’apitoyer plus tard sur l’objet même de sa rigueur : on a ainsi joué de toutes les cordes de l’émotion et de la conversation. Faut-il croire ce qu’ajoute Madame, mère du Régent, qui nous dit avec sa franchise toute germanique :

La Montespan, qui avait plus d’esprit, se moquait d’elle publiquement, la traitait fort mal, et obligeait le roi à en agir de même. Il fallait traverser la chambre de La Vallière pour se rendre chez la Montespan. Le roi avait un joli épagneul appelé Malice. À l’instigation de la Montespan, il prenait ce petit chien et le jetait à la duchesse de La Vallière, en disant : Tenez, madame, voilà votre compagnie, c’est assez. Cela était d’autant plus dur, qu’au lieu de rester chez elle, il ne faisait que passer pour aller chez la Montespan. Cependant, elle a tout souffert en patience.

Que se passait-il, durant ce temps-là, dans l’âme sincère et tendre, dans l’âme repentante qui s’abreuvait ainsi comme à plaisir de l’amertume du calice, afin de se laisser punir par où elle avait péché ? Elle-même a consigné les sentiments secrets de son cœur dans une suite de Réflexions sur la miséricorde de Dieu, qu’elle écrivait au sortir d’une grave maladie qu’elle fit en ces années.

Ce petit écrit, qui parut pour la première fois en 1680, du vivant même de Mme de La Vallière, a été souvent réimprimé depuis : mais nous avertissons les lecteurs qui croient le connaître d’après l’édition donnée par Mme de Genlis, et en général d’après les dernières éditions, que le style en a été continuellement altéré, affaibli, et qu’ils n’ont pas entre les mains la pure et vraie confession de Mme de La Vallière.

Elle s’y compare, dès l’abord, à ces trois grandes pécheresses, la Cananéenne, la Samaritaine et la Madeleine. Parlant de la première, de la Cananée, elle s’écrie : « Regardez-moi quelquefois en m’approchant de vous comme cette humble étrangère, j’entends, Seigneur, comme une pauvre chienne, qui s’estime trop heureuse de ramasser les miettes qui tombent de la table où vous festinez vos élus. » L’expression est franche jusqu’à la crudité, mais elle est sincère, et, en reproduisant le texte de Mme de La Vallière, il ne fallait pas la supprimer, surtout quand on assure qu’on ne s’est pas permis d’y changer un seul mot 43.

Tout à côté on retrouve des pensées plus douces, plus conformes à l’idée qu’on se fait de cette âme délicate et timide : « Car, hélas ! je suis si faible et si changeante, que mes meilleurs désirs ressemblent à cette fleur des champs dont parle votre prophète-roi, qui fleurit le matin et qui sèche le soir. » Pour se préserver de ses rechutes, de ses faiblesses, « du doux poison de plaire à ce monde et de l’aimer », elle invoque un de ces coups de miséricorde qui affligent, humilient, et à la fois retournent vers Dieu une âme. Ce mot de miséricorde, qui est au titre du livre, revient à tout instant ; il abonde sur ses lèvres, c’est son cri ; c’est le nom aussi sous lequel elle entrera dans la vie religieuse, sœur Louise de la Miséricorde. On a essayé, dans ces derniers temps, de douter que ce petit écrit fût en effet de Mme de La Vallière44 (1) ; mais ce seul mot de miséricorde, ainsi placé avec une intention manifeste, ne devient-il pas comme une signature ?

On trouve, on devine des allusions plus ou moins couvertes à ses humiliations, à ses souffrances :

Que si pour m’imposer, dit-elle, une pénitence en quelque façon convenable à mes offenses, vous voulez (ô mon Dieu !) que, par des devoirs indispensables, je reste encore dans le monde, pour y souffrir sur ce même échafaud où je vous ai tant offensé, si vous voulez tirer de mon péché ma punition même, en faisant devenir les bourreaux de mon cœur ceux que j’en avais faits les idoles : « Paratum cor meum, Deus (mon cœur est tout prêt, ô Seigneur !). »

En attendant le grand coup qu’elle espère, elle se fait une résolution de profiter des moindres secours intérieurs pour s’acheminer dans la voie du retour :

Je n’attendrai donc pas, ô mon Dieu ! à sortir de mon dangereux assoupissement, que tout le soleil de votre justice soit levé. Aussitôt que l’aurore de votre grâce commencera à poindre, je commencerai d’agir et de travailler à l’œuvre de mon salut… en me contentant d’avancer et de croître dans votre amour comme l’aurore, doucement et imperceptiblement

Il est naturel de rapprocher ces paroles de celles mêmes que Bossuet écrivait au sujet de Mme de La Vallière, à la veille de son entière conversion : « Il me semble, disait-il, qu’elle avance un peu ses affaires à sa manière, doucement et lentement. » Ainsi sa démarche habituelle, même dans le chemin du salut, était une douce lenteur, et comme un air de molle nonchalance, jusqu’à ce que l’amour lui eût donné les ailes qui enlèvent.

« Celui qui aime, court, vole et se réjouit ; il est libre et rien ne l’arrête. » C’est l’Imitation de Jésus-Christ qui le dit : Mme de La Vallière, qui avait si bien senti cela dans l’ordre des sentiments humains, put bientôt se le redire à elle-même dans la suite de son progrès céleste.

On reconnaît vers la fin des Réflexions les vifs élans de cet amour tendre qui est en voie de se transformer en passion divine et en charité. La demi-pénitente (comme elle s’appelle) est tout occupée à obtenir de son âme de transporter, de transposer son amour ; il faut que cette âme se tourne à rendre désormais à Dieu seul ce qu’elle avait égaré ailleurs sur un des dieux de la terre : « Qu’elle vous aime (ô Seigneur !) avec une vive et amoureuse douleur de ses infidélités passées, et avec tout le respect et le religieux tremblement que mérite votre souveraine majesté. »

De talent, d’imagination proprement dite, il ne saurait en être convenablement question, en appréciant un écrit de cette simplicité. Deux ou trois passages dénotent seulement une expression assez figurée et assez vive :

Il est vrai, Seigneur, que si l’oraison d’une carmélite qui est retirée dans la solitude, et qui n’a plus qu’à se remplir de vous, est comme une douce cassolette qu’il ne faut qu’approcher du feu pour rendre une odeur très suave, celle d’une pauvre créature qui est encore attachée à la terre, et qui ne fait proprement que ramper dans le chemin de la vertu, est comme ces eaux bourbeuses qu’il faut distiller peu à peu pour en tirer une utile liqueur.

Ce petit écrit, dans lequel deux ou trois traits au plus ne s’accorderaient pas entièrement avec l’idée classique qu’on se fait de Mme de La Vallière, lui a été attribué par la tradition la plus constante et lui a été compté dans l’estime de ses contemporains : « Il est certain, dit Mme de Caylus, que le style de la dévotion convenait mieux à son esprit que celui de la Cour, puisqu’elle a paru en avoir beaucoup de ce genre. » Mme de Montpellier dit également : « Elle est une fort bonne religieuse et passe présentement pour avoir beaucoup d’esprit : la grâce fait plus que la nature, et les effets de l’une lui ont été plus avantageux que ceux de l’autre. » Si Mme de La Vallière, à qui on avait refusé l’esprit du monde, passait pour en avoir beaucoup dans le genre de la dévotion, ce devait être en grande partie à cause de ce petit écrit qu’on avait lu et qu’on avait cru d’elle.

Les lettres de Mme de La Vallière au maréchal de Bellefonds, et celles de Bossuet à ce même maréchal au sujet de Mme de La Vallière, complètent le tableau intérieur de sa conversion. Le maréchal de Bellefonds, homme de mérite et de piété, avait une sœur religieuse aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où Mme de La Vallière avait dessein de se retirer. Il exhortait et fortifiait de son mieux la pauvre âme en peine, que Bossuet soutenait et excitait de son côté :

J’ai vu M. de Condom (Bossuet), et lui ai ouvert mon cœur, écrivait Mme de La Vallière au maréchal (21 novembre 1673) : il admire la grande miséricorde de Dieu sur moi, et me presse d’exécuter sur-le-champ sa sainte volonté ; il est même persuadé que je le ferai plus tôt que je ne crois. Depuis les deux jours que je ne l’ai vu, le bruit de ma retraite s’est si fort répandu, que tous mes amis et mes proches m’en ont parlé. Ils s’attendrissent d’avance sur mon sort : je ne sais pas pourquoi l’on parle, car je n’ai rien fait qui soit marqué : je crois que c’est Dieu qui le permet pour m’attirer à lui plus vite.

On ne trouve pas, dans les lettres de Mme de La Vallière, un seul mot qui ne soit naturel, humble et doux, d’une reconnaissance vive pour ceux qui lui veulent du bien, d’une parfaite indulgence pour les autres : « Mes affaires n’avancent point, écrit-elle (11 janvier 1671), et je ne trouve nul secours dans les personnes dont j’en pouvais attendre : il faut que j’aie la mortification d’importuner le maître, et vous savez ce que c’est pour moi… » Et ailleurs : « Quitter la Cour pour le cloître, ce n’est point là ce qui me coûte ; mais parler au roi, oh ! voilà mon supplice. » La vue de sa fille, Mlle de Blois, l’attendrit, mais sans l’ébranler :

Je vous avoue que j’ai eu de la joie de la voir jolie comme elle était ; je m’en faisais en même temps un scrupule ; je l’aime, mais elle ne me retiendra pas un seul moment ; je la vois avec plaisir, et je la quitterai sans peine : accordez cela comme il vous plaira ; mais je le sens comme je vous le dis.

Ces luttes, ces difficultés dernières traînent encore et se prolongent quelque temps, jusqu’à ce que la résolution persévérante vienne à son terme, et qu’éclate un matin l’accent de délivrance :

Enfin je quitte le monde, s’écrie-t-elle le 19 mars 1674 : c’est sans regret, mais ce n’est pas sans peine ; ma faiblesse m’y a retenue longtemps sans goût, ou, pour parler plus juste, avec mille chagrins ; vous en savez la plus grande partie, et vous connaissez ma sensibilité ; elle n’est point diminuée, je m’en aperçois tous les jours, et je vois bien que l’avenir ne me donnerait pas plus de satisfaction que le passé et le présent. Vous jugez bien que, selon le monde, je dois être contente, et, selon Dieu, je suis transportée. Je me sens vivement pressée de répondre aux grâces qu’il me fait, et de m’abandonner absolument à lui.

Tout le monde part à la fin d’avril ; je pars aussi, mais c’est pour aller dans le plus sûr chemin du ciel. Dieu veuille que j’y avance, comme j’y suis obligée, pour obtenir le pardon de mes fautes ! Je me trouve dans des dispositions si douces et si cruelles, mais en même temps si décidées (accordez cette opposition qui est en moi), que les personnes à qui j’ouvre mon cœur admirent de plus en plus l’extrême miséricorde de Dieu à mon égard.

Parlant de Bossuet, elle dit : « Pour M. de Condom, c’est un homme admirable par son esprit, sa bonté et son amour de Dieu. » Et, en effet, quand on lit en même temps les lettres de Bossuet sur Mme de La Vallière, on est touché de ce caractère de bonté, de charité parfaite, et même d’humilité, dans le grand directeur et le sublime orateur. Il avait commencé par trouver que Mme de La Vallière allait un peu lentement : « Un naturel un peu plus fort que le sien aurait déjà fait plus de pas, écrivait-il ; mais il ne faut point l’engager à plus qu’elle ne pourrait soutenir. » Sa résolution extrême, une fois qu’elle l’eut déclarée, ne manquait pas de contradicteurs, et surtout de moqueurs. Mme de Montespan, particulièrement, raillait fort ce projet des Carmélites, et on craignait que le roi n’y mît opposition : il fallait tout ménager. Bossuet suivait cette alternative de retards et de progrès avec une sollicitude paternelle : « Il me semble, disait-il de l’humble convertie, que, sans qu’elle fasse aucun mouvement, ses affaires avancent. Dieu ne la quitte point, et, sans violence, il rompt ses liens. » Puis tout à coup, quand le dernier fil est usé et se rompt, quand la colombe prend son essor, il est dans la joie et le triomphe, il est dans l’admiration à son tour :

Je vous envoie, écrit-il au maréchal de Bellefonds, une lettre de Mme la duchesse de La Vallière, qui vous fera voir que, par la grâce de Dieu, elle va exécuter le dessein que le Saint-Esprit lui avait mis dans le cœur. Toute la Cour est édifiée et étonnée de sa tranquillité et de sa joie, qui s’augmente à mesure que le temps approche. En vérité, ses sentiments ont quelque chose de si divin, que je ne puis y penser sans être en de continuelles actions de grâces : et la marque du doigt de Dieu, c’est la force et l’humilité qui accompagnent toutes ses pensées ; c’est l’ouvrage du Saint-Esprit… cela me ravit et me confond ; je parle, et elle fait ; j’ai les discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses, j’entre dans le désir de me taire et de me cacher… pauvre canal où les eaux du ciel passent, et qui à peine en retient quelques gouttes !

C’est ainsi que parlait et pensait sur lui-même, avec une simplicité touchante, ce grand évêque, l’oracle de son siècle et le plus élevé des hommes par le talent.

La veille du jour où elle quitta la Cour, Mme de La Vallière alla souper chez Mme de Montespan ; elle voulut boire le calice jusqu’à la dernière goutte de la lie et savourer le rebut du monde, comme dit Bossuet, jusque dans le dernier reste de son amertume. Le lendemain, 20 avril 1674, elle entendit la messe du roi qui partait pour l’armée ; au sortir de la messe, elle demanda pardon à genoux à la reine pour ses offenses, puis monta en carrosse et se rendit aux Carmélites du faubourg Saint-Jacques, où une grande foule de peuple rangée sur son passage l’attendait. En entrant, elle se jeta aux genoux de la supérieure, en lui disant : « Ma mère, j’ai toujours fait un si mauvais usage de ma volonté, que je viens la remettre entre vos mains. » Sans attendre la fin de son noviciat, et le jour même de son entrée dans le cloître, elle fit couper ses cheveux, « autrefois l’admiration de tous ceux qui ont parlé de sa personne ». L’arbre charmant ne voulut pas attendre le terme de la saison sacrée, et il avait hâte de se dépouiller de sa dernière couronne. — Mme de La Vallière, en entrant au cloître, n’avait que trente ans.

Bossuet ne put prononcer le sermon pour la vêture ou prise d’habit, qui eut lieu en juin 1674, mais il le prononça pour la profession, c’est-à-dire l’engagement irrévocable, qui se fit en juin 1675. Mme de La Vallière, devenue sœur Louise de la Miséricorde, reçut solennellement le voile noir des mains de la reine. Qu’on juge de l’attente en pareille occasion :

Cette belle et courageuse personne, écrit Mme de Sévigné, fit cette action comme toutes les autres de sa vie, d’une manière noble et charmante : elle était d’une beauté qui surprit tout le monde ; mais ce qui vous étonnera, c’est que le sermon de M. de Condom (Bossuet) ne fut point aussi divin qu’on l’espérait.

Quand on lit aujourd’hui le sermon de Bossuet, on comprend et l’on partage un peu, je l’avoue, l’impression de Mme de Sévigné, on se dit qu’on s’attendait à autre chose. Tant pis pour ceux qui s’y attendaient et pour nous-même ! Bossuet, avant d’être un orateur, était un homme religieux, un véritable évêque, et, dans la circonstance présente, il sentit à quel point il convenait d’être grave, de ne prêter en rien au sourire, ni à l’allusion, ni à la malice secrète des cœurs, qui se serait complu à certains souvenirs et à certains tableaux. Il transporta tout d’abord son auditoire dans la région la plus élevée et la plus pure. Il avait pris pour texte la parole de Celui qui est assis sur le trône, dans l’Apocalypse : Je renouvelle toutes choses, et il l’avait appliquée au cas présent. Plus il avait vu Mme de La Vallière dans le temps de son noviciat, plus il avait été frappé de sa force et de son essor, de son entier renouvellement de cœur. Ce qu’il voulait avant tout, en prêchant devant elle, c’était de porter à cette âme une bonne parole, et non de briller aux yeux des mondains par un de ces miracles d’éloquence qui lui étaient si faciles et si familiers :

Mais prenez bien garde, messieurs, qu’il faut ici observer plus que jamais le précepte que nous donne l’Ecclésiastique : « Le sage qui entend, dit-il, une parole sensée, la loue et se l’applique à lui-même. » Il ne regarde pas à droite et à gauche, à qui elle peut convenir ; il se l’applique à lui-même, et il en fait son profit. Ma sœur, ajouta-t-il en se tournant vers la nouvelle religieuse, parmi les choses que j’ai à vous dire, vous saurez bien démêler ce qui vous est propre. Faites-en de même, chrétiens…

C’est en ces termes simples et qui coupaient court à toute curiosité vaine et étrangère, que Bossuet aborde son sujet et qu’il s’attache à définir et à décrire les deux amours, le profane et le divin, « l’amour de soi-même poussé jusqu’au mépris de Dieu », et « l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi-même ».

Ce n’est pas à nous ici de le suivre. Dans le tableau qu’il traçait du second amour et des efforts de l’âme repentante pour se dégager et revenir à son divin principe, il y avait pourtant bien des traits d’une application directe et délicate. Faisant allusion à cette chevelure coupée qui est le premier sacrifice de la vie religieuse et qui n’est pas le moindre, Bossuet empruntait la parole d’Isaïe :

« J’ai vu les filles de Sion, la tête levée, marchant d’un pas affecté, avec des contenances étudiées, en faisant signe des yeux à droite et à gauche : pour cela, dit le Seigneur, je ferai tomber tous leurs cheveux. » — Quelle sorte de vengeance ! poursuivait le grand prédicateur à son tour. Quoi ! fallait-il foudroyer et le prendre d’un ton si haut pour abattre des cheveux ? Ce grand Dieu, qui se vante de déraciner par son souffle les cèdres du Liban, tonne pour abattre les feuilles des arbres ! Est-ce là le digne effet d’une main toute-puissante ? Qu’il est honteux à l’homme d’être si fort attaché à des choses vaines, que les lui ôter soit un supplice !

Et montrant l’âme qui se dépouille peu à peu des ornements extérieurs, colliers, bracelets, anneaux, parure, et qui commence à être plus proche d’elle-même, il ajoutait : « Mais osera-t-elle toucher à ce corps si tendre, si chéri, si ménagé ? » Il répondait avec vigueur au nom de cette âme généreuse qui va, au contraire, s’en prendre au corps comme à son plus dangereux séducteur, qui déclare une guerre immortelle et irréconciliable à tous les plaisirs, puisqu’ils l’ont trompée une fois, et qui, venant enfin à s’assiéger elle-même, s’impose de toutes parts des bornes, des clôtures et des contraintes, de peur de laisser à sa liberté le moindre jour par où elle puisse s’égarer : « Ainsi resserrée de toutes parts, disait-il, elle ne peut plus respirer que du côté du ciel. »

Une fois entrée dans cette voie de prière et de pénitence, Mme de La Vallière ne se retourna pas en arrière un seul instant. Elle était quelquefois visitée par la reine, par Mme de Montespan elle-même : elle se dérobait le plus qu’elle pouvait à ces communications avec le dehors. Un jour que Mme de Montespan lui demandait si, tout de bon, elle était aussi aise qu’on le disait : « Non, répondit-elle avec un tact que l’esprit emprunte au cœur, je ne suis point aise, je suis contente. » Content est bien, en effet, le mot chrétien, celui qui exprime la tranquillité, la paix, la soumission, une joie sans dissipation, quelque chose de contenu encore.

Mme de La Vallière, en entrant au cloître, avait deux enfants vivants. Son fils, le comte de Vermandois, mourut à la fleur de l’âge (1683), atteint déjà et souillé par les vices de la jeune Cour. Ce fut Bossuet qui fut chargé d’annoncer à la mère cette perte sensible. Elle n’eut dans le premier moment que des larmes ; dès qu’elle fut en état de répondre, la pénitente en elle reprenant le dessus, elle dit : « C’est trop pleurer la mort d’un fils dont je n’ai pas encore assez pleuré la naissance. » Sa fille, Mlle de Blois, qui épousa le prince de Conti, était un modèle de grâce ; c’est d’elle que La Fontaine a dit, pour peindre sa démarche légère et comme aérienne :

L’herbe l’aurait portée ; une fleur n’aurait pas
      Reçu l’empreinte de ses pas.

Quand elle épousa le prince de Conti (1680), on s’empressa de toutes parts de venir faire compliment à la mère, et celle-ci soutint ce dernier hommage du monde, qui lui était bien plutôt une humiliation, avec une modestie, une bonne grâce et une décence accomplie, qui ont été fort célébrées. Mme de Sévigné avait d’abord commencé par plaisanter là-dessus comme les meilleures personnes du monde ne peuvent s’empêcher de faire : « On dit qu’elle (Mme de La Vallière) a parfaitement bien accommodé son style à son voile noir, et assaisonné sa tendresse de mère avec celle d’épouse de Jésus Christ. » Mais quand elle fut allée elle-même à la grille et qu’elle eut vu Mme de La Vallière, elle n’eut plus qu’un cri d’admiration pour une simplicité si véritablement humble et si noble encore :

Mais quel ange m’apparut à la fin !… Ce fut, à mes yeux, tous les charmes que nous avons vus autrefois ; je ne la trouvai ni bouffie, ni jaune ; elle est moins maigre et plus contente ; elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards ; l’austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les lui ont ni creusés, ni battus ; cet habit si étrange n’ôte rien à la bonne grâce, ni au bon air ; pour la modestie, elle n’est pas plus grande que quand elle donnait au monde une princesse de Conti ; mais c’est assez pour une carmélite. Elle me dit mille honnêtetés, et me parla de vous (de Mme de Grignan) si bien, si à propos, tout ce qu’elle dit était si assorti à sa personne, que je ne crois pas qu’il y ait rien de mieux.

Et elle finit son hymne d’éloges par cette réflexion toute mondaine : « En vérité, cet habit et cette retraite sont une grande dignité pour elle. »

Mme de La Vallière ne pensait certes point à s’en faire une dignité. Tout entière aux douceurs et aux consolations de la vie cachée, elle ne croyait pas trop les acheter par les austérités et les mortifications qu’elle s’imposait avec ardeur et avec une sorte de raffinement. Ceux qui ont écrit le récit de sa vie pénitente se sont plu à en citer des exemples singuliers, qui nous toucheraient trop peu aujourd’hui ; mais le principe qui les lui inspirait, et le but dont elle s’approchait par ces moyens, sont à jamais dignes de respect dans tous les temps, et de quelque point de vue qu’on les envisage : « J’espère, je crois et j’aime, disait-elle ; c’est à Dieu à perfectionner ses dons. »« Espérer et croire, ce sont deux grandes vertus ; mais qui n’a point la charité n’a rien : il est comme une plante stérile que le soleil n’éclaire point. » Cette belle âme, réalisant désormais en elle les qualités de l’amour divin, se considéra jusqu’à la fin comme l’une des dernières devant Dieu :

Je ne lui demande pas, disait-elle, de ces grands dons qui ne sont faits que pour les grandes âmes qu’il a mises dans le monde pour l’éclairer, je ne pourrais pas les contenir ; mais je lui demande qu’il incline mon cœur, selon sa parole, à rechercher sa loi, à la méditer nuit et jour.

De telles dispositions, quelle que soit la forme dont elles s’enveloppent, sont à jamais précieuses, et elles mènent dans tous les temps à la sublimité de la morale.

Mme de La Vallière mourut le 6 juin 1710, après trente-six années de cloître. Louis XIV l’avait vue entrer au couvent d’un œil sec. Il avait conservé pour elle une estime et une considération sèche, dit Saint-Simon. Voilà bien des sécheresses, et qui en disent encore trop peu. Il avait dès longtemps cessé de l’aimer ; mais quand elle lui avait prouvé qu’elle pouvait s’arracher à lui et lui en préférer un autre, cet autre ne fût-il que Dieu seul, elle l’avait entièrement détaché et aliéné d’elle ; il ne le lui avait point pardonné : « Elle m’a souvent dit, raconte Madame, mère du Régent, que si le roi venait dans son couvent, elle refuserait de le voir et se cacherait de manière qu’il ne la trouverait point. Elle a été dispensée de cette peine, car le roi n’est jamais venu. Il l’a oubliée comme s’il ne l’avait pas connue. »

Des trois femmes qui ont véritablement occupé Louis XIV, et qui se sont partagé son cœur et son règne, Mlle de La Vallière, Mme de Montespan et Mme de Maintenon, la première reste de beaucoup la plus intéressante, la seule vraiment intéressante en elle-même. Fort inférieure aux deux autres par l’esprit, elle leur est incomparablement supérieure par le cœur : on peut dire qu’à cet égard elle habite dans une autre sphère, où ces deux femmes d’esprit (et la dernière qui fut de plus une femme de raison) n’atteignirent jamais. Toutes les fois qu’on voudra se faire l’idée d’une amante parfaite, on pensera à La Vallière. Aimer pour aimer, sans orgueil, sans coquetterie, sans insulte, sans arrière-pensée d’ambition, ni d’intérêt, ni de raison étroite, sans ombre de vanité, puis souffrir, se diminuer, sacrifier même de sa dignité tant qu’on espère, se laisser humilier ensuite pour expier ; quand l’heure est venue, s’immoler courageusement dans une espérance plus haute, trouver dans la prière et du côté de Dieu des trésors d’énergie, de tendresse encore et de renouvellement ; persévérer, mûrir et s’affermir à chaque pas, arriver à la plénitude de son esprit par le cœur, telle fut sa vie, dont la dernière partie développa des ressources de vigueur et d’héroïsme chrétien qu’on n’aurait jamais attendues de sa délicatesse première. Elle rappelle, comme amante, Héloïse ou encore la Religieuse portugaise, mais avec moins de violence et de flamme : car celles-ci n’eurent pas seulement le génie de la passion, elles en eurent l’emportement et la fureur ; La Vallière n’en a que la tendresse. Âme et beauté toute fine et suave, elle a plus de Bérénice en elle que ces deux-là. Comme religieuse, comme carmélite et fille de sainte Thérèse, ce n’est point à nous à nous permettre de lui chercher ici des termes de comparaison. Disons seulement, de notre ton le moins profane, que, quand on vient de relire l’admirable chapitre v du livre III de l’Imitation, où sont exprimés les effets de l’amour divin, qui n’est dans ce chapitre que l’idéal de l’autre amour, Mme de La Vallière est une de ces figures vivantes qui nous l’expliquent en leur personne et qui nous le commentent le mieux.