(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur. » pp. 97-120
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur. » pp. 97-120

Correspondance entre Mirabeau et le comte de La Marck (1789-1791), recueillie, mise en ordre et publiée par M. Ad. de Bacourt, ancien ambassadeur.

Quand j’ai parlé de Mirabeau il y a quelques semaines, j’ai annoncé, en finissant, qu’une publication se préparait qui devait jeter la plus vive lumière sur le Mirabeau historique et définitif et sur son rôle durant la Révolution. Cette publication paraît en ce moment, et tout lecteur va être à même d’en apprécier l’intérêt et l’importance.

Mirabeau déjà célèbre, et des plus en vue comme écrivain politique, avait fait, en 1788, la connaissance du comte de La Marck, grand seigneur belge au service de la France. M. de La Marck, fils cadet du duc d’Arenberg, avait passé au service de France à dix-sept ans, et y était devenu, à vingt (1773), colonel propriétaire d’un régiment d’infanterie allemande que lui avait laissé son grand-père maternel. Jeune, actif, d’un jugement net et fin, en relation de famille avec ce qu’il y avait de plus noble dans les Pays-Bas autrichiens et à la cour de Vienne, il se trouva du premier jour très bien introduit à celle de Versailles, des mieux placés pour observer et s’y plaire ; il fut particulièrement de la société de la Dauphine, bientôt reine, Marie-Antoinette. Comme militaire, il montra du talent et se distingua dans la guerre de l’Inde. À son retour, il eut un duel qui fit du bruit. Bref, il ne manquait rien au comte de La Marck de ce qui constituait alors un homme du plus grand monde, vivant sur le pied le plus agréable et dans une flatteuse considération. En 1788, les idées tournant de plus en plus au sérieux, il eut la curiosité de connaître Mirabeau, et on le fit dîner avec lui chez le prince de Poix, à Versailles, où étaient réunis quelques convives, gens de cour. C’était Sénac de Meilhan qui avait ménagé ce dîner et qui y conduisait le lion :

En voyant entrer Mirabeau (nous dit M. de Bacourt d’après des notes précises), M. de La Marck fut frappé de son extérieur. Il avait une stature haute, carrée, épaisse. La tête, déjà forte, bien au-delà des proportions ordinaires, était encore grossie par une énorme chevelure bouclée et poudrée. Il portait un habit de ville dont les boutons, en pierre de couleur, étaient d’une grandeur démesurée, des boucles de souliers également très grandes. On remarquait enfin dans toute sa toilette une exagération des modes du jour qui ne s’accordait guère avec le bon goût des gens de cour. Les traits de sa figure étaient enlaidis par des marques de petite vérole. Il avait le regard couvert, mais ses yeux étaient pleins de feu. En voulant se montrer poli, il exagérait ses révérences ; ses premières paroles furent des compliments prétentieux et assez vulgaires. En un mot, il n’avait ni les formes ni le langage de la société dans laquelle il se trouvait ; et quoique, par sa naissance, il allât de pair avec ceux qui le recevaient, on voyait néanmoins tout de suite à ses manières qu’il manquait de l’aisance que donne l’habitude du grand monde.

Je ne ferai que peu de remarques sur ce premier effet que Mirabeau produisit sur les convives, et qui nous est si visiblement rendu ; je ne me permettrai que d’expliquer et de commenter deux ou trois traits, ainsi que l’expression de ridicule qui échappe quelques lignes plus bas, et qui est appliquée à l’extérieur de Mirabeau.

Après le dîner, continue le narrateur, M. de Meilhan ayant amené la conversation sur la politique et l’administration, tout ce qui avait pu frapper d’abord comme ridicule dans l’extérieur de Mirabeau disparut à l’instant : on ne remarqua plus que l’abondance et la justesse des idées.

N’oublions pas que nous sommes ici chez le prince de Poix, c’est-à-dire au point de vue de Versailles et de ce monde exquis, élégant, d’une simplicité qui était le dernier degré du bon goût et de la recherche fine. Mais tout cela n’était fait pour être vu et apprécié que de très près. Avec Mirabeau, au contraire, tout sort des proportions ordinaires ; sa personne entière est taillée sur un autre patron. Il a le masque de l’orateur et du grand acteur tribunitien : ce masque-là, pas plus que celui de l’acteur antique, n’est fait pour être vu de plus près que de l’amphithéâtre. La statue grandiose, pour que chaque trait n’en paraisse pas trop gros et exagéré, a besoin d’être placée à sa perspective. De même, quant aux modes, Mirabeau se gardait bien, par instinct encore plus que par calcul, d’adopter celles d’alors, si minces, si mesquines, si étriquées. Lui, selon l’expression de son père, qui le jugeait très bien cette fois, il avait « des manières nobles et le faste des habits en un siècle de mode dépenaillée ». Au monde de Versailles, il pouvait sembler, à première vue, n’avoir pas l’habitude du grand monde ; mais au monde de Paris et à tout ce qui n’était pas de la Cour et des petits appartements, il semblait dans sa mise, dans son geste et dans ses manières, et même en ses familiarités, un grand seigneur d’autrefois qui se mettait avec luxe et caprice. Lui qui jugeait si bien les hommes par le dedans, il savait que la plupart ne se forment une idée des autres que par leur dehors et par leur autour (l’expression est de lui). Il savait encore qu’il faut du reluisant au peuple. C’est ainsi que naturellement, instinctivement, autant qu’il l’eût fait par politique, il était revêtu et comme investi en toute sa personne d’un certain appareil qui, au premier aspect, et dans un salon où le bon goût est d’éteindre ou d’adoucir toute chose, faisait un peu de détonation et de fracas. Mais, à ce dîner, la première impression passée, il fut charmant, séduisant, traitant les plus vastes sujets avec une énergie brillante ; et, sur le chapitre de l’Allemagne en particulier auquel M. de La Marck l’amena, il parla encore mieux qu’il n’en avait écrit. M. de La Marck, à ce dîner, eut un mérite : il se sentit aussitôt un vif attrait pour Mirabeau, un attrait non pas fugitif et de simple curiosité, mais réel et qui devait aboutir à l’amitié la plus solide et la plus sérieuse.

Ce ne fut pourtant pas cette année même qu’elle se noua. Après quelques visites qui suivirent le dîner de Versailles, ils se perdirent quelque temps de vue, et ne se retrouvèrent qu’aux États généraux. M. de La Marck, tout étranger qu’il était de naissance, put être nommé membre des États généraux, à la faveur de quelques fiefs qu’il possédait dans le royaume. Membre de l’ordre de la noblesse, et ayant cru devoir suivre les premières démarches du corps auquel il appartenait, il ne rencontra Mirabeau à l’Assemblée qu’après la réunion des trois ordres. Ce fut Mirabeau qui, le premier, s’approcha de lui, en lui disant : « Ne reconnaissez-vous plus vos anciens amis ? Vous ne m’avez encore rien dit. » Ils renouèrent en quelques mots : « Avec un aristocrate comme vous, ajouta Mirabeau, je m’entendrai toujours facilement. » Au premier dîner qu’ils firent ensemble, tête à tête, Mirabeau débuta en disant : « Vous êtes bien mécontent de moi, n’est-ce pas ? » — « De vous et de bien d’autres. » — « Si cela est, vous devez commencer par l’être de ceux qui habitent le Château. Le vaisseau de l’État est battu par la plus violente tempête, et il n’y a personne à la barre. »

Ce mot : il n’y a personne à la barre, exprimait déjà la pensée de Mirabeau. C’était M. Necker qui dirigeait alors, et Mirabeau ne jugeait certes pas que ce fût un pilote. Il développa ses idées sur la situation à M. de La Marck et ses vues générales sur une direction possible :

« Le sort de la France est décidé, s’écria Mirabeau ; les mots de liberté, d’impôts consentis par le peuple, ont retenti dans tout le royaume. On ne sortira plus de là sans un gouvernement plus ou moins semblable à celui de l’Angleterre. —

À travers toutes ses déclamations et le mépris qu’il répandait sur les ministres, il se montrait monarchique, et répétait que ce n’était pas sa faute si on le repoussait et si on le forçait, pour sa sûreté personnelle, à se faire le chef du parti populaire : « Le temps est venu, dit-il, où il faut estimer les hommes d’après ce qu’ils portent dans ce petit espace, là, sous le front, entre les deux sourcils. »

Ceci se passait à la fin du mois de juin 1789. Un mois auparavant, dans les derniers jours de mai, Mirabeau avait fait une ouverture de ce genre à M. Malouet :

J’ai désiré, lui avait-il dit, une explication avec vous, parce qu’au travers de votre modération je vous reconnais ami de la liberté, et je suis peut-être plus effrayé que vous de la fermentation que je vois dans les esprits et des malheurs qui peuvent en résulter. Je ne suis point homme à me rendre lâchement au despotisme. Je veux une constitution libre, mais monarchique. Je ne veux point ébranler la monarchie… Vous êtes lié avec MM. Necker et de Montmorin, vous devez savoir ce qu’ils veulent et s’ils ont un plan ; si ce plan est raisonnable, je le défendrai.

M. Malouet avait fait part de cette conversation à MM. Necker et de Montmorin ; mais il les avait trouvés tellement resserrés et timides, tellement en méfiance et en répugnance de traiter avec Mirabeau, qu’il n’avait pas cru devoir insister inutilement, et l’ouverture en était restée là de ce côté. Mirabeau, après ses premiers éclats de tribune, revenait à la charge du côté de M. de La Marck. En agissant ainsi, il était sincère et tout à fait d’accord avec le fond de sa pensée politique. Six mois auparavant et lorsqu’il partait pour se faire élire en Provence, son père, le marquis, écrivait de lui au bailli (22 janvier 1789) : « Il dit hautement qu’il ne souffrira pas qu’on démonarchise la France, et en même temps il est l’ami des coryphées du Tiers. » La double pensée politique de Mirabeau, dès avant l’ouverture des États généraux, était tout entière dans ces deux conditions, tiers état et monarchie, et l’on peut dire qu’il ne cessa d’en poursuivre l’accord et le maintien depuis le premier jour de sa vie législative jusqu’à sa mort, avec toutes les secousses pourtant, les intermittences et les fréquents écarts qu’apportaient dans sa marche et dans sa conduite ses impétuosités d’humeur et de caractère, ses instincts d’orateur et de tribun, ses nécessités de tactique, et ses irritations personnelles. Mais ces écarts et, pour tout dire, ces échappées, par où il déjoue et rompt parfois sa ligne générale, se réduisent de beaucoup, aujourd’hui qu’on a la clef de tout, et qu’on peut, durant cette période dernière, le suivre presque jour par jour, et sur le théâtre, et derrière la scène.

Sur quelques mots plus positifs que Mirabeau dit à M. de La Marck, au sortir d’un dîner où il s’était exprimé avec modération : « Faites donc qu’au Château on me sache plus disposé pour eux que contre eux », M. de La Marck se décida à quelques ouvertures précises. Mais il ne le fit point sans s’être auparavant convaincu que le soupçon de vénalité, assez généralement répandu sur Mirabeau, était sans fondement. Non pas que, dans sa vie besogneuse depuis sa sortie de Vincennes jusqu’à son entrée aux États généraux, Mirabeau, pour subvenir à ses besoins de tout genre, intellectuels et autres, n’ait eu souvent recours à des expédients dont on aimerait mieux que la fortune l’eût affranchi ; mais, en mainte circonstance notable, manquant de tout, lui homme de puissance et de travail, qui ne pouvait se passer à chaque instant de bien des instruments à son usage, lui qui était naturellement de grande et forte vie (comme disait son père), manquant même d’un écu, réduit à mettre jusqu’à ses habits habillés et ses dentelles en gage, il avait résisté à rien écrire qui ne fût dans sa ligne et dans sa visée politique, à prendre du moins les choses dans leur ensemble. M. de La Marck, après s’être bien assuré du fond de la situation, et particulièrement que Mirabeau ne trempait en rien, comme ses ennemis l’en accusaient, dans le parti d’Orléans, ne trouvant en lui qu’un homme du plus haut talent et de la première capacité entravé par des « embarras subalternes », résolut de l’aider à en sortir et à reconquérir dignité, liberté d’action, indépendance : ce point gagné, le reste devait suivre immanquablement. Il commença par l’aider directement lui-même et en ami délicat. Puis il fit quelques tentatives auprès d’un des membres du ministère, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, alors garde des Sceaux, pour voir si la bonne volonté de Mirabeau ne pourrait pas être mise à profit pour le bien de tous. Mais rien n’était à espérer de ce côté tant que M. Necker serait le maître.

Cependant, disait Mirabeau à M. de La Marck, quelle position m’est-il donc possible de prendre ? Le gouvernement me repousse, et je ne puis que me placer dans le parti de l’opposition, qui est révolutionnaire, ou risquer de perdre ma popularité, qui est ma force. Les armées sont en présence ; il faut négocier ou se battre ; le gouvernement, qui ne fait ni l’un ni l’autre, joue un jeu très dangereux.

À quelque temps de là, M. de La Marck fit dire un mot à la reine au sujet de ses liaisons déjà intimes et remarquées avec Mirabeau ; il faisait pressentir discrètement quel était son espoir en les entretenant, et qu’il y avait peut-être à tirer parti d’un tel homme, dans l’intérêt même de la monarchie. Peu de jours après, la reine répondit elle-même à M. de La Mark :

Je n’ai jamais douté de vos sentiments, et, quand j’ai su que vous étiez lié avec Mirabeau, j’ai bien pensé que c’était dans de bonnes intentions ; mais vous ne pourrez jamais rien sur lui ; et quant à ce que vous jugez nécessaire de la part des ministres du roi, je ne suis pas de votre avis. Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau.

Ces résistances que Mirabeau rencontrait de toutes parts pour un emploi salutaire et régulier de toute sa force le faisaient souffrir ; il ressentait profondément ce manque d’autorité morale au sein de sa renommée et de son génie : « Ah ! que l’immoralité de ma jeunesse fait de tort à la chose publique ! » répétait-il souvent. Il se rejetait alors vers ce qui lui était le plus ouvert et le plus facile, vers ces larges pentes de l’orateur éloquent et populaire, où tout le conviait. Il s’y précipitait de toute l’impétuosité et de tout le torrent de sa parole qui lançait le tonnerre et recueillait l’applaudissement. Puis, tout à coup, sa perspicacité d’homme d’État revenait à la traverse pour l’avertir qu’il poussait lui-même à l’abîme ; et redescendu du théâtre et du rôle : « Mais à quoi donc pensent ces gens-là ? disait-il en parlant de la Cour (septembre 1789) ; ne voient-ils pas les abîmes qui se creusent sous leurs pas ? »

Une fois même, poussé à un état d’exaspération plus violent que de coutume, il s’écria : « Tout est perdu ; le roi et la reine y périront, et vous le verrez : la populace battra leurs cadavres. » — Il remarqua, ajoute M. de La Marck, l’horreur que me causait cette expression. « Oui, oui, répéta-t-il, on battra leurs cadavres ; vous ne comprenez pas assez les dangers de leur position ; il faudrait cependant les leur faire connaître. »

Après les journées des 5 et 6 octobre qui amenèrent le roi et la reine captifs à Paris, journées auxquelles, malgré d’odieuses calomnies, il ne prit aucune part que pour les déplorer et s’en indigner, Mirabeau, sentant que la monarchie ainsi avilie aurait eu besoin de se relever aussitôt par quelque grand acte, dressa un mémoire qu’on peut lire à la date du 15 octobre 1789. Ce mémoire présentait tout un plan de conduite, hardi, monarchique, et nullement contre-révolutionnaire. Car, ne l’oublions pas, l’objet constant de Mirabeau, dans ses notes et correspondances avec la Cour, de quelque date qu’elles soient, et quelles qu’en paraissent d’ailleurs les variantes de ton, son but fixe est de concilier la liberté nationale et la monarchie, de chercher à former la coalition entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, sans laquelle un empire tel que la France ne peut durer. Ce n’est pas une royauté républicaine à la façon de La Fayette qu’il veut ; on le voit, au contraire, vouloir retrancher de la Constitution les idées républicaines qui y pénètrent sous l’influence de La Fayette et qui vont en faire un code d’anarchie, de dissensions civiles et de conflits d’autorité. Mirabeau veut allier les principes du gouvernement représentatif avec ceux du gouvernement monarchique régénéré ; il veut la pleine indépendance du pouvoir exécutif dans sa sphère. Son point de départ est toujours la Révolution, qu’il considère comme irrévocable dans ses grands résultats de destruction ; et cette table rase de l’égalité civile, ce vaste niveau qui s’étend sur la ruine des corps privilégiés, lui semble, si l’on sait en user, aussi favorable pour le moins à la royauté qu’au peuple. Il se montre désireux d’ailleurs, en toute occasion, de diminuer l’influence de Paris et sa prédominance sur les provinces. Il connaît ce grand centre et foyer de corruption, et, de bonne heure, il en désespère : « Au lieu de chercher à changer la température de Paris, ce qu’on n’obtiendra jamais, il faut au contraire s’en servir pour détacher les provinces de la capitale. » Il aspire constamment, dans ses divers projets, à affranchir de cette influence parisienne factice et inflammatoire et la royauté et les provinces. Ces idées saines, mais hardies, de Mirabeau, pouvaient difficilement arriver à leur adresse. Le mémoire du 15 octobre fut remis par le comte de La Marck à Monsieur (depuis Louis XVIII), dans l’espérance qu’il en parlerait à la reine : « Vous vous trompez, dit Monsieur au comte de La Marck, en croyant qu’il soit au pouvoir de la reine de déterminer le roi dans une question aussi grave. » Et insistant sur la faiblesse et l’indécision du roi, qui était au-delà de tout ce qu’on pouvait dire : « Pour vous faire une idée de son caractère, poursuivit Monsieur, imaginez des boules d’ivoire huilées, que vous vous efforceriez vainement de retenir ensemble. »

C’est alors que Mirabeau tenta sincèrement de se rapprocher de La Fayette, qui, depuis les journées d’Octobre et par suite de la présence du roi à Paris, était le dictateur véritable. Jouissant à ce moment d’une popularité immense, il était censé auprès du roi le protéger contre les séditions du peuple, et auprès du peuple défendre la liberté contre les complots de la Cour. Ici, en dégageant les relations de Mirabeau avec La Fayette de tout ce qui est secondaire et trop personnel et de quelques mauvaises paroles, en ne les prenant que dans leur ensemble et leur but, et dans leur véritable esprit, il nous est impossible, et nous croyons qu’il sera impossible à tout lecteur impartial, de ne pas arriver à un résultat des plus fâcheux pour l’illustre général et pour sa renommée historique définitive. Le point pour Mirabeau était de convaincre La Fayette que le danger était grand, qu’il ne s’agissait pas de tenir plus longtemps la royauté en laisse, de la rabaisser continuellement et systématiquement dans l’opinion publique, de la garder à vue et de la tenir en chartre privée, avec un ministère étroit et insuffisant ; que M. Necker était usé, que sa prévoyance était à courte échéance et s’était toujours bornée à la révolution de chaque mois ; qu’il n’avait aucune vue d’avenir ; qu’il n’y avait de ressource que dans un ministère véritablement capable et agissant, dans un ministère de première force ; et alors, avec cette conscience de lui-même qu’il était en droit d’avoir, mettant sous le pied toute fausse modestie, Mirabeau se présentait avec cordialité et franchise. Il tendait la main à La Fayette et lui disait : « Me voilà ! unissons-nous. » Il le lui redisait même après le décret de l’Assemblée qui interdisait à ses membres de devenir ministres. Il ne voulait qu’être le conseiller, mais un conseiller écouté. Il faut entendre cet incomparable appel :

Ici ce qui me reste à vous dire, écrivait Mirabeau à La Fayette, le 1er juin 1790, deviendrait embarrassant si j’étais, comme tant d’autres, gonflé de respect humain, cette ivraie de toute vertu ; car ce que je pense et veux vous déclarer, c’est que je vaux mieux que tout cela, et que, borgne peut-être, mais borgne dans le royaume des aveugles, je vous suis plus nécessaire que tous vos Comités réunis. Non qu’il ne faille des Comités, mais à diriger, et non à consulter ; mais à répandre, propager, disperser, et non à transformer en Conseil privé ; comme si l’indécision n’était pas toujours le résultat de la délibération de plusieurs, lorsque ce résultat n’était pas la précipitation, et que la décision ne fût pas notre premier besoin et notre unique moyen de salut. Je vous suis plus nécessaire que tous ces gens-là ; et, toutefois, si vous ne vous défiez pas de moi, au moins ne vous y confiez-vous pas du tout. Cependant à quoi pensez-vous que je puisse vous être bon, tant que vous réserverez mon talent et mon action pour les cas particuliers où vous vous trouverez embarrassé, et qu’aussitôt sauvé ou non sauvé de cet embarras, perdant de vue ses conséquences et la nécessité d’une marche systématique dont tous les détails soient en rapport avec un but déterminé, vous me laisserez sous la remise pour ne me provoquer de nouveau que dans une crise ?

Et il s’offre nettement, hardiment, à lui pour être son conseil habituel, son ami abandonné, « le dictateur enfin, permettez-moi l’expression, dit-il, du dictateur :

— Car je devrais l’être, avec cette différence que celui-là doit toujours être tenu de développer et de démontrer, tandis que celui-ci n’est plus rien s’il permet au gouvernement la discussion, l’examen. Oh ! monsieur de La Fayette, Richelieu fut Richelieu contre la nation pour la Cour, et quoique Richelieu ait fait beaucoup de mal à la liberté publique, il fit une assez grande masse de bien à la monarchie. Soyez Richelieu sur la Cour pour la nation, et vous referez la monarchie, en agrandissant et consolidant la liberté publique. Mais Richelieu avait son capucin Joseph ; ayez donc aussi votre éminence grise ; ou vous vous perdrez en ne nous sauvant pas. Vos grandes qualités ont besoin de mon impulsion ; mon impulsion a besoin de vos grandes qualités ; et vous en croyez de petits hommes qui, pour de petites considérations, par de petites manœuvres et dans de petites vues, veulent nous rendre inutiles l’un à l’autre, et vous ne voyez pas qu’il faut que vous m’épousiez et me croyiez, en raison de ce que vos stupides partisans m’ont plus décrié, m’ont plus écarté ! — Ah ! vous forfaites à votre destinée !

À de tels accents La Fayette restait sourd ou n’ouvrait l’oreille qu’à demi. Il s’en tirait, comme il fit toujours, avec des mots, des compliments, des demi-partis, éludant les difficultés avec une grande habileté de détail, les ajournant, ne les prévenant et ne les embrassant jamais ; « n’ayant pas la force de composer un bon ministère, ni le courage d’en former un trop mauvais ; également incapable de manquer de foi et de tenir parole à temps » ; plus amoureux de louange que de pouvoir réel et d’action ; ménager avant tout de sa gloire et de sa vertu, soigneux de sa chasteté. Dans ses Mémoires, où l’homme d’esprit, l’homme de tenue et de bon ton a recouvert les fautes du personnage politique, il est convenu lui-même de quelques-uns de ces torts : « La Fayette, dit-il, eut des torts avec Mirabeau, dont l’immoralité le choquait ; quelque plaisir qu’il trouvât à sa conversation, et malgré beaucoup d’admiration pour de sublimes talents, il ne pouvait s’empêcher de lui témoigner une mésestime qui le blessait. » Il est bon que ceux qui mettent la main aux affaires publiques et aux choses qui concernent le salut des peuples le sachent bien, les hommes en face de qui ils se rencontrent, et qui souvent sont le plus faits pour être pris en considération, ne sont pas précisément des vierges, et il n’est pas de plus grande étroitesse d’esprit que de l’être soi-même à leur égard plus qu’il ne convient. Oh ! que Mirabeau le sentait lorsque, impatient de ces éternelles remises de l’« homme aux indécisions » (c’est ainsi qu’il appelle La Fayette), et de cette pudibonderie si hors de propos, irrité de voir en tout et partout les honnêtes gens de ce bord en réserve et en garde contre lui, il s’écrie : « Je leur montrerai ce qui est très vrai, qu’ils n’ont ni dans la tête, ni dans l’âme, aucun élément de sociabilité politique. » Et relevant la tête en homme qui, avec ses taches, avait son principe d’honneur aussi et le sentiment de sa dignité, il écrivait un jour (1er décembre 1789) à La Fayette, sans craindre d’aborder le point délicat et qui recelait la plaie :

J’ai beaucoup de dettes, qui en masse ne font pas une somme énorme ; j’ai beaucoup de dettes, et c’est la meilleure réponse que les événements puissent faire aux confabulations des calomniateurs. Mais il n’est pas une action dans ma vie, et même parmi mes torts, que je ne puisse établir de manière à faire mourir de honte mes ennemis, s’ils savaient rougir. — Croyez-moi, monsieur le marquis, si ce n’est qu’ainsi qu’on veut m’arrêter, ma course n’est pas finie, car je suis ennuyé plutôt que las, et las plutôt que découragé ou blessé ; et si l’on continue à me nier le mouvement, pour toute réponse je marcherai.

Il marcha en effet, et, à l’heure qu’il est, ces paroles, reproduites dans leur texte fidèle, vont éclater plus haut que jamais et retentir. Après la rupture définitive avec La Fayette, écrivant au comte de Ségur qui la déplorait, et qui, comme intermédiaire entre les deux, avait fait à Mirabeau quelques reproches :

Ah ! monsieur, s’écriait celui-ci, je suis bien tranquille sur l’histoire ; si mon nom, lié à de grands événements, y surnage, il ne rappellera l’idée de grandes faiblesses qu’en y joignant celle d’un amour bien vrai de la liberté, d’un caractère très décidé et d’une loyauté vraiment voisine de la duperie. Je désire, pour vous, que celui de votre ami y parvienne de même.

Et dans le même temps, dans une lettre à M. de La Marck (3 octobre 1790) : « Je pouvais imprimer hier à M. de La Fayette une tache ineffaçable que, jusqu’ici, je ne lui destine que dans l’histoire. Je ne l’ai pas fait ; j’ai montré le sabre, et je n’ai pas frappé. Le temps le frappera assez pour moi. »

En attendant, dans les notes à la Cour qu’il eut bientôt l’occasion d’adresser, Mirabeau ne cessa de s’élever de toutes ses forces contre « cette dictature ignominieuse qui séparait le roi de ses peuples, le tenait en quelque sorte en état de guerre avec eux, leur servait d’intermédiaire, et, dans ce rôle non moins indécent que perfide, usurpait l’autorité, le respect et la confiance », absorbant à son profit toute la popularité, et ne laissant remonter au trône que le blâme : tout justement le contraire d’un vrai ministère constitutionnel ! C’était dégrader, en effet, la royauté et l’abaisser, sans vouloir pourtant la république ; car M. de La Fayette, toutes les fois qu’il la vit autre part qu’en Amérique, recula devant et se mit en travers. Telle était l’inconséquence.

Cependant, si nous nous reportons à la date des derniers mois de 89, nous trouvons Mirabeau bouillonnant d’impatience, de « cette impatience du talent, de la force et du courage », souffrant de son inaction et de son inutilité réelle au milieu de ses travaux sans nombre et de ses succès retentissants, jugeant admirablement cette cour et cette race royale qu’il voudrait servir et réconcilier avec la cause de la Révolution :

Il n’y a qu’une chose de claire, écrivait-il (29 décembre 1789), c’est qu’ils voudraient bien trouver, pour s’en servir, des êtres amphibies qui, avec le talent d’un homme, eussent l’âme d’un laquais. Ce qui les perdra irrémédiablement, c’est d’avoir peur des hommes, et de transporter toujours les petites répugnances et les frêles attraits d’un autre ordre de choses dans celui où ce qu’il y a de plus fort ne l’est pas encore assez ; où ils seraient très forts eux-mêmes, qu’ils auraient encore besoin, pour l’opinion, de s’entourer de gens forts.

Et un peu après (27 janvier 1790) :

Du côté de la Cour, oh ! quelles balles de coton, quels tâtonneurs ! quelle pusillanimité ! quelle insouciance ! quel assemblage grotesque de vieilles idées et de nouveaux projets, de petites répugnances et de désirs d’enfants, de volontés et de nolontés, d’amours et de haines avortés !

Et il s’écrie avec le regret naturel aux hommes capables qui, si haute qu’on prenne leur mesure, sentent qu’ils ne l’ont pas donnée tout entière : « Eh quoi ! en nul pays du monde la balle ne viendra-t-elle donc au joueur ! »

Un moment Mirabeau crut que la balle lui venait en effet, et il la reçut avec une sorte d’ivresse et de bondissement. Le comte de La Marck, qui était en Belgique depuis quelques mois, fut rappelé à Paris vers le 15 mars 1790 par un mot du comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d’Autriche et ami de la reine. Celle-ci se décidait enfin à recourir aux conseils de Mirabeau, et c’était par M. de La Marck qu’elle voulait nouer et entretenir l’intelligence.

La matière et les pièces de la correspondance sont désormais entièrement sous nos yeux. Elles consistent en cinquante notes écrites par Mirabeau pour la Cour, et particulièrement pour la reine, pendant les dix derniers mois de la vie de Mirabeau (juin 1790-avril 1791) ; plus, quantité de lettres et billets qui ont trait aux mêmes sujets, et qui furent échangés soit entre Mirabeau et le comte de La Marck, soit entre l’un des deux et quelque autre correspondant intime. L’existence de ces pièces était connue depuis longtemps, et le comte de La Marck, qui vivait depuis des années à Bruxelles sous le titre de prince d’Arenberg, en avait donné une communication plus ou moins complète à quelques personnes. M. Lucas-Montigny avait été admis à les consulter, et en avait produit des extraits fidèles dans les deux derniers tomes de son ouvrage ; M. Droz avait fait usage de ces notions avec beaucoup de sagacité et de jugement, dans le tome IIIme de ses Considérations sur le règne de Louis XVI. Mais l’histoire avait droit de réclamer une communication pleine et entière, sans réticence. C’était bien aussi, le vœu de Mirabeau. Cette correspondance était à peine entamée qu’il en mettait soigneusement de côté les pages, et il les adressait à M. de La Marck (15 juillet 1790) avec ces mots : « Voilà, mon cher comte, deux paquets que vous ne remettrez qu’à moi, quelque chose qu’il arrive, et qu’en cas de mort vous communiquerez à qui prendra assez d’intérêt à ma mémoire pour la défendre. Mettez à ces deux paquets quelque indication prudente, mais précise. » Le comte de La Marck comprit toute la gravité de cette mission, et s’il en différa l’accomplissement jusqu’après sa mort, on ne peut s’en étonner ; car il a fallu peut-être les dernières circonstances européennes, et le besoin où l’on est de tout entendre en fait de vérité politique salutaire, pour que l’esprit public fut prêt à accueillir ces pièces, comme il le fera sans nul doute. Nul moment ne saurait être mieux choisi que celui-ci. M. de Bacourt, chargé, par la dernière volonté du prince d’Arenberg, du soin délicat de cette publication, s’en est acquitté en esprit élevé et simple, qui comprend, explique, ordonne toute chose, qui met en lumière de tout point le précieux dépôt dont il est chargé, et qui a la modestie de s’effacer devant les personnages principaux dont il éclaire et fait valoir les figures. Les trois principaux personnages en jeu sont la reine, Mirabeau et le comte de La Marck lui-même, ce dernier bien digne d’être associé aux deux autres par son jugement excellent, sa finesse et sa fermeté d’observation, sa connaissance des hommes et des choses, par son dévouement au malheur d’une reine et à l’amitié d’un grand homme, et qui justifie pleinement aujourd’hui aux yeux de la postérité ce qu’il écrivait un jour à Mirabeau : « Dieu ne m’a mis sur la terre que pour aimer et surveiller votre gloire. »

Rien, en effet, de plus honorable pour la réputation politique de Mirabeau que le contenu de ces diverses notes et l’esprit général qui les anime. Hélas ! il ne manque qu’une seule chose à ces conseils, pour que l’admiration soit heureuse et tout à fait à l’aise en les recueillant de la bouche de l’homme d’État et de l’homme de génie : c’est d’avoir été donnés gratuitement. Encore une fois, la plaie de Mirabeau est sur ce point, et, même en la réduisant comme il convient, elle reste une tache fâcheuse. Non, Mirabeau ne s’est pas vendu, mais il s’est laissé payer ; là est la nuance. Cela dit, détournons vite le regard et attachons-nous à la réalité des choses, à l’élévation du but et des idées. À peine, en ces cinquante notes, en est-il une dont on ne puisse citer des passages, non pas seulement éloquents, mais vrais, mais justes, et d’une prophétie trop justifiée par l’expérience. Jamais les fautes n’ont été mieux montrées à l’avance, jamais situation présente n’a été mieux décrite, définie, approfondie, jamais remède n’a été mieux indiqué, autant qu’en pareille matière on peut appeler remède ce qui n’a pas été mis à l’épreuve de l’exécution. Comme Mirabeau ne rétrograde en rien, tout en voulant pousser le couple royal ! Comme il ne souffre pas qu’on revienne d’une seule ligne en arrière sur la révolution accomplie ! et comme il conçoit, avec une largeur et une ampleur qu’elle n’a jamais eue chez nous, la monarchie constitutionnelle véritable ! Doctrinaires, ne venez pas aujourd’hui revendiquer cette monarchie-là, celle de Mirabeau ; ce ne fut jamais la vôtre ! En le lisant, on éprouve à tout instant le sentiment vif de la beauté et de la grandeur de l’idée politique, cette beauté sévère, judicieuse, vivante pourtant, et qui aspire à se réaliser en pratique et en action. Jusqu’à présent, on connaissait de Mirabeau l’orateur ; ici, dans cette suite de vues et de considérations, le conseiller et l’homme d’État en lui se produisent et se confondent. Les défauts qu’on y remarque encore par instants, les déviations et les écarts qui naissent surtout de l’impétuosité et du conflit de ses talents divers, ne tiennent peut-être qu’à ce qu’il n’a pas été mis à même par la fortune d’être tout entier et toujours cet homme d’État qu’il est si souvent ; on peut croire qu’il ne lui a manqué que d’être élevé, une fois pour toutes, à son niveau et dans sa plus haute sphère.

Pour être complètement homme politique et homme d’État en restant simple conseiller intime et mystérieux, Mirabeau avait à modérer et à sacrifier ses instincts et ses appétits d’orateur éloquent et populaire, et il ne pouvait toujours s’y résoudre. Supposez un instant Mirabeau ministre, défenseur avoué du trône constitutionnel, et s’honorant de l’être, il eût fait ce sacrifice sans nul doute, ou plutôt il n’eût pas eu de sacrifice à faire : l’orateur se serait simplement retourné, et aurait fait face à l’attaque sur la brèche même ouverte par lui. Le talent aurait retrouvé son compte à un nouveau rôle plein d’éclat et de puissance. Mais ici ce n’était point le cas : il lui fallait continuer et afficher en public un rôle qu’il abdiquait en secret. Il y avait position fausse et bientôt insoutenable pour un talent de cette fougue et de cette franchise. La lutte en lui des deux hommes est piquante et parfois pénible à étudier, aujourd’hui qu’on a toute sa vie tant publique que secrète sur deux colonnes, pour ainsi dire, et en partie double. Comment croirait-on, si on n’en avait pas sous les yeux les preuves, que les jours même où il semblait le plus ardent et le plus provocateur à l’Assemblée, soit sur l’affaire du pavillon tricolore à arborer sur la flotte, soit sur le pillage de l’hôtel de Castries par le peuple, soit sur d’autres questions brûlantes, ces jours-là même, la veille ou le lendemain, il écrivait pour la Cour des conseils sages, mesurés, tout politiques ? Il pouvait entrer quelquefois du calcul dans ces vives sorties de Mirabeau à l’Assemblée ; car enfin il lui fallait de temps en temps réparer et retremper sa popularité, son grand instrument. Mais ce qu’il était surtout en ces jours où il échappait aux autres et à lui-même, c’était un orateur sincère, impétueux, piqué au jeu et entraîné, un orateur qui avait promis d’être sage, et qui tout d’un coup faisait explosion. Vers la fin, l’orateur en Mirabeau compliquait le politique et traversait l’homme d’État, comme le Rhône impétueux fertilise, enrichit et aussi parfois inonde et ravage le Comtat et la Provence. Le talent de la parole, à ce degré, est un instrument de puissance comme aussi une source d’illusion et de tentation pour celui qui le possède. Le jugement est tenté de se reverser du côté des idées solennelles et vastes qu’on exprime si bien et avec tant d’applaudissement. On aime à s’entendre tonner quand on éveille tant d’échos. Le lendemain de ses saillies parfois incendiaires et de ce qu’on a appelé ses hémorragies d’orateur, Mirabeau avait fort à réparer et à s’excuser du côté de la Cour, et il ne parvenait pas à s’y acquérir une confiance qu’on ne lui eût d’ailleurs jamais accordée qu’à demi.

Je ne puis qu’effleurer rapidement ces notes pour en donner le ton. Les premières sont surtout destinées à battre en brèche La Fayette que la reine certes n’aimait pas, mais qu’on croyait aux Tuileries l’homme nécessaire. Mirabeau montre que cet homme soi-disant nécessaire, en paralysant tout, perd tout, et qu’il laisse descendre petit à petit la monarchie et la société avec elle, jusqu’à une entière désorganisation. Et ici l’adversaire à outrance se déclare ; son opposition de vues et son antipathie de nature se donnent toute carrière :

Il n’est plus temps, écrit-il (20 juin 1790, à la veille de la Fédération), de se confier à demi, ni de servir à demi. On a assez de preuves que La Fayette est également ambitieux et incapable. Il va se faire faire généralissime, c’est-à-dire se faire proposer le généralat, c’est-à-dire encore recevoir la dictature de fait, de ce qui est la nation, ou de ce qui a l’air de la nation. Tout son projet, quant à présent, est là. Un plan, il n’en a pas. Des moyens, il les reçoit de la main de chaque journée. Sa politique est tout entière à susciter une telle fermentation chez les voisins, qu’on lui laisse la faculté d’étendre sur tout le royaume l’influence de la Courtille. Il n’y a de ressource à cet ordre de choses que l’imbécillité de son caractère, la timidité de son âme et les courtes dimensions de sa tête7. Le roi n’a qu’un homme, c’est sa femme. Il n’y a de sûreté pour elle que dans le rétablissement de l’autorité royale. J’aime à croire qu’elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne ; mais ce dont je suis bien sûr, c’est qu’elle ne conservera pas sa vie si elle ne conserve pas sa couronne.

Le moment viendra, et bientôt, où il lui faudra essayer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval ; c’est pour elle une méthode de famille ; mais, en attendant, il faut se mettre en mesure, et ne pas croire pouvoir, soit à l’aide du hasard, soit à l’aide des combinaisons, sortir d’une crise extraordinaire par des hommes et des moyens ordinaires.

Mirabeau, à chaque fois, ne cesse de sonner le tocsin pour réveiller la Cour de sa torpeur, le roi de son inertie, pour amener la reine à mettre à ses idées autant de suite qu’elle y met de cœur :

Quatre ennemis arrivent au pas redoublé, écrit-il à la date du 13 août 1790, l’impôt, la banqueroute, l’armée, l’hiver… Encore une fois, c’est la conception d’un grand plan qu’il faut arrêter, et pour cela il faut avoir un but déterminé. Les développements seront faciles, les occasions fréquentes, la prestesse et l’habileté ne manqueront pas dans le conseil secret ; des chefs même, on en trouvera. Ce que je ne vois pas encore, c’est une volonté, et je répète que je demande à aller la déterminer, c’est-à-dire démontrer que, hors de là, aujourd’hui même, il n’y a pas de salut.

Et dessinant la situation en traits de feu, il ne craint pas de prononcer le mot d’échafaud et de montrer la chose fatale dans le lointain. Sans cesse il revient sur cette idée d’un plan et d’une suite :

(17 août 1790.) Il est certain que le moment est arrivé de se décider entre un rôle actif et un rôle passif ; car celui-ci, tout mauvais que je le crois, l’est moins à mes yeux que cette intercadence d’essais et de résignation, de demi-volonté et d’abattement, qui éveille les méfiances, enracine les usurpations, et flotte d’inconséquences en inconséquences.

Ce plan général de conduite, qu’il conseille à satiété, il l’a tout prêt, il le propose, il le renouvelle et le varie sans cesse, jusque dans les moindres détails, d’après les bases qu’il estime essentielles et fondamentales. On admire, en le lisant, à quel point il est homme à idées et à ressources ; il en a plutôt un trop grand nombre ; et si, au lieu de conseiller, il était mis en mesure d’agir, il aurait certainement à choisir et à élaguer. Mais dans toutes ces variantes de moyens, c’est toujours l’opinion qu’il veut mettre en jeu comme le grand levier : « L’opinion publique a tout détruit, c’est à l’opinion publique à rétablir. » Ce n’est ni un coup de main ni un coup d’État qu’il souffle, c’est un roi constitutionnel qu’il veut créer. Il s’épuise à vouloir opérer en Louis XVI cette métamorphose d’un roi honnête et timide, brusque et faible, en un roi ferme et ouvert, qui aille tête levée, qui ose tout ce qu’il faut pour son salut, pour celui de la monarchie et de la société. Si Louis XVI se décide à sortir de Paris comme il le lui conseille, que ce ne soit, point par une fuite, par rien qui ressemble à une évasion, car « un roi ne s’en va qu’en plein jour quand c’est pour être roi ». Mirabeau recommence à chaque note ses conseils, ses cris d’alarme. Il sent bien qu’on ne s’y rend pas : « On m’écoute avec plus de bonté que de confiance ; on met plus d’intérêt à connaître mes conseils qu’à les suivre. » Bien souvent l’impatience le prend, et même le mépris pour cet aveuglement royal : « On dirait que la maison où ils dorment peut être réduite en cendres sans qu’ils en soient atteints ou seulement réveillés. » À quoi M. de La Marck lui répond : « Vous les conseillez trop comme s’ils avaient une partie de votre caractère. Accoutumez-vous donc à les voir ce qu’ils sont. » Et le même M. de La Marck écrivait au comte de Mercy-Argenteau : « Le roi est sans la moindre énergie : M. de Montmorin me disait l’autre jour tristement que, lorsqu’il lui parlait de ses affaires et de sa position, il semblait qu’on lui parlât de choses relatives à l’empereur de la Chine. »

Mirabeau ne vit la reine qu’une seule fois à Saint-Cloud, le 3 juillet 1790. Il est profondément à regretter que de telles conférences n’aient pu s’établir et se renouveler : c’était d’elle seule qu’il pouvait espérer de se faire entendre.

J’ai dit que dans aucun cas les conseils de Mirabeau ne sont contre-révolutionnaires, et que, dans aucune supposition, il n’admet qu’on puisse revenir sur les grands points gagnés de 89 :

En effet, dit-il dans sa 47e note, la plus détaillée de toutes (décembre 1790), je regarde tous les effets de la Révolution et tout ce qu’il faut conserver de la Constitution comme des conquêtes tellement irrévocables, qu’aucun bouleversement, à moins que l’empire ne fût démembré, ne pourrait plus les détruire. Je n’excepte pas même une contre-révolution armée ; le royaume serait reconquis, qu’il faudrait encore que le vainqueur composât avec l’opinion publique, qu’il s’assurât de la bienveillance du peuple, qu’il consolidât la destruction des abus, qu’il admît le peuple à la confection de la loi, qu’il lui laissât choisir ses administrateurs ; c’est-à-dire que, même après une guerre civile, il faudrait encore en revenir au plan qu’il est possible d’exécuter sans secousse.

Ce coup d’œil prophétique traçait d’avance leur limite et leurs lois mêmes aux restaurations futures.

Je n’ai pu que donner l’envie de consulter ces notes mémorables, qui sont faites pour être lues et méditées de tous ceux qui, aujourd’hui, s’occupent de politique. Les leçons lumineuses en jaillissent de toutes parts ; mais, pour les bien prendre, pour les appliquer dans des circonstances à la fois analogues et différentes, il faut sans doute quelque chose de l’esprit même qui les a dictées. Le dernier billet de Mirabeau au comte de La Marck, daté du 24 mars 1791, c’est-à-dire de neuf jours avant sa mort, se termine par ces mots : « Ô légère et trois fois légère nation ! » Sera-ce donc toujours avec nous la conclusion et la moralité dernière ?