(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Saint-Évremond et Ninon. » pp. 170-191
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(1857) Causeries du lundi. Tome IV (3e éd.) « Saint-Évremond et Ninon. » pp. 170-191

Saint-Évremond et Ninon.

Il n’est pas de meilleur introducteur auprès de Ninon que Saint-Évremond. C’est un sage aimable, un esprit de première qualité pour le bon sens, et qui sait entrer dans toutes les grâces. Son caractère naturel est une supériorité aisée ; je ne saurais mieux le définir qu’une sorte de Montaigne adouci. Son esprit se distingue à la fois par la fermeté et par la finesse ; son âme ne sort jamais d’elle-même ni de son assiette, comme il dit. Il a éprouvé les passions, il les a laissées naître, et les a, jusqu’à un certain point, cultivées en lui, mais sans s’y livrer aveuglément ; et, même lorsqu’il y cédait, il y apportait le discernement et la mesure. Dans sa jeunesse, il avait été, comme toute la fleur de la Cour, dans le cortège de Ninon, un peu son amant et beaucoup son ami ; il correspondit quelquefois avec elle pendant sa longue disgrâce : le petit nombre de lettres authentiques qu’on a de Ninon sont adressées à Saint-Évremond, et elles nous la font bien connaître par le côté de l’esprit, le seul par lequel elle a mérité de survivre.

Saint-Évremond demanderait une étude à part ; aujourd’hui nous ne voulons de lui que la faveur d’être introduits dans l’intimité de celle qui, pendant une si longue vie, renouvela tant de fois le charme, et dont l’esprit se perfectionna jusqu’à la fin.

Saint-Évremond, né en 1613, était de trois années plus âgé que Ninon, qui était de 1616 ; il mourut en 1703, à l’âge de plus de quatre-vingt-dix ans, et elle en 1705, au même âge moins quelques mois. La vie de Saint-Évremond se partage en deux moitiés bien distinctes. Jusqu’à l’âge de quarante-huit ans, il vécut en France, à la Cour, à l’armée, d’une existence brillante et active ; estimé des plus grands généraux, il était en passe d’une assez haute fortune militaire. Une longue lettre de lui, très spirituelle et très malicieuse, sur le traité des Pyrénées et contre le cardinal Mazarin, trouvée dans les papiers de Mme Du Plessis-Bellière lors de l’arrestation de Fouquet, irrita Louis XIV, qui ordonna d’en mettre l’auteur à la Bastille. Saint-Évremond, averti à temps, quitta la France, se réfugia en Hollande, puis en Angleterre, et vécut quarante-deux ans encore d’une vie de curieux et de philosophe, très goûté, très recherché dans la plus haute société, voyant ce qu’il y avait de mieux dans les pays étrangers, et supportant avec une fierté réelle et une nonchalance apparente sa disgrâce. Ce qui contribua beaucoup à la lui adoucir, c’est qu’il vit bientôt arriver en Angleterre la belle duchesse de Mazarin, la nièce même de celui qui était la cause première de son malheur : il s’attacha à elle et l’aima pour son esprit, pour ses qualités solides, autant que pour sa beauté. Toutes ces nièces du cardinal avaient un don singulier d’attrait et comme une magie : « La source des charmes est dans le sang Mazarin », disait Ninon. La duchesse de Mazarin fut une partie essentielle de la vie de Saint-Évremond, et plus essentielle que Ninon elle-même.

Le plus grand plaisir de Saint-Évremond, celui qu’il goûtait le plus délicieusement dès sa jeunesse, dans l’âge des passions, et qui lui devint plus cher chaque jour en vieillissant, était celui de la conversation : « Quelque plaisir que je prenne à la lecture, disait-il, celui de la conversation me sera toujours le plus sensible. Le commerce des femmes me fournirait le plus doux, si l’agrément qu’on trouve à en voir d’aimables ne laissait la peine de se défendre de les aimer. » Et il montre de quelle sorte et dans quel esprit doit être l’entretien ordinaire auprès des femmes pour leur agréer :

Le premier mérite auprès des dames, c’est d’aimer ; le second, est d’entrer dans la confidence de leurs inclinations ; le troisième, de faire valoir ingénieusement tout ce qu’elles ont d’aimable. Si rien ne nous mène au secret du cœur, il faut gagner au moins leur esprit par des louanges ; car, au défaut des amants à qui tout cède, celui-là plaît le mieux qui leur donne le moyen de se plaire davantage.

Les préceptes qu’il donne pour leur plaire et les intéresser en causant, sont le résultat le plus consommé de l’expérience :

Dans leur conversation, songez bien à ne les tenir jamais indifférentes ; leur âme est ennemie de cette langueur ; ou faites-vous aimer, ou flattez-les sur ce qu’elles aiment, ou faites-leur trouver en elles de quoi s’aimer mieux ; car, enfin, il leur faut de l’amour, de quelque nature qu’il puisse être ; leur cœur n’est jamais vide de cette passion.

Si c’est là l’ordinaire condition des femmes, même spirituelles, le mérite est d’autant plus grand chez celles qui savent s’affranchir des mobiles habituels à leur sexe, sans en rien perdre du côté de la grâce. Saint-Évremond avait rencontré de ces femmes rares, et on devine bien à qui il pensait lorsqu’il écrivait :

On en trouve, à la vérité, qui peuvent avoir de l’estime et de la tendresse, même sans amour ; on en trouve qui sont aussi capables de secret et de confiance que les plus fidèles de nos amis. J’en connais qui n’ont pas moins d’esprit et de discrétion que de charme et de beauté ; mais ce sont des singularités que la nature, par dessein ou par caprice, se plaît quelquefois à nous donner… Ces femmes extraordinaires semblent avoir emprunté le mérite des hommes, et peut-être qu’elles font une espèce d’infidélité à leur sexe, de passer ainsi de leur naturelle condition aux vrais avantages de la nôtre.

Dans un portrait idéal qu’il a tracé de La Femme qui ne se trouve point et qui ne se trouvera jamais, et où il s’est plu à réunir sur la tête d’une Émilie de son invention toutes les qualités les plus difficiles à associer et tous les contraires :

Voilà le portrait, dit-il en finissant, de la femme qui ne se trouve point, si on peut faire le portrait d’une chose qui n’est pas. C’est plutôt l’idée d’une personne accomplie. Je ne l’ai point voulu chercher parmi les hommes, parce qu’il manque toujours à leur commerce je ne sais quelle douceur qu’on rencontre en celui des femmes ; et j’ai cru moins impossible de trouver dans une femme la plus forte et la plus saine raison des hommes, que dans un homme les charmes et les agréments naturels aux femmes.

Cette raison saine, cet esprit sensé, mêlé à l’enjouement et au charme, il l’avait trouvé chez Ninon, et ce coin du portrait d’Émilie n’était pas du tout une pure idée imaginaire.

Voyons donc un peu ce qu’était cette Ninon tant célébrée, et voyons-la par le côté qui lui donne véritablement sa place dans l’histoire des lettres et dans celle de la société française. Voyons-la, — profane que je suis, j’allais dire, étudions-la, dans ce genre d’influence par où elle corrigea le ton de l’hôtel Rambouillet et des précieuses, et par où elle seconda l’action judicieuse de Mme de La Fayette.

J’ai quelquefois entendu demander pourquoi j’aimais tant à m’occuper de ces femmes aimables et spirituelles du passé, et à les remettre dans leur vrai jour. Sans compter le plaisir désintéressé qu’il y a à revivre quelque temps en idée dans cette compagnie choisie, je répondrai avec une parole de Goethe, le grand critique de notre âge :

Ce serait, dit-il en parlant de Mme de Tencin, une histoire intéressante que la sienne et celle des femmes célèbres qui présidèrent aux principales sociétés de Paris dans le xviiie  siècle, telles que Mmes Geoffrin, Du Deffand, Mlle de Lespinasse, etc. ; on y puiserait des détails utiles à la connaissance soit du caractère et de l’esprit français en particulier, soit même de l’esprit humain en général, car ces particularités se rattacheraient à des temps également honorables à l’un et à l’autre.

Je tâche, selon ma mesure, d’exécuter quelque chose du programme de Goethe, et s’il a dit cela du xviiie  siècle, je le dirai à plus forte raison du xviie , dans lequel il y eut, de la part des femmes célèbres qui y influèrent, plus d’invention encore et d’originalité personnelle. En fait de société polie et de conversation, le xviiie  siècle n’eut qu’à étendre, à régulariser et à perfectionner ce que le xviie avait premièrement fondé et établi.

Avant d’en venir à être ce personnage presque respectable de la fin, Ninon avait eu une ou deux autres époques antérieures sur lesquelles je ne ferai que courir. Mlle Anne de Lenclos (car Ninon n’est qu’un diminutif galant), née à Paris, le 15 mai 1616, d’un père gentilhomme, grand duelliste, cabaleur, esprit fort, musicien et homme de plaisir, et d’une mère exacte et sévère, se trouva orpheline à quinze ans, et très disposée à jouir de sa liberté avec une hardiesse assaisonnée d’esprit et tempérée de goût, qui allait rappeler l’existence des courtisanes de la Grèce. Il y avait à cette époque, en France, une école d’épicuréisme et de scepticisme qui se représentait dans la science par Gassendi et La Mothe Le Vayer ; dans les lettres et dans le monde, par Des Yveteaux, Des Barreaux, et bien d’autres. Montaigne et Charron étaient alors les auteurs à la mode, et leur esprit aidait à cette liberté d’opinion. Ninon fut des premières à s’émanciper comme femme, à professer qu’il n’y a au fond qu’une seule morale pour les hommes et pour les femmes ; qu’en réduisant, comme on le fait dans le monde, toutes les vertus du sexe à une seule, on le déprécie, et qu’on lui fait tort et injure ; qu’on semble l’exclure en masse de l’exercice de la probité, cette vertu plus mâle et plus générale, et qui les comprend toutes ; que cette probité est compatible chez une femme avec l’infraction même de ce qu’on est convenu d’appeler uniquement la vertu. « La vertu des femmes est la plus belle invention des hommes », ce mot singulier, qui est d’une muse spirituelle de notre temps, semble volé à Ninon. On entrevoit assez tout ce code de morale, qui est beaucoup moins nouveau aujourd’hui, et qui est même devenu un lieu commun assez vulgaire. Du temps de Ninon, il n’était encore qu’une audace, une exception tout individuelle, une gageure hardie qu’elle se mit en devoir de soutenir, tout en se livrant à l’inconstance et à la variété de ses goûts. Que fit-elle, ou plutôt que ne fit-elle pas alors ? Que ne se permit-elle point dans sa folle humeur ? Quel caprice lui arriva-t-il de se refuser ? La liste de ses conquêtes est partout, et, si longue qu’on la fasse, elle sera toujours très incomplète encore. Cette Ninon, rivale et héritière de Marion Delorme, ne nous arrêtera pas. Nous renvoyons les curieux à l’histoire, à la légende, à tout ce qu’on a dit, répété et brodé là-dessus. « Si cette mode continue, disait Voltaire, il y aura bientôt autant d’histoires de Ninon que de Louis XIV. » Tallemant des Réaux, depuis, a donné la chronique toute nue et des détails très circonstanciés. M. Walckenaer, aux tomes I et IV de ses excellents Mémoires sur Mme de Sévigné, a très bien établi ce qu’on peut appeler la Chronologie de Ninon. On a discuté et réglé la succession de ses amants, à peu près aussi exactement que celle des rois assyriens ou égyptiens. Ce qui est certain, c’est qu’au milieu de cette licence, où elle faisait une si grande part aux passions, elle s’imposait quelques limites et se gouvernait jusqu’à un certain point elle-même. Sa raison faisait preuve de solidité dans ses jugements ; ses saillies les plus folles recouvraient souvent un grand sens. Elle réfléchissait dans un âge et dans un train de vie où à peine les autres sont capables de penser, et elle, qui resta jeune si longtemps par l’esprit, elle se trouva mûre par là aussi avant l’âge.

Pourtant il y eut des moments où il ne tint à rien que cette existence capricieuse et violente n’allât donner sur l’écueil où ses pareilles se brisent d’ordinaire, et d’où la plus habile ne serait pas revenue. On vit l’instant, sous la régence, où la légèreté de Ninon, encore excitée par celle du temps, passa toutes les bornes et fut sur le point d’amener un éclat. Il ne faut ces jours-là qu’un prétexte et un accident pour que la société, la morale publique et générale, bravée dans ses principes, dans ses préjugés les plus respectables, se soulève à la fin et se livre à des représailles souvent brutales, mais en partie méritées. La reine-régente était fort sollicitée alors de faire acte de sévérité contre la pécheresse. Il ne fut pas inutile à Ninon, dans ces conjonctures, que le prince de Condé, son ancien amant et son ami toujours, intervînt en personne pour lui donner à la Cour et ailleurs des témoignages publics d’intérêt. L’ayant, une fois, rencontrée comme elle était dans son carrosse, il fit arrêter le sien, en descendit, et alla chapeau bas la saluer en présence de la foule étonnée. De telles marques de considération étaient encore souveraines. Ninon devait vers ce temps partir, dit-on, pour Cayenne, où se portait un grand nombre d’émigrants de toutes les classes.

Il est permis de croire que ce ne fut de sa part qu’un semblant pour conjurer la colère de ses ennemis et donner le signal à ses amis de la défendre. Elle ne partit point ; elle continua sa même vie, en en baissant légèrement le ton. Du Marais où elle habitait d’abord, elle était allée au faubourg Saint-Germain où il paraît que se passa le temps de sa plus grande licence. Elle revint à son quartier du Marais, et là, entourée d’amis, vivant à sa guise, mais avertie par l’air du dehors et par l’influence régnante de Louis XIV, elle rangea sa vie, elle la réduisit petit à petit sur le pied véritablement honorable où on la vit finir, et qui a pu faire dire au sévère Saint-Simon :

Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d’esprit qu’elle se les conserva tous, et qu’elle les tint unis entre eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passait chez elle avec un respect et une décence extérieure que les plus hautes princesses soutiennent rarement avec des faiblesses. Elle eut de la sorte pour amis tout ce qu’il y avait de plus trié et de plus élevé à la Cour, tellement qu’il devint à la mode d’être reçu chez elle, et qu’on avait raison de le désirer par les liaisons qui s’y formaient. Jamais ni jeu, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de religion ou de gouvernement ; beaucoup d’esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et toutefois sans ouvrir la porte à la médisance ; tout y était délicat, léger, mesuré, et formait les conversations qu’elle sut soutenir par son esprit, et par tout ce qu’elle savait de faits de tout âge. La considération, chose étrange ! qu’elle s’était acquise, le nombre et la distinction de ses amis et de ses connaissances, continuèrent à lui attirer du monde quand les charmes eurent cessé, et quand la bienséance et la mode lui défendirent de plus mêler le corps avec l’esprit… Sa conversation était charmante. Désintéressée, fidèle, secrète, sûre au dernier point ; et, à la faiblesse près, on pouvait dire qu’elle était vertueuse et pleine de probité… Tout cela lui acquit de la réputation, et une considération tout à fait singulière.

Pour prendre une comparaison qui n’est pas disproportionnée, et que ce terme de probité si souvent employé amène naturellement, on peut dire que Ninon, garda, à travers ses intrigues galantes, quelque chose de cette franchise et de cette droiture que la princesse Palatine sut observer dans la Fronde au milieu des factions politiques.

Tallemant dit un mot remarquable sur Ninon, c’est qu’« elle n’eut jamais beaucoup de beauté », elle avait surtout de l’agrément. Somaize, dans Le Grand Dictionnaire des précieuses, ne dit pas autre chose : « Pour de la beauté, quoique l’on soit assez instruit qu’elle en a ce qu’il en faut pour donner de l’amour, il faut pourtant avouer que son esprit est plus charmant que son visage, et que beaucoup échapperaient de ses fers s’ils ne faisaient que la voir. » Mais, dès qu’elle parlait, on était pris et ravi : c’était son esprit qui achevait sa beauté et qui lui donnait toute son expression et sa puissance. De même en musique, quand elle jouait du luth ; elle préférait une expression touchante à la plus savante exécution : « La sensibilité, disait-elle, est l’âme du chant. »

On a donné tant de portraits de Ninon, que je me bornerai à en indiquer un qui nous la montre dans sa jeunesse, sous son jour le plus favorable et le plus décent. Il est de la façon de Mlle de Scudéry, qui, dans son roman de Clélie, aurait peint Ninon sous la figure de Clarice. La ressemblance de plusieurs traits essentiels me fait croire que la véritable clef de ce portrait peu connu est bien en effet celle-là :

L’aimable Clarice est, sans doute, une des personnes du monde la plus charmante, et de qui l’esprit et l’humeur ont un caractère le plus particulier ; mais, avant que de m’engager à vous les dépeindre, il faut vous dire quelque chose de sa beauté. Clarice est donc de fort belle taille et d’une grandeur agréable, capable de plaire à tout le monde par un certain air libre et naturel qui lui donne bonne grâce. Elle a les cheveux du plus beau châtain qu’on ait jamais vu, le visage rond, le teint vif, la bouche agréable, les lèvres fort incarnates, une petite fosse au menton, qui lui sied fort bien, les yeux noirs brillants, pleins de feu, souriants, et la physionomie fine, enjouée et fort spirituelle… Pour de l’esprit, Clarice en a sans doute beaucoup, et elle en a même d’une certaine manière dont il y a peu de personnes qui soient capables, car elle l’a enjoué, divertissant, et commode pour toutes sortes de gens, principalement pour des gens du monde. Elle parle volontiers, elle rit aisément, elle se fait un grand plaisir d’une bagatelle, elle aime à faire une innocente guerre à ses amis… Mais, parmi toute cette disposition qu’elle a pour la joie, on peut dire que cette aimable enjouée a toutes les bonnes qualités des mélancoliques qui ont l’esprit bien fait, car elle a le cœur tendre et sensible, elle sait pleurer avec ses amies affligées ; elle sait rompre avec les plaisirs quand l’amitié le demande ; elle est fidèle à ses amis ; elle est capable de secret et de discrétion ; elle ne fait jamais de brouillerie à qui que ce soit ; elle est généreuse et constante dans ses sentiments, et elle est enfin si aimable qu’elle est aimée des plus honnêtes personnes de la Cour, de l’un et de l’autre sexe, mais de gens qui ne se ressemblent ni en condition, ni en humeur, ni en esprit, ni en intérêts, et qui conviennent pourtant tous que Clarice est très charmante, qu’elle a de l’esprit, de la véritable bonté et mille qualités dignes d’être infiniment estimées.

Voilà une Ninon jeune, telle qu’elle put paraître en amitié et les jours où elle traversait la société des précieuses, elle qui l’était si peu, elle qui, causant avec la reine Christine, les lui définissait si bien d’un mot : « Les précieuses, ce sont les jansénistes de l’amour. » Mais, avec son esprit d’autant plus divers qu’il était plus à elle, elle savait s’accommoder à tous, et elle trouvait grâce, au besoin, et faveur devant l’hôtel Rambouillet, comme, les jours où il la consultait sur Tartuffe, elle rendait de sa même monnaie à Molière.

Le portrait de Ninon, d’après Mlle de Scudéry, nous en donnerait pourtant une idée trop adoucie et affaiblie : elle avait bien autrement de verve, de saillie et de piquant. La joie était le fond de son âme et comme l’expression de la santé de son esprit ; c’est elle qui a écrit à Saint-Évremond : « La joie de l’esprit en marque la force. » On a dit d’elle qu’à table, tant elle s’y montrait animée et enjouée, « elle était ivre dès la soupe » ; ivre de belle humeur et de saillies, car elle ne buvait que de l’eau, et les ivrognes, qu’on les appelât Chapelle ou Vendôme, furent toujours mal venus près d’elle. C’était une de ses maximes « que, dans la vie, on ne devait faire provision que de vivres et jamais de plaisirs ; qu’il fallait toujours les prendre au jour la journée ; et que les rides auraient été beaucoup mieux placées sous le talon que sur le visage ». Elle avait le sentiment vif du ridicule, et elle saisissait les gens d’un trait et d’une seule image. Elle disait de Mme de Choiseul, qui se coiffait en caricature : « Elle ressemble à un printemps d’hôtellerie comme deux gouttes d’eau. » Elle disait du pauvre petit chevalier de Sévigné, qui, entre elle et la comédienne Champmeslé, s’était engagé à plus qu’il ne pouvait : « C’est une vraie citrouille fricassée dans de la neige. » Son mot si gai : « Oh ! le bon billet qu’a La Châtre ! » est devenu un proverbe. Au comte de Choiseul, qui l’ennuyait un peu, et qui, un jour qu’il avait été d’une promotion, se mirait revêtu de tous ses ordres : « Prenez garde, monsieur le comte, lui dit-elle devant toute la compagnie ; si je vous y prends encore, je vais vous nommer vos camarades. » Il y avait eu, en effet, de déplorables choix. — Atteinte dans sa jeunesse d’une grave maladie et dont on désespérait, on se lamentait autour d’elle ; chacun, à son exemple, voulait mourir, et elle, raillant un peu tout ce jeune monde, même en le consolant : « Bah ! dit-elle, je ne laisse après moi que des mourants. » Sa repartie était prompte, irrésistible ; elle avait du fin, elle avait du léger, elle avait du piquant. Elle ne citait jamais pour citer, mais ce qu’il fallait lui revenait juste à propos et s’appliquait avec nouveauté à la circonstance : il y avait de l’imagination jusque dans sa mémoire. Il y en avait toujours dans ses récits : « ce qu’on appelle des contes dans la bouche des autres était dans la sienne des scènes parfaites », auxquelles, pour la ressemblance des caractères et pour le tour, il ne manquait rien.

C’est par toutes ces qualités aimables et brillantes, portées sur un grand fonds de solidité et de sûreté dans l’amitié, qu’elle conquit les suffrages de tous ceux qui la virent, qu’elle fit oublier aux uns qu’elle vieillissait, et aux autres qu’elle avait été bien jeune sans cesser encore de l’être. La Fare, le délicat voluptueux, disait d’elle :

Je n’ai point vu cette Ninon dans sa beauté ; mais, à l’âge de cinquante ans et même jusqu’au-delà de soixante, elle a eu des amants qui l’ont fort aimée, et les plus honnêtes gens de France pour amis. Jusqu’à quatre-vingt-dix, elle fut recherchée encore par la meilleure compagnie de son temps. Elle est morte avec toute sa raison, et même avec l’agrément de son esprit, qui était le meilleur et le plus aimable que j’aie connu en aucune femme.

Et Mme de Maintenon, très liée dans sa jeunesse avec Ninon, mais déjà en pied à la Cour et dans la plus haute faveur, lui écrivait, en lui recommandant son frère (Versailles, novembre 1679) : « Continuez, mademoiselle, à donner de bons conseils à M. d’Aubigné ; il a bien besoin des levons de Leontium 18. Les avis d’une amie aimable persuadent toujours plus que ceux d’une sœur sévère. »

Les lettres de Ninon, d’un tour simple, original, et pareil au ton de sa conversation, sont très peu nombreuses ; je n’en connais qu’une douzaine d’authentiques, et elles sont adressées à Saint-Évremond. Il paraît que, lorsqu’il se sauva de France en 1664, elle lui devait cent pistoles. Huit ans après, elle les lui devait encore. Saint-Évremond, alors en Hollande (1669), paraît s’ennuyer du retard :

Sa bonne foi est grande (écrit-il à un M. d’Hervart qu’il avait vu à La Haye et qui était de retour à Paris), mais mon absence est longue, et, après huit années, il n’y a rien de si aisé que de ne point se souvenir des gens, quand un souvenir coûte cent pistoles. Peut-être ai-je tort de soupçonner qu’elle soit capable de faiblesse humaine.

Il avait tort, en effet. Ninon avait fait ses preuves en rendant, après des années, à Gourville, cette fameuse cassette que ce dernier avait mise en dépôt chez elle, et dont elle avait refusé communication à plus d’un amant, successeur de Gourville, et qui aurait été assez disposé à être en tout son héritier. Au premier rappel qui lui vint de sa dette, elle fit dire à Saint-Évremond qu’il toucherait cinquante pistoles dès qu’il le voudrait. Cinquante pistoles au lieu de cent, ce n’était pas le compte du philosophe exilé ; il trouva que c’était le traiter un peu trop en amant, c’est-à-dire avec une demi-infidélité, et pas assez en ami. Il fit en ce sens quelque plaisanterie qui ne fut pas très bien reçue. Il y avait eu malentendu en effet, et Ninon avait promis de payer le reste de la somme à une date déterminée. Avant le terme convenu, elle s’exécuta sur le tout, se piquant d’être, en cela, plus exacte même que Marc-Aurèle, empereur et philosophe, mais qui ne payait point d’avance ses créanciers :

Cela hausse un peu le courage, répondait-elle à Saint-Évremond ; et, quand vous y aurez bien pensé, vous verrez qu’il ne faut pas railler avec un banquier sans reproche… Je vous ai mandé que mes agréments étaient changés en qualités solides et sérieuses, et vous savez qu’il n’est pas permis de badiner avec un personnage.

C’était juste le moment où Ninon, cessant d’être la Ninon de la Fronde, de la régence et de sa première légèreté, devenait Mlle de Lenclos et passait au personnage qu’elle a de plus en plus perfectionné et soutenu jusqu’à la fin de sa vie.

Saint-Évremond, pris en faute et un peu honteux sans doute de sa raillerie à faux, s’empresse de réparer, et il écrit à Ninon une lettre où il la loue comme elle le mérite, et où il nous la représente au naturel dans ce moment de transition et de métamorphose. Je citerai une partie de cette lettre peu connue, et qui ne se trouve point dans les Œuvres de Saint-Évremond19 :

N’en déplaise à ce vieux rêveur (Solon) qui ne trouvait personne heureux devant la mort, je vous tiens, lui écrit-il, en pleine vie comme vous êtes, la plus heureuse créature qui fut jamais. Vous avez été aimée des plus honnêtes gens du monde, et avez aimé autant de temps qu’il fallait pour ne rien laisser à goûter dans les plaisirs, et aussi juste qu’il était besoin pour prévenir les dégoûts d’une passion lassante. Jamais on n’a porté si loin le bonheur de votre sexe : il y a peu de princesses dans le monde à qui vous ne fassiez sentir la dureté de leur condition par jalousie de la vôtre ; il n’y a point de saintes dans les couvents qui n’eussent voulu changer la tranquillité de leur esprit contre les troubles agréables de votre âme. De tous les tourments, vous n’avez senti que ceux de l’amour, et vous savez mieux que personne qu’en amour

Tous les autres plaisirs ne valent pas ses peines.

Aujourd’hui que la fleur de votre grande jeunesse est passée (le mot est rude, mais vous me l’avez écrit tant de fois, que ce n’est que le répéter), vous retenez tant de bonne mine sur votre visage et conservez tant d’agrément dans l’esprit, que, n’était la délicatesse de votre choix à recevoir le monde, il y aurait autant de foule chez vous sans intérêt qu’il y en a dans les cours où il y a le plus de fortune. Vous mêlez même les vertus à tous vos charmes, et, au moment qu’un amant vous découvre sa passion, un ami peut vous confier son secret. Votre parole est la convention la plus sûre sur laquelle on puisse se reposer…

La correspondance de Ninon avec Saint-Évremond, à travers les événements divers et les guerres, ne fut pas très exacte ni très soutenue, et les quelques lettres qui se sont conservées se rapportent aux dernières années de leur vie. Quand on les retrouve s’écrivant de nouveau, ils sont décidément vieux, très vieux l’un et l’autre, et leur plus grand plaisir est de parler du passé avec regret ou de badiner de la vieillesse avec agrément. Ninon regrette son ami et le voudrait près d’elle : « J’aurais souhaité de passer ce qui me reste de vie avec vous : si vous aviez pensé comme moi, vous seriez ici. » À cette date, en effet, il ne tenait qu’à Saint-Évremond de rentrer dans sa patrie. Elle plaisante pourtant sur ce qu’il est plus beau et plus méritoire de se souvenir ainsi des absents après tant d’années : « Et c’est peut-être pour embellir mon épitaphe, que cette séparation du corps s’est faite. » Saint-Évremond avait adressé à Ninon un M. Turretin, ministre et prédicateur genevois très distingué. Ninon cherche à procurer au savant calviniste toutes les ressources dont elle dispose : « Il a trouvé ici de mes amis qui l’ont jugé digne des louanges que vous lui donnez. S’il veut profiter de ce qui nous reste d’honnêtes abbés en l’absence de la Cour, il sera traité comme un homme que vous estimez. » Ces abbés de distinction étaient en effet assez nombreux, vers la fin, dans le cercle de Ninon : c’étaient l’abbé de Châteauneuf, le parrain de Voltaire, l’abbé Regnier-Desmarais, l’abbé Fraguier, l’abbé Gédoyn, et d’autres encore, tous gens de savoir et à la fois gens du monde et de goût.

Ninon ajoute :

J’ai lu devant lui votre lettre avec des lunettes, mais elles ne me siéent pas mal ; j’ai toujours eu la mine grave. S’il est amoureux du mérite que l’on appelle ici distingué, peut-être que votre souhait sera accompli ; car tous les jours on me veut consoler de mes pertes par ce beau mot.

On a fort abusé depuis du mot distingué ; nous le saisissons ici à son origine, ou du moins dans son acception la plus récente. Pour consoler Ninon de la vieillesse, on lui disait qu’elle était une femme d’un mérite distingué. En plein xviie  siècle, le mot de distingué ne s’employait pas ainsi absolument. On était distingué par une qualité ou par une autre : mais être distingué tout court, c’était à faire au xviiie  siècle et surtout au xixe de mettre en circulation ce mot-là. Aujourd’hui tout le monde est distingué, comme tout le monde a le ruban de la Légion d’honneur à sa boutonnière.

Ce peu de lettres qu’échangèrent Saint-Évremond et Ninon donnerait lieu à bien des remarques littéraires et morales. Elles sont d’une parfaite sincérité, et la nature humaine ne s’y déguise et ne s’y guinde en rien : on lui voudrait par moments quelques efforts de plus pour se tenir au-dessus d’elle-même. Saint-Évremond a beau écrire à Ninon : « La nature commencera par vous à faire voir qu’il est possible de ne vieillir pas » ; il a beau lui dire : « Vous êtes de tous les pays, aussi estimée à Londres qu’à Paris ; vous êtes de tous les temps, et quand je vous allègue pour faire honneur au mien, les jeunes gens vous nomment aussitôt pour donner l’avantage au leur : vous voilà maîtresse du présent et du passé… » ; malgré toutes ces belles paroles, Ninon vieillit, elle a ses tristesses, et sa manière même de les écarter peut sembler plus triste que tout :

Vous disiez autrefois, écrit-elle à son ami, que je ne mourrais que de réflexions : je tâche à n’en plus faire et à oublier le lendemain le jour que je vis aujourd’hui. Tout le monde me dit que j’ai moins à me plaindre du temps qu’un autre. De quelque sorte que cela soit, qui m’aurait proposé une telle vie, je me serais pendue. Cependant on tient à un vilain corps comme à un corps agréable. On aime à sentir l’aise et le repos. L’appétit est quelque chose dont je jouis encore…

Cette idée d’appétit revient souvent entre eux et se mêle assez naïvement aux plus vives tendresses même de l’amitié :

Que j’envie ceux qui passent en Angleterre, écrit Ninon, et que j’aurais de plaisir à dîner encore une fois avec vous ! N’est-ce point une grossièreté que le souhait d’un dîner ? L’esprit a de grands avantages sur le corps : cependant ce corps fournit souvent de petits goûts qui se réitèrent, et qui soulagent l’âme de ses tristes réflexions.

Ne tenir plus à la vie que par le corps et sentir que ce corps diminue et dépérit chaque jour, c’est là l’idée générale qui règne dans cette correspondance des deux spirituels vieillards, et qui finit par affecter assez péniblement le lecteur. On sent mieux qu’eux encore tout ce qui leur manque dans un ordre d’espérances élevées. Ils s’en aperçoivent eux-mêmes à leur tour, à l’heure où ils perdent leurs amis les plus chers. Ninon voit mourir Charleval, son vieil ami le plus fidèle ; Saint-Évremond voit mourir Mme de Mazarin, qui était toute sa ressource et son soutien. Ninon essaie de le consoler par une lettre sentie et sensée qu’elle ne peut s’empêcher de terminer par ces mots : « Si l’on pouvait penser comme Mme de Chevreuse, qui croyait en mourant qu’elle allait causer avec tous ses amis en l’autre monde, il serait doux de le penser. »

En parcourant ces pages, on se prend à désirer entre ces deux vieillards aimables un ressort, un mobile de plus, ne fût-ce qu’une illusion. Leur morale terre à terre désole ; leur horizon baisse à chaque pas. Saint-Évremond ne croit en rien à l’avenir, et toutes ses espérances, comme tous ses bonheurs, se terminent pour lui au moment prochain ou présent : « Je n’ai pas en vue la réputation, dit-il… je regarde une chose plus essentielle, c’est la vie, dont huit jours valent mieux que huit siècles de gloire après la mort… Il n’y a personne qui fasse plus de cas de la jeunesse que moi… Vivez ; la vie est bonne quand elle est sans douleur. »

Lui, qui a si bien pénétré le génie des Romains, voilà pourtant ce qui lui a manqué peut-être pour être leur peintre durable et définitif ; il a laissé cet honneur à Montesquieu. Au milieu de tout ce qu’il avait dans le bon sens et dans le jugement de si bien fait pour les comprendre, Saint-Évremond manquait de cet amour de la louange et des grandes choses, de cet esprit d’élévation qui inspirait en tout le peuple-roi et qui animait les épicuriens même de la belle époque, tels que César, lesquels pouvaient penser comme il leur plaisait, mais qui, dans l’action, démentaient si hautement leur doctrine. Or, Montesquieu avait cet amour et ce ressort généreux en lui, et c’est par là, autant que par son talent, qu’il lui a été donné de faire un ouvrage admirable, un monument, tandis que Saint-Évremond n’a laissé qu’une ébauche supérieure.

Comme il faut pourtant toujours un motif plus ou moins, prochain et une récompense, à défaut de la postérité les deux amis se donnent des louanges et des compliments d’une lettre à l’autre :

Plût à Dieu que vous pussiez penser de moi ce que vous dites ! écrit Ninon ; je me passerais de toutes les nations. Aussi est-ce à vous que la gloire en demeure. C’est un chef-d’œuvre que votre dernière lettre. Elle a fait le sujet de toutes les conversations que l’on a eues dans ma chambre depuis un mois. Vous retournez à la jeunesse : vous faites bien de l’aimer. La philosophie sied bien avec les agréments de l’esprit. Ce n’est pas assez d’être sage, il faut plaire ; et je vois bien que vous plairez toujours tant que vous penserez comme vous pensez. Peu de gens résistent aux années. Je crois ne m’en être pas encore laissé accabler.

Et c’est ainsi qu’ils se donnaient, par l’esprit du moins et par une louange délicate, leurs derniers plaisirs.

Il est temps de me résumer sur Ninon et de bien marquer le seul côté par où je l’envisage. Son salon rassemblait une bien plus grande variété que l’hôtel Rambouillet, et il unissait bien des genres. Il unissait au ton du grand monde celui de la bonne bourgeoisie parisienne. Mme de La Fayette avait essayé à un moment ce rôle qu’avait eu précédemment Mme de Sablé, « à laquelle, dit Gourville, tous les jeunes gens avaient accoutumé de rendre de grands devoirs, parce qu’après les avoir un peu façonnés, ce leur était un titre pour entrer dans le monde ». Mais la santé de Mme de La Fayette, et son humeur qui la portait à ses aises, ne lui permirent pas de faire longtemps ce rôle. Ce fut en grande partie celui de Ninon. Elle avait pour cela plus de gaieté que Mme de La Fayette, et plus de solidité que cette autre femme d’esprit de la même date, Mme de La Sablière20. C’était donc chez elle et par elle que la jeunesse débutait volontiers dans la société. On y causait et on n’y jouait pas. Les mères tâchaient d’y introduire leurs enfants. Mme de Sévigné, qui avait eu tant à se plaindre de Ninon sur la personne de son mari et sur celle de son fils, voyait sans crainte son petit-fils, le marquis de Grignan, lui rendre des devoirs. La mode s’en mêlant et la considération couvrant tout, les femmes avaient fini par rechercher extrêmement Ninon. « Les femmes courent après Mlle de Lenclos, disait Mme de Coulanges, comme d’autres gens y couraient autrefois. » Et là-dessus Mme de Sévigné écrivait à M. de Coulanges : « Corbinelli me mande des merveilles de la bonne compagnie d’hommes qu’il trouve chez Mlle de Lenclos ; ainsi elle rassemble tout sur ses vieux jours, quoi que dise Mme de Coulanges, et les hommes et les femmes. » Aucun livre ne nous rend mieux ce qu’était dans les derniers temps le salon de Mlle de Lenclos, que le Dialogue sur la musique des anciens, par l’abbé de Châteauneuf : c’est une conversation qui se tient chez elle, et où on l’entend dire son mot avec goût, avec justesse, et en excellente musicienne qu’elle était. En sortant de là, les interlocuteurs continuent de parler d’elle et de se redire ses diverses qualités aimables. L’abbé Fraguier l’a également peinte en une page fort juste ; et l’abbé d’Olivet (bon Dieu ! que d’abbés à propos de Ninon !), dans un éloge en latin de Fraguier, nous le représente au moment où il voulut écrire en français et se former au bon goût de notre langue :

À cet effet, dit d’Olivet que je traduis, il s’en remit de son éducation à deux muses ; l’une était cette célèbre La Vergne (Mme de La Fayette), tant de fois chantée dans les vers des poètes, et l’autre qu’on a surnommée la moderne Leontium (Ninon). Toutes les deux en ce temps-là tenaient le sceptre de l’esprit, et passaient pour les arbitres des élégances… La dernière avait été façonnée de telle sorte par la nature qu’elle semblait une Vénus pour la beauté, et pour l’esprit une Minerve. Mais quand Fraguier commença de la connaître, l’âge lui avait dès longtemps retiré ce qu’elle avait eu de dangereux, pour ne lui assurer que ce qui était profitable et salutaire.

— Savez-vous bien, me dit un plaisant à qui je viens de faire lire ce même passage en latin, qu’à la manière dont parle votre abbé d’Olivet, je vais conclure qu’au xviie  siècle Mme de La Fayette et Mlle de Lenclos, par leur fonction d’oracles du goût dans le monde, ont été les deux premiers vicaires de Boileau ? — C’est en des termes plus ou moins approchants que tous les derniers contemporains de Ninon parlent d’elle. Est-il besoin de rappeler que l’abbé de Châteauneuf, un jour, lui présenta son filleul Voltaire, âgé de treize ans et déjà poète ? Elle sembla pressentir ce que serait bientôt cet enfant, et elle lui légua par son testament 2 000 francs pour acheter des livres.

De Montaigne et de Charron à Saint-Évremond et à Ninon, et de Ninon à Voltaire, il n’y a que la main, comme on voit. C’est ainsi que, dans la série des temps, quelques esprits font la chaîne.

Et maintenant, quand on a parlé de Ninon avec justice, avec charme, et sans trop approfondir ce qu’il dut y avoir de honteux malgré tout, ce qu’il y eut même de dénaturé à une certaine heure, et de funeste dans les désordres de sa première vie, il faut n’oublier jamais qu’une telle destinée unique et singulière ne se renouvelle pas deux fois, qu’elle tient à un incomparable bonheur, aidé d’un génie de conduite tout particulier, et que toute femme qui, à son exemple, se proposerait de traiter l’amour à la légère, sauf ensuite à considérer l’amitié comme sacrée, courrait grand risque de demeurer en chemin, et de flétrir en elle l’un des sentiments, sans, pour cela, se rendre jamais digne de l’autre21.