(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) «  Mémoires de Gourville .  » pp. 359-379
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) «  Mémoires de Gourville .  » pp. 359-379

Mémoires de Gourville .

Gourville est quelque chose comme le Gil Blas et le Figaro du xviie  siècle. Il avait commencé par être valet de chambre dans la maison de La Rochefoucauld, et il finit par être le confident intime, indispensable, une partie essentielle du Grand Condé, traité des plus qualifiés sur le pied d’un ami, consulté des ministres, considéré et goûté des rois et puissants en France et en Europe, apprécié de tous comme un homme d’un esprit fécond, agréable et des plus utiles. Gourville, c’est l’homme à expédients, à moyens, à invention ; il a de l’imagination, mais sans chimère ; rien ne l’embarrasse : il n’est pas de ceux qui engendrent le doute et le scrupule. S’agit-il du service de ceux à qui il s’est donné, on le trouve dévoué, fidèle, hardi et prudent, risquant et calculant à propos, s’avisant de tout : il fait jaillir les ressources des difficultés mêmes. C’est un homme précieux, un homme d’or. Il est né heureux, il a une étoile ; mais ce bonheur, on le sait, se compose toujours, chez ceux qui le possèdent, de mille finesses et adresses, de mille précautions imperceptibles dont les gens malencontreux ne se doutent pas. Gourville aime à s’entremettre, c’est sa vocation ; il est de ceux à qui la Nature a dit, en les créant, de courir à travers le monde et d’y faire leur chemin, en étant les bienvenus de tous et en les servant, sans s’oublier eux-mêmes. Le mobile qu’il comprend le mieux, le seul même qu’il semble admettre, c’est l’intérêt : pourtant le sentiment, la fidélité, la reconnaissance, des parties suffisantes d’honnête homme s’y mêlent ; il a bon cœur. La grande morale, d’ailleurs, n’est pas son fort et ne le préoccupe que médiocrement ; il est de ceux dont on ne saurait dire précisément qu’ils la violent, car ils l’ignorent. Gourville, en un mot, c’est le type le plus complet et le plus parfait de l’homme d’affaires ; il y a, par-ci par-là, un reste de subalterne en lui ; il y a du galant homme aussi, et même des commencements de l’homme d’État. Tout cela se vérifie à ravir dans ses charmants Mémoires, écrits avec aisance et naturel, qui enchantaient Mme de Coulanges et qui désennuyaient Mme Du Deffand.

On a dit que c’était à Gourville que La Bruyère avait pensé dans la page célèbre qui commence par ces mots : « Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire… » Le peintre moraliste y montre les palais et les magnificences de bâtiments d’une grande reine, ne paraissant pas encore dignes de lui à un enrichi qui n’achète cette royale maison que pour l’embellir. Gourville, en effet, de retour en France, et au terme de ses aventures, demanda au prince de Condé de lui accorder la jouissance, sa vie durant, de la capitainerie de Saint-Maur, et il y fit de la dépense en bâtiments et en jardins : ce genre de folie, remarque-t-il en s’en confessant légèrement atteint, était une des maladies qui couraient de ce temps-là. Mais il y a loin de ces travaux d’embellissement, qui l’engagèrent plus qu’il n’aurait voulu d’abord, au laborieux tableau tracé par La Bruyère ; et j’aime à penser que, si l’observateur moraliste avait songé à Gourville, ç’aurait été plutôt pour peindre ce personnage naturel et original, par les côtés vraiment singuliers et caractéristiques qui en font un individu-modèle dans son espèce.

Gourville commence ses Mémoires par nous dire naïvement en quelles circonstances il a eu l’idée de les écrire. Vieux, devenu gros et replet, il eut une faiblesse de jambes dont il se traita d’abord assez mal ; il en résulta un affaiblissement même de l’esprit :

Comme je fus longtemps privé de tout commerce, dit-il, le bruit se répandit que mon esprit n’était plus comme auparavant, et peut-être sur quelque fondement. Mes amis, dont le nombre était grand, me vinrent voir une fois ou deux chacun ; mais, jugeant que je ne pouvais plus être bon à rien, ils se contentèrent d’envoyer pendant quelque temps savoir de mes nouvelles : cependant un petit nombre de mes amis particuliers continuèrent à me voir.

Il profite d’un moment de mieux pour faire ce que tout bon serviteur et fidèle sujet faisait alors : de même qu’il s’arrange pour se réconcilier avec Dieu, Gourville veut voir une dernière fois le roi ; il se fait conduire sur son passage à Versailles, reçoit de lui un dernier mot d’attention et de bonté, et, ce devoir accompli, il rentre dans sa chambre pour n’en plus sortir. Ainsi, ces Mémoires de Gourville, où il y a en général si peu de révérence et de sentiment de respect, débutent, comme tout ce qui s’écrivait alors, par un acte de dévotion envers le roi.

Gourville commença à dicter ses mémoires le 15 juin 1702, à l’âge de soixante-dix-sept ans ; il les termina en quatre mois et demi, ayant trouvé grande satisfaction à se ressouvenir ainsi de toute sa vie comme en courant. Il mourut en juin 1703, sans avoir eu le temps de les retoucher ni de les gâter. Né le 11 juillet 1625 à La Rochefoucauld, placé d’abord chez un procureur à Angoulême, il en revint pour entrer comme valet de chambre chez l’abbé de La Rochefoucauld, frère de l’auteur des Maximes ; c’est là que ce dernier, qu’on appelait alors le prince de Marcillac, le trouva, et il l’emprunta à son frère pour en faire son maître d’hôtel dans la campagne de 1646. Gourville ne fait rien pour dissimuler ses origines ; il avait porté la livrée, une casaque rouge avec des galons ; il ne s’en vante ni ne s’en excuse. Admis plus tard au jeu du roi, traité en pays étranger avec considération par les gouverneurs et les souverains, il est le premier à rappeler la médiocrité et plus que médiocrité de sa condition première ; il s’en souvient, ce qui fait que chacun l’oublie volontiers en lui parlant. Saint-Simon lui-même lui a rendu cet hommage que, sans gêner sa nature et se mettant partout à son aise, il ne se méconnaît pas.

On ne saurait avoir moins de dispositions que lui à être un fat : à la guerre, Gourville ne songe pas non plus à devenir un héros. Il voit souvent le feu de près, mais il ne s’y jette pas. Quand il a peur, il le dit. Une nuit, au siège de Mardyck, « je pris mon temps, dit-il, pour aller seul à la tranchée, et voir à quel point j’aurais peur. Ne m’en étant pas beaucoup senti, je me fis un plaisir d’être toujours auprès de M. le prince de Marcillac, quand il y allait la nuit avec beaucoup d’autres pour soutenir les travailleurs ». Une nuit, un coup de canon vint donner contre l’endroit où il était appuyé, et le couvrit de terre : « On crut que j’étais tué, mais j’en fus quitte pour la peur. » Ainsi Gourville n’est pas une nature héroïque ; il a même de légères ironies sur les braves et sur les terreurs paniques dont ils ne sont pas exempts. Il fut témoin dans sa vie de deux de ces terreurs paniques, et il les note. Dans l’une, il fut des cinq ou six qui ne se sauvèrent pas. À la bataille de Seneffe, étant à côté du prince de Condé, il reçoit une balle dans sa culotte, et il croit prudent de se mettre à couvert dans une grange, d’où sortent à l’instant deux braves jeunes officiers qui s’y étaient mis, et qui n’y veulent plus rester dès qu’on les y voit. Pour lui, Gourville, il sent bien que, s’il lui arrivait quelque accident dans une si chaude mêlée où il n’a que faire, cela ne lui attirerait que des railleries. À cette rude bataille, c’est lui qui se trouve chargé, à un certain moment, de garder les prisonniers ; on le charge même (honneur insigne dont il ne paraît pas autrement fier !) de rapporter au roi la masse de drapeaux et d’étendards pris sur l’ennemi, et qu’on emballe du mieux qu’on peut derrière son carrosse.

Mais j’anticipe sur les temps. Gourville n’étant encore que maître d’hôtel du prince de Marcillac est un jour envoyé par lui à M. d’Émery, contrôleur général des finances, au sujet de quelque affaire. Il en parla si bien que, peu de jours après, le prince de Marcillac ayant envoyé son intendant à M. d’Émery, celui-ci lui dit à la première rencontre : « Quand vous aurez quelque chose à me faire dire, envoyez-moi la casaque rouge (c’était Gourville en livrée) qui m’a déjà parlé une fois de votre part. » Cela donne occasion à Gourville de faire ses premières affaires auprès de M. d’Émery, tout à l’avantage et au profit de son maître : il y gagne lui-même un pot-de-vin, qui revient à deux mille livres sur dix mille. Il va remettre le tout au prince de Marcillac, qui lui confirme le don de deux mille livres. Mais bientôt la somme, à peu près entière, passa au service du prince. Voilà bien Gourville, le plus honnête des domestiques entendus, dévoué et ne séparant point son intérêt de celui du maître qu’il sert.

Dans les dangers que va courir M. de Marcillac pendant la guerre de la Fronde, il fera de même, bien décidé à ne le point quitter dans les traverses, et, dans le cas où son maître aurait la tête tranchée, ne marchandant pas pour son compte à se faire pendre.

Des années se passent, et ce même Gourville, devenu l’homme du roi à l’étranger, initié dans les intérêts et les caractères des personnages les plus influents des Pays-Bas et de la Hollande, est l’un des premiers à deviner le jeune prince Guillaume d’Orange, futur roi d’Angleterre, à lui donner des conseils, à le voir venir dans sa lutte couverte contre M. de Witt et à l’y applaudir ; et plus tard, quand l’habile prince a pris le dessus et est devenu seul arbitre dans son pays, Gourville, qui le visite au passage et qui en est très caressé, sait lui tenir tête en dissimulation, ne se livrer qu’autant qu’il faut, l’écarter doucement avec badinage et respect, comme il convient à celui qui représente désormais des intérêts contraires. Les débuts de Gourville doivent ainsi se compléter toujours par cette considération dernière qu’il s’était acquise et qui nous le montre, dans ses conditions successives, comme l’un des êtres les plus naturellement doués de l’art et de la prudence des Ulysses4.

Les troubles civils, qui mêlent toutes les conditions, et qui mettent le savoir-faire et l’industrie de quelques-uns en lumière, l’aidèrent fort à se produire. Il fit en ce temps-là, et dans l’intérêt de ceux auxquels il s’était voué, des choses fort diverses et dont quelques-unes lui paraissaient étranges à lui-même, quand il s’en ressouvenait sous le gouvernement régulier de Louis XIV. Un jour, c’était dans la seconde Fronde, le prince de Condé, avec qui il était déjà en de très intimes rapports, lui fait sentir de quelle importance il serait d’enlever de Paris le coadjuteur (le cardinal de Retz) qui gouvernait le duc d’Orléans, et de le mettre en lieu d’où il n’intriguerait pas. Gourville se charge de l’entreprise. Il va prendre à cette fin des hommes sûrs en Angoumois, aux environs de La Rochefoucauld ; et pour ce qui est de l’argent, nerf de toutes choses, il songe aux moyens de s’en procurer. Un de ses amis, ou du moins une de ses connaissances, un sieur Mathier, receveur des tailles, qui était en tournée, le vient voir par hasard : Gourville s’informe auprès de lui du détail et du chiffre de la recette ; il prend ses mesures : « Je me proposai, dit-il naïvement, de profiter de l’occasion que ma bonne fortune m’envoyait, et, laissant passer quelques jours pour donner le temps à la recette d’augmenter, je fis observer sa marche. » Le résultat de cette observation, c’est qu’un soir il arrive avec six hommes armés dans le lieu où M. Mathier faisait sa recette, la lui prend pistolet au poing au nom de Messieurs les princes, et lui laisse pour toute consolation une quittance de huit mille livres à valoir sur qui de droit.

Je conçois aisément, dit à ce propos Gourville, que, si quelqu’un voyait ces Mémoires, il ne pourrait jamais les croire véritables : les vieux, qui ont vu l’état où les choses étaient dans le royaume, ne sont plus, et les jeunes, n’en ayant eu connaissance que dans le temps que le roi a rétabli son autorité, prendraient ceci pour des rêveries, quoique ce soit assurément des vérités très constantes.

Ce qui ajoute au piquant, c’est que le billet de huit mille livres, ainsi donné au receveur, lui fut tenu en compte, et que cela entra dans sa décharge de comptabilité.

Un autre jour, l’entreprise sur le coadjuteur ayant manqué, Gourville, qui se trouvait désœuvré à Damvillers, eut l’idée d’enlever quelque autre personnage moins considérable, mais qui pourrait être d’un bon rapport. Il fit part de son envie à divers officiers et seigneurs du lieu, au marquis de Sillery, gouverneur, à M. de La Mothe, lieutenant de roi et homme fort entendu :

Je leur dis que je croyais que l’on pourrait prendre M. Barin (contre lequel j’avais quelque rancune), directeur des postes, homme fort riche, et surtout en argent comptant. Étant convenu que j’écrirais à Paris pour savoir s’il n’allait pas toujours à sa maison de campagne, comme il avait accoutumé de faire, on me manda qu’il y allait encore souvent. M. de Sillery et M. de La Mothe jetèrent les yeux sur huit personnes pour faire ce coup, tant officiers que cavaliers, de ceux-là mêmes que j’avais fait venir de Paris pour l’affaire de M. le coadjuteur. On les fit partir, et ils réussirent si bien, qu’ils amenèrent M. Barin à Damvillers. Il y arriva extrêmement fatigué et désolé, je feignis de le consoler ; et, ayant traité de sa liberté, je convins à quarante mille livres, à condition qu’il ferait venir cette somme à Verdun, et qu’après qu’on l’aurait apportée à Damvillers, il aurait sa liberté. L’argent étant venu quelque temps après, il s’en alla.

Ce sont là des tours qui sentent la corde. Si la Fronde avait duré, Gourville était fort en train de s’y dépraver, et il tournait décidément à gauche. Il avait peu, on le voit, le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Il était de cette famille d’esprits la plus opposée à celle des L’Hôpital et des Montausier. De même, dans les négociations où il s’entremettait, « il était hardi sur les propositions, nous dit Mme de Motteville, et selon ce qu’il lui convenait de dire, et ce que la nécessité le forçait de faire, il se servait également du oui comme du non ». Ce talent diplomatique lui fut encore utile, même plus tard ; mais quant aux voies de fait et aux actes tels que ceux qu’il exerça sur M. Barin et sur M. Mathiers, cela ne se pouvait oser que sous la Fronde, et l’on n’a jamais mieux senti qu’en lisant Gourville de quel bienfait fut pour la France l’avènement monarchique de Louis XIV avec la régularité vigoureuse de sa police et de son administration.

Dans une des courses infatigables qu’il faisait à travers la France pour le service des princes, Gourville a un moment de réflexion bien naturel et qui rappelle la philosophie de Gil Blas. C’était en hiver, dans les Ardennes, en allant à Stenay, le temps était affreux et les chemins impraticables ; le cheval de Gourville et celui du postillon qui l’accompagnait ne marchaient plus :

J’avais mis mon manteau sur mes épaules, dit notre voyageur, à cause qu’il tombait de la neige fondue, qui le rendait fort pesant. Je voulus mettre pied à terre pour soulager le cheval ; mais nous avions tant de peine tous deux que nous faisions fort peu de chemin ; mon postillon avait aussi mis pied à terre pour la même raison. Le vent qui nous donnait dans le nez nous faisait extrêmement souffrir. Je trouvai la souche d’un arbre, je m’assis dessus, tournant le visage du côté d’où je venais : là, je fis réflexion que j’avais un frère et quatre sœurs qui étaient couchés bien différemment de moi, et qui, avec le temps, me feraient bien des neveux, et que les uns et les autres, si la fortune m’était favorable, prétendraient que je leur en devrais faire bonne part, sans songer aux peines qu’elle m’aurait coûtées.

Ces réflexions de Gourville, assis sur la souche, sont naïves, et elles furent justifiées : il se trouva, en effet, avec le temps, avoir quatre-vingt-treize tant neveux que nièces, qui tous réclamèrent ses bontés et ne les réclamèrent pas en vain. Il eut de quoi les satisfaire tous plus ou moins ; il en loue Dieu et ne paraît pas douter que les moyens par lesquels sa fortune s’accrut n’aient été suffisamment légitimes.

Mazarin distingua à temps Gourville dans les rangs des adversaires et résolut de l’employer ; il le reconnaissait pour avoir de l’esprit, et capable de servir le roi. La première grande négociation de Gourville fut celle de la pacification de Bordeaux, où le prince de Conti et Mme de Longueville tenaient encore (1653). Gourville, qui observait toutes choses, dit au cardinal qu’il ne doutait pas « que, dans le temps que la vendange approcherait, il n’y eût quelque nouveau mouvement à Bordeaux. » Quand venait cette saison des vendanges, Bordeaux songeait toujours à faire sa paix. Gourville s’en alla donc avec des pouvoirs secrets ; il trouva moyen d’entrer dans la ville sous prétexte de retirer les meubles de M. de La Rochefoucauld : un reste de maître d’hôtel revenait à point pour cacher l’ambassadeur. Une fois entré, il s’ouvrit à ses amis Marsin et M. Lenet, puis avec le prince de Conti, dont il eut à déjouer la cabale favorite. Il fit comprendre au prince, par son attitude à la messe, qu’il avait à lui parler en particulier, et, au sortir de l’église, Son Altesse lui dit de la suivre, l’emmena en carrosse, et le garda à dîner en tête-à-tête. Gourville prend note volontiers de ces marques de familiarité et d’honneur dont il est l’objet ; il n’en est ni enflé ni étonné, mais il en est toujours touché comme par un retour modeste sur sa condition première. Dans cette négociation, comme dans toutes, il met en avant de cette gaieté naturelle et de cet esprit de plaisanterie qui sert à couvrir les affaires sérieuses et qui les rend plus faciles. La paix conclue, il est le premier à en porter la nouvelle à Paris ; il devance les courriers et fait pièce au gentilhomme que dépêchait M. de Vendôme. Finesse, dextérité, diligence, Gourville déploie toutes ces qualités, et n’est content que quand il a mené les choses à leur dernière perfection, à la fois comme courrier et comme négociateur ; et son point d’honneur de courrier n’est pas le moindre. Le cardinal Mazarin, devenu plus exigeant avec le succès, paraît regretter qu’on ait fait l’amnistie de Bordeaux trop large et qu’on n’en ait pas excepté un certain Duretête, bien nommé et grand séditieux. Qu’à cela ne tienne, dit Gourville, qui n’est jamais à court d’expédients ; et il retourne à Bordeaux avec deux amnisties en poche, l’une telle qu’elle a été convenue, l’autre plus restreinte, et dans laquelle Duretête et quatre ou cinq autres sont exceptés. Il pense bien que Bordeaux, ayant eu une fois un avant-goût de la paix et de la vendange, ne voudra rien remettre en question par égard pour Duretête, et, au pire, qu’il sera toujours temps de revenir à l’amnistie première. Tout se passe comme il l’a prévu, et il a la satisfaction de faire accepter l’amnistie étroite : « Duretête fut arrêté peu après, roué et mis en quartiers sur les portes de la ville ; on peut dire que cet homme avait maîtrisé Bordeaux, et, pendant un temps, maintenu le parti des princes. » À son second retour de Bordeaux, Gourville s’arrête en passant à Verteuil, où était M. de La Rochefoucauld, et il le réjouit fort du récit de son bonheur et de ses aventures. Car Gourville est un artiste en intrigue, il aime l’aventure pour l’aventure, puis il aime encore à la raconter à des gens d’esprit qui s’y connaissent. Et quel juge plus fin que M. de La Rochefoucauld !

Après cet heureux succès de Bordeaux, il a une sorte de faveur. Le cardinal Mazarin l’envoie aux lignes d’Arras qu’assiégeait le prince de Condé, alors engagé du côté des Espagnols. Le but du cardinal, d’accord avec Gourville, est de tâcher que celui-ci soit fait prisonnier, et trouve par là une occasion naturelle d’arriver au prince de Condé pour lui porter des paroles d’accommodement. Mais l’affaire manque, et Gourville parvient au camp de M. de Turenne sans coup férir. Quelques jours après, « je m’en retournai à la Cour, dit-il, et rendis compte à M. le cardinal de tout ce que j’avais fait pour tâcher de me faire prendre, mais que j’avais joué de malheur. Cela le fit rire… »

Dans les quelques jours qu’il a passés au camp, Gourville fait de ces remarques positives et curieuses comme il en a partout, et qui peignent les mœurs. Le jour de son arrivée, il soupe au quartier du marquis d’Humières, qu’il trouve servi en vaisselle d’argent comme à la ville ; c’était le premier qui eût donné en temps de guerre ce ruineux exemple. Le lendemain, il a l’honneur de dîner chez M. de Turenne, qu’il trouve servi en vaisselle de fer-blanc.

Ce premier essor de Gourville et le parti spirituel qu’il tirait de toute rencontre étaient une source d’agréables plaisanteries chez les grands qui l’employaient et le voyaient à l’œuvre. Voici une lettre badine du prince de Conti, alors généralissime en Catalogue, adressée au duc de La Rochefoucauld, le premier auteur de fortune de Gourville ; elle est datée du camp de Saint-Jordy, le 17 septembre 1654 :

Quoique j’eusse résolu, écrit le prince de Conti, de faire réponse à votre lettre et de vous rendre grâce de votre souvenir, j’ai présentement la tête si pleine de Gourville, que je ne puis vous parler d’autre chose. Comment ! ce diable-là a été à l’attaque des lignes d’Arras ! La destinée veut qu’il ne se passe rien de considérable dans le monde qu’il ne s’y trouve ; et toute la fortune du royaume et de M. le cardinal n’est pas assez grande pour nous faire battre les ennemis, s’il n’y joint la sienne. Cela nous épouvante si fort, M. de Candale et moi, que nous sommes muets sur cette matière-là. Sérieusement, je vous supplie de me l’envoyer bien vite en Catalogne ; car, comme j’ai très peu d’infanterie, et que, sans infanterie ou sans Gourville, on ne saurait faire de progrès en ce pays-ci, je vous aurai une extrême obligation de me donner lieu, en le faisant partir promptement, de faire quelque chose d’utile au service du roi. Si je manque de cavalerie, la campagne qui vient, je vous prierai de me l’envoyer encore ; car, sur ma parole, la présence de Gourville remplace tout ce dont on manque. Il est en toutes choses ce que les Quinola sont à la petite prime ; et, quand j’aurai besoin de canon, je vous demanderai encore Gourville…

Le tout signé : « Armand de Bourbon. » Et on lit au post-scriptum :

Nous marchons après demain pour aller attaquer une place en Cerdagne, appelée Puycerda : j’attends Gourville pour en faire la capitulation.

Cette lettre du prince de Conti est caractéristique sur Gourville, qu’on s’accoutume à traiter comme la cheville ouvrière universelle : c’est ce qu’on peut appeler son brevet de Quinola ou de Figaro.

Ce Figaro, qui mérite un nom plus sérieux, parce que, sans viser à la dignité, il s’abstient toujours de la déclamation et qu’il ne pousse pas son rôle à l’extrême, a très bien jugé en quelques mots ce prince de Conti qui le raillait. Les jugements de Gourville sur les hommes sont excellents, simples, tracés en quelques traits et indiquant le point décisif. Ces quelques lignes sur le prince de Conti, quelques autres, qui se rapportent à une date postérieure, sur le roi d’Angleterre Charles II, nous donnent la clef de leurs caractères. Charles II appelait Gourville « le plus sage des Français ».

Nous ne suivrons pas Gourville dans les voyages multipliés qu’il fit à l’armée de Catalogne et ailleurs : il nous apparaît comme le commis négociateur par excellence. Tout lui est une occasion d’observations, d’affaires et de profits qu’il imagine pour les autres comme pour lui. Quand il n’a plus rien à faire en un lieu, il s’ennuie et s’en revient, n’entendant pas se rouiller dans l’inaction. Desservi auprès du cardinal Mazarin, à cause de l’influence qu’on lui supposait sur le prince de Conti, on vient un jour le chercher pour le mettre à la Bastille. C’est le gouverneur en personne, M. de Bachelière, qui se présente chez lui :

Il vint pour cela à mon appartement, accompagné de quelques gens ; et, ayant trouvé mon laquais à la porte de ma chambre, il lui demanda si j’étais là, et ce que je faisais. Ce laquais lui répondit que j’étais avec mon maître à danser. M’ayant trouvé que je répétais une courante, il me dit en riant qu’il fallait remettre la danse à un autre jour ; qu’il avait ordre de M. le cardinal de me mener à la Bastille. Il m’y conduisit dans son carrosse ; et, comme il n’y avait aucune personne de considération, il me mit dans une chambre au premier qui était la plus commode de toutes.

Le bonheur de Gourville ne l’abandonne même pas à la Bastille ; il y est conduit aussi doucement et logé aussi commodément que possible. Il y traite le gouverneur. Il s’y ennuie fort pourtant, et, lorsqu’il obtient de sortir, il n’y tenait plus. Ayant vu le cardinal Mazarin pour le remercier de sa grâce, il l’assure que ce séjour lui a fort donné à réfléchir sur sa mauvaise conduite, et qu’il a bien résolu d’éviter tout ce qui pourrait l’y faire remettre. Notez que cet emprisonnement de Gourville paraît être, d’après ce que lui-même raconte, assez injuste et peu fondé en motifs ; mais il ne s’en indigne pas ; il n’a pas cette faculté de s’indigner de l’injustice ; il connaît trop son monde, il ne prétend que faire tourner le plus possible cet accident à profit pour l’avenir. Mazarin, qui aime assez ce genre de caractère, et qui lui reconnaît de l’esprit et de l’industrie, l’engage à entrer dans les finances ; et c’est ici que se placent les relations de Gourville avec le surintendant Fouquet, desquelles nous avons déjà dit quelque chose. À l’école d’un si bon maître, Gourville, devenu receveur général des tailles en Guyenne, réalisa en peu de temps de grandes richesses.

Compris dans la disgrâce du surintendant, il lui demeura honorablement fidèle, comme il le fut généralement à tous ceux avec qui il s’embarquait pour courir la fortune. Quand Mme Fouquet, dans les premiers moments de la catastrophe, eut besoin d’argent, c’est Gourville qui lui en prêta ; il avait de la générosité, de la fidélité, et, si l’on peut dire, de belles parties de morale personnelle.

C’est vers ce temps que menacé lui-même et forcé de s’éloigner, mis à rançon pour des sommes considérables, ayant dans sa maison de Paris des garnisaires qui buvaient son vin de l’Ermitage (ce qui ne lui faisait nullement plaisir), il se retira quelque temps en Angoumois chez M. de La Rochefoucauld, y menant douce et joyeuse vie, et faisant bonne mine aux mauvaises nouvelles qui lui arrivaient chaque matin :

Effectivement, nous dit-il, je me représentais ce que j’étais avant ma fortune, et l’état où je me voyais encore. Je trouvais de si grandes ressources en moi-même pour me consoler, que tous ceux qui me connaissaient en étaient surpris. Mme la marquise de Sillery étant venue à La Rochefoucauld avec mesdemoiselles ses filles, la bonne compagnie fut de beaucoup augmentée : tous les jours nous dansions au son de mes violons. À la vérité, je ne me souvenais pas trop bien de la courante que j’apprenais quand on vint me prendre pour me conduire à la Bastille, outre que je n’avais pas grande disposition à la danse, étant devenu fort gros depuis ce temps-là ; mais je prenais un grand plaisir à la chasse du cerf, que je courais assez souvent, aussi bien qu’à celle du lièvre, où les dames venaient dans deux carrosses.

Ici, nous entrevoyons en Gourville l’homme aimable et de bonne compagnie, le digne ami de Saint-Évremond, de Lamoignon, de M. de Pomponne, le Gourville-Atticus qui, même quand il ne pouvait plus être d’une utilité essentielle, faisait encore par son esprit et sa belle humeur les délices de ses amis.

Un trait de parenté de plus avec Gil Blas : si Gourville ne s’indigne et ne s’étonne trop de rien, il ne se plaint non plus jamais.

La fortune pourtant lui ménageait de plus grands revers : on le choisit entre tous les gens d’affaires de l’entourage de Fouquet pour servir d’exemple mémorable, et il dut songer à la fuite hors du royaume. En passant par Paris, il apprit qu’on lui avait fait son procès et qu’on l’avait pendu en effigie. Son portrait, comme contumace, était exposé près du mai du Palais :

Un homme à M. de La Rochefoucauld, en qui j’avais toute confiance, s’offrit de l’aller détacher sur-le-champ. En effet, en moins d’une heure, il l’apporta où j’étais, et je trouvai que le peintre ne s’était pas beaucoup attaché à la ressemblance.

Dans cette disposition peu chagrine, Gourville passe en pays étranger, il réside successivement à Bruxelles, en Angleterre, en Hollande, accueilli et recherché partout des princes et des premiers de l’État, donnant à chacun en particulier de bons conseils, et honorant le nom français par son esprit, par un excellent cuisinier (article essentiel qu’il n’oublie, jamais), et par son solide jugement. Il arriva alors, et c’est une de ces singularités piquantes qui sont le cachet de sa destinée, que cet homme pendu en effigie à Paris, et rançonné par Colbert, devint, par M. de Lionne, l’homme du roi en Allemagne, et fut chargé de négociations délicates auprès des princes de la maison de Brunswick. Ces contradictions sont touchées d’une façon courante et d’un ton de gaieté légère. Cependant Gourville aspire à rentrer en France : il n’y revient d’abord qu’à la dérobée, sous le couvert du prince de Condé, et malgré Colbert, qui poursuit longtemps en lui un auxiliaire de Fouquet, et qui ne se rend au mérite de l’homme qu’à la dernière extrémité. Colbert finit pourtant par se rendre, et l’heureux Gourville, qui est le meilleur ami de M. le Prince, se trouve à la fois dans la familiarité de Louvois, dans celle de Colbert, également bien à Chantilly, à Meudon et à Sceaux, de même que M. de Lionne, dans ses dernières années, le consultait à Suresnes.

C’est que Gourville est un observateur qui ne ressemble à nul autre. En pays étranger, il a l’œil à tout ; dans sa curiosité de s’instruire, il a remarqué à la fois la bizarrerie des mœurs, le naturel des peuples, le talent et la portée d’esprit des gouvernants, le fort et le faible de chaque branche d’administration ; et, tout en faisant rire dans ses relations pleines de vivacité et de saillies, il instruit l’homme d’État ou même l’homme de guerre qui l’interroge.

Il est curieux à entendre sur ce que c’est que la cavalerie des Hollandais, comme sur les fortifications de Pampelune. Au retour d’un voyage d’Espagne, qu’il avait entrepris pour les intérêts du prince de Condé, il mit à nu, dans le plus piquant détail, les habitudes de paresse, l’incurie et la pénurie financière de cette nation. Colbert, Lionne et Louvois déclarèrent ne connaître l’Espagne que par la relation qu’il leur en fit, et Colbert, à lui seul, lui adressa plus de questions que tous les autres ensemble.

« Il m’a souvent passé par l’esprit, dit Gourville, que les hommes ont leurs propriétés à peu près comme les herbes61, et que leur bonheur consiste d’avoir été destinés ou de s’être destinés eux-mêmes aux choses pour lesquelles ils étaient nés. » Et, s’appliquant cette pensée à lui-même, il ajoute : « J’oserais quasi croire que j’étais né avec la propriété de me faire aimer des gens à qui j’ai eu affaire, et que c’est cela proprement qui m’a fait jouer un assez beau rôle avec tous ceux à qui j’avais besoin de plaire. » Gourville fit bien des conquêtes en ce genre, mais la plus difficile, et qui prouve le plus pour lui, fut celle de Colbert.

On ne connaît bien le prince de Condé que lorsqu’on a lu Gourville ; c’était à lui particulièrement qu’à son retour en France cet habile serviteur s’était donné. Il s’était chargé de débrouiller les affaires de cette maison qui étaient dans un effroyable désordre, tellement que le Grand Condé ne pouvait sortir sans trouver dans son antichambre (qu’il ne traversait jamais assez vite, infirme de jambes comme il était) une double haie de créanciers à qui il ne savait que dire. Gourville l’en délivra ; il lui procura, ainsi qu’à M. le Duc, son fils, tout l’état honorable d’une grande existence, et de l’argent de reste pour leurs fantaisies d’embellissements. Sollicité indirectement par Louvois de se détacher du service particulier de ces princes pour être tout à fait au roi, il refusa en sage et en serviteur reconnaissant. En toute occasion et à tout événement, le prince de Condé le réclame, et il le trouve déjà présent. Dans la campagne de Hollande (1672), où il est blessé, il voit bientôt accourir Gourville, et il lui en témoigne beaucoup de joie : ce qui paye celui-ci de toute sa peine. On découvre, en le lisant, que si le prince de Condé avait des vivacités d’humeur et de colère qu’il ne savait pas contenir même contre ses meilleurs amis, il devait avoir aussi des qualités pour se les attacher. Dans la dernière maladie qu’il fit, étant à Fontainebleau, au moment de mourir, il exprima à Gourville ses intentions pour son testament, et en peu de paroles il lui déclara ce qu’il voulait faire pour ses domestiques et pour lui en particulier, à qui il destinait cinquante mille écus, ajoutant obligeamment qu’il ne pouvait jamais reconnaître assez les services qu’il lui avait rendus :

Je ne lui répondis rien, continue Gourville, et m’en allai faire dresser ce testament par son secrétaire, et sans notaire, avec toute la diligence possible. Son Altesse se l’étant fait lire, et n’y ayant pas trouvé mon nom, elle me jeta un regard de ses yeux étincelants, comme en colère, et me dit de faire ajouter les cinquante mille écus pour moi, dont elle m’avait parlé ; mais je la remerciai très humblement, lui représentant qu’il n’y avait point de temps à perdre, et que je la priais de le signer, ce qu’elle fit.

Il me semble ici que le rôle des deux côtés est beau : de la part du prince, on aime à voir une dernière fois ce regard étincelant dont l’air de colère n’est ici qu’une preuve suprême d’affection, et on aime aussi cette noble marque du désintéressement de Gourville, qui se montre digne de l’amitié d’un grand homme.

Tel il parut encore à la mort de M. de La Rochefoucauld, son premier patron, et qui l’avait mis en circulation dans le monde : « Jamais un homme n’a été si bien pleuré, écrit Mme de Sévigné à sa fille (26 mars 1680) : Gourville a couronné tous ses fidèles services dans cette occasion ; il est estimable et adorable par ce côté de son cœur, au-delà de ce que j’ai jamais vu ; il faut m’en croire. » Dans cette relation finale avec M. de La Rochefoucauld, Gourville se trouvait un peu en rivalité et en délicatesse intestine avec Mme de La Fayette, dont il a laissé un portrait plus malicieux qu’on ne voudrait. C’est le seul endroit de ses Mémoires que Mme de Coulanges passait toujours quand elle les lisait.

Un moment, à la mort de Colbert, Gourville faillit devenir contrôleur général. On lui avait même annoncé déjà qu’il l’était, et il s’occupait à balancer dans son esprit tous les avantages et surtout les inconvénients, quand il reçut la nouvelle qu’un autre était nommé. Il n’eut pas même à se consoler, et se sentit à l’instant soulagé comme un philosophe qui a trouvé le port et qui n’en sort plus. Il se contenta d’avoir été le Colbert de la maison du Grand Condé.

Ses Mémoires se terminent par cinq ou six portraits d’un naturel et d’une vérité admirables, portraits de Mazarin, de Fouquet, de Colbert, de Lionne, de Pomponne, de Louvois. Très favorable à ce dernier, et nous le montrant par tous ses beaux et grands côtés, il ajoute ingénument :

Il m’a paru qu’il était bien aise de s’entretenir avec un petit nombre de gens sur les affaires présentes ; et je ne me présentais jamais à la porte de son cabinet, soit à Versailles, soit à Paris, qu’il ne me fît entrer ou ne me fît dire d’attendre un peu de temps pour finir l’affaire qui l’occupait. Je ne sais si le plaisir que j’avais, ou l’honneur que cela me faisait dans le monde, ne pouvait point avoir un peu favorablement augmenté les idées que j’avais de lui.

On conçoit au reste très bien qu’un ministre fît toujours entrer Gourville ; car avec lui on faisait entrer un esprit à idées et à expédients : il était bon à entendre sur n’importe quel sujet, qu’il s’agît de la marque d’or et d’argent, ou de la conversion des protestants. Il lui venait toujours quelque idée neuve et pratique qui valait mieux souvent que celle qu’on suivait. Ajoutez qu’il avait au besoin, en chaque partie, des connaissances, des compères, un entregent qui allait à tout.

À côté des portraits de ces grands ministres, il mêle assez singulièrement et philosophiquement ceux de ses quatre ou cinq laquais et domestiques qui ne le quittent pas depuis qu’il garde la chambre : c’est que, depuis lors, ces cinq derniers personnages tenaient autant et plus de place dans sa vie. Il se montre à nous le même jusqu’à la fin, l’esprit aux aguets, curieux de nouvelles, le premier averti de ce qui se passe, et en faisant des relations pour ses amis de province :

Enfin le jour se passe doucement. Le soir, je fais jouer à l’impériale et conseille celui qui est à mon côté. Depuis quelques années, je compte de ne pouvoir pas vivre longtemps ; au commencement de chacune, je souhaite pouvoir manger des fraises ; quand elles sont passées, j’aspire aux pêches ; et cela durera autant qu’il plaira à Dieu.

Touchant souhait de vieillard ! en est-il un plus humble et plus souriant ?

On a remarqué que Gourville, dans ses Mémoires, ne donne aucune place à ses aventures galantes. Ce n’avait été qu’une distraction dans sa vie peu sentimentale et tout affairée, et il semble s’en être peu ressouvenu dans sa vieillesse, comme d’un de ces goûts fugitifs qui passent avec l’âge.

Saint-Simon parle d’un mariage secret qu’aurait contracté Gourville avec une des trois sœurs de M. de La Rochefoucauld : ce sont là choses restées très secrètes et non éclaircies. Ce qu’on croit mieux savoir, et ce qui tire moins à conséquence, c’est que, gaillard et fin comme il était, fort grand et bel homme en son temps, il avait été bien avec Ninon.

Je me suis arrêté avec plaisir sur cette figure naturelle et vive, qui est celle d’un Gil Blas supérieur, d’un Figaro sans mauvais goût et sans charge, venu avant que la philosophie et la littérature s’en soient mêlées. Il manquait sans doute à Gourville un sentiment de moralité élevée et de vertu native. Si la Fronde avait duré, en temps de désordre, il aurait continué de se permettre bien des choses illicites qui auraient gâté sa nature. Louis XIV le remit au pas ; l’excellent esprit de Gourville qui, de tout temps, serait allé de pair avec les plus fins, devint digne d’une époque où les honnêtes gens avaient le dessus ; il y tient son coin original et distingué. La race des gens d’affaires est immortelle : puisse-t-il s’en trouver beaucoup qui soit aussi habiles, et à la fois aussi honnêtes en définitive, aussi généreux, et doués d’autant de cœur que Gourville !