(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400
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(1865) Causeries du lundi. Tome V (3e éd.) « De la poésie et des poètes en 1852. » pp. 380-400

De la poésie et des poètes en 1852.

La poésie ne meurt pas : il y a des printemps, des générations qui naissent, qui se succèdent et qui amènent chacune avec elles leurs fleurs, leurs amours et leurs chants. La difficulté, c’est que l’art préside à ces successions rapides et donne à ces productions d’une saison la vraie jeunesse et la durée. La grande affaire, c’est que les poètes de vingt ans ne se contentent pas de chanter entre eux et de se complaire, mais qu’ils puissent rendre le public attentif à leurs jeux qui deviennent des œuvres. Cette difficulté qu’éprouve la poésie à intéresser la société redouble quand, tous les trois ou quatre ans, agitée et remise en question, et comme soudainement retournée, cette société subit de véritables tremblements de terre : la plate-bande en est elle-même toute ravagée. Sans doute il y a lieu toujours à d’agréables distractions dans l’intervalle, à ce que j’appelle la poésie du diable, à celle du printemps et de la jeunesse ; mais les productions fortes, et qui pourraient marquer socialement, sont très compromises dans leur germe. Pourtant ne nous inquiétons pas sur ce point outre mesure ; le jour où un grand poète naîtra, il saura se dénoncer lui-même et se faire écouter. La critique, à chaque renouvellement de régime, peut essayer et combiner des programmes qu’elle croit utiles ; elle peut proposer et recomposer ses plans d’une littérature studieuse et réparatrice, c’est son droit comme son devoir ; mais l’imagination, la fleur, l’inspiration de la passion et du sentiment, lui échappent ; cela naît et recommence comme il plaît à Dieu, et ne se conseille pas. Aujourd’hui donc je ne viens rien conseiller, mais je veux simplement jeter un coup d’œil sur l’état actuel de la poésie, et sur le mouvement qu’elle a suivi dans ces dernières années.

Parler des poètes est toujours une chose bien délicate, et surtout quand on l’a été un peu soi-même. On sait mieux alors à quelles sensibilités on s’adresse, et comme il est facile de blesser en ne voulant qu’effleurer. Si vous n’en avez pas fait vous-même, vous ne savez pas quel prix tout poète met à ses vers. Quand on juge les ouvrages d’un autre genre, on a affaire aux recherches d’un auteur, à ses raisonnements et à ses jugements, à son talent dans la partie extérieure et plus ou moins aguerrie ; ici, dans la poésie, on a affaire à la chimère secrète de chacun, à son idéal préféré. On entre dans ce qui est du goût personnel et particulier, dans ce que la folle du dedans s’est mise à chérir par choix et à revêtir amoureusement à sa manière. Juger les vers des gens, c’est presque comme si l’on disputait avec un amoureux sur sa maîtresse, avec cette différence toutefois que, s’il ne vous est pas permis d’en dire le moindre mal, on vous accordera très bien d’en devenir amoureux vous-même.

Sans aller jusque-là avec quantité de vers qui en sont peu dignes, il est bien certain qu’il faut commencer par aimer la poésie avant de se mêler de la juger. Pour mon compte, j’ose m’assurer que je l’aime toujours. En tenant dans mes mains ces volumes de forme et d’inspirations différentes, mais auxquels un vœu égal a présidé, et dont pourtant un si petit nombre surnage, même un seul instant, j’éprouve un sentiment douloureux de voir tant de peines, tant de soins et de temps perdus autour de chaque œuvre si couvée et si caressée, et qui est déjà tombée du sein paternel dans un monde d’indifférence. Le désir et l’espoir me prennent de tirer quelque chose de chacun de ces volumes ; car pour peu qu’il y ait au fond une nature de poète, si incomplète qu’elle soit, on a chance d’y rencontrer tel accent, telle note, telle particularité d’expression et de sentiment qui ne se retrouvera plus.

Mais, avant de nommer quelques-uns de ceux qui méritent distinction et souvenir, un hommage avant tout aux poètes discrets qui ne publient pas ! Il est aujourd’hui un assez grand nombre de personnes, hommes ou femmes, qui cultivent la poésie sans autre but qu’elle-même, comme on cultive entre soi la musique, le piano ou le chant. La velléité de publier peut quelquefois leur venir, mais l’occasion manque, la modestie l’emporte, l’habitude de se contenir prend le dessus. La poésie, cultivée ainsi en secret et pour elle seule, dans les courts intervalles d’un travail pénible et d’une profession souvent ingrate, tourne au profit de la morale intérieure et devient une délicatesse de l’âme et une vertu.

À la voir au-dehors, et telle qu’elle se produit au premier aspect depuis quelques années, la poésie offre beaucoup de hasard, de dispersion et de mélange. Les grandes influences longtemps régnantes de Lamartine et de Victor Hugo ont fait place insensiblement à celle d’Alfred de Musset, et il est rare de ne pas trouver quelques tons de celui-ci, et non toujours les meilleurs, dans les essais de ceux qui débutent : M. Alfred de Musset est la grande imitation du moment. Puis, quand on regarde au-delà du premier plan, et qu’on entre dans le détail des productions poétiques qui continuent s’imprimer, on est frappé de la quantité de directions qui s’entrecroisent sans paraître se contrarier et sans se détruire.

Et d’abord, à travers ces guerres à mort et ces révolutions littéraires, qui semblaient ne vouloir rien laisser d’intact dans les traditions du passé, tous les anciens genres se poursuivent et trouvent encore des disciples et des continuateurs persistants. On ne joue plus de tragédies jetées dans le moule de celles d’il y a trente ans, mais on en fait et l’on en imprime encore. M. Liadières ne croit certainement pas que le moment soit passé de les couronner. On fait encore des épopées en vingt-quatre chants. J’en reçois une à l’instant, imprimée en 1850 à Toulouse aux frais de la ville, dont le sujet est L’Épopée toulousaine ou la Guerre des Albigeois, par M. Florentin Ducos, homme instruit, écrivain de mérite, et qui, avant de l’aborder, s’est rendu compte de toutes les objections contre le genre, et en a pesé les difficultés. La fable fleurit, comme on sait, et elle a dû même une sorte de reverdissement à l’intervention de M. Viennet, qui a aiguisé les siennes par l’épigramme politique. Les Fables de Lachambeaudie, publiées dans un magnifique volume (1851), nous avertissent que l’auteur est poète, homme de talent, doué de facilité naturelle, et sachant trouver des moralités heureuses quand il ne les assujettit point à des systèmes. M. Théophile Duchapt, magistrat, conseiller à la cour d’appel de Bourges, a publié également un recueil de Fables (1850), irréprochables par le sens et par le but, et dont plus d’une s’anime d’un tour de grâce et de finesse. M. Étienne Catalan a donné six livres de Fables et fabliaux (1850). Dans un recueil intitulé Croyances (1852), et qui se rattache plus particulièrement à l’école catholique, M. Onésime Seure a inséré quelques pièces qui se pourraient appeler des fabliaux évangéliques, et une fort jolie fable, Le Ruisseau et la Montagne. M. Berthereau, dans un poème burlesque intitulé Les Rats et les Grenouilles (1854), a imité la Batrachomyomachie attribuée à Homère, et a parodié nos luttes politiques : c’est la fable élevée à une manière d’épopée. Ce que je dis en passant prouve assez qu’il y aurait, si on le voulait, un petit chapitre à écrire sur la fable et les fabulistes en 1852.

De même pour les autres genres. Et, par exemple, on chante encore au Caveau : la lignée de Désaugiers n’est pas morte. M. Auguste Giraud nous le dit et nous le prouve dans ses Chansons (1851). Je ne conseille pas le Recueil de celles de M. Nadaud (1849), non qu’il n’y en ait de fort jolies, mais elles sont trop à l’usage du Quartier latin et de la Closerie des lilast. M. Berthelemy adresse des Chansonnettes (1851) et les dédie « à ceux qui chantent encore ». De ce nombre est un poète à demi populaire, dont le nom revient souvent dans les joyeux recueils publiés par les frères Garnier, et chez qui la chanson prend bien des formes, M. Louis Festeau.

Ainsi les genres ne meurent pas ; ils peuvent s’éclipser, se laisser dominer par d’autres plus en vogue ; mais ils durent, ils se perpétuent, et ils sont là en réserve pour offrir aux talents nouveaux, quand il s’en présente, des cadres et des points d’appui tout préparés.

Dans les genres qui se rapportent plus particulièrement aux tentatives modernes, on aurait à noter, pour être juste, des recueils qui s’adressent plutôt à quelques lecteurs isolés qu’au public. Dans un volume intitulé Arabesques et figurines (1850), et qui se rattache à l’école de l’art, le comte César de Pontgibaud, aujourd’hui retiré aux bords de l’Océan près des falaises de la Manche, s’est plu à consacrer, une dernière fois, les souvenirs ressuscités de l’art gothique, les religions, les fidélités de passé, tout ce qui nous émouvait encore vers 1836 et faisait un culte, avant que l’orgie de l’école moderne eût prévalu.

Un savant, en qui l’érudition n’a rien étouffé, M. Ampère, a réuni, en 1850, à la suite de ses esquisses de voyages, ses Heures de poésie, où il a recueilli l’esprit même des choses diverses qu’il a étudiées, et quelques notes sensibles d’une âme délicate : on distingue surtout les stances sur Le Nil, qui sont d’un beau et large sentiment62.

Deux petits volumes modestes me sont venus de Bordeaux, Les Hirondelles de Mussonville (1849), et Le Glaneur de Mussonville (1850). Mussonville, c’est l’agréable maison de campagne du petit séminaire de Bordeaux. L’auteur, que je crois pouvoir nommer sans indiscrétion, et qui est M. l’abbé B.-R. Manceau, dans ses vers faciles, animés d’une douce gaieté et d’une piété riante, a quelque chose d’un Gresset resté au séminaire, et rappelle quelquefois aussi le ton de sentiment du poète catholique breton, M. Turquety. À défaut de l’Hymette, il aspire à être l’abeille du Carmel. Ce sont des vers aimables et bien nés.

Un des plus vieux genres restaurés par l’école moderne, le sonnet, a produit récemment des recueils dont on s’est occupé. M. Alfred de Martonne, fils d’un père connu par des études sur la littérature du Moyen Âge, et qui n’y est pas étranger lui-même, a publié, sous le titre d’Offrandes (1851), une cinquantaine de sonnets qui attestent le commerce des maîtres en ce genre. Mais M. Évariste Boulay-Paty, en publiant avec luxe ses Sonnets (1851), au nombre de trois cent trente-huit, dont il n’est pas un seul qui ne soit ciselé avec amour et avec une curiosité infinie, tient aujourd’hui la palme du genre. Dans un tableau complet de la poésie en 1852, il y aurait, comme au temps de Guillaume Colletet, un chapitre essentiel à écrire : « Du sonnet ».

Vous qui vivez dans le monde des faits, dans celui de l’histoire et de la politique, vous croyez peut-être qu’on ne tourne plus depuis longtemps de rondeaux ni de triolets ; vous n’êtes pas au courant de la civilisation poétique du jour. On en fait, on en refait, et de forts jolis, je vous jure. Un des plus habiles ciseleurs en ce genre est M. Auguste Desplaces, auteur d’un recueil intitulé La Couronne d’Ophélie (1845), et l’un des gracieux poètes-bergers que M. Arsène Houssaye, le plus aimable de tous, rassemblait sous sa houlette dans son journal de L’Artiste, et auxquels la nouvelle Revue de Paris vient de rendre un asile.

Je n’ai pas de ces larges ailes
Qui planent sur un monde entier ;
Mon domaine est un frais sentier,
Mes astres sont des étincelles,

dit M. Auguste Desplaces en commençant, et il est fidèle à son dire. Dans ses pièces plus développées, parmi lesquelles on remarque l’Hymne à la jeunesse, il a de la distinction toujours, de la grâce, mais une grâce un peu artificielle, un peu roide et cassante, si l’on peut ainsi parler : là est le défaut. « Son talent est comme le bois de santal, sec et odorant », a dit de lui un ami.

Μ. N. Martin, auteur d’Une gerbe (1850), et l’un des poètes aussi du groupe de M. Arsène Houssaye, mêle à son inspiration française une veine de poésie allemande ; il a un sentiment domestique et naturel qui lui est familier, et l’on dirait qu’il a eu autrefois une des sylphides des bords du Rhin pour marraine.

Il est impossible de passer auprès de ces poètes de l’ancien Artiste et de la nouvelle Revue de Paris sans remarquer et saluer au milieu d’eux M. Théophile Gautier, qui se plaît à déployer plus que jamais dans ses rimes de sculpteur ou de peintre les opulences de la nature corporelle et de la matière vivante ; c’est le luxe et la floraison du genre porté au dernier degré de l’épanouissement. Dans cette Revue de Paris, Mme Émile de Girardin insérait l’autre jour sur La Nuit des vers tout de cœur, et qui ont le mérite d’être vrais.

La vérité, voilà ce que le poète doit chercher avant tout de nos jours, car les formes, les couleurs, le rythme, tout cela est assez facile à emprunter. Cette poésie banale, travaillée par les maîtres, presque usée par les disciples, est en quelque sorte dans l’air ; on peut s’en saisir et ne pas, pour cela, savoir se donner l’accent particulier et qui distingue. On adopte de propos délibéré un genre, on en outre tout, et l’on n’est qu’imitateur et copiste. On l’était, il y a quinze et vingt ans, lorsqu’on ramassait dans ses vers les épis tombés des gerbes de Lamartine ; on l’est aujourd’hui quand on ramasse les bouts de cigares d’Alfred de Musset.

Melaenis, conte romain (1851), par M. Louis Bouilhet, reproduit trop visiblement (j’en demande bien pardon au jeune auteur) le ton, les formes et le genre de boutades de Mardoche. M. Paul Deltuf, dans des Idylles antiques (1851) et des élégies fermes et gracieuses, m’a paru se rattacher plus heureusement à André Chénier, et sans s’y enchaîner. Ce que j’ai lu depuis de ce jeune poète me l’a montré de plus en plus en voie de se dégager ; avec la facture dont il dispose déjà habilement, il a un noble désir.

Dans l’ordre des productions dramatiques, M. Ponsard et M. Émile Augier ont formé une sorte d’école ou l’élégie grecque et latine est venue s’essayer et faire épisode au théâtre. M. Barthet, par son Moineau de Lesbie, y a réussi. Dans un genre plus uni et plus simple, j’aime aussi à noter une comédie en vers, Les Familles (1851), de M. Ernest Serret ; un sentiment pur, un style correct, nous y rendent quelque chose d’un Colin d’Harleville rajeuni.

On n’a pas assez remarqué un poème : Poussin et son monument (1851), par M. Édouard Crémieu, ouvrage couronné aux Andelys, le jour de l’inauguration de la statue du Poussin. Dans ce poème, il y a de la composition, du dessin, un ordre sévère, une division habile, une description poétiquement amenée des principaux tableaux du maître ; il y règne, d’un bout à l’autre, un sentiment élevé du sujet. On y voudrait, comme chez Poussin lui-même, un peu plus de diversité de ton, plus de coloris et de nuance, le charme en un mot : mais, dans l’application présente, cette gravité un peu uniforme de ton n’est pas une infidélité.

J’ai hâte d’arriver à une production sur laquelle je puisse m’arrêter un moment. M. Brizeux, auteur bien connu de Marie et des Bretons, vient de publier un nouveau recueil de vers qui a pour titre Primel et Nola (1852) : c’est le titre particulier d’une pièce que M. Brizeux a étendu à tout le volume. Au-dessous et en dehors des grands poètes du temps, de ceux qui ont exercé action et influence, M. Brizeux est un poète d’élite et qui compte : c’est une nature individuelle très fine et très marquée. Il a publié, il y a vingt ans, le joli recueil de Marie, qui offrait quelques élégies douces, discrètes, et d’une qualité rare. Plus tard, il s’est appliqué, dans le poème des Bretons, à tracer des tableaux de mœurs qui fissent revivre ce pays de Bretagne auquel il s’est presque exclusivement consacré. Quelques-uns de ces tableaux, tels que La Foire aux bœufs et la scène des Lutteurs, suffiraient pour assigner à cette production un rang des plus distingués, bien que l’absence d’action et aussi le manque d’un certain charme empêchent, selon moi, le poème d’atteindre tout son objet ; et l’objet de tout poème de ce genre est de faire aimer ce qu’on chante. Aujourd’hui, dans ce nouveau recueil, M. Brizeux nous rend plusieurs de ses qualités ; mais il nous permettra d’y relever quelques-uns de ses défauts. La pièce principale, Primel et Nola, est assez difficile à raconter, tant elle est simple ! Une jeune et riche veuve campagnarde, Nola, autrefois servante, vient de perdre son vieux mari, qui l’avait épousée par reconnaissance de ce qu’elle lui avait cédé un dimanche sa place à l’église. Dans les premiers temps de son deuil, un jour que, revenant de l’église elle-même, elle était embarrassée dans son chemin, et que personne ne s’offrait à la conduire (quoique riche et jolie), un journalier, le jeune Primel, s’avança galamment ou plutôt par charité ; il lui donna le bras, et, chemin faisant, elle sentit qu’elle l’aimerait volontiers. Elle lui offrit sa main. Mais Primel a son amour-propre ; il ne répond pas d’abord. Le fin mot de ce garçon honnête et fier, c’est qu’il veut, si la veuve lui fait un sort, avoir du moins de quoi payer ses propres habits de noce. Pour les gagner, il est obligé de partir et de se mettre en condition quelque temps. Dans l’intervalle, les méchantes langues du bourg cherchent à le brouiller avec la veuve. Un prétendant, un sieur Flammik, une manière de bel esprit, le coq de l’endroit, qui n’est plus paysan et qui n’est pas bourgeois, essaie de s’insinuer près d’elle. Bref, il échoue. Primel, quand il a gagné de quoi se faire beau, s’en revient, et trouve la veuve qui l’attendait. De jolis détails de mœurs, des vers qui peignent des coins de paysages et de courtil, viennent en aide, on le conçoit, à ce canevas si simple, mais, selon moi, trop simple. M. Brizeux a par trop l’affectation de la simplicité. Dans son récit, qu’il divise en chapitres, avec des titres distincts et plus longs que la chose, on ne trouve pas cette richesse, cette fertilité et cette suite de détails qu’il faudrait pour remplir le canevas, pour en couvrir la nudité. Les sentiments qui, dans leur ténuité, pourraient à la rigueur suffire s’ils étaient analysés et déduits, y sont présentés d’une manière brusque, elliptique ; les chansons qui sont destinées à les traduire et à charmer les intervalles de l’absence, ne chantent pas assez : elles sont courtes et sèches ; elles sont déjà finies lorsqu’on croit que le poète n’a que commencé à préluder. Il semble toujours avoir peur d’en dire trop. Ce sont là les défauts d’une poésie distinguée, mais décidément trop étranglée, trop semée de sous-entendus et de prenez-y-garde. Malgré de jolis vers et des traits fins d’observation, on se demande où est le charme, l’entraînement, le courant du moins, la veine sinon la verve, quelque chose qui porte, qui prenne et qu’on retienne. Cela fait penser avec regret à Jasmin et à Goldsmith, à Françounette et au Vicaire de Wakefield.

Ou bien, si vous voulez braver la sécheresse et le terne des couleurs comme Crabbe, sondez alors l’âme humaine à fond, et ne reculez pas devant la réalité creusée des sentiments.

Ce que je préfère et ce que je choisis dans tout le volume de M. Brizeux, ce sont les deux petits tableaux du Chevreuil et du Bouvreuil, dans lesquels il est plus fidèle à ses tons primitifs. Le chevreuil, il nous le peint d’un trait net et bien venu :

Dans un bois du canton pris dès son plus jeune âge,
Il était familier, bien qu’au fond tout sauvage :
Aux heures des repas, gentiment dans la main
Il s’en venait manger et des fruits et du pain.
On entendait sonner ses pieds secs sur les dalles ;
Puis, soudain, attiré par les forêts natales,
Il partait, défiant tous les chiens du manoir,
Et se faisant par eux chasser jusques au soir ;
Alors, les flancs battants, et l’écume à la bouche,
Il rentrait en vainqueur, caressant et farouche.

Ce chevreuil si bien dessiné, qui n’est ni tout à fait apprivoisé ni tout à fait sauvage, et qui ressemble à certains poètes, se sent saisi d’un plus violent désir de liberté dans la saison des amours. Il part, il se lance dans la forêt et va chercher aventure parmi ceux de sa race. Mais ceux-ci le repoussent comme un civilisé et un intrus, et il s’en revient au château mourir de douleur et de désespoir, maudissant à la fois l’animal et l’homme, farouche et inconsolé :

À sa franche nature, oh ! laissez donc chaque être ;
Laissez-le vivre en paix aux lieux qui l’ont vu naître !

Le Bouvreuil est un autre petit tableau des plus gracieux, et qui amène sa moralité aussi. Le poète, en se promenant, entend le coup de fusil d’un chasseur, et cela réveille en lui aussitôt un souvenir d’enfance, un remords qui se mêle à toute une image de joie et de fraîcheur :

L’aube sur l’herbe tendre avait semé ses perles,
Et je courais les prés à la piste des merles,
Écolier en vacance ; et l’air frais du matin,
L’espoir de rapporter un glorieux butin,
Ce bonheur d’être loin des livres et des thèmes,
Enivraient mes quinze ans tout enivrés d’eux-mêmes :
Tel j’allais par les prés. Or, un joyeux bouvreuil,
Son poitrail rouge au vent, son bec ouvert, et l’œil
En feu, jetait au ciel sa chanson matinale,
Hélas ! qu’interrompit soudain l’arme brutale.
Quand le plomb l’atteignit tout sautillant et vif,
De son gosier saignant un petit cri plaintif
Sortit ; quelque duvet vola de sa poitrine ;
Puis fermant ses yeux clairs, quittant la branche fine,
Dans les touffes de buis de son meurtre souillés,
Lui, si content de vivre, il mourut à mes pieds.

La moralité, c’est que le chanteur poète s’est toujours repenti d’avoir tué l’oiseau chanteur, et qu’il n’a pas tiré un coup de fusil depuis. Ces deux petits tableaux, Le Chevreuil et La Mort du bouvreuil, qui n’ont chacun que trente vers, brillent dans ce volume et s’en détachent ; ce sont comme deux vignettes en miniature au bas d’une page de Buffon63.

Je voudrais pourtant donner quelque idée au lecteur ami des lettres, et que les préventions d’école n’aveuglent point, des richesses et des ressources que la poésie moderne recèle ; car on la calomnie souvent, et il y a des critiques instruits qui s’empressent de déclarer, à chaque rencontre, l’école moderne morte, et qui, de plus, ont l’air d’en triompher, comme si c’était le cas du proverbe : Tant plus de morts, tant moins d’ennemis. Hélas ! non, cette poésie française moderne, éclose vers 1819 sous forme lyrique, n’est pas morte, elle n’est qu’éparse et confusément dispersée. Les grands chefs d’école, les guides poétiques, se sont mal conduits ou se sont conduits au hasard, en dissipateurs ; sur ce point comme sur tant d’autres, les jeunes talents les ont trop imités. Pourtant le fonds général n’a pas cessé de se remuer en tous sens, de se cultiver et de s’enrichir. Des poètes sérieux, consciencieux, élevés, y travaillent, et, si le public n’est pas familiarisé avec leurs noms, c’est qu’en France ce n’est que par le sentiment et la passion dramatique, et aussi par un coin d’esprit qu’on y mêle, que le public peut accepter, j’ai presque dit, peut pardonner la poésie : à l’état pur, elle n’existe guère que pour les poètes entre eux.

Il y a quelques années, à Lyon, on a vu se produire un poète éminent, noble, harmonieux, solitaire, sentant et aimant profondément la nature, et agitant avec sincérité en lui les problèmes de la destinée humaine et l’énigme du siècle, cette lutte, qui est celle de toutes les âmes supérieures, entre la science et les croyances, entre les anciennes illusions perdues et les idées nouvelles encore flottantes. M. Victor de Laprade, par son poème de Psyché (1841), par celui d’Éleusis (1843), par les odes et pièces qu’il a composées alors et depuis, s’est placé au premier rang dans l’ordre de la poésie platonique et philosophique. M. de Laprade possède au plus haut degré ce qui manque trop à des poètes de ce temps, distingués, mais courts ; il a l’abondance, l’harmonie, le fleuve de l’expression ; il est en vers comme un Ballanche plus clair et sans bégayement, comme un Jouffroy qui aurait reçu le verbe de poésie. Qu’il nous permette d’ajouter que la grandeur et l’élévation dont il fait preuve si aisément, et qui lui sont familières, amènent bientôt quelque froideur ; il n’a pas assez d’émotion et de ces cris qui font songer qu’on est un homme d’ici-bas ; il n’a pas assez de ce dont M. de Musset a trop64. Tout en restant dans les conditions de sa belle nature, ce qu’on peut souhaiter à M. de Laprade, c’est qu’il fasse intervenir plus distinctement dans ses compositions la personne humaine :

Regarde dans ton cœur, c’est là que sont les dieux,

a-t-il dit lui-même, et il n’a qu’à suivre son précepte. En avançant dans la vie, il a pu ressentir de plus en plus les douleurs et goûter les affections légitimes : le fils qui pleure une mère, l’époux qui va s’attendrir sur le berceau d’un enfant, c’est là de quoi animer raisonnablement le platonicien, et de quoi achever l’homme dans le poète65.

Bien que dans un ordre également élevé, et venant à rencontrer souvent les mêmes problèmes, ce n’est pas tout à fait à la région pacifique de M. de Laprade que je rattacherai deux poètes, dont l’un est maintenant un politique, MM. Henri Chevreau et Laurent-Pichat, qui ont publié en commun un recueil de vers, Les Voyageuses (1844), butin rapporté d’un voyage fait ensemble par les deux amis en Grèce et en Orient. M. Laurent-Pichat s’est détaché depuis et s’est fait remarquer par ses Libres paroles (1847), où il a trouvé pour l’expression de ses sentiments, de ses doutes, de ses interrogations généreuses, plus d’un accent et d’un cri où l’on surprend comme un écho de Byron. J’ai sous les yeux de touchantes et cordiales stances adressées récemment par lui à son ami M. Chevreau, sur cette poésie qui fut leur premier rêve fraternel, que l’un cultive et embrasse toujours, et que tous deux aiment encore5.

Un poète que j’apprécie infiniment et dont l’élévation est aussi le caractère, M. Lacaussade, auteur d’une très bonne traduction d’Ossian et d’un recueil de poésies qu’il est en train de surpasser, a su se faire une sorte de domaine à part : il est de l’île Bourbon, de l’une de ces îles des Tropiques, patrie à demi orientale qu’a manquée Parny dans ses chants et que nous a divinement rendue Bernardin de Saint-Pierre. M. Lacaussade, qui sent profondément cette nature tropicale, a mis sa muse tout entière au service et à la disposition de son pays bien-aimé. Jeune, et déjà fait aux épreuves de la vie, il prend l’homme avec tous ses sentiments de père, de fils, d’époux, d’ami, et il le place dans le cadre éblouissant des Tropiques. Cette seule nouveauté de situation produit dans l’expression des sentiments naturels et simples un véritable rajeunissement. Voulez-vous, par exemple, une variante de l’Hoc erat in votis d’Horace, de ce vœu de tout poète et de tout sage qui ne demande désormais au ciel que le plus humble bonheur ? Voici la petite pièce tout entière, dans sa simplicité relevée d’une bordure étincelante ; elle est intitulée La Dumas, c’est le nom d’une rivière de l’île Bourbon :

                           la dumas.

Sous le tranquille azur du plus doux des climats,
Une humble maisonnette aux bords de la Dumas ;
Une humble maisonnette aux persiennes blanches,
Sous un réseau fleuri de liane et de branches,
Où je puisse, à midi, rêvant au bruit des eaux,
Mêler ma poésie aux rimes des oiseaux ;
À droite, une rizière où le bengali chante ;
D’un vieil arbre à mon seuil l’attitude penchante,
Où, tous les ans, viendront les martins au bec d’or
Suspendre leurs doux nids et couver leur trésor ;
Un jardin clos d’un mur où rampe la raquette ;
Une ruche, et des fleurs dont l’oiseau vert becquette
La poudreuse étamine et l’odorant émail ;
Des buissons d’orangine aux perles de corail ;
Un parterre où toujours j’aurai de préférence
Des roses du Bengale et des muguets de France ;
Une verte tonnelle à l’ombre des lilas,
Dont la fleur m’est si douce et meurt si vite, hélas !
Des livres, une femme, heureuse et jeune épouse,
Avec deux beaux enfants jouant sur la pelouse ;
Et, fermant de mes jours le cercle fortuné,
Le bonheur de mourir aux lieux où je suis né !

Un autre poète de l’île Bourbon (car cette race de créoles semble née pour le rêve et pour le chant), M. Leconte de Lisle, qui n’est encore apprécié que de quelques-uns, a un caractère des plus prononcés et des plus dignes entre les poètes de ce temps. Jeune, mais déjà mûr, d’un esprit ferme et haut, nourri des études antiques et de la lecture familière des poètes grecs, il a su en combiner l’imitation avec une pensée philosophique plus avancée et avec un sentiment très présent de la nature. Sa Grèce à lui, c’est celle d’Alexandrie, comme pour M. de Laprade ; et M. de Lisle l’élargit encore et la reporte plus haut vers l’Orient. On ne saurait rendre l’ampleur et le procédé habituel de cette poésie, si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et majestueux ; c’est un flot large et continu, une poésie amante de l’idéal, et dont l’expression est toute faite aussi pour des lèvres harmonieuses et amies du nombre. Je pourrais en détacher des tableaux pleins de suavité et d’éblouissement, les amours de Léda et du Cygne sur l’Eurotas, le Jugement de Pâris sur l’Ida entre les trois déesses ; mais j’aime mieux, comme indication originale, donner ici la pièce intitulée Midi. Le poète a voulu rendre l’impression profonde de cette heure immobile et brûlante sous les climats méridionaux, par exemple dans la Campagne romaine. C’est la gravité solennelle d’un paysage du Poussin, avec plus de lumière :

MIDI.

Midi, roi des Étés, épandu sur la plaine,
Tombe en nappes d’argent des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine :
La terre est assoupie en sa robe de feu.
L’étendue est immense, et les champs n’ont point d’ombre,
Et la source est tarie où buvaient les troupeaux ;
La lointaine forêt, dont la lisière est sombre,
Dort là-bas, immobile, en un pesant repos.
Seuls, les grands blés mûris, tels qu’une mer dorée,
Se déroulent au loin, dédaigneux du sommeil :
Pacifiques enfants de la terre sacrée,
Ils épuisent sans peur la coupe du soleil.
Parfois, comme un soupir de leur âme brûlante,
Du sein des épis lourds qui murmurent entre eux.
Une ondulation majestueuse et lente
S’éveille, et va mourir à l’horizon poudreux.
Non loin, quelques bœufs blancs, couchés parmi les herbes,
Bavent avec lenteur sur leurs fanons épais,
Et suivent de leurs yeux languissants et superbes
Le songe intérieur qu’ils n’achèvent jamais.
Homme, si, le cœur plein de joie ou d’amertume,
Tu passais, vers midi, dans les champs radieux,
Fuis ! la nature est vide et le soleil consume :
Rien n’est vivant ici, rien n’est triste ou joyeux.
Mais si, désabusé des larmes et du rire,
Altéré de l’oubli de ce monde agité,
Tu veux, ne sachant plus pardonner ou maudire,
Goûter une suprême et morne volupté,
Viens ! ce soleil te parle en lumières sublimes ;
Dans sa flamme implacable absorbe-toi sans fin ;
Et retourne à pas lents vers les cités infimes,
Le cœur trempé sept fois dans le néant divin !

Dans cette dernière partie, le poète, en traduisant le sentiment suprême du désabusement humain, et en l’associant, en le confondant ainsi avec celui qu’il prête à la nature, a quitté le paysage du midi de l’Europe, et a fait un pas vers l’Inde. Qu’il ne s’y absorbe pas.

Chacun de ces poètes que j’effleure en passant, mériterait une étude ; mais on doit comprendre maintenant qu’une poésie, dont la culture offre de ces variétés à chaque pas, n’est pas morte. Et pour ceux qui voudraient des vers gracieux et aimables, comme on disait autrefois, j’en sais aussi à leur indiquer ; il est encore des vers spirituels et amoureux, vifs et légers, d’une gaieté nuancée de sentiment. Un jeune ami, qui n’est pas loin de moi, et qui n’est encore connu du public que par une édition d’Hégésippe Moreau, M. Octave Lacroix66, m’en fournit tout un frais bouquet où je n’aurais qu’à choisir. En voici quelques-uns que j’en détache de préférence, parce qu’ils sont tout simples et naturels, et comme voisins de la source :

Dans leurs boutons ouverts, riantes et nouvelles,
Par les soleils de mai, Dieu ! que les fleurs sont belles !
Moi, comme un papillon, léger dès le matin,
Pour leur faire ma cour je descends au jardin,
Car elles ont souvent consolé mes tristesses,
Et, qui le sait ? les Fleurs sont peut-être déesses.
Mais, ce jour-là, j’allais, des larmes dans les yeux
Et sans voir le soleil monter au bord des cieux,
Ni, tout humide encor de son bain de rosée,
Chaque fleur relever sa tête reposée.
Je pensais à ma sœur, et, rêvant loin de moi,
Je disais : — Pauvre sœur, mon âme est avec toi !
— Oh ! je rêvai longtemps. Puis, en souvenir d’elle
Et de nos jours si doux sous l’aile maternelle,
Avant de m’éloigner du jardin, je cueillis
Les fleurs de mes amours, — une pervenche, un lis ;
Du rosier couronné ployant la haute branche,
J’y cueillis une rose, et c’était la plus blanche ;
Et quand j’eus fait ainsi le bouquet de ma sœur,
Je le baisai trois fois et le mis sur mon cœur.

C’est ainsi qu’on faisait des vers au printemps de 1851, c’est ainsi qu’on en fera encore au printemps de 1852. Comme je n’ai pas prétendu donner un rapport sur la poésie à la date présente, je ne suis pas tenu de conclure. Si j’avais pourtant à le faire, je dirais que, malgré des fautes trop fréquentes et de mauvaises habitudes de goût, jamais peut-être la vraie matière poétique en circulation n’a été plus abondante, jamais la main-d’œuvre plus vulgarisée, et plus à la portée de ceux qui en abusent comme de ceux qui en sauront profiter. J’ajouterais qu’on trouverait en ce moment bon nombre de poètes particuliers très distingués, et qu’on pourrait tirer de leurs œuvres un choix à la fois honorable et charmant. Ce qui manque, c’est une inspiration vive, passionnée, appropriée, qui mette les poètes en communication directe avec le public, et qui force celui-ci à s’intéresser à leur art. Le jour où il plaira à Dieu et à la nature de produire un talent complet doué de cette puissance d’action et de sympathie, il trouvera pour ses créations un rythme, des images, un style propre aux tons les plus divers, en un mot des éléments tout préparés.