(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — III. (Suite et fin.) » pp. 47-63
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Le maréchal Marmont, duc de Raguse. — III. (Suite et fin.) » pp. 47-63

III. (Suite et fin.)

L’adversité va achever de nous développer le caractère du maréchal Marmont et nous confirmer dans l’idée que nous en avons pu prendre. Il porta son malheur jusqu’à la fin avec un mélange de dignité, de fierté même, de philosophie et de tristesse, de tristesse au fond, de distraction et de facilité à la surface, et toujours avec honneur. Quels furent ses goûts, ses occupations, l’emploi de ses heures et de ses années dans l’exil ? La meilleure justification d’un homme sort de là.

Après n’avoir fait que passer à Londres et en Hollande, il alla à Vienne, et y résida habituellement jusque vers 1843, sauf les voyages qu’il fit dans l’intervalle. À dater de 1843, ce fut plus habituellement à Venise qu’il établit sa vie, sauf encore les absences qu’il aimait à faire à certaines saisons, et une retraite de plusieurs mois à Hambourg pendant les événements de 1848 ; mais c’est à Venise qu’il est revenu vivre dès 1849, et qu’il est mort.

Et avant tout, pour aborder sans hésitation une question délicate, et qui, soulevée un jour devant lui, fit rougir le front du noble guerrier, mais une question qui est trop chère à la calomnie pour qu’on la lui laisse, je dirai qu’à l’étranger, le maréchal Marmont, privé de ses traitements en France, vivait surtout de sa dotation d’origine et de fondation napoléonienne, datant de l’époque de ses grands services en Illyrie, dotation qui, par suite de la reprise des Provinces illyriennes, lui avait été légitimement garantie dans les traités de 1814, comme cela arriva à d’autres grands feudataires de l’Empire en ces provinces. Il est donc inexact et faux de dire qu’il ait vécu à l’étranger d’une pension du gouvernement autrichien : il continua de recevoir une indemnité régulièrement garantie et stipulée par des traités internationaux7.

Arrivé à Vienne, il y fut l’objet de l’attention particulière et des témoignages d’estime de tout ce qu’il y avait de distingué. Mais, ce qui était fait surtout pour le toucher et ce qui nous intéresse le plus aujourd’hui nous-mêmes, il connut, il vit beaucoup le duc de Reichstadt, le fils de Napoléon, et il fut, dès le premier jour, recherché et considéré par lui. Ce premier épisode de l’exil de Marmont est aussi le plus attachant ; c’est dans ses Mémoires qu’il le faudrait lire en entier. M. de Montbel, dans le livre qu’il a consacré à la vie du duc de Reichstadt, en a déjà dit quelque chose.

Le duc de Reichstadt, qui allait avoir vingt ans, élevé avec beaucoup de soin par des hommes instruits qui avaient cultivé en lui ses nobles instincts et qui les avaient fortifiés par des études positives, n’avait encore paru que dans les réunions de la famille impériale et les fêtes de la Cour. C’était le mercredi, 26 janvier 1831, qu’il devait faire son premier pas hors de ce cercle et dans le monde proprement dit ; il devait assister à un bal donné par lord Cowley, ambassadeur d’Angleterre. Le maréchal Marmont y était invité ; il fut prévenu que le jeune prince désirait y causer avec lui. Et en effet, le duc de Reichstadt était à peine arrivé, qu’il s’approcha du maréchal et se félicita de faire la connaissance d’un guerrier qui avait servi avec tant de distinction sous les ordres de son père. Il exprima le désir d’entendre de sa bouche le récit détaillé et méthodique des campagnes d’Italie, d’Égypte et de toutes celles de l’Empire, en un mot « d’apprendre sous lui l’art de la guerre ». Le maréchal lui répondit qu’il serait entièrement à ses ordres. Cette conversation très remarquée dura une demi-heure. Pendant le bal même, le maréchal s’approcha du prince de Metternich qui s’y trouvait, et voulut savoir, avant de s’engager davantage, si l’on ne voyait aucun inconvénient à une semblable instruction, à cette espèce de cours régulier qui lui était demandé. M. de Metternich répondit qu’il n’en voyait aucun, et qu’il ne demandait autre chose sinon qu’on apprît au fils de Napoléon, sur ces grands événements historiques, la vérité tout entière. Avant la fin de la soirée, le duc de Reichstadt s’approcha une seconde fois du maréchal, et, très prudent et circonspect de caractère comme il était, il lui dit qu’il serait bon peut-être, avant de commencer, d’en dire un mot à M. de Metternich. Le maréchal lui ayant répondu qu’il était allé au-devant de sa pensée et que rien ne faisait obstacle, il fut convenu de se mettre au travail sans retard, et dès le surlendemain vendredi 28. À dater de ce jour, et pendant trois mois environ, le maréchal eut deux ou trois fois par semaine, les lundis, les vendredis, et quelquefois les mercredis, des conférences régulières avec le jeune prince, depuis onze heures du matin jusqu’à une heure.

Il commença par les débuts de son père, qu’il connaissait depuis le temps de l’École militaire, et depuis Toulon. Il lui raconta dans les moindres circonstances ces aventures premières, ces premiers jeux et triomphes de l’habileté et de la fortune ; il mena cet ordre de récits, sans discontinuer, jusqu’à la fin de la première campagne d’Italie. Le jeune homme écoutait avec anxiété, avec ferveur. Il avait le culte de son père, un culte qui n’était pas seulement la tendresse d’une race civilisée, mais qui tenait de l’ardeur des peuples sauvages ; il avait du Corse en cela. Beau d’ailleurs, remarquable de physionomie, de coup d’œil, de pâleur, de timbre et d’accent, et accusant visiblement aux yeux de tous le sang d’où il était sorti. Il avait cinq pouces de taille de plus que Napoléon ; son front était de son père ; son œil, plus enfoncé dans l’orbite, laissait voir quelquefois un regard perçant et dur qui rappelait celui de son père irrité ; l’ensemble de sa figure pourtant avait quelque chose de doux, de sérieux et de mélancolique. Par le bas du visage il tenait plutôt de sa mère et de sa famille allemande. Mais son teint était particulier et rappelait sensiblement le ton pâle du teint de Napoléon dans sa jeunesse.

Marmont, ramené lui-même à ces temps de splendeur et d’enivrante espérance, lui en exprimait avec feu l’esprit ; il lui parlait de son père, comme il l’avait vu, comme il l’avait aimé alors ; il ne craignit pas d’entrer dans les détails de nature et de caractère : il lui disait que son père avait été bon, avait été sensible, avant que cette sensibilité se fût émoussée dans les combinaisons de la politique ; il lui disait, comme il l’a dit depuis à d’autres, et avec une larme : « Pour Napoléon, c’était le meilleur et le plus aimable de tous les hommes, le plus séduisant, le plus sûr en amitié ; mais l’homme privé était tellement chez lui l’instrument de l’homme politique, que tout ce que l’on a dit de lui, tout ce que j’ai souffert moi-même de l’homme politique, tout cela se concilie avec le sentiment que j’exprime. » Et il avait deux traits singuliers qu’il aimait à citer comme indice et preuve de cette sensibilité première, et si bien recouverte ensuite, de Napoléon. Le premier était du temps de la première guerre d’Italie, et se rapportait à l’époque du traité de Campo-Formio qui brisa l’antique république de Venise. Le général Bonaparte avait en résidence auprès de lui un envoyé du gouvernement vénitien, nommé Dandolo, non pas de la famille des illustres doges, mais d’une famille bourgeoise de juifs convertis, et qui avaient pris, comme c’était assez l’usage, le nom de leur parrain. Ce Dandolo, homme d’esprit, assez bon chimiste, occupé de sciences, d’améliorations et d’industrie, était une tête très vive, et parlait avec facilité, abondance et feu. Aussitôt le traité signé, Bonaparte le fit appeler, et lui donna communication des dispositions qu’il renfermait, et desquelles il résultait qu’on sacrifiait Venise. Il lui dit tout ce qu’il put pour l’adoucir et l’amener à comprendre la situation, et il le renvoya à Venise pour préparer ses compatriotes. Mais les esprits ne s’y payèrent pas de ces explications politiques ; ils furent saisis d’une soudaine exaspération dans laquelle entra Dandolo lui-même. Le gouvernement provisoire vénitien décida alors de tout faire pour empêcher le Directoire de ratifier le traité. Il dépêcha à cet effet trois députés, desquels était Dandolo, avec espoir et mission de corrompre les Directeurs à prix d’argent. Bonaparte apprend leur passage à Milan, il envoie Duroc à franc étrier pour les arrêter ; on les arrête aux frontières du Piémont ; on les ramène à Milan. On peut juger de la violence et de la colère de Bonaparte au premier abord : « J’étais en ce moment dans le cabinet du général en chef », dit Marmont. Quand il y eut moyen de parler, Dandolo répondit ; et cette fois la nécessité, la circonstance extrême, lui inspira des forces et une audace inaccoutumée ; il fut noble, courageux, éloquent ; il fit résonner avec sincérité les grands mots de patria, libertà ; il les appuya de raisons :

La force de ses raisonnements, sa conviction, sa profonde émotion agirent sur l’esprit et le cœur de Bonaparte, au point de faire couler des larmes de ses yeux. Il ne répliqua pas un mot, renvoya les députés avec douceur et bonté, et depuis il conserva pour Dandolo une bienveillance, une prédilection qui jamais ne s’est démentie.

C’est que ce Dandolo avait fait vibrer certaines fibres secrètes de son imagination et de son cœur.

L’autre trait que Marmont aimait à citer au duc de Reichstadt, et que d’autres encore ont entendu de sa bouche, est plus remarquable. On était à la veille du brusque départ d’Égypte, au moment où Bonaparte allait revenir faire son 18 Brumaire. Le secret du retour était gardé entre très peu de personnes. Un ancien négociant de Marseille, nommé Blanc, ruiné par le maximum, était venu en Égypte pour rétablir sa fortune, et avait fait l’expédition avec le titre et les fonctions d’ordonnateur des lazarets ; mais le mal du pays l’avait pris ; il ne rêvait que France et retour ; c’était plus qu’une maladie, c’était un délire. Il avait eu vent du départ, et s’était glissé à bord d’un des avisos qui devaient faire partie de l’escadre ; mais cet aviso, sur lequel il était monté, ayant reçu ordre précisément de rentrer au port, Blanc se jeta dans une barque et gagna la frégate La Muiron, sur laquelle était le général en chef. Il essaya de s’y cacher, mais il fut découvert, amené sur le pont, et il essuya là une bourrasque des plus vives de la part de Bonaparte, qui le traita de déserteur, de lâche, disant que s’il revenait, lui, c’était pour le bien public. Blanc eut beau se jeter à ses pieds, exprimer son désespoir, son besoin d’embrasser sa femme et ses enfants, le général parut impitoyable et donna ordre de le rembarquer et de le remmener à terre. Toute cette scène cependant, les cris et les prières, l’éloquence naturelle et déchirante du fugitif l’avaient ému ; il se promena quelque temps en silence sur le pont et dit à Marmont : « Rappelez-moi cet homme quand nous serons à Paris et que nous pourrons quelque chose. » Or, on était à Paris ; le 18 et le 19 Brumaire étaient consommés, et Bonaparte, consul provisoire, s’installait au Luxembourg. Il y était à peine ; il allait dicter un premier ordre ; il se retourne vers Marmont et lui dit : « Et notre homme d’Égypte ! » Marmont n’avait pas eu le temps d’y penser. Chose étrange ! le premier acte de Bonaparte, consul provisoire au Luxembourg, au 20 brumaire, fut le rappel de Blanc, et le second acte fut sa nomination comme consul général à Naples. Les accents de cet homme lui étaient restés dans le cœur, dans l’imagination ; oui, il avait peut-être fait vœu, dans son imagination italienne, d’être pitoyable pour cet homme, si la fortune lui souriait à lui-même et si elle couronnait son retour. Il y a de ces superstitions dans les hommes du destin. Quoi qu’il en soit, Marmont citait ces deux traits au fils de l’Empereur comme preuve d’une sensibilité première subsistante avant l’excès de la politique et des combats.

Quand Marmont eut raconté tout d’une suite et d’une teneur au jeune prince l’histoire de son père jusqu’à la fin de la première campagne d’Italie, il passa sans transition à 1814, prenant le récit dans ses deux points les plus saillants et embrassant la destinée dans ses deux extrémités les plus décisives et les plus glorieuses. Le jeune prince comprit à l’instant les grandeurs et les faiblesses de cette dernière campagne de 1814, et par où elle avait manqué ; il dit à ce sujet ce mot remarquable, et qui a déjà été cité : « Mon père et ma mère n’auraient dû jamais s’éloigner de Paris, l’un pour la guerre, l’autre pour la paix. »

La curiosité une fois apaisée sur ces parties à la fois les plus classiques et les plus vives, Marmont reprit chronologiquement la suite des campagnes, l’expédition d’Égypte, la campagne de Marengo, celles d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, de Russie : il recommanda vivement au jeune prince, pour cette dernière, l’Histoire de M. de Ségur, non pas comme l’ouvrage le plus didactique ni peut-être le plus complet militairement, mais comme celui où l’on trouve le plus la vérité de l’impression. Il termina cette espèce de cours par un récit des événements de 1830.

Les réflexions du jeune prince se mêlaient sans cesse à celles du maréchal et souvent les résumaient d’une manière heureuse. Souvent aussi, il avait des pensées originales et nées de lui seul. En envisageant ces événements de 1830, le sentiment de sa destinée et de son droit se réveillait en lui comme malgré lui-même. Le droit de la branche aînée, il l’admettait encore ; il reconnaissait jusqu’à un certain point cette légitimité antique et antérieure : mais, à leur défaut, pourquoi d’autres ? « C’est moi qui suis le plus légitime et qui ai le droit », pensait-il.

Quand ce cours de trois mois fut terminé, le maréchal annonça qu’il n’aurait plus l’honneur de voir aussi régulièrement le prince ; celui-ci lui fit promettre pourtant de revenir aussi souvent qu’il le pourrait. Il l’embrassa et lui envoya, peu de jours après, son portrait : « Le duc de Reichstadt, dit M. de Montbel, y est représenté à mi-corps, assis vis-à-vis du buste de son père, ayant l’air d’écouter avec beaucoup d’intérêt en dehors du tableau. » Au bas, il avait écrit de sa main les vers d’Hippolyte à Théramène :

Attaché près de moi par un zèle sincère,
Tu me contais alors l’histoire de mon père.
Tu sais combien mon âme attentive à ta voix
S’échauffait au récit de ses nobles exploits…

Le premier vers avait été un peu changé et, selon moi, gâté par le prince : il avait substitué le mot arrivé au lieu d’attaché. L’exactitude du sens l’avait emporté ici sur la grammaire ; c’est la seule faute : mais que de délicatesse et de tact en tout ceci ! Comme son père, il avait un art singulier pour plaire quand il le voulait.

Le maréchal continua de voir le jeune prince de temps en temps ; il lui donnait de bons conseils : le jeune prince, en plus d’un point, les aurait devancés. Il était très prudent, très réservé et secret ; il eût même été dissimulé s’il l’avait fallu. Sa nature originelle et les nécessités de sa position l’avaient averti de bonne heure à cet égard. Ceux qui l’ont le mieux connu ont signalé en lui la sagacité extraordinaire du jugement, une connaissance innée des hommes, qui lui faisait deviner ce qu’il n’avait eu ni le temps ni l’occasion d’observer. Son habile médecin Malfatti a curieusement noté en lui ce mélange de maturité et d’enfance, des jugements à la La Bruyère avec des restes d’enfant et d’adolescent. Ces contrastes se voient souvent dans les organisations vouées à une fin précoce. C’est une des méthodes et, pour ainsi dire, des compensations de la nature de hâter ainsi la maturité de ce qu’elle veut moissonner avant l’âge, et de rassembler en quelque sorte tous les développements du moral dans un court espace.

Un jour, l’ancien aide de camp du maréchal, M. de La Rue, était allé à Vienne ; le jeune prince s’entretenait avec lui et lui faisait raconter cette circonstance de la guerre d’Espagne, quand les grenadiers de la Garde royale imaginèrent de donner au prince de Carignan, qui servait comme volontaire, les épaulettes de laine, pour le féliciter de sa bravoure à l’attaque du Trocadéro. « En Russie, observa tout à coup le jeune homme, quand on veut humilier et punir un général, on le fait soldat : en France, quand on veut glorifier un prince, on le nomme grenadier. » Et faisant un geste, il s’écria : « Chère France ! » Voilà bien l’expansion première qui se trahit dans toute sa jeunesse.

Le même officier, M. de La Rue, au moment de retourner en France, lui dit un autre jour tout naturellement qu’il était prêt à prendre ses ordres pour Paris. Mais ici la méfiance, déjà propre à cette jeune nature, se marqua à l’instant ; sa physionomie se ferma : « Mais je ne connais personne à Paris », répondit-il ; — et après une pause d’un instant : « Je n’y connais plus que la colonne de la place Vendôme. » Puis s’apercevant qu’il avait interprété trop profondément une parole toute simple, et pour corriger l’effet de cette brusque réponse, il envoya le surlendemain à M. de La Rue, qui montait en voiture, un petit billet où étaient tracés ces seuls mots : « Quand vous reverrez la Colonne, présentez-lui mes respects. »

Au maréchal Marmont, comme à toutes les personnes avec qui il parlait de la France, le jeune prince exprimait l’idée qu’il ne devait, dans aucun cas, jouer un rôle d’aventure ni servir de sujet et de prétexte à des expériences politiques ; il rendait cette juste pensée avec une dignité et une hauteur déjà souveraines : « Le fils de Napoléon, disait-il, doit avoir trop de grandeur pour servir d’instrument, et, dans des événements de cette nature, je ne veux pas être une avant-garde, mais une réserve, c’est-à-dire arriver comme secours, en rappelant de grands souvenirs. »

Dans une conversation avec le maréchal, et dont les sujets avaient été variés, il en vint à traiter une question abstraite ou plutôt de morale, et comparant l’homme d’honneur à l’homme de conscience, il donnait décidément la préférence à ce dernier, « parce que, disait-il, c’est toujours le mieux et le plus utile qu’il désire atteindre, tandis que l’autre peut être l’instrument aveugle d’un méchant ou d’un insensé ». Se rappelant la conversation qu’il avait eue avec Napoléon avant Leipzig, à Düben, le 11 octobre 1813, et que les événements subséquents avaient gravée en traits brûlants dans son souvenir, le maréchal fut très frappé de ce qu’il croyait une coïncidence fortuite ; mais, comme il en parlait à une personne de la Cour, il sut que le jeune prince avait été informé par elle de cette conversation de Napoléon et des traces qu’elle avait laissées dans le cœur du maréchal. Il avait donc saisi l’occasion de lui être agréable et de réparer l’effet des paroles de son père. Ainsi, c’était de sa part mieux qu’un hasard qui éveillait la superstition, c’était une délicatesse qui méritait la reconnaissance.

Il mourut le 22 juillet (1832), anniversaire de la bataille de Salamanque, « jour deux fois funeste pour moi », dit le maréchal.

Cet épisode touchant et pieux de l’exil de Marmont achèverait de réfuter, d’effacer les inculpations de 1814, si, après les explications qu’on a vues, elles laissaient encore quelque impression dans les esprits.

Cependant la douce et honorable hospitalité de Vienne ne suffisait pas au maréchal ; il se sentait encore des forces, de l’ardeur, une curiosité active ; pour la satisfaire, pour tâcher de donner « un nouvel intérêt à son existence », il conçut le projet d’un grand voyage à travers la Hongrie, la Russie méridionale, jusqu’en Turquie, en Syrie et en Égypte. Il quitta Vienne le 22 avril 1834, et, dans un voyage de près de onze mois, il chercha les distractions sérieuses, un noble emploi de l’intelligence, et cette instruction que la vue des choses nouvelles et des hommes dissemblables ne cesse d’apporter jusqu’à la fin aux esprits restés jeunes et généreux. La puissance de Méhémet Ali en Égypte était alors l’objet de l’attention des politiques et de la curiosité du monde : c’est par cette étude faite de près et sur les lieux, que le duc de Raguse termina ce voyage, et qu’il put dire en se rendant toute justice :

Il est dans mon caractère de prendre un vif intérêt à ce qui a de la grandeur et de l’avenir. Les vastes conceptions me plaisent, et je m’associe volontiers et d’instinct, par la pensée, aux belles créations, aux grandes entreprises. Sous ce rapport, rien d’aussi remarquable que ce qui se passe en Égypte n’est apparu depuis longtemps.

L’intérêt de ces sortes de voyages est surtout relatif au temps où ils s’exécutent, et les événements qui surviennent leur ôtent de cette nouveauté et de cet à-propos qui sont leur premier mérite. Cependant les Voyages du duc de Raguse, publiés en 1837, et auxquels il ajouta en 1838 un volume sur la Sicile, seront toujours relus avec plaisir et profit par tous ceux qui parcourront après lui les mêmes contrées. Il a le sentiment prompt, facile, l’expression nette et simple, parfois émue. C’est le journal instructif d’un esprit supérieur qui prend intérêt avant tout aux choses de l’administration et de l’organisation sociale, et qui tient à les faire comprendre ; mais ces remarques positives et spéciales n’absorbent pas le voyageur, et le récit perd, en avançant, toute sécheresse. L’homme d’ailleurs se montre toujours, et il y a même des moments où l’on entrevoit le peintre. Le maréchal a cette faculté de s’imprégner très vite de l’esprit et de la couleur des lieux, du génie des races. Il participe aux impressions successives qui naissent du paysage et des souvenirs ; lui qui, en Hongrie, avait débuté presque par de la statistique et des chiffres, il devient légèrement mythologique aux environs de Smyrne, homérique à Troie, chrétien en traversant le Liban. Le son des cloches des monastères le dispose par avance à croire et le remue. Le voilà au Jourdain :

Arrivé sur les bords de ce fleuve témoin de tant de saints prodiges, je me plongeai, dit-il, dans ses eaux. Il me semblait qu’en touchant cette terre sacrée, berceau de notre croyance, je commençais une nouvelle vie. — Oh ! qu’ils aillent dans la Terre sainte, s’écrie-t-il encore, qu’ils entrent à Jérusalem, même avec une foi douteuse, ceux-là qui sont avides de nouvelles émotions ; pour peu que leur imagination soit vive, et leur cœur droit et sincère, elles arriveront en foule à leur âme.

Le talent proprement dit, l’art d’écrire lui vient chemin faisant ; il dira à propos des sépulcres restés vides, qui furent construits près de Jérusalem par Hérode le Tétrarque : « Alors, comme à présent, il y avait des grandeurs passagères ; et des tombeaux promis et élevés ne recevaient pas les cendres qui devaient les occuper. »

Mais c’est l’Égypte surtout qui est le but où tend le voyageur ; il y retrouve, en y mettant le pied, les souvenirs présents et les émotions héroïques de sa jeunesse. Ancien gouverneur d’Alexandrie en 1798, il est accueilli par Méhémet Ali avec distinction, avec une confiance entière, une amitié qui ne se démentira pas, et qui ira le chercher plus tard à Vienne, dans la crise de 1839. Marmont apprécie ce prince remarquable avec équité, avec une haute estime exempte de flatterie ; son administration y est jugée, critiquée même, et louée seulement là où il le faut. Ces questions politiques ont aujourd’hui perdu de l’intérêt actuel qui les rendait encore si vivantes il y a douze ans ; je ne fais que les indiquer en passant ; mais dans ces volumes du duc de Raguse, je voudrais citer pourtant, comme pages durables et dignes d’un moraliste social aussi judicieux que fin, l’appréciation qu’il fait de la race arabe, des Arabes du désert et des qualités essentielles qui les caractérisent :

D’abord, dit-il, la patience qu’ils montrent en tout. C’est, en général, une des vertus de ceux qui sont placés en présence de l’immensité : l’homme qui est soumis à l’action d’une force supérieure, accoutumé à reconnaître son impuissance, se soumet, facilement à l’empire de la nécessité. Ce sont les obstacles médiocres, les petits intérêts et les petites passions, les difficultés que notre esprit nous représente comme susceptibles d’être vaincues, qui nous irritent : alors l’impatience est comme un redoublement d’action, une exaltation de nos facultés vers le but que l’on veut atteindre. Mais quand l’homme se trouve en face d’une difficulté réelle, disproportionnée avec ses forces, il se résigne ; et si l’expérience lui a enseigné que le temps et un effort réglé et continu sont les seuls moyens du succès, il prend alors l’habitude de la patience, et cette habitude passe dans sa nature. Le Hollandais, devant le puissant océan, son éternel ennemi, sait qu’il ne peut lutter avec avantage contre lui que par la patience ; qu’un travail momentané est insuffisant pour donner un résultat favorable, tandis qu’un combat de tous les moments finira par le faire triompher, et il souscrit à cette obligation sans en discuter les inconvénients. De même un Arabe, dont la vie se compose de marches dans le désert, sait que, pour le traverser, il lui faut beaucoup de temps, qu’il doit ménager ses moyens et ses forces ; dès lors les jours s’écoulent à ses yeux sans précipitation ni lenteur, parce que d’avance il les a comptés ; il est entré dans un mouvement dont il a calculé les effets, auquel il s’abandonne avec confiance et tranquillité. Rarement l’approche de la mort cause de l’irritation : nous savons qu’elle a été la condition de notre existence, et l’on envisage l’éternité du même œil que l’Arabe voit l’entrée du désert dont il ignore la limite.

Certes, de tels morceaux d’observateur qui unissent à la fois la finesse et l’élévation, peuvent se citer et tiennent leur place à côté des pages les plus sévères de Volney, ou des plus brillantes de Chateaubriand.

Une remarque qui ne saurait échapper à ceux qui ont lu ces Voyages, et qui en ressort sans aucune jactance, c’est à quel point le général Marmont, partout où il se présente, est accueilli avec considération, traité avec estime, et combien, par son esprit comme par ses manières, il soutient dignement à l’étranger la réputation de l’immortelle époque dont il est l’un des représentants. Non, la France ne saurait renier celui qui justifia si bien les grandeurs déjà commencées de l’histoire, et qui montra de sa présence et de sa personne, dans ces diverses contrées du monde où il parut, que la renommée lointaine ne mentait pas.

En 1845, le maréchal publia son Esprit des institutions militaires que j’ai déjà cité plus d’une fois, et dont je n’ai pas à reparler en détail, n’ayant point crédit pour cela. Il dédia ce petit livre à l’Armée, dans cette allocution où son âme respire :

Je dédie mon livre à l’Armée.

L’Armée a été mon berceau, j’ai passé ma vie dans ses rangs, j’ai constamment partagé ses travaux, et plus d’une fois j’ai versé mon sang dans ces temps héroïques dont la mémoire ne se perdra jamais.

Parvenu à cet âge où tout l’intérêt et les consolations de la vie sont dans les méditations sur le passé, je lui adresse un dernier souvenir. Les soldats, mes compagnons d’armes, réunissaient toutes les vertus militaires. À la bravoure et à l’amour de la gloire, naturels aux Français, ils joignaient un grand respect pour la discipline, et une confiance sans bornes en leur chef, premiers éléments du succès…

Les soldats d’aujourd’hui marchent dignement sur les traces de leurs devanciers ; et le courage, la patience, l’énergie qu’ils ne cessent de montrer dans la longue et pénible guerre d’Afrique, prouvent que toujours et partout ils répondront aux besoins et aux exigences de la patrie.

Les premiers étaient l’objet de mes soins les plus assidus et de ma sollicitude la plus vive ;

Les derniers, tant que je vivrai, auront mes plus ardentes sympathies.

On remarquera qu’il ne fait aucune allusion aux injustices de tout genre dont il était atteint. En effet, après le premier moment passé, il dédaigna toujours les justifications et les apologies : « Je ne puis paraître vouloir me justifier, disait-il ; je ne veux surtout pas laisser croire que j’en sens le besoin. »

Le gouvernement de Juillet ne fut jamais bien pour Marmont ; d’anciens camarades maréchaux mirent peu d’empressement et de bonne volonté à le servir. Lui-même, il était incapable de ces ménagements et de ces adresses qu’il aurait fallu avoir pour se faire amnistier. Après le procès des ministres, et sur l’impression favorable qu’avaient laissée les dépositions des témoins, il aurait, certes, pu rentrer en France : mais il n’était pas homme à y rentrer par la petite porte, et, de la nature qu’il était, il n’y pouvait reparaître que la tête haute. Disons tout le gouvernement de Juillet n’était pas, à l’égard de l’opinion, en position de combattre le préjugé populaire qui régnait encore sur les événements de 1814, et particulièrement sur ceux de 1830, dont il était issu. Pour avoir mission et vertu de relever dans la juste mesure le nom de Marmont, il faut être un Bonaparte même : c’est à la lance d’Achille à guérir la blessure.

Le maréchal, qui, en vieillissant, avait gardé tout son feu, sa vivacité d’impression et d’intelligence, vécut assez pour apprendre et juger les derniers événements qui ont changé le régime de la France. Il serait prématuré et peu convenable de détacher ici ces jugements, qui seraient nécessairement tronqués, et qui sembleraient intéressés sous notre plume. Vivant ou mort, il ne faut pas que, de la part du maréchal, une approbation, une louange exprimée dans l’intimité semble venir solliciter une faveur et une grâce ; ce serait aller contre sa pensée. Comme on préparait, vers le temps de sa mort, une nouvelle édition de ses Voyages, et que l’un de ses amis avait songé que ce pourrait être une occasion de faire appel à la justice, il écrivait (8 janvier 1852) :

En résumé, mon cher ami, je vous le répète, celle publication me fera plaisir, et j’espère qu’elle me donnera quelque jouissance. Je ne suppose pas qu’elle puisse influer sur ma position d’une manière notable. S’il en était autrement, j’en serais bien aise assurément ; mais pour rien au monde, à quelque titre que ce soit et de quelque manière que ce puisse être, je ne voudrais pas que ce fût pour moi, ou de la part de mes amis pour moi, l’occasion d’une provocation.

Ces événements du 2 Décembre, qu’il jugeait en homme qui considère avant tout le salut de la société européenne et celui de la patrie, et qui croit « que la civilisation ne marche d’une manière utile et prompte que lorsqu’elle est l’effet de la volonté du pouvoir », contribuèrent pourtant à précipiter sa fin. Par un sentiment précurseur, et comme il arrive à ceux qui, loin du ciel natal, se sentent décliner et approcher du terme, il nourrissait depuis quelque temps un vif et secret désir de revoir la France. Il crut lire, dans l’avènement et l’affermissement du pouvoir nouveau, un ajournement désormais indéfini de ses espérances : le mal du pays le gagna ; ce cœur si fort fut brisé. Il expira le 3 mars 1852, à neuf heures et demie du matin, au palais Loredan, à Venise, entouré de soins pieux par les plus nobles amitiés ; il avait soixante-dix-sept ans et sept mois. La maladie dont il mourut, restée assez obscure, paraît avoir tenu aux organes de la circulation et du cœur. Il garda sa présence d’esprit jusqu’aux derniers instants.

Ses restes seuls vont rentrer en France et reposer dans le cimetière paternel de Châtillon, on un tombeau l’attend. Que les haines, s’il en était encore, se taisent ; que les préjugés daignent achever de s’éclairer et de se dissiper ; que la justice et la générosité descendent, au nom de l’Empereur même, sur cette rentrée funéraire du dernier des grands lieutenants de l’Empire ; que les armes de nos soldats l’honorent et la saluent, et il y aura dans le cercueil de Marmont quelque chose qui tressaillira8.