(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Armand Carrel. — II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831. » pp. 105-127

II. (Suite.) Janvier 1830-mars 1831.

Je voudrais présenter d’une manière claire et incontestable pour tout le monde la vraie situation de Carrel au National, dès l’origine en janvier 1830, et les diverses gradations d’idées, de sentiments et de passions par lesquels il arriva à la polémique ardente et extrême qui a gravé son image dans les souvenirs. On ne doit s’attendre à rencontrer dans cette étude aucune passion ancienne, pas plus qu’aucun appel aux directions sociales si inverses qui ont succédé : je parlerai de ces temps et de ces choses déjà si lointaines comme je parlerais de ce qui arriva en Angleterre sous Jacques II ou sous les ministères de la reine Anne. Je ne tiens qu’à bien faire comprendre et à bien décrire un personnage remarquable, et, malgré les restes de flamme qui peuvent s’attacher à son nom, à le mettre à son rang dans ce monde froid et durable où une critique respectueuse s’enquiert de tout ce qui a eu bruit et éclat parmi les hommes.

Le premier numéro du National (3 janvier 1830) contient un court article de Carrel sur Rabbe, ce Méridional mort à quarante-trois ans, qui « était entré dans le monde à la suite de brillantes études, avec un esprit remuant, un caractère intrépide, des passions vives ; une belle figure, de l’esprit, du cœur, un geste mâle et parlant, une éloquence noble, hardie, animée, entraînante ». Défiguré en plein visage à vingt-six ans par une horrible maladie qui sentait son Moyen Âge ou son xvie  siècle, il vivait à Paris de sa plume, nécessiteux, fier, ulcéré, s’échappant du milieu de ses besognes commandées en tirades éloquentes, saisi fréquemment d’accès de violence et de rage, envieux, misanthrope, et pourtant généreux par retours, applaudissant encore du fond de son malheur à ce qui annonçait quelque vigueur mêlée d’amertume. Carrel, à cet égard, l’avait séduit et avait réussi à l’apprivoiser. Le jour des funérailles il lui rendit, en cette demi-colonne de journal, un expressif et véridique hommage. Mais on ne sent pas impunément à ce degré de sympathie une nature comme celle de Rabbe. Nous avons vu Carrel débuter en quelque sorte au métier d’écrivain sous les auspices de M. Augustin Thierry, et se former au style net, ferme et sévère ; si je voulais exprimer plus complètement encore la qualité de ce style de Carrel à sa formation et au moment où il va se tourner à la polémique, je dirais : Mettez-y une goutte de la bile de Rabbe.

Dans deux articles écrits à l’occasion de l’Histoire de la Restauration de M. Lacretelle (24 et 30 janvier 1830), et dans un troisième article écrit à l’occasion des derniers volumes de Bourrienne (10 février), Carrel expose toute sa théorie historique et politique de l’Empire et de la Restauration. L’Empire ! à la différence d’une portion de l’école libérale d’alors, il est bien loin de le répudier ; il en reconnaît tous les services et, selon lui, tous les bienfaits :

Nous profitons de ses guerres ; nous sommes régis en grande partie par ses institutions. Les lois existaient : il n’y a eu de renversé que le pouvoir qui, ayant fait de bonnes lois, restait placé au-dessus d’elles. La France doit immensément à l’homme qui était tout dans ce temps. Elle a pu se séparer de lui sans ingratitude ; elle n’avait été ni insensée ni lâche en consentant à lui obéir. Le 18 Brumaire avait vu commencer non la servitude, mais l’enchantement de tous les esprits.

Il y a là, dans cet article du 24 janvier, une admirable page d’histoire. Carrel sentait si vivement l’esprit et la grandeur de cette époque et de l’homme qui la personnifiait, il en parlait sans cesse avec tant d’intérêt et d’éloquence, que ses amis Sautelet et Paulin l’avaient engagé à écrire une Histoire de l’Empire. Ce fut longtemps son rêve et finalement son regret ; il y revenait en idée dans les derniers temps, à travers les courts et sombres intervalles de réflexion que lui laissaient ses luttes de presse de plus en plus désespérées ; c’était à une telle œuvre qu’il aurait aimé à attacher la gloire de son nom. Ces seuls articles que je cite prouveraient que le projet était déjà arrêté et mûri dans sa pensée dès avant 1830.

Sur la Restauration, il a pris son parti ; il l’avait pris comme jeune homme passionné dès 1823, et comme homme de tactique depuis 1827. Il croyait que, le principe de l’octroi royal de la Charte étant posé par les uns, contesté par les autres, il n’y avait d’issue que dans un changement et une substitution de branche. Son livre sur la contre-révolution d’Angleterre en 1827 avait été un mouvement dans ce sens : la manœuvre fut interrompue pendant le ministère Martignac, qu’il n’avait jugé que comme une fausse trêve. Après l’avènement du ministère Polignac, Le National fut fondé exprès pour reprendre et continuer cette opération de sape, et pour préparer la substitution. Carrel participe en toute occasion à ce plan concerté, et notamment par un article intitulé : « Le livre du Contrat social et la Charte. — La souveraineté du peuple et les trois pouvoirs » (18 février). Il tâche d’y démontrer qu’on peut être pour une Charte non octroyée, sans être pour la souveraineté du peuple entendue à la Jean-Jacques. Il cherche à indiquer, indépendamment de toute abstraction, les pouvoirs qui ressortent nécessairement de la société telle qu’elle est depuis la Révolution ; il en distingue trois : la royauté, une certaine aristocratie, et le peuple ; il les qualifie trois réalités indestructibles, et qui sont sorties de l’épreuve de la Révolution même. Le peuple, sans doute, composé de la masse des laboureurs, ouvriers, soldats, marchands, écrivains, est à ses yeux « la plus imposante de ces réalités manifestées par la Révolution » ; mais la royauté, de son côté, est une chose essentielle :

La royauté d’abord ! la royauté, ce n’est qu’un homme, qu’une famille tout au plus contre la nation entière ; nous le savons. Mais cet homme, si nous le renversons, nous alarmerons toutes les têtes couronnées comme lui : car la royauté chez nous est sœur de toutes les royautés européennes. Nous verrons s’armer contre nous des coalitions qui ne poseront les armes que quand nous les aurons rassurées en rétablissant sinon l’ancien pouvoir royal, au moins quelque chose qui y ressemble. Voilà ce que la Révolution nous a appris quant à la royauté : aussi la place de la royauté est désormais marquée dans toute constitution qui se fera sur l’expérience de la Révolution.

Carrel dit quelque chose d’approchant de la seconde réalité, essentielle encore, selon lui, à toute constitution politique qui dérive de la Révolution bien comprise : ce second pouvoir, c’est une certaine aristocratie, qui tient de l’ancienne noblesse et qui se rapporte assez exactement à la classe des grands propriétaires : « Nous la transformerons en pairie, dit-il, et nous vivrons bien désormais avec elle. »

Cet article, un peu enveloppé à cause du but, est d’ailleurs plein de sens et fait bon marché des doctrines abstraites ou mystiques en sens inverse, tant de celle du droit divin que de celle des disciples de Rousseau :

Que si, croyant nous pousser à bout, vous nous demandez où réside enfin suivant nous la souveraineté, nous vous répondrons que ce mot n’a plus de sens ; que l’idée qu’il exprime a disparu par la Révolution comme tant de choses ; que nous ne voyons nulle utilité à la vouloir ressusciter ; que le peuple n’a plus besoin d’être souverain et se moque d’être ou non la source des pouvoirs politiques, pourvu qu’il soit représenté, qu’il vote l’impôt, qu’il ait la liberté individuelle, la presse, etc. ; enfin le pouvoir d’arrêter une administration dangereuse en lui refusant les subsides, c’est-à-dire l’existence même. La source de tous les pouvoirs est dans la bourse des contribuables ; ce n’est pas là du moins une abstraction pour laquelle on puisse s’égorger ; c’est l’invincible bon sens du bonhomme Jacques.

Ainsi il substitue le bon sens du bonhomme Jacques à la doctrine de Jean-Jacques, et déconcerte par là ses adversaires.

Répondant (9 juillet 1830) au journal anglais le Times qui, aux approches du conflit, semblait s’effrayer pour nous et ne croyait pas à la compatibilité du principe monarchique et des idées libérales en France, Carrel nie que le pays ait une tendance républicaine, qu’on aille en France au système américain, ou même à une révolution un peu plus radicale que celle de 1688 en Angleterre. Sa ligne politique, à cette date, est là, et c’est aller plus vite que lui que de la chercher ailleurs.

Mais ce qui est plus fait pour nous intéresser dans ces six premiers mois de la collaboration de Carrel au National, ce sont les articles de variétés et de littérature qu’on ne s’attendrait pas à trouver sous sa plume : par exemple sur l’Othello de M. de Vigny (22 février), sur Hernani de M. Victor Hugo (8, 24 et 29 mars). Les romantiques, ceux qu’on qualifiait comme tels alors, rencontrèrent tout d’abord dans Carrel un rude jouteur. On peut croire qu’il choisit bien ses points d’attaque ; les vers les plus étranges ne lui échappent pas ; il décrit spirituellement, et avec une verve railleuse assez légère, ce public des premières représentations d’Hernani, dont nous étions nous-même, public fervent, plein d’espérance et de désir, et qui mettait toute sa force en ce moment à tenter une révolution non pas précisément dans l’État, mais dans l’art. Carrel, qui voulait de l’une de ces révolutions, n’entend pas pour cela vouloir de l’autre ; il nie qu’il y ait aucun rapport entre innover dans les formes de la Constitution, et innover dans les formes du drame. Je me rappelle, à cette époque, une correspondance qui eut lieu entre lui et M. Victor Hugo. Le poète, à la lecture du premier article de Carrel sur les représentations d’Hernani, lui avait écrit une lettre explicative, et dans laquelle il lui rappelait les singulières prétentions des soi-disant classiques du jour ; Carrel y répondit par une lettre non moins développée qui commençait en ces termes : « Je suis pour les classiques, il est vrai, monsieur, mais les classiques que je me fais honneur de reconnaître pour tels sont morts depuis longtemps. » Dans la critique de l’Othello de M. de Vigny, il se faisait fort de prouver « que toute la langue qu’il faut pour traduire Shakespeare est dans Corneille, Racine et Molière ». Mais la seule combinaison de la langue de ces trois hommes ne serait-elle donc pas la plus grande et la plus neuve des originalités ? On n’attend pas que je rentre ici dans des discussions épuisées, et dans lesquelles chacun a eu tort et raison tour à tour et sur des points différents. Je ferai une seule remarque qui touche au caractère général de l’homme.

En ces années finales de la Restauration, il y avait un effort dans l’ordre de l’esprit, un essor marqué qui s’essayait en bien des genres. Pourquoi le borner et le restreindre ? pourquoi le limiter au domaine historique et politique ? pourquoi le railler et, j’ose le dire, le fustiger comme vous le faisiez, en ce qui est de la poésie, au lieu de le favoriser en le conseillant avec sympathie et le dirigeant ? On battait les buissons du côté de l’invention, et c’était tant mieux ; on s’égarait sans doute en bien des pas, mais on ouvrait aussi des routes. « On ne peut attaquer par trop d’endroits à la fois une production pareille, disait Carrel en concluant sur Hernani, quand on voit par la préface des Consolations la déplorable émulation qu’elle peut inspirer à un esprit délicat et naturellement juste. » L’éloge ici rachète certes la critique, et, venant d’un esprit aussi rigoureux, il honore. Mais, dans un article sur les obsèques de Sautelet (16 mai), Carrel lui-même ne disait-il pas, en voulant expliquer l’âme douloureuse de son ami :

La génération à laquelle appartenait notre malheureux ami n’a point connu les douleurs ni l’éclat des grandes convulsions politiques… Mais, à la suite de ces orages qui ne peuvent se rencontrer que de loin à loin, notre génération a été, plus qu’une autre, en butte aux difficultés de la vie individuelle, aux troubles et aux catastrophes domestiques…

Et pourquoi, s’il en était ainsi de cette génération, pourquoi interdire à la sensibilité particulière et sincère son expression la plus naturelle et la plus innocente qui est la poésie lyrique, consolation et charme de celui qui souffre et qui chante, et qui ne se tue pas ? pourquoi n’en pas reconnaître l’accent et dans les grands poètes du temps, dans ceux qui ont fait les Méditations et Les Feuilles d’automne, et même dans les moindres ? Ce caractère restrictif et négatif, à l’article de la poésie moderne, n’est point particulier à Carrel ; il le partageait avec la plupart des hommes de l’école historique et politique ; mais il faut qu’il l’ait ressenti bien vivement pour s’être complu si fort à l’exprimer.

Là où il est sur son terrain, dans l’ordre de sa vocation, et véritablement maître, c’est quand, à propos du Manuscrit de 1814 du baron Fain (25 avril 1830), il parle des choses de la guerre, de l’art et du génie qui y président :

Dans une belle opération de guerre, il y a une partie de savoir et de calcul qui n’est pénétrée que par quelques esprits ; mais il y en a une autre qui produit dans toutes les imaginations l’émotion du beau, et qui est toute en spectacle. C’est cette rapidité d’exécution, cette puissance, et pour ainsi dire cette inspiration de mouvement, qui partent de l’instinct supérieur à l’art et presque divin qu’on appelle génie. L’impression de cela est difficile à définir peut-être, mais c’est par elle que les merveilles du plus imposant et du plus désastreux des arts arrachent l’admiration du monde jusque dans les souffrances que la guerre cause. C’est par ce côté visible de son génie que Bonaparte, en tout ce qu’il a fait, s’est donné le peuple même pour juge…

Il trouve particulièrement tous ces caractères de beauté soudaine et manifeste à la campagne de 1814. Il y montre Napoléon, bien que vaincu, n’y paraissant jamais inférieur à lui-même : « On le vit avec cinquante mille hommes vouloir en enfermer cinq cent mille au cœur de la France, et y réussir presque en les environnant de son mouvement, en trouvant moyen d’être toujours en personne sur leur passage… » Les environnant de son mouvement, voilà de ces expressions heureuses et pittoresques comme Carrel en a quelquefois, trop rarement pourtant, eu égard à l’excellent tissu de son style. Il lui manque un peu de ce qu’il a tant blâmé chez les hommes de l’école opposée, l’imagination dans l’expression. Mais, quand il la rencontre, elle est chez lui de toute vérité et de toute justesse.

C’est toutes les fois surtout qu’il parle de guerre que l’expression chez lui s’anime et s’éveille : lui qui, lorsqu’il traite des choses constitutionnelles d’Angleterre, dont le département lui était presque dévolu à cause de son précédent ouvrage, est assez terne et sans caractère, il devient lucide, intéressant, quand il parle de l’expédition d’Alger, de l’embarquement des troupes (18 mai 1830) ; il se met au-dessus de ses antipathies politiques, il s’élève à un sentiment militaire patriotique, qui confond un moment tous les drapeaux. C’est ce même sentiment d’une générosité presque confraternelle qui lui inspira (21 juillet) les quelques lignes par lesquelles il honora le trépas du jeune Amédée de Bourmont, tué au début de l’expédition, quand, à peu de jours de là, il avait été si inexorable et d’une mémoire si vengeresse contre le père. On remarque encore un article mâle et simple sur Vandamme (23 juillet), qu’il dessine vivement en peu de traits. Vandamme avait commencé par être un chef de compagnie franche, et Carrel remarque finement « qu’il y a toujours eu dans la manière dont il faisait la guerre, aussi bien sous la République que sous l’Empire, du chef de compagnie franche ».

Les ordonnances du 26 juillet éclatent, et Carrel, ce jour-là, écrit les quarante lignes de protestation par lesquelles il déclare qu’il n’y a plus qu’une voie de salut offerte à la France, c’est de refuser l’impôt : « C’est aux contribuables maintenant à sauver la cause des lois. L’avenir est remis à l’énergie individuelle des citoyens. » Sa conduite, pendant ces journées de Juillet, fut pleine de fermeté ; mais il n’espérait rien de la résistance armée du peuple, et il ne la conseillait pas. Homme de discipline, il croyait que la troupe aurait aisément raison de cette guerre de pavés et de rues. Il l’a confessé bien des fois depuis, en parlant des journées de Juillet : « Nous y étions, nous l’avons vu, nous tous qui en parlons, qui en discutons aujourd’hui ; mais soyons de bonne foi, nous n’y avons rien compris. » (31 décembre 1830.) — Et encore : « Celui qui le 26 juillet, aux premiers coups de fusil tirés dans la rue Saint-Honoré, eût assuré que le peuple de Paris pouvait sentir, vouloir, soutenir jusqu’à la mort toutes ces choses, n’eût pas été cru ; on l’eût pris pour un fou, et peut-être il l’eût été, car personne ne pouvait avoir encore les données d’une pareille conviction. » (1er septembre 1830.)

Dès le lendemain du triomphe et pendant la lieutenance générale du duc d’Orléans, M. Guizot, comme ministre de l’Intérieur, chargea Carrel d’une mission dans l’Ouest. Cette mission avait pour objet de sonder les dispositions de la Bretagne à l’égard du nouveau gouvernement, et d’engager les officiers des troupes en garnison dans cette province à lui conserver leurs bons offices. « J’ai entendu M. Guizot, me dit un témoin digne de foi, louer avec chaleur la manière dont Carrel s’était acquitté de sa tâche et les rapports qu’il avait reçus de lui à cette occasion. »

Au retour de sa mission, Carrel apprit qu’il était nommé préfet du Cantal : il refusa à l’instant (29 août). Des circonstances de sa vie intérieure que chacun savait alors, et que ses amis arrivés au pouvoir auraient dû apprécier, le détournaient impérieusement d’accepter des fonctions publiques en province. Il disait plus tard en riant : « Je crois qu’on m’aurait gagné en août 1830 si, au lieu d’une préfecture, on m’avait offert un régiment. » Le mot est joli, et exprime l’homme. Mais, en réalité, il eût suffi, pour le rallier à ce moment, d’une position supérieure, à Paris, et qui ne marquât point de distance injuste entre lui et ses collaborateurs de la veille au National. On manqua l’occasion de l’engager. Eût-on réussi jamais à le fixer du côté du gouvernement ? De l’humeur dont il était, j’en doute fort, à moins qu’il n’eût bientôt espéré d’imprimer de son propre caractère à ce gouvernement. Mais, dans tous les cas, ses démarches, avec un point de départ si différent, eussent été toutes différentes aussi.

Il se décida donc à rester écrivain, à prendre la rédaction en chef du National, et il fit son article de déclaration le 30 août 1830. Pendant le mois écoulé, Le National avait un peu flotté au hasard, ou plutôt il avait été purement gouvernemental, ce qui lui avait attiré bien des critiques de la part des feuilles plus vives. Carrel commence par bien établir la situation. Il justifie ses collaborateurs de la veille d’être entrés d’emblée dans le gouvernement :

N’ayant cessé de vouloir, de demander pour la France la royauté consentie et telle qu’elle existe aujourd’hui, il serait surprenant, remarque-t-il, que les rédacteurs du National n’eussent pu, sans démériter, s’employer à la consolidation de l’édifice dont ils peuvent passer pour avoir jeté les fondements.

Quant à lui, qui reste en dehors du gouvernement, il n’a qu’à poursuivre dans sa voie :

Le National n’a point de profession de foi à faire ; son avenir est tracé par la conduite qu’il a tenue jusqu’à ce jour ; il est fier d’avoir si manifestement désiré ce qui existe, avant que personne même osât y songer. Le glorieux événement qui a porté au trône la famille d’Orléans est la réalisation de ses plus anciennes espérances. Il ne se tournera point contre un résultat auquel il a contribué de tous ses moyens ; et ce serait travailler contre le nouvel ordre de choses que d’accuser avec amertume l’administration actuelle des embarras inévitables d’une position aussi difficile que la sienne.

Non seulement Le National ne voit point d’opposition à faire, « mais il croit que le mieux est de s’intéresser à cette administration si entravée sur son terrain couvert de débris, de la conseiller, de la pousser avec bienveillance, de la soutenir au besoin contre de ridicules inimitiés. » Le National restera donc à la fois favorable au ministère et indépendant : c’est là sa ligne, et c’est le vœu bien sincère alors, on peut le croire, de celui qui écrit. Les engagements et les déviations ne vinrent que pas à pas et successivement sur la pente glissante où il se plaçait, et où, malgré son jarret nerveux, il ne put se tenir.

Car il était, ne l’oublions jamais, l’homme de son humeur : cela perce déjà dans les dernières lignes de cet article tout pacifique et d’expectative ; il prévient les questionneurs et adversaires du National qu’il ne s’agit plus désormais, dans ces critiques fort déplacées dont il est l’objet, d’attaques collectives : « Ces attaques, dit-il en terminant, ne s’adresseraient désormais qu’à une seule personne, celle qui s’est fait connaître hier pour directeur unique du National, et l’on doit s’attendre qu’elles seraient relevées. »

Voilà une pointe d’épée qui s’aperçoit : et combien de fois déjà ne s’était-elle pas montrée à la fin des articles de Carrel ! Là est un faible, et qui, transporté de sa vie militaire à sa vie politique, domina toute sa carrière et finit par la briser. Qu’on lise, pour ne citer presque qu’au hasard, la note sur Le Drapeau blanc (22 janvier 1830), celle sur le Journal des débats (22 février), où les mots de lâcheté et de fausseté résonnent ; la réplique (22 mars) à La Quotidienne qui a crié tout haut : Vous mentez , et où il est dit : « Ces choses-là s’entendent d’autant mieux qu’on les dit plus bas et de plus près. » Et plus tard qu’on lise encore la réponse au Constitutionnel (14 septembre 1830) ; la réplique au Messager (4 janvier 1831), celle au journal Le Temps (16 et 18 mars 1831). On m’indique un autre démêlé avec le Journal du commerce, dont le rédacteur en chef était des amis de Carrel. Cela, au reste, est perpétuel chez lui. Ce que je relève, ce n’est pas telle ou telle de ces notes, c’est l’habitude et l’intention qu’elles témoignent dès l’origine, de se tenir à la disposition du premier écrivain mécontent, qui demandera raison d’être ainsi châtié et blessé d’une façon si directe. Sans doute il importe que l’écrivain politique sérieux, et celui surtout qui médite une carrière d’action plus haute, se conserve dans son intégrité de bon renom et se fasse respecter. Il y a de plus, dans certaines positions d’avant-garde, comme un surcroît d’honneur et de valeur qui sied à quelques hommes par leurs antécédents, et qui ne saurait faire loi pour tous. La question, qui n’en est plus une, est celle-ci : Carrel n’a-t-il pas abusé de cette susceptibilité d’exception qui lui seyait dans une certaine mesure ? Un jour, présidant une réunion des défenseurs des Accusés d’avril, l’un de ces défenseurs, avocat de province, demandait la parole et, ne l’obtenant pas, s’en plaignait assez impérieusement à Carrel, qui se tourna vers lui, et lui dit d’un ton froid et significatif : « Quand vous voudrez, monsieur ! » L’avocat resta court. Ce mot, si bien infligé peut-être dans le cas dont il s’agissait, semblait être devenu trop habituellement la devise de Carrel ; il semblait trop dire à tout venant : Quand vous voudrez, monsieur ! et par là il donnait avantage et prise sur lui à quiconque n’aurait pas plus peur que lui.

Et puisque j’ai touché cette corde délicate, mais inévitable, je veux y insister encore. Ce même homme si chatouilleux sur le point d’honneur en ce qui le concernait, et qui laissait voir à l’instant la pointe de l’épée, était le plus conciliant et le plus soigneux quand il se voyait pris pour arbitre par d’autres. On cite plus d’un cas épineux où il parvint à rétablir l’accord. On ajoute que dans ces sortes d’arbitrage, qui d’ordinaire embarrassent et ennuient, il ne s’ennuyait pas ; il aimait à prolonger la discussion, à tout balancer, à tenir compte des moindres circonstances en artiste, presque en casuiste : c’était amour de la forme. Au fond, ce qu’il tenait surtout à savoir, c’était si l’on était brave ; quand il vous avait tâté et qu’il était sûr de vous, vous étiez sûr, en un point, de son estime.

Ce qu’il exigeait particulièrement de ses amis, de ceux surtout qui pouvaient avoir quelques prétentions politiques, me dit un de ceux qui l’ont le mieux connu, c’était du courage personnel. Avant tout, il voulait savoir si les hommes qui briguaient son affection étaient bien pourvus à cet égard. Si le hasard lui procurait une nouvelle connaissance, il était rare (de 1825 à 1830) que Carrel ne la mît pas à l’épreuve sous ce point de vue. Il engageait alors une discussion plus ou moins vive, et, quand il savait à quoi s’en tenir sur la valeur du néophyte, il mettait un art infini à arranger les choses sans que la dignité de l’un ou de l’autre pût en souffrir.

Encore une fois, tout cela serait charmant et d’une singularité pleine de grâce dans un jeune et brillant militaire qui veut qu’on soit avant tout avec lui de la religion des braves ; mais, transposé dans l’ordre de la discussion politique et dans un système qui professait une entière liberté de presse, cela criait et jurait à chaque pas.

Nous n’en sommes qu’au moment où, le 30 août 1830, Carrel ouvre sa campagne nouvelle au National, y dirigeant en chef pour la première fois. Rien n’annonce d’abord la vigueur de l’attaque à laquelle il sera prochainement conduit : « Une carrière nouvelle s’est ouverte aux journaux qui voudront être vraiment indépendants. » Sous la Restauration, il n’y avait que la guerre à faire à un pouvoir qui était ennemi par essence :

La véritable indépendance vis-à-vis d’un gouvernement dont le principe est bon, mais qui peut bien ou mal se déterminer, suivant qu’il juge bien ou se trompe, l’indépendance, dit Carrel, sera aussi loin de l’opposition par parti pris, que de ce qu’on appela, sous le dernier gouvernement, d’un mot odieux et flétri, le ministérialisme. Cette ligne d’indépendance est belle à tenir. (5 septembre.)

Il y vise pour son compte ; il essaie d’appliquer ses principes. Il critique sans doute la Chambre : elle se conduit trop comme si le ministère Polignac avait été vaincu tout bonnement par le refus de l’impôt, et comme si une révolution à main armée ne s’était pas accomplie ; mais il ne critique point le gouvernement ; bien plutôt il le défend ; il l’excuse de tâtonner. L’homme manque, dit-on, mais à qui la faute ? Le peuple ayant tout fait en trois jours, on est arrivé trop tôt, et l’on a été pris à l’improviste. Il demande de la patience et du temps pour ceux qui gouvernent :

Un ministère, quel qu’il soit, ne peut guère être aujourd’hui (6 septembre 1830) que l’inactif spectateur de cette sorte de refonte de l’esprit public. Jusqu’à ce qu’elle se soit opérée complètement et d’elle-même, le gouvernement sera privé de sa direction la plus indispensable ; il sera réduit à tâtonner comme il fait, à attendre, à se tromper, à encourir le reproche d’incapacité et d’esprit de coterie.

Un journal avancé d’alors, Le Globe, du 7 septembre, s’étant permis de critiquer cette idée qu’un ministère doit être un spectateur inactif de la refonte sociale, et ayant dit qu’il l’aimerait mieux ouvrier habile et intelligent, Carrel répliquait vertement à ce journal (8 septembre) et le raillait de son désir, de ce désir que lui-même devait reprendre plus tard pour l’exprimer à l’état de regret. Pour lui, à cette date, il ne concevait et ne proposait pas de mesure précise et décisive, soit dans le sens de la répression, soit dans celui d’une refonte hardie. Dans le numéro du 9 septembre, il décrivait la situation et exposait le nouveau droit constitutionnel de la royauté consentie ; il ne dénonçait ni ne prévoyait point de grave désaccord :

Dans ces huit jours d’éternelle mémoire, le principe du progrès a vaincu le principe étouffant du retour au passé. Une fois convenu pour tout le monde, roi, peuple, assemblées, qu’on ira à la découverte de l’avenir, il ne reste plus à disputer que sur le degré de vitesse à employer. Fera-t-on dix lieues ou cent lieues à l’heure ? C’est à cela que se réduisent toutes les contestations actuelles.

Il est un point très décisif qu’il reconnut ensuite, mais dont il laissa passer alors le moment, et qui devait trancher le caractère de l’institution de Juillet, c’était de savoir si, au lendemain des journées, et après l’acceptation du pouvoir par le duc d’Orléans, on ferait, sous le coup même de l’impression de ces journées, et avec une loi électorale plus ou moins élargie, des élections nouvelles, si on donnerait à une situation, toute nouvelle en effet, une Chambre de même origine, ou bien si l’on continuerait de gouverner avec la Chambre antérieure et déjà un peu dépassée des 221. Carrel a reconnu plus tard qu’à son point de vue, le nœud de la question était là ; mais lorsqu’il était temps de le faire, et avant que l’impression des événements de Juillet se fût détournée et altérée, il ne proposa rien de tel. Voici le point très net : ne point continuer la Chambre née avant les événements, ne point la proroger, mais la dissoudre franchement, et consulter l’opinion vive du pays ; obtenir de lui la même Chambre à très peu près peut-être, mais retrempée et munie d’un droit incontestable. Je ne prétends point ici faire de la politique rétrospective : j’ignore ce qu’eût produit un tel baptême immédiat d’élections et ce qui en aurait rejailli sur l’institution de Juillet ; la grande habileté parut être, durant dix-huit ans, d’avoir évité cette épreuve périlleuse ; mais on ne saurait se dissimuler aujourd’hui que ce manque de consécration à l’origine a toujours pesé plus ou moins sur la dynastie déchue, et lui a ôté de son autorité morale. Dans tous les cas, Carrel ayant pris parti comme on va le voir en avançant, c’était la première chose qu’il aurait dû réclamer dès le jour où il ressaisissait la plume. Il perdit du temps. En général, la nature de son esprit était de ne comprendre les choses que par portions et graduellement. Sa politique se compose d’une suite de vues fermes, mais déterminées comme par étapes, et successives. Ajoutons que la nature de son caractère était, quand il avait fait une fois, et avec lenteur, un pas en avant, de ne s’en plus départir et de ne reculer jamais. Et c’est ainsi que, malgré son hésitation et même sa circonspection à l’origine, il s’est trouvé engagé peu à peu sur un terrain qui, à partir d’un certain moment, allait se rétrécissant toujours sous ses pas, jusqu’à ce qu’il fût acculé sans retour dans cette sorte de presqu’île républicaine de Quiberon où il était quand il mourut.

Tout ce prélude de sa politique pendant les derniers mois de 1830 ne se compose que de moyens termes, tels qu’en proposaient alors les hommes ralliés au gouvernement. Il se hasarde (12 septembre) à demander la prorogation de la Chambre, disséminée à ce moment et incomplète. Durant cette absence d’un des pouvoirs de l’État, ce qui le rassure, c’est, d’une part, « la popularité et les intentions connues du prince », et, de l’autre, la Garde nationale, qui est « toute cette classe moyenne, aujourd’hui prépondérante » ; elle saura tenir les choses où elles sont. « On a conquis en principe le véritable gouvernement représentatif » (13 septembre) ; que pourrait-on redouter encore ? La pratique suivra :

La révolution de Juillet ne nous a rendu ni plus ni moins ardents que nous ne l’étions sous le dernier gouvernement… L’obstacle est écarté… il n’y a plus qu’à marcher avec un juste sentiment de ce qu’il y a d’avenir dans ce seul fait : Plus de royauté ennemie des institutions ; et l’on arrivera à tous les biens que tant de systèmes successivement essayés ont promis sans jamais tenir. — Ce n’est pas là de l’optimisme, ajoute Carrel, c’est une juste confiance dans le principe essentiel de notre gouvernement : la souveraineté du peuple représentée par la souveraineté des majorités parlementaires.

Il n’est pas homme à donner dans les utopies ; il ne veut pas que le mouvement des trois jours soit autre chose que l’emploi courageux du moyen commandé par la Constitution elle-même pour son propre salut : « Il est arrivé dans notre pays ce qui devait y arriver une fois, pour que la Révolution, commencée en 89, fût vraiment terminée. » La révolution de 1830, pour lui c’est une fin ; elle clôt 89 et ne laisse point à craindre de 93. Il montre les différences des temps, les motifs de confiance à l’intérieur et à l’étranger. En énumérant les cinq ou six grands sujets d’inquiétude qui préoccupent le pays (14 septembre), il y compte l’existence de quelques associations « dont les doctrines, encore confusément exprimées, semblent appuyer les réclamations des classes ouvrières, et vouloir étendre à la société une révolution purement politique ». Il dédaigne fort ces associations, et surtout ne paraît point les craindre (18 septembre). Cette sécurité apparente est souvent une tactique de journal ; mais, à cette date, rien ne dénote encore de sa part la moindre arrière-pensée. Il exprime à plus d’une reprise la voie moyenne où il voudrait voir le gouvernement marcher, et le sens qu’il tirait alors de la révolution de Juillet : « Si quelqu’un y voit une révolution non pas politique, mais sociale, qu’il le dise. » Lui, il ne l’entend pas ainsi, et il témoigne de son aversion pour ce qui est social. « D’un autre côté, si l’on s’imagine que les événements de Juillet n’ont fait autre chose que mettre un nom propre à la place d’un nom propre, une famille à la place d’une autre, … on se trompe d’une manière déplorable. » Ce n’est point là non plus sa solution. Il demande donc un progrès (qu’il définit du reste assez peu) dans la voie intermédiaire.

En aucun cas et sous aucun prétexte, il n’est déclamatoire : un de ses beaux et très beaux articles d’alors, est celui qu’il fit (22 septembre) au sujet de la cérémonie expiatoire par laquelle on alla processionnellement honorer la mémoire de Bories et des sergents de La Rochelle autrefois immolés en place de Grève. Carrel n’approuvait pas cette manifestation ; il en donne les raisons en homme mûr : « L’ordre n’a peut-être rien à en craindre, comme cela a paru aujourd’hui, dit-il ; mais, pour qu’une chose soit raisonnable, il ne suffit pas qu’elle ne soit point dangereuse. » Il parle de cette démonstration de jeunes gens (dont nous étions nous-même) avec cette autorité qu’a un homme qui a risqué sa tête et qui apprécie son passé :

Bien souvent, dit-il, entre hommes de bonne foi et qui avions couru comme eux la chance de porter nos têtes en place de Grève, nous nous sommes entretenus d’eux depuis huit ans, et, si nos souvenirs ne nous trompent point, c’était bien plutôt pour déplorer leur inutile trépas, que pour en glorifier notre cause. Nous disions, il y a trois ans, quand nous commençâmes à nous apercevoir que le respect de la légalité portait aussi ses fruits : Que ne nous sommes-nous résignés plutôt nous faire gens d’affaires au lieu de conjurés !… Pourquoi avons-nous eu jamais la folle pensée qu’on pût renverser, par des complots d’élèves en droit et de sous-lieutenants, un gouvernement appuyé sur les lois et sur la force d’inertie de trente millions d’hommes ?

Et restituant à la révolution de Juillet son sens général et unanime, la montrant indépendante des menées souterraines du carbonarisme, régulière, pour ainsi dire, et légale, et avouable en plein soleil, il ajoutait ces mémorables paroles, où un vrai patriotisme respire :

Cette victoire est celle de la nation entière, et la nation qui n’a jamais conspiré, la nation qui croit ne s’être pas insurgée, mais avoir réprimé et puni l’insurrection du pouvoir, la nation, disons-nous, s’étonnerait et s’alarmerait de manifestations qui ne lui rappellent point des efforts et une gloire à elle, mais des dévouements particuliers à des affiliations politiques, et qui ne peuvent être appréciés à toute leur valeur que par ceux qui les ont vus de très près.

Si jamais dans Carrel l’homme de maturité, l’homme de bon sens et d’une énergie toute désintéressée, a paru près de triompher de l’homme de passion et du noble ambitieux qu’emporte une veine ardente, c’est à cette heure et à ce jour que je me plais à surprendre au milieu de cette suite de journées et de feuilles rapides parmi lesquelles il est comme enseveli.

Cependant, des symptômes d’impatience et d’humeur se font sentir. La question belge commence à le préoccuper : il croit de ce côté à la guerre, il y compte. C’est sur cette question de guerre qu’il tournera bientôt et qu’il ouvrira son feu contre le ministère Périer, du 13 mars (1831), qu’il qualifiera le « ministère de la paix à tout prix ». En attendant, il se borne encore à faire la guerre à la Chambre, sans atteindre ni le ministère ni plus haut. Quelques mots pourtant avertissent qu’il commence à songer au chef :

Ce ne fut point une Chambre de Charles II ni de Jacques II, dit-il (26 septembre), qu’on appela à fonder la liberté sous Guillaume III… Guillaume III aussi était un homme politique, et il tint avant tout à ce qu’on ne pût mettre en question la légalité d’une assemblée qui devait parler au nom du droit de l’Angleterre, et faire une besogne à tout jamais respectée.

Il revient plus d’une fois à ce rapprochement avec Guillaume : « Guillaume III, ah ! qu’on ne le cite jamais, ou bien que l’on médite profondément l’histoire de cet illustre fondateur de la royauté consentie des Anglais ! » (17 janvier 1831.) Ces mots, jetés sans trop d’arrière-pensée, n’altèrent pas encore le fond. Il est question tout à côté, avec une sorte d’affection, de notre jeune royauté consentie. Les cordiales revues des gardes nationales et les effusions qu’elles amènent ne sont nullement dissimulées :

Le roi était content ; il parcourait les rangs des divers corps avec l’ardeur du jeune soldat de Jemmapes. Sa bonne mine et ses mois heureux électrisaient tout le monde. Il s’est arrêté quelques instants devant une des batteries d’artillerie de la Garde nationale… On s’est précipité autour du roi pour lui presser la main, comme le jour de son arrivée de Neuilly ; un canonnier lui a présenté un verre de vin qu’il a bu tout à cheval…

Tel est le bulletin du 1er novembre (1830) de la plume de Carrel même, et rien n’annonce encore le duel personnel et la guerre à mort qui suivront.

Le procès des ministres, en excitant les passions, fait dévier Carrel de sa ligne ; non pas qu’il ne déteste le désordre et que la vue des émeutes de décembre ne produise sur lui une impression pénible. Il blâmait la faiblesse du gouvernement en ces journées. Se promenant dans les rues de Paris pendant ces mouvements de décembre avec un ami, il lui disait : « Je voudrais être préfet de Police vingt-quatre heures pour mettre tout ce monde à la raison. » L’excitation pourtant le gagnait malgré lui. Généreux envers les vaincus, envers les captifs, tenant compte à M. de Peyronnet lui-même de son maintien dans tout le cours des débats, de s’être montré habile, ferme, et « d’avoir laissé apercevoir parfois, sous les formes de l’urbanité la plus recherchée, le cœur indompté qui ne pardonne point sa défaite », il s’irrite contre les victorieux, et prenant fait et cause pour le général La Fayette destitué par la Chambre, il s’écrie, en tirant l’épée hors du fourreau (25 décembre 1830) :

La Fayette était au-dessus de toute récompense, cela est vrai ; mais on le croyait aussi au-dessus des indignités d’un Parlement-croupion. La réaction commence ; la réaction sera écrasée.

En même temps la question de guerre le préoccupe, et même l’entête un peu ; non content d’applaudir à la réorganisation de l’armée par le maréchal Soult, qu’il exceptera toujours à l’avenir et ménagera plus ou moins dans ses virulences, il s’écrie (30 novembre) :

Vienne le moment où se rencontreront en champ clos une avant-garde prussienne et une poignée de volontaires français !… Oui, vienne cette lutte que nous appelons de tous nos vœux parce que nous la croyons inévitable, parce qu’elle seule peut vider la querelle entre la vieille et la nouvelle Europe !…

En vain Carrel a voulu se réprimer à force de raison et de prudence : cet effort, chez les bons esprits, mais qui sont doublés d’un cœur trop fervent et d’une bile trop ardente, cet effort pénible dure deux ou trois jours de la semaine : le quatrième, au plus tard, l’humeur reparaît, elle l’emporte et l’on s’abandonne. Au reste, comme talent, la pleine opposition va bien à Carrel ; l’opposition ambiguë le gênait et lui imprimait souvent une contrainte visible. Une fois lancé dans la contradiction ouverte, il est nerveux, il a plus de verve ; il lui faut un peu d’animosité pour avoir toute sa valeur. Là seulement il est tout entier dans la voie de son tempérament. Sa force, je crois l’avoir dit déjà, ne se sépare jamais de son amertume.

Il ne s’agit point pour nous de suivre Carrel dans cette série d’articles des premiers mois de 1831, ni dans le tous-les-jours de cette marche, où il se rencontrerait plus d’un accident et d’un retour : ce qui nous importe, c’est de noter les moments où la manœuvre change, et où il donne un coup au gouvernail. Il n’éclate que le jour où le ministère Périer est nommé, le 13 mars ; il sent que la question de guerre lui échappe, et, bien qu’il compte encore sur cette guerre inévitable, de laquelle il attend le triomphe de ses espérances et de ses instincts les plus chers, il sent que la royauté n’en veut pas. Il commence donc à s’aigrir et à se retourner directement contre elle ; mais il ne passera décidément le Rubicon et ne parlera hautement république que depuis janvier 1832. Voilà le nouveau champ où nous aurons à le suivre et à le caractériser. Mais il était essentiel de montrer Carrel, comme je l’ai fait aujourd’hui, dans ce que j’appelle la période intermédiaire, de même que je l’avais montré une première fois dans sa période de tâtonnement.

On l’a appelé, dans la forme définitive où il nous reste à l’étudier, le Junius de la presse française. L’expression a du vrai ; à le lire, c’est comme le Junius anglais, quelque chose d’ardent et d’adroit dans la colère, plutôt violent que vif, plus vigoureux que coloré ; le nerf domine ; le fer, une fois entré dans la plaie, s’y tourne et retourne, et ne s’en retire plus ; mais ce qui donne un intérêt tout différent et bien français au belliqueux champion, c’est que ce n’est pas, comme en Angleterre, un inconnu mystérieux qui attaque sous le masque ; ici, Ajax combat la visière levée et en face du ciel ; il se dessine et se découvre à chaque instant ; il brave les coups, et cette élégance virile que sa plume ne rencontre pas toujours, il l’a toutes les fois que sa propre personne est en scène, et elle l’est souvent. On le voit d’ici, de taille au-dessus de la moyenne et bien proportionnée, avec cette maigreur nerveuse qui est le signe de la force, d’une tête singulière, ombragée de cheveux bruns assez touffus, au profil marqué et comme emporté dans l’acier, le sourcil aisément noueux, les traits heurtés, la bouche grande, mince, et qui ne souriait qu’à demi à cause de quelques dents de côté qu’il n’aimait pas à montrer, avec un visage comme fouillé et formé de plans successifs ; l’ensemble de sa physionomie exprimait l’énergie, quelque chose d’éprouvé et de résolu. Tel qu’il était, il appelait aussitôt l’attention sans effort et la déférence naturelle autour de lui. Quand il voulait, il séduisait par une politesse simple et une grâce sobre qui tirait tout son prix de la force même qu’on sentait dessous.