(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Paul-Louis Courier. — II. (Suite et fin.) » pp. 341-361
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Paul-Louis Courier. — II. (Suite et fin.) » pp. 341-361

II. (Suite et fin.)

Courier est rentré en France ; il voit ses amis les hellénistes ; un jour de douceur et de bonne humeur, il se dit, en se trouvant chez M. Clavier, et en jetant les yeux autour de lui : « Il me semble que tout ce que j’aime est ici » ; et il demande en mariage la fille aînée de son ami, laquelle était encore dans la première jeunesse. Mme Clavier, en mère avisée et qui prévoit, hésite ; on fait quelques réflexions, quelques objections ; mais Courier promet tout, d’être sage et bon sujet, bien rangé et docile, de faire pour M. Clavier toutes les recherches qu’il voudra : « Je tâcherai d’être de l’Institut ; je ferai des visites et des démarches pour avoir des places comme ceux qui s’en soucient. » On consent, et le mariage se fait dans l’été de 1814. Courier avait quarante-deux ans. À peine marié et tout étonné de s’être lié, il part seul un matin, s’en va en Normandie, voit dans je ne sais quel port un vaisseau qui fait voile pour le Portugal, est tenté de s’y embarquer, et s’en revient après cette première infidélité. On a ses lettres à sa femme dans les premiers temps de son mariage ; elles sont brusques et affectent même de l’être :

Ton sermon me fait grand plaisir. Tu me prêches sur la nécessité de plaire aux gens que l’on voit, et de faire des frais pour cela ; et, comme s’il ne tenait qu’à moi, tu m’y engages fort sérieusement et le plus joliment du monde : tu ne peux rien dire qu’avec grâce. Mais je te répondrai, moi : Ne forçons point notre talent ; c’est La Fontaine qui l’a dit. Si Dieu m’a créé bourru, bourru je dois vivre et mourir…

Les gens d’esprit sont souvent très singuliers ; ils croient connaître le cœur humain mieux que d’autres, et, parce qu’ils ont fait du grec avec le père et qu’ils ne sont pas tout à fait aussi vieux que lui, ils croient que c’est une raison pour être aimés de la fille, d’une toute jeune fille, et cela sans faire de frais, sans rien retrancher à leur humeur, à leur procédé rude, à leur extérieur inculte, et en se conduisant, dès le lendemain de leurs noces, comme de vieux maris. Qu’on me pardonne cette seule observation sur le ménage de Courier ; mais le ton des lettres qu’on a publiées de lui à sa femme, autoriserait seul la remarque. Je passe, et j’en viens au ménage politique.

Courier commença à s’en mêler, non pas tout à fait, comme il le dit, le premier et « seul au temps de 1815 », mais à la fin de 1816. Il vivait en partie à la campagne ; il visitait ses propriétés en Touraine, et cherchait à y faire des acquisitions nouvelles. Il ne paraît point d’abord sous le charme ni des lieux, ni des gens ; les souvenirs d’enfance lui reviennent et lui font plaisir, mais le rêve passe vite et le positif l’occupe. Après vingt ans d’absence ou de négligence, en rentrant dans l’héritage paternel, il a à défendre ses intérêts, à regagner ce qu’il a perdu par la mauvaise foi du paysan ; ses voisins ont empiété tant qu’ils ont pu sur lui et lui ont rogné ses terres ; ses fermiers le paient mal, ses marchands de bois ne le paient pas du tout ; il chicane, il menace, il montre qu’il n’est pas homme « à se laisser manger la laine sur le dos » ; enfin, aux champs comme ailleurs, et plus qu’ailleurs, il retrouve la même espèce humaine qui obéit à ses intérêts, à ses cupidités, tant qu’elle peut et aussi longtemps qu’on la laisse faire. Il voit d’abord quelques gentilshommes du pays, et sans trop de répugnance, sans aucune du moins de leur côté. Courier, en ces années 1814-1815, jouissait de la meilleure réputation dans le monde royaliste de son pays ; on lui savait gré de n’avoir jamais donné dans l’Empire. Il écrivait plaisamment à sa femme, de Tours où il était en janvier 1816, à propos d’un bal de la haute société : « Si tu t’étais trouvée ici, aurais-tu été assez pure ? Tu es de race un peu suspecte (à cause de M. Clavier, son père). On t’eût admise à cause de moi qui suis la pureté même ; car j’ai été pur dans un temps où tout était embrené ! » Sérieusement, il n’était encore d’aucun parti à cette date de fureur presque universelle et d’incandescence. Comment entra-t-il dans la politique ? Par le détail, par ce qu’il y a de plus particulier. Ce sont les petites choses qui l’ont décidé, les petites vexations locales, de voir des abus de pouvoir dans l’endroit, de voir un homme trop puni pour avoir manqué au curé, d’entendre ce curé défendre le cabaret aux paysans le dimanche, enfin des querelles de maire et de garde champêtre ; c’est ce qui le décida pour l’opposition ; et, une fois piqué au jeu, il y prend goût : le talent, chez lui, qui cherchait jour et matière et qui s’ennuyait à ne point s’exercer, s’empare de ces riens et en fait à la fois des thèmes d’art achevés et de merveilleuses petites pièces de guerre.

Le premier pamphlet de Courier est sa Pétition aux deux Chambres, datée du 10 décembre 1816, et commençant en ces termes : « Je suis Tourangeau, j’habite Luynes sur la rive droite de la Loire, lieu autrefois considérable, que la révocation de l’édit de Nantes a réduit à mille habitants, et que l’on va réduire à rien par de nouvelles persécutions, si votre prudence n’y met ordre… » Suit l’exposé des faits, la rencontre de Fouquet à cheval allant au moulin, et du curé avec le mort qu’on mène au cimetière, Fouquet refusant de céder le pas, d’ôter le chapeau, lâchant même un juron au passage, et, pour ce méfait, pris un matin par quatre gendarmes et conduit pieds nus et mains liées entre deux voleurs aux prisons de Langeais ; puis, quelques mois après, l’arrestation de douze personnes dans ce petit endroit de Luynes, toutes enlevées nuitamment et jetées en prison pour propos séditieux ou conduite suspecte. C’était le moment de la réaction ultra-royaliste, et elle sévissait là comme ailleurs, s’emparant de quelques faits isolés qu’elle grossissait et exagérait. Courier, dans sa Pétition, exposait ces choses avec esprit, vivacité, une sorte de gaieté même de récit. Il y mêlait du pathétique, et il y a, tout au milieu, un vrai mouvement oratoire : « Justice ! équité ! Providence ! vains mots dont on nous abuse ! quelque part que je tourne les yeux, je ne vois que le crime triomphant et l’innocence opprimée… » ; ce qui, au point de vue de l’art, sent un peu trop l’avocat, le Cicéron ou le Gerbier qui plaide. Il se voit quelques disparates dans ce premier pamphlet de Courier, un peu de mélange encore de ce style qui veut être tout simple, abrupt et d’un rustique raffiné, avec la phrase réputée élégante et harmonieuse. Parlant de cette paix que la province de Touraine avait conservée de tout temps au milieu des troubles de la France, il dira : « Mais alors, de tant de fléaux nous ne ressentions que le bruit, calmes au milieu des tourmentes, comme ces oasis entourées des sables mouvants du désert. »

Cette première Pétition eut du succès, mais elle n’engageait point encore Courier décidément dans l’opposition. Un crachement de sang, un voyage aux eaux, la mort de son beau-père, M. Clavier, l’occupèrent durant l’année 1817. En même temps, il s’établissait plus régulièrement à la campagne par l’achat de sa maison de La Chavonnière, à Véretz près de Tours. Là, il eut affaire à son maire, avec qui son garde était mal, et il entra dans les procès et les tracasseries pour n’en plus sortir. On lui coupait des chênes dans ses bois ; son garde portait plainte et dressait procès-verbal, mais le maire n’en tenait compte. Courier fit un Placet au ministre, de ce ton qui semble toujours dire : Je m’en moque ! Étant à Paris au commencement de 1819, il vit M. Decazes qui lui promit justice : « Quand on saura à Tours, écrivait-il à sa femme, que nous avons à Paris des gens qui pensent à nous, on nous laissera tranquilles… Je vois qu’on se fait ici un honneur et une gloire de me protéger. » Il y eut là un moment d’indécision pour Courier et qui tint à peu de chose ; On cherchait à le rallier, il n’était pas encore irréconciliable. Sa Lettre à l’Académie gâta tout.

En effet, il s’était mis sur les rangs pour succéder à son beau-père, M. Clavier, à l’Académie des inscriptions. Il y avait trois places vacantes ; l’Académie, après avoir remis les élections à six mois, ne nomma point Courier. Il en fut outré, et, pour se venger, il publia sa Lettre à Messieurs de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, datée du 20 mars 1819. Relue aujourd’hui, cette lettre paraîtra beaucoup moins piquante qu’on ne la trouva au moment même. Et tout d’abord le procédé est choquant. Car de ce qu’un homme de mérite se présente aux suffrages d’une compagnie savante et n’est point reçu une première fois, est-ce une raison à lui de saisir aussitôt la plume, d’écrire contre cette académie, contre les membres qui en font partie et dont quelques-uns, comme les Silvestre de Sacy et les Quatremère de Quincy, sont illustres ? Est-ce de bon goût de dénigrer les hommes très inférieurs, je l’accorde, et même très indignes, qui vous ont été préférés ? Est-ce d’une galante manière de venir les appeler tout uniment des ânes et de s’écrier : « Ce qui me fâche le plus, c’est que je vois s’accomplir cette prédiction que me fit autrefois mon père : “Tu ne seras jamais rien”… Tu ne seras jamais rien, c’est-à-dire tu ne seras ni gendarme, ni rat de cave, ni espion, ni duc, ni laquais, ni académicien. » Deux ou trois savants hasardés sont restés marqués au front de ces flétrissures brûlantes de Courier, mais lui-même s’est trouvé marqué aussi et atteint pour avoir cédé si complaisamment à sa colère. Il était évident que chez lui l’esprit était plus délicat que le reste.

Le pas était franchi, il n’y avait plus à douter que l’humeur de Courier déciderait toujours de sa conduite, et que son plaisir d’écrire l’emporterait sur son désir de vivre en repos. Il adressa en ce temps une suite de lettres au journal Le Censeur (juillet 1819-avril 1820). Ces lettres nous donnent toute la théorie politique de Courier. Dans cette formation du parti libéral où il entrait alors tant d’éléments divers, Courier reste ce qu’il était de tout temps, le plus antibonapartiste possible, ennemi des grands gouvernants, se faisant l’avocat du paysan, l’homme de la commune, prêchant l’économie, parlant contre la manie des places, voulant de gouvernement le moins possible, faisant des sorties contre la Cour et les gens de cour toutes les fois qu’il y a lieu, méconnaissant ce qu’il y a eu de grand, d’utile, de nécessaire dans l’établissement des Louis XIV, des Richelieu, des grands directeurs de nations, disant en propres termes, pour son dernier mot et son idéal : « La nation enfin ferait marcher le gouvernement comme un cocher qu’on paie, et qui doit nous mener, non où il veut, ni comme il veut, mais où nous prétendons aller, et par le chemin qui nous convient » ; disant encore, et cette fois plus sensément :

Il y a chez nous une classe moins élevée (que les courtisans), quoique mieux élevée, qui ne meurt pour personne, et qui, sans dévouement, fait tout ce qui se fait ; bâtit, cultive, fabrique autant qu’il est permis ; lit, médite, calcule, invente, perfectionne les arts, sait tout ce qu’on sait à présent, et sait aussi se battre, si se battre est une science.

Pourtant il oublie trop que Georges le laboureur, André le vigneron, Jacques le bonhomme (comme il les appelle) n’ont rien qui les élève et les moralise, qui les détache de ces intérêts privés auxquels ils sont tous acharnés et assujettis ; qu’à un moment donné, s’il faut un effort, un dévouement, une raison supérieure d’agir, ils ne la trouveront pas, et qu’à telles gens il faut une religion politique, un souvenir ou une espérance qui soit comme l’âme de la nation, quelque chose qui, sous Henri IV, s’appelait le roi, qui plus tard s’appellera l’empereur, qui, dans l’avenir, sera je ne sais quel nom : sans quoi, à l’heure du péril, l’esprit d’union et d’unité, le mot d’ordre fera faute et la masse ne se soulèvera pas. Courier ne sent point le besoin de ces moyens qui sont pourtant à l’usage des hommes et surtout des Français. Lui, il indique en plus d’un endroit son idéal, son prince favori qu’il discerne déjà et qu’il désigne pour ses qualités honnêtes, bourgeoises, non courtisanesques, pour son économie surtout, et qui n’est autre que le duc d’Orléans d’alors (Louis-Philippe) : « Je voudrais qu’il fût maire de la commune ; j’entends s’il se pouvait (hypothèse toute pure) sans déplacer personne ; je hais les destitutions. » Il le signale en toute rencontre pour le prince de son choix, et à tel point que, s’il avait vécu, il eût été bien embarrassé ensuite pour faire autre chose que de battre des mains, tant il s’était lié à l’avance par ses éloges.

Ne demandons point à Courier une théorie politique constitutionnelle un peu élevée et compliquée, qui concilie jusqu’à un certain point les souvenirs anciens avec les intérêts nouveaux, et qui cherche à donner un point d’appui social à toutes les gloires. Les gloires, qu’en fera-t-on ? il n’y voit qu’une nouvelle noblesse de cour qui est prête à singer l’ancienne. Et les souvenirs ? il les craint comme des privilèges, comme des droits féodaux non encore éteints et toujours prêts à renaître. Il y avait alors dans le pays une bande noire qui achetait les grandes terres et les vieux châteaux, qui démolissait les uns et morcelait les autres. Les antiquaires, les artistes, les poètes la maudissaient et la chargeaient d’exécration : lui, il l’absout et peu s’en faut qu’il ne la bénisse : car cette bande noire qui brise et pulvérise la terre, en met les morceaux à la portée d’un chacun, et, en faisant des propriétaires, elle fait, selon lui, d’honnêtes gens, c’est-à-dire des gens intéressés à l’ordre, à la paix, à la justice. Je ne prétends pas que ce point de vue n’ait point été alors le plus utile et le plus essentiel : on remarquera seulement combien Courier y donne exclusivement et sans y apporter aucun correctif, aucune réserve.

Le Simple discours de Paul-Louis, vigneron de La Chavonnière, aux membres du conseil de la commune de Véretz, à l’occasion d’une souscription proposée par S. E. le ministre de l’Intérieur pour l’acquisition de Chambord (1821), est sorti de cette pensée, et c’est peut-être le chef-d’œuvre de son auteur. Du moment qu’on admet la branche aînée régnante, le duc de Bordeaux naissant comme par miracle pour la continuer, et l’immense joie qui dut s’en répandre parmi ce qui restait de sujets fidèles, il est tout simple qu’il se soit rencontré quelqu’un, ou fidèle ou zélé, pour avoir l’idée de cette souscription de Chambord ; mais Courier ne croit point à la branche aînée ; il a déjà la branche cadette en vue comme plus à sa portée et à son usage ; il n’aime point les vieux châteaux, soit gothiques, soit de Renaissance ; et lui qui s’affligeait à Rome pour une Vénus ou un Cupidon brisés, il ferait bon marché en France de l’œuvre du Primatice. Ce sont là de ces contradictions qui savent très bien se loger, même dans d’excellents cerveaux. Il se fait donc, et ici bien sincèrement, je le crois, aussi paysan et aussi manant que possible, et, son parti une fois pris, il va le défendre vertement et joliment, dans une langue polie, courte, sans article, saccadée et scandée, alerte et pénétrante. Qu’il y ait autre chose que du bon sens rural et de l’économie de contribuable, qu’il y ait du venin dans la brochure, il n’y a pas moyen d’en douter. Qu’est-ce que cet exemple si complaisamment étalé du duc de Chartres envoyé au collège par son père, et qui est mis là en parallèle ou plutôt en compétition avec l’héritier du trône ? À cette éducation de collège, toute morale, toute vertueuse, il oppose les enseignements muets de Chambord, les chiffres d’une Diane de Poitiers, d’une comtesse de Châteaubriant :

Quelles instructions, s’écrie-t-il, pour un adolescent destiné à régner ! Ici, Louis, le modèle des rois, vivait (c’est le mot à la Cour) avec la femme Montespan, avec la fille La Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d’ôter à leurs maris, à leurs parents.

Un autre passage célèbre est celui qui commence ainsi : « Car imaginez ce que c’est. La Cour… il n’y a ici ni femmes ni enfants, écoutez : la Cour est un lieu, etc. » C’est comme lorsque, dans un de ses derniers pamphlets, il nous peindra le confessionnal : « Confesser une femme, imaginez ce que c’est. Tout au fond de l’église, une espèce d’armoire, etc. » Quand Courier a parlé ainsi de la confession, il voulait faire un tableau ; il se souvenait des prêtres d’Italie, et il connaissait peu ceux de France ; il avait toujours présents Daphnis et Chloé, et (religion même à part) il oubliait moralement les vertus et le voile spirituel que la foi fait descendre à certaines heures, et qui s’interposent jusque dans les choses naturelles. Pour ce qui est de la Cour, toutes les fois qu’il a eu à en parler, il a fait aussi son tableau, un même tableau hideux, d’une seule couleur, gravé et noirci avec soin, sans compensation et sans nuance. C’est ainsi qu’ayant lu les Mémoires de Madame, mère du Régent, il dira (1822) : « On voit bien là ce que c’est que la Cour ; il n’y est question que d’empoisonnement, de débauche de toute espèce, de prostitution : ils vivaient vraiment pêle-mêle. » Ce n’est certes pas moi qui défendrai la Cour, mais on a droit de dire à Courier : Élargissez votre vue, voyez l’homme indépendamment des classes, reconnaissez-le partout le même, sous les formes polies ou grossières. Aux champs où vous habitez et où vous êtes en guerre avec vos voisins, que voyez-vous ? Rappelez-vous La Fontaine et ces gens du bourg dont il a dit :

Ô gens durs, vous n’ouvrez vos logis ni vos cœurs !

Voyez ce qui se passe autour de vous dans vos métairies, dans vos bois ou sous vos toits, et apprenez à mieux parler et plus décemment, sinon de Louis XIV, du moins de Mme de La Vallière.

Mais l’artiste était satisfait chez Courier, c’était assez. Il arrivait à la renommée, à la popularité, et il en jouissait, tout misanthrope qu’il avait été jusque-là, avec une fraîcheur première. Ce Simple discours fut incriminé : « Sachez, avait-il dit, qu’il n’y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d’antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes : vous m’entendez. » C’était là une impertinence historique, et qui parut attentatoire à tout l’ordre de la monarchie. Cependant Courier écrivait de Paris à sa femme (juin 1821) :

Je ne sais encore si je serai mis en jugement. Cela sera décidé demain… Je suis bien sûr de n’avoir point de tort. J’ai le public pour moi, et c’est ce que je voulais. On m’approuve généralement, et ceux même qui blâment la chose en elle-même conviennent de la beauté de l’exécution.

Deux personnes de bord différent (dont une était M. Étienne) lui ont dit « que cette pièce est ce qu’on a fait de mieux depuis la Révolution. Ainsi, ajoute-t-il, j’ai atteint le but que je me proposais, qui était d’emporter le prix. Plus on me persécutera, plus j’aurai l’estime publique ».

Pendant ce procès où il eut M. Berville pour avocat, il logeait, rue d’Enfer, chez M. Victor Cousin qui lui donnait l’hospitalité et dont l’appartement avait vue sur les jardins du Luxembourg. Il travaillait à une dernière édition de son Longus, qu’il n’acheva que pendant sa prison, et qui parut avec ce petit post-scriptum et cette apostille épigrammatique à la dernière page : « Paul-Louis Courier est entré en prison à Sainte-Pélagie le 10 octobre, et en est sorti le 9 décembre 1821. » Il gravait sa vengeance, comme d’autres leurs amours, jusque sur l’écorce d’un hêtre. Il avait mis en tête du volume la Lettre à M. Renouard sur le pâté d’encre de Florence, et il en disait sous les verrous : « J’ai heureusement donné quelques touches imperceptibles à ma Lettre à Renouard, qui, sans y rien changer, raniment quelques endroits, mettent des liaisons qui manquaient. Je suis assez content de cela. » Voilà bien l’écrivain dans l’homme politique, le littérateur que son soin curieux n’abandonne jamais. « Toujours le style te démange », a dit le vieux Joachim Du Bellay.

Avant de se constituer prisonnier et aussitôt après son jugement, Courier n’avait pas manqué d’écrire l’histoire de son procès, en y joignant le discours qu’il aurait voulu prononcer pour sa défense ; il appelait cela son Jean de Broé, du nom de l’avocat général qu’il y tournait en ridicule : « Ma brochure a un succès fou, écrivait-il à sa femme ; tu ne peux pas imaginer cela ; c’est de l’admiration, de l’enthousiasme. Quelques personnes voudraient que je fusse député et y travaillent de tout leur pouvoir. » Son bon sens pourtant lui disait qu’il ne convenait à aucun parti, et on lui doit cette justice qu’il craignait de s’engager dans aucune cabale. À peine établi à Sainte-Pélagie, il y reçut visites et félicitations, plus qu’il n’en voulait :

Tout le monde est pour moi, écrivait-il à sa femme avec une sorte d’épanouissement ; je peux dire que je suis bien avec le public. L’homme qui fait de jolies chansons (Béranger) disait l’autre jour : « À la place de M. Courier, je ne donnerais pas ces deux mois de prison pour cent mille francs. »

— C’était l’âge d’or de l’incarcération politique. Ô trompeuses douceurs !

Cependant Courier, une fois sorti de prison et rendu aux champs, jure qu’on ne l’y prendra plus. Ce serment, comme celui de tous les gens possédés d’un démon, faillit être vain, et sa jolie Pétition à la Chambre des députés pour des villageois que l’on empêche de danser (juillet 1822) lui valut un nouveau procès : il en fut quitte pour la saisie de l’ouvrage. Depuis ce jour, averti par le danger, il n’imprima plus en son nom, mais il laissait tomber dans la rue ses ouvrages manuscrits, que le premier venu ramassait, disait-il ; et ils s’imprimaient d’eux-mêmes. Toutefois, il s’arrangeait pour en corriger avec grand soin les épreuves. Il travaillait si bien et si fortement sa prose, qu’il en débitait de mémoire des fragments à ses amis, très avides de telle nouveauté.

En lisant cette prose de Courier si méditée et si savante, on est tenté d’en étudier le secret. Pour moi, je crois qu’il ne faut pas se l’exagérer. Courier a le sentiment du style antique et grec, et, de plus, il possède bien son xvie  siècle par Amyot, par Montaigne et par d’autres encore ; il a lu particulièrement les vieux conteurs. Son style est un combiné de tous ces styles ; c’est de l’Amyot plus court, plus bref et plus aiguisé ; c’est du Montaigne moins éclatant et plus assoupli. Un lecteur attentif de Courier me fait remarquer combien il y a de vers tout faits mêlés à sa prose, par exemple dès les premières lignes du Discours sur Chambord :

Nos chemins réparés, nos pauvres soulagés…
Notre église d’abord, car Dieu passe avant tout…
De notre superflu, lorsque nous en aurons…
Mais d’acheter Chambord pour le duc de Bordeaux,
Je n’en suis pas d’avis et ne le voudrais pas…

Et en tournant le feuillet :

Mais quoi ! je vous le dis : ce sont les gens de cour,
Dont l’imaginative enfante chaque jour
Ces merveilleux conseils…

Cette observation, que je dois à l’un de mes lecteurs, est très vraie, et j’avais noté moi-même, chemin faisant, des vers qui sont tout poétiques :

J’abandonnai des lieux si chers à mon enfance.
(Pétition pour des villageois.)
Il s’abreuve, imprudent ! du poison de ses yeux.
(Deuxième réponse aux anonymes.)

J’en conclus seulement que Courier n’évitait pas les vers quand ils se présentaient dans sa prose, et qu’il les recherchait plutôt ; cela lui rendait le style plus alerte et plus sautant : Il aimait mieux, en écrivant, le pas des tirailleurs de Vincennes, que la marche plus uniforme et plus suivie de la ligne, — de la phrase française ordinaire. À la longue pourtant, cette série de petites phrases si prestes fatigue un peu ; elles rentrent dans le même moule, et la plus grande preuve que Courier a une manière, c’est qu’il n’a pas été très difficile de l’imiter et de faire de lui des pastiches qui ont trompé l’œil.

Dans sa Pétition pour des villageois, qui est une pièce des plus achevées, il se pose tout à fait en vieux soldat laboureur, devenu bûcheron et vigneron, ami de la vieille gloire nationale ; et, quand ce jeune curé d’Azay ou de Fondettes, sorti du séminaire de Tours où il a été élevé par un frère Picpus, interdit la danse sur la place de l’endroit, Courier s’écrie :

Ainsi, l’horreur de ces jeunes gens pour le plus simple amusement, leur vient du triste Picpus, qui lui-même tient d’ailleurs sa morale farouche. Voilà comme en remontant dans les causes secondes on arrive à Dieu, cause de tout. Dieu nous livre au Picpus. Ta volonté, Seigneur, soit faite en toute chose ! Mais qui l’eût dit à Austerlitz !

Et s’emparant des bruits de guerre qui circulaient alors (1822), il finit par une image belliqueuse, et se demande « s’il est temps d’obéir aux moines et d’apprendre des oraisons, lorsqu’on nous couche en joue de près, à bout touchant, lorsqu’autour de nous toute l’Europe en armes fait l’exercice à feu, ses canons en batterie et la mèche allumée ».

Certes, voilà Paul-Louis plus belliqueux et plus grognard qu’il ne l’a jamais été quand il y avait le plus lieu de l’être. C’est ainsi qu’il se pose, dans sa défense devant l’avocat général Broé, comme étant du peuple et soldat : « Mais je suis du peuple ; je ne suis pas des hautes classes, quoi que vous en disiez, monsieur le président ; j’ignore leur langage et n’ai pas pu l’apprendre. Soldat pendant longtemps, aujourd’hui paysan, n’ayant vu que les camps et les champs… » Il dira un peu plus loin dans cette même défense : « Foi de paysan ! » et, en tournant la page, vous le voyez se vantant de passer sa vie à lire Aristote, Plutarque, Montaigne, etc. Cette légère incohérence du rôle, et que toute l’habileté du jeu ne saurait couvrir, se retrouve un peu dans l’expression même, qui reste sensiblement artificielle et sans une complète fusion ; style de campagnard manié par un docte. Il s’en tire à merveille durant une page, mais à la longue cela s’aperçoit ; durant tout un livre, ce serait intolérable.

Il le sentait bien au reste ; dans son Pamphlet des pamphlets il a fait sa théorie tout à sa portée et à son usage ; mesurant la carrière à son haleine, il a posé en principe qu’il fallait faire court pour faire bien :

La moindre lettre de Pascal, dit-il, était plus malaisée à faire que toute l’Encyclopédie… Il n’y a point de bonne pensée qu’on ne puisse expliquer en une feuille, et développer assez ; qui s’étend davantage, souvent ne s’entend guère, ou manque de loisir, comme dit l’autre, pour méditer et faire court.

Il a tracé là l’idéal de sa manière, et en se mettant à côté de Pascal, Franklin, Cicéron, Démosthène, tous faiseurs de pamphlets selon lui, il croyait, en définitive, ne prendre que sa place : elle me semble, ne lui en déplaise, un peu au-dessous. Et ne dites pas que c’est assez s’il est le Franklin de notre pays : il y a dans Franklin, avec peu de souci d’art, une bien autre sève abondante et saine de bon sens utile et sans âcreté.

J’ai quelquefois pensé qu’à cette époque où Courier se servait de ces instruments et de ces prétextes rustiques pour en faire des malices exquises aux gens d’en haut, il y avait en France un autre vrai laboureur et vieux soldat, que je ne donne pas comme un modèle d’atticisme, et qui aurait peu, je crois, goûté Longus, mais qui voulait sans rire l’amélioration du labour et de la terre, et le bien-être du laboureur en lui-même. Le colonel Bugeaud, pendant ces années, pratiquait sincèrement l’agriculture ; vaillant soldat pour qui le nom d’Austerlitz n’était en rien une métaphore, il tenait la charrue tout de bon, et il en devait sortir ce qu’on l’a vu, rude, plus aguerri encore et endurci, mais avec ces qualités supérieures qui ont forcé la destinée, et qui ont valu la gloire à sa vigoureuse vieillesse.

J’ai quelquefois rêvé à un dialogue des morts entre Paul-Louis Courier et le maréchal Bugeaud, et, en même temps qu’ils seraient d’accord sur plus d’un point, le dernier dirait à l’autre en style moins poli quelques vérités franches.

J’ai imaginé aussi (car c’est mon plaisir d’opposer ces noms à la fois voisins et contraires), j’ai plus d’une fois, dans le courant de ce travail, imaginé à Paul-Louis Courier un interlocuteur et un contradicteur plus savant et non moins fait pour lui tenir tête, dans la personne de l’illustre et respectable Quatremère de Quincy, cette haute intelligence qui possédait si bien le génie de l’Antiquité, mais qui résistait absolument aux révolutions modernes. Dans le dialogue original et vif qu’on supposerait de l’un à l’autre, ils ne seraient d’accord que sur le Jupiter Olympien et contre Napoléon ; tous deux hommes d’humeur et ne voyant qu’un côté des choses ; mais Quatremère de Quincy plus élevé, et, au nom même de l’art antique et de la religion du goût, faisant honte à Courier de sa popularité politique, de mettre ainsi un talent d’Athénien au service des gens de La Minerve, et d’avoir pu dire sérieusement, dans une lettre adressée au Drapeau blanc : « Le peuple m’aime ; et savez-vous, monsieur, ce que vaut cette amitié ? il n’y en a point de plus glorieuse ; c’est de cela qu’on flatte les rois. » On croit entendre l’éclat de voix du vieux Quatremère tonnant contre ces fausses et flagorneuses banalités.

Courier, en vieillissant, et par disette de sujets, serait sans doute revenu à de pures applications d’art ; il nourrissait un grand projet sur Hérodote, et il en a donné un essai de traduction très remarqué. Selon lui, l’Antiquité jusqu’ici nous a toujours été présentée plus ou moins masquée ; une copie de l’antique, en quelque genre que ce soit, est encore à faire ; la langue de cour, la langue d’académie s’est mêlée à tout et a tout gâté. Pour traduire Hérodote, il faut unir certaines qualités de science et de simplicité :

Un homme séparé des hautes classes, dit-il, un homme du peuple, un paysan sachant le grec et le français, y pourra réussir si la chose est faisable ; c’est ce qui m’a décidé à entreprendre ceci où j’emploie, comme on va voir, non la langue courtisanesque, pour user de ce mot italien, mais celle des gens avec qui je travaille à mes champs, laquelle se trouve quasi toute dans La Fontaine.

Il y a pourtant cette différence entre la prose de Courier et la poésie de La Fontaine, que celle-ci paraît couler sans effort et sans que le bonhomme s’avertisse à tout moment qu’il est bonhomme, tandis que Courier s’avertit trop souvent qu’il est paysan et prend garde à l’être. Quant à savoir s’il a réussi à bien traduire son auteur, je le laisse à de plus doctes et ne dirai que mon impression. Sa traduction peut paraître très exacte, et fidèlement calquée sur l’original, mais par cela même que c’est si exact, et en ce style vieilli après coup, il s’y répand et il y règne un air de parodie. Est-ce l’effet que doit faire la fidèle traduction d’un ancien ? La tentative de Courier a laissé indécise la question qu’il s’était posée.

Dans un de ces petits Livrets que Courier laissait tomber de sa poche vers 1823, et qui sont comme ses Guêpes (une méchante et trop facile littérature), il se faisait dire par un homme de sa connaissance, qu’il rencontrait au Palais-Royal : « Prends garde, Paul-Louis, prends garde ! les cagots te feront assassiner. » — Quelle dut être l’impression première, lorsqu’on apprit tout à coup à Paris que Courier avait été trouvé assassiné, en Touraine, dans son bois de Larçay ! L’assassinat avait dû avoir lieu dans l’après-midi du dimanche, 10 avril 1825, une demi-heure environ avant le coucher du soleil : un fort coup de fusil avait été entendu par plusieurs personnes à distance. Le magistrat qui releva le corps de Courier (M. Valmy-Bouic, alors substitut au tribunal de Tours), en constatant qu’il était percé de plusieurs balles, retira une partie de la bourre qui était restée dans les blessures ; ce papier, développé et examiné, se trouva être le morceau d’un journal que recevait Courier. L’assassinat était domestique. Mme Courier, absente et à Paris au moment de l’assassinat, soupçonna à l’instant et désigna Frémont, le garde même de son mari. Mais Frémont, mis en jugement, fut acquitté à l’unanimité par le jury devant la cour d’assises de Tours, le 3 septembre 1825. Un grand doute régnait toujours sur cette fin tragique et laissait place à toutes les conjectures.

Ce ne fut qu’au mois de juin 1830 que le mystère cessa, et qu’il dut être clair pour tous que cette mort n’était point un coup de parti ni une vengeance politique, mais quelque chose de plus simple et de plus commun, le guet-apens et le complot de domestiques grossiers, irrités et cupides, voulant en finir avec un maître dur et de caractère difficile. Cette reprise du procès, avec la solution finale, n’étant pas aussi connue que le reste, je résumerai les points incontestables.

Le meurtre de Courier exécuté par son propre garde Frémont, assisté, encouragé et peut-être contraint par deux ou trois autres domestiques ou charretiers de Courier, par deux surtout, lesquels avaient plus d’intérêt à sa mort que le garde, avait eu un témoin innocent et resté inconnu. Une bergère du lieu, la fille Grivault, revenant avec un jeune homme d’une assemblée de dimanche, s’était trouvée dans le bois sous la feuillée au moment du coup ; elle avait tout vu et n’avait rien dit. Mais, cinq années après, comme elle passait à cheval près du lieu funeste qu’elle évitait d’ordinaire et où un monument avait été élevé, le cheval eut peur, fit un écart et faillit la renverser. En rentrant chez son maître, elle dit : « Mon cheval a eu grand-peur ; il a eu aussi grand-peur que moi quand on a tué M. Courier. » Ce premier mot échappé sans dessein en amena d’autres, et la justice obtint de cette fille une révélation entière.

L’embarras était que le jeune homme qu’elle désignait pour avoir été avec elle dans le bois et qui avait tout vu comme elle, marié depuis, niait tout et ne voulait reconnaître en rien sa bergère de ce temps-là.

Pourtant la déposition de la fille Grivault était trop nette, trop circonstanciée, trop naïve, pour qu’on en pût douter. Le garde Frémont alors fut rappelé, non plus comme accusé (il était couvert par sa précédente absolution), mais comme témoin. Il avait vieilli en peu d’années ; il avait remords d’avoir tué son maître qui avait plus de confiance en lui qu’en tout autre, et d’avoir cédé à des suggestions, peut-être à des menaces, dans l’exécution du meurtre. Il comparut devant la justice, il s’y traîna, n’avouant d’abord qu’à demi ; mais bientôt, pressé par les magistrats et par sa conscience, sa déposition se rapprocha de plus en plus de celle de la fille Grivault, au point de n’en plus différer que sur des circonstances très secondaires. Frémont chargeait alors directement les deux frères Dubois, anciens charretiers de M. Courier, et dont l’un était déjà mort au moment de ce second procès ; il les accusait de l’avoir poussé à l’acte, de l’y avoir conduit et d’avoir fait de lui leur instrument, eux présents sur les lieux et lui forçant la main ; il prétendait prouver qu’ils avaient à cette mort plus d’intérêt que lui. Cette dernière partie de la déposition de Frémont, devenu à son tour accusateur, ne fut point admise, et celui des frères Dubois qui survivait fut acquitté par le jury à égalité de voix (14 juin 1830).

Frémont, épuisé d’une si longue lutte et assiégé de terreurs, sortit de l’audience en chancelant. Quatre jours après (18 juin), il mourait d’apoplexie sous le coup de son effroi et de ses remords. Ainsi, dans ces bois si célébrés par Courier en ses pamphlets et gazettes villageoises, et dont il faisait un asile de bonnes gens, il y avait place, sous forme grossière, pour les Euménides.

Courier, quelle que soit l’idée qu’on se fasse de sa personne morale et de ses qualités sociales, restera dans la littérature française comme un type d’écrivain unique et rare. Il était de ces individus distingués à qui il a été donné d’arriver à la perfection dans leur genre et de mettre le fini à leur nature : ils ont fait peu, mais ce peu est parfait et terminé. Les vrais amateurs, aujourd’hui, et désormais, je le pense, aimeront mieux Courier dans ses lettres que dans ses pamphlets ; je le goûte plus, pour mon compte, quand il est de la famille de Brunck ou d’Horace que quand il veut se rattacher à celle de Swift ou de Franklin. N’oublions jamais toutefois que c’est par ce dernier côté qu’il a eu prise sur son temps, qu’il a fait son service public à certain jour, et qu’il est entré dans la pleine possession de lui-même. On ne connaîtrait que son talent et non point tout son caractère, si on ne l’avait vu façonner à plaisir et limer ses aiguillons. Les traits de raillerie échappaient d’eux-mêmes de ses lèvres comme par un ressort irrésistible, mais il n’était content que quand il les avait polis à loisir et serrés les uns contre les autres en faisceau. Il appellerait par plus d’un endroit la comparaison avec Béranger qui, jusque dans la polémique, n’a pas moins de curiosité, d’arrangement et d’art. Et si quelqu’un s’avisait que je n’ai pas donné à Courier assez d’éloges, je m’autoriserais de ce que lui-même, parlant de Béranger, n’a trouvé à dire que ceci : « J’ai encore dîné hier avec le chansonnier, écrivait-il de Sainte-Pélagie (octobre 1821) : il imprime le Recueil de ses chansons qui paraît aujourd’hui… Il y a de ces chansons qui sont vraiment bien faites : il me les donne. » C’est ainsi, j’imagine, qu’en Grèce, avant l’âge des éloges et des panégyriques, et quand on était de l’école de Xénophon, on louait ses amis par un mot juste et léger, dit en passant.