(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — I. » pp. 414-435
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Bernardin de Saint-Pierre. — I. » pp. 414-435

I.

La renommée de Bernardin de Saint-Pierre vient d’avoir un retour de fraîcheur et un reverdissement. Sa ville natale lui élève une statue, l’Académie française couronne son éloge ; près de quarante ans après sa mort, le voilà encore une fois célébré. C’est le moment de relire de lui quelques belles pages et ce petit chef-d’œuvre, Paul et Virginie, « dont on aurait peine à trouver le pendant dans une autre littérature ». Bernardin de Saint-Pierre, avec tous ses défauts de raisonnement et sa manie de systèmes, est profondément vrai comme peintre de la nature ; le premier de nos grands écrivains paysagistes, il est sorti de l’Europe, il a comme découvert la nature des Tropiques, et, dans le cadre d’une petite île, il l’a saisie et embrassée tout entière : là est son originalité après Buffon et Rousseau et avant Chateaubriand. M. de Humboldt, dans le voyage aux régions équinoxiales qu’il entreprit au commencement de ce siècle avec son ami le botaniste Bonpland, et qui est une date mémorable dans la science, a reconnu en mainte rencontre cette vérité intime et pittoresque de Bernardin et le charme pénétrant de ses observations naturelles :

Que de fois, dit le savant voyageur, nous avons entendu dire à nos guides dans les savanes de Venezuela ou dans le désert qui s’étend de Lima à Truxillo : « Minuit est passé, la Croix commence à s’incliner ! » Que de fois ces mots nous ont rappelé la scène touchante où Paul et Virginie, assis près de la source de la rivière des Lataniers, s’entretiennent pour la dernière fois, et où le vieillard, à la vue de la Croix du Sud, les avertit qu’il est temps de se séparer ! — Paul et Virginie, dit-il encore dans un autre ouvrage, m’a accompagné dans les contrées dont s’inspira Bernardin de Saint-Pierre ; je l’ai relu pendant bien des années, avec mon compagnon et mon ami, M. Bonpland… Là, tandis que le ciel du Midi brillait de son pur éclat, ou que, par un temps de pluie, sur les rives de l’Orénoque, la foudre en grondant illuminait la forêt, nous avons été pénétrés tous deux de l’admirable vérité avec laquelle se trouve représentée, en si peu de pages, la puissante nature des Tropiques dans tous ses traits originaux.

Et quand sur ce fond d’un paysage si neuf et si grand se détachent les deux plus gracieuses créations de figures adolescentes, et que la passion humaine y est peinte aussi dans toute sa fleur et dans toute sa flamme, il y a de quoi mériter à jamais de vivre, et de quoi couvrir bien des erreurs, des ignorances et des infirmités qui se trahissent ailleurs chez l’homme et dans son talent. Aujourd’hui, après tout ce qu’on a écrit déjà sur Bernardin de Saint-Pierre et ce que j’en ai écrit autrefois moi-même, j’aimerais à revoir d’un peu près cette double part qu’il faut faire en lui, et à le montrer en réalité et au naturel ce qu’il était.

Le biographe et le disciple de Bernardin de Saint-Pierre, et qui avait épousé sa veuve, M. Aimé Martin, a rendu à sa mémoire plus d’un service ; il a complété sur quantité de points l’édition des Œuvres de celui qu’il admirait par-dessus tout : pourtant il a poussé le zèle et l’enthousiasme jusqu’à tracer de lui un portrait romanesque et une de ces biographies impossibles qui mettent tout d’abord en garde un lecteur de bon sens. Ayant à défendre Bernardin contre plusieurs inculpations qui touchaient au caractère, M. Aimé Martin s’est jeté dans une apologie sans réserve, et dont l’expression ne connaissait point de bornes. On en jugera par un seul trait :

Que de fois, s’écrie-t-il, je me suis trouvé meilleur en le quittant !… Alors la vertu me semblait naturelle et facile. Une flamme divine me consumait : j’étais comme ces disciples de Jésus-Christ qui, en se rappelant l’impression de ses discours, se disaient entre eux : Notre cœur brûlait en l’écoutant.

— Il nous faut sortir au plus vite de ce genre exalté pour trouver un Bernardin réel.

Né au Havre le 19 janvier 1737, d’une famille originaire de Lorraine, qui aurait aimé à descendre de l’Eustache de Saint-Pierre de Calais, et qui, en tout, avait plus de prétentions que de preuves, Bernardin de Saint-Pierre reçut une éducation très libre et irrégulière, très coupée, mais où la nature, l’Océan et la campagne tinrent du premier jour beaucoup de place. On a recueilli plusieurs anecdotes de son enfance qui auraient tout leur prix, si on les avait racontées plus simplement. Il était compatissant pour les animaux ; il rêvait à la vie des anachorètes dans le désert, et se faisait de petits ermitages au milieu des chèvrefeuilles et des abeilles. La lecture de Robinson fut pour lui un événement ; lui aussi, il cherchait en imagination son île, mais bientôt ce ne fut plus une île solitaire, il s’y donnait des compagnons ; il la peuplait à son gré d’un monde choisi, dont il se faisait le législateur pacifique : car il était ambitieux, et son penchant le portait naturellement ou à s’isoler ou à se donner le beau rôle. Des personnes judicieuses qui l’ont connu, m’ont expliqué ses défauts et son irritabilité de caractère, en me disant qu’il n’avait pas été élevé, qu’il n’avait jamais été soumis et rompu à une discipline. Peut-être n’était-il pas de nature à s’y plier. Il était de ceux qui, avec une physionomie noble et douce, de beaux yeux bleus et un sourire bienveillant, ont reçu en naissant un instinct invincible. Parlant quelque part des instincts variés des animaux et les assimilant à ces affections secrètes et innées qui sont réparties à chaque homme destiné à percer ou à souffrir :

Notre vie entière, dit-il, n’en est pour chacun de nous que le développement. Ce sont ces affections qui, lorsque notre état leur est contraire, nous inspirent des constances inébranlables et nous livrent, au milieu de la foule, des luttes perpétuelles et malheureuses contre les autres et contre nous-même : mais, lorsqu’elles viennent à se développer dans des circonstances heureuses, alors elles font éclore des arts inconnus et des talents extraordinaires.

Et il cite Homère, Raphaël, Colomb, Herschell, comme doués chacun d’un génie caractéristique qui le domine et qu’il ne peut éviter. Bernardin de Saint-Pierre eut également le sien. Son idéal se traça de bonne heure en lui, et, à travers tous ses mécomptes, il ne s’en détourna jamais. Cet idéal, c’était de fonder une espèce de colonie qui aurait tenu de l’idylle, et où il aurait régi, non sans y mêler quelques sons de la flûte antique, des hommes dociles et heureux. En Russie, lorsqu’un jour l’impératrice Catherine sembla lui sourire, il ne souriait, lui, qu’à ce projet chéri de fonder une colonie aux bords du lac Aral, une colonie cosmopolite à l’usage de tous les étrangers pauvres et vertueux ; plus tard, il continuera en idée de vouloir transplanter quelque chose du même rêve aux rivages de Madagascar, puis en Corse, et plus tard encore vers les vagues espaces de l’ouest de l’Amérique, au nord de la Californie. Il concevait dans sa tête et portait partout avec lui un monde d’ordre et d’harmonie, une espèce d’Éden ou d’âge d’or, duquel il ne voulait absolument pas se départir et qu’il s’obstinait à réaliser au milieu des désaccords de tout genre qui l’offensaient. Ce n’est qu’à la fin et en désespoir de cause, qu’il renonça à l’idée de poursuivre ses projets lointains, et qu’il s’avisa de puiser de l’eau dans son propre puits, c’est-à-dire, au lieu de vouloir exécuter les choses, de prendre son papier et de les décrire. L’utopiste à bout de voie saisit la plume et devint un peintre. Ces harmonies qu’il ne pouvait réaliser sur la terre dans l’ordre politique et civil, il les demanda à l’étude de la nature, et il en raconta avec consolation et délices ce qu’il en entrevoyait : « Toutes mes idées ne sont que des ombres de la nature, recueillies par une autre ombre. » Mais à ces ombres son pinceau mêlait la suavité et la lumière ; c’est assez pour sa gloire.

La vie de Bernardin de Saint-Pierre se partage donc très distinctement en deux parties : dans la première, il court le monde à l’aventure, il va de mécompte en mécompte ; jeune, beau, plein de séduction au premier abord et généralement bien accueilli, il manque tout, parce qu’en réalité il ne s’applique sérieusement à aucune carrière, et que, dans ce qu’il entreprend, il a toujours son arrière-pensée secrète de colonisateur à demi mythologique, sa chimère d’être Orphée ou Amphion. Dans la seconde partie de sa vie qu’il ne commence que tard, trop tard, et après bien des souffrances et des aigreurs, il n’est plus qu’un auteur et un homme de lettres, aspirant, sous un toit à lui, à dégager, comme il le dit, sa Minerve de son tronc rustique, et à mettre, s’il se peut, un globe à ses pieds ; sa véritable voie est trouvée. Ces deux époques de sa vie sont séparées par une espèce de crise et de maladie morale qui est curieuse à observer et qui donne la clef de sa nature.

Après quelques études élémentaires de mathématiques, Bernardin, entré comme élève à l’École des ponts et chaussées, eut l’idée de servir dans le génie militaire : il y fut admis par une première méprise, mais il ne put jamais s’y faire accepter sur un pied d’égalité. Il fit une campagne dans le pays de Hesse en 1760 et s’y brouilla avec ses chefs. Il recommença, peu après, la même faute dans un voyage qu’il fit à l’île de Malte, alors menacée d’un siège : il partit sans son brevet d’ingénieur-géographe, ne put s’y faire agréer sur un pied convenable, et s’en revint irrité et mécontent. Il retrouva de nouvelles difficultés à son retour en France. Il lui arriva alors comme aux hommes d’imagination qui embrassent d’autant plus qu’on leur refuse davantage ; ne pouvant obtenir aussi vite qu’il le voulait sa réintégration et de l’emploi au service de France, il revint à l’idée d’être législateur en grand, et résolut d’aller proposer ses services en Russie, où Catherine venait de saisir l’empire. Il s’y rendit lentement par la Hollande et par Lübeck, se faisant le long du chemin des amis ; car il avait de l’attrait, du charme et une ingénuité touchante, des trésors de sensibilité et de cœur quand sa susceptibilité n’était point en jeu. Dans ce voyage de Russie, toutefois, il trouva moyen encore de rendre sa position fausse en se faisant appeler le Chevalier de Saint-Pierre et en se donnant des armoiries de sa façon : bien souvent, quand il était présenté à quelque personnage de marque, on lui demandait s’il appartenait à la noble famille de Saint-Pierre qui était alors très en vue à Versailles ; il était obligé de répondre non, et il en souffrait. Ses aventures en Russie et, au sortir de là, en Pologne, ont été singulièrement arrangées et romancées par son biographe, M. Aimé Martin ; un récit simple serait allé bien mieux au but que ces descriptions continuellement sentimentales. Le biographe imitateur et disciple a mis deux ou trois couches de clair de lune là où Bernardin n’eût mis qu’un rayon. En Russie, Bernardin s’était fait un ami intime d’un homme cordial et bon qu’il y avait rencontré, le Genevois Duval, joaillier de la Couronne. Je sais que la correspondance de Bernardin avec Duval existe et qu’elle est à Genève aux mains des descendants de ce dernier : espérons qu’elle sera publiée un jour et qu’elle nous rendra le vrai ton55.

Une autre correspondance publiée nous livre au naturel Bernardin depuis son séjour à Varsovie dans l’été de 1764 (il avait alors vingt-sept ans et demi) : c’est la correspondance qu’il entretint avec M. Hennin, alors résident de France à Varsovie, et depuis premier commis aux Affaires étrangères. Cette suite de lettres, dont j’ai vu les originaux, avait été confiée par le fils de M. Hennin, antiquaire distingué, à la veuve de Bernardin de Saint-Pierre et à M. Aimé Martin, qui l’ont fait imprimer en 1826. Les éditeurs crurent pourtant devoir y faire quelques suppressions, et la veuve de Bernardin de Saint-Pierre, en particulier, demanda avec instances, avec larmes, au possesseur des lettres de lui permettre d’en détruire cinq ou six qui présentaient sous un jour trop triste la situation morale du grand écrivain. Il en reste assez pour le biographe observateur et pour tout critique qui sait lire.

Dès le début, qui répond au beau moment des amours du jeune officier d’aventure avec la belle princesse Miesnik, à Varsovie, on le trouve racontant les fêtes et les bals de cette vie somptueuse à laquelle il est mêlé : au sortir de là, en rentrant chez lui à trois heures du matin, il ne rêve que Lignon, dit-il, et Arcadie. Mais l’homme sensé ajoute ces paroles qui montrent que chez Bernardin le romanesque n’étouffait pas le positif :

Toutes ces fêtes-là, écrit-il, ne m’amusent pas tant que vous croyez bien. Lorsque je rentre chez moi, je compare naturellement mon état avec tout ce qui m’environne, et je vois que je ne suis rien et qu’il faudra bientôt renoncer à tout cela ; un ami solide et accrédité conviendrait mieux à mon caractère et à ma fortune ; je l’aurai trouvé en vous si votre amitié s’acquiert par de l’amitié.

On joue en société une tragédie de Racine, Iphigénie ; les acteurs et actrices ne sont que princes, filles ou nièces de palatins ; le chevalier de Saint-Pierre fait Achille. En sortant de ces soirées brillantes, il lui faut rentrer dans une petite chambre qu’il a louée cinq ducats ; ces détails matériels, qui ont été supprimés dans les débuts de la correspondance, montrent le côté faible de cette situation précaire, et c’est un côté que Bernardin ne perdait jamais de vue.

Après avoir essayé de se jeter dans le parti opposé au nouveau roi de Pologne, Stanislas Poniatowski, il est reçu de lui avec distinction ; mais la place qu’on lui offre dans l’artillerie n’est que de quarante ducats par an : « Cette offre m’humilie, écrit-il à M. Hennin (2 janvier 1765), et me désespère à un point que je ne puis dire. J’ai pris mon parti, et je veux m’en retourner. » Dans une réponse de M. Hennin à cette lettre, réponse que les éditeurs ont eu le tort de supprimer, on voit cet homme de sens combattre la détermination de Bernardin, et lui représenter qu’il n’y a rien d’humiliant dans l’offre qui lui est faite ; que le premier pas est l’essentiel, et que le reste ne peut manquer de suivre : « Considérez, monsieur, que dans un pays où les sujets manquent, vous auriez été le premier employé. D’ailleurs il est toujours avantageux d’être de l’âge du prince et un des premiers qu’il ait mis en place. » M. Hennin, qui vient d’aider Bernardin de sa bourse, a le droit de lui donner ces bons conseils ; il lui parle le langage d’un esprit juste qui suppose à son correspondant le désir réel de fixer sa fortune et sa destinée. Il parle un langage ; mais Bernardin en parle un autre ; au même moment, il écoute involontairement au-dedans de lui la voix de ce génie qui l’a jusque-là déçu de promesses et qui longtemps le décevra encore, et qui pourtant ne lui ment pas en lui disant : « Ce n’est pas là qu’est pour toi la gloire. » M. Hennin et Bernardin, dans toute cette correspondance, sont deux hommes représentant des races différentes : l’un représente la race des bons esprits, probes, exacts, laborieux et positifs ; l’autre, celle des chimériques plaintifs, chez qui le roman l’emporte, et qui, à la fin, le talent et la fée s’en mêlant, ont le privilège de se faire pardonner et admirer.

M. Hennin voulant obliger sérieusement son jeune ami, s’est informé en France dans les bureaux, et il lui a été répondu que Bernardin de Saint-Pierre n’est point chevalier et qu’il y a de l’équivoque dans les autres titres et qualifications qu’il se donne. Bernardin s’irrite de ce résultat d’information, et, comme M. Hennin ne l’en a pas moins obligé sans d’abord l’avertir de ce qu’il savait, il lui dit :

Vous m’avez donné à Vienne, monsieur, une forte preuve de votre amitié ; mais le silence que vous avez gardé ne m’a pas prouvé votre estime. Cela ne diminue rien à ma reconnaissance, et me donne de vous la plus haute opinion, puisque vous m’avez obligé alors que je devais vous être suspect.

Ici nous surprenons le germe de ce ton et de ces sentiments à la Jean-Jacques dont Bernardin de Saint-Pierre sera un nouvel exemple dans une période critique de sa vie, et qui constituèrent pour lui, comme pour le philosophe genevois, une vraie maladie de misanthrope.

Rentré en France (1766), sans ressources, chargé de dettes, il devient plus que jamais solliciteur auprès des ministres et de ceux qui les entourent. Il semble, à certains moments, hésiter entre sa première vocation aventureuse, et sa seconde et dernière vocation qui est d’écrire. Retiré chez le curé de Ville-d’Avray, il met en ordre ses observations et ses souvenirs de voyage ; il rédige ses mémoires sur la Hollande., la Prusse, la Saxe, la Pologne et la Russie ; son plan s’étend à mesure qu’il s’y applique. Son édifice deviendrait aisément immense si le temps, les matériaux et la tranquillité d’esprit ne lui manquaient pas : « C’est ainsi que je file ma soie, dit-il ; j’en verrai la fin avec celle de mes forces. » Cette vie, bien que mélancolique, lui plairait assez si elle pouvait durer. Il commence même à porter ses vues plus loin ; son esprit de système l’entraîne vers les spéculations physiques :

J’ai recueilli, dit-il, sur le mouvement de la terre des observations, et j’en ai formé un système si hardi, si neuf et si spécieux, que je n’ose le communiquer à personne. Je le laisse dormir en paix, car je me défie de ma solitude où l’on peut, sans s’en douter, se familiariser avec les idées les plus absurdes. Vous pouvez voir par là, ajoute-t-il, que je m’accroche à tout, et que je laisse flotter çà et là des fils comme l’araignée, jusqu’à ce que je puisse ourdir ma toile.

Et nous, nous voyons chemin faisant le talent d’écrire naître de lui-même sous sa plume et les images éclore.

Cependant il obtient d’être placé à l’île de France en qualité de capitaine-ingénieur, et il se décide à partir : il a trente et un ans. Il n’a pas encore épuisé toute sa force d’aventure et de jeunesse, et il est bon qu’il aille dans cet hémisphère nouveau pour y faire ses couleurs et y achever sa palette de peintre. On a le récit de son voyage qu’il publia en 1773 : Voyage à l’île de France, à l’île de Bourbon, au cap de Bonne-Espérance, par un officier du roi. Être officier du roi, ce fut toujours sa prétention, son espérance, et qui ne fut jamais entièrement remplie. Dans ce premier essai de Bernardin, on saisit déjà le fond et les lignes principales de son talent : c’est moins développé, moins idéal, mais, en cela même aussi, plus réel par endroits et plus vrai en un sens que ce qu’il dira plus tard dans les Études et les Harmonies. L’ouvrage ne fut remarqué que de quelques-uns : pour que les hommes fassent attention à un talent et à un génie, il faut qu’il leur apparaisse avec plénitude et surcroît, et qu’il leur en donne toujours un peu trop.

Il y a donc de la sobriété et un tour très net dans ce Voyage, écrit sous forme de lettres à un ami ; ce sont de vives esquisses, plutôt que des tableaux. Le peintre ému se reconnaît pourtant dès les premières lignes ; les descriptions ne sont pas sèches ; le paysage n’est là que pour se mettre en rapport avec les personnages vivants : « Un paysage, dit-il, est le fond du tableau de la vie humaine. » Avant de s’embarquer à Lorient, et sans avoir encore quitté le port, en s’y promenant et en nous y montrant le marché aux poissons avec tout ce qui s’y remue de fraîche marée, l’auteur nous rend une petite toile hollandaise ; en nous peignant avec vérité le retour des pêcheurs par un gros temps, il y mêle le côté sensible dont il abusera : « C’est donc parmi les gens de peine que l’on trouve encore quelques vertus. » On reconnaît le petit couplet philosophique qui commence, mais il ne le prolonge pas trop, et cela ne va pas encore jusqu’au sermon56. Il y a quelquefois de l’esprit proprement dit, ce qui n’est pas commun chez lui ; parlant des fruits de l’île de France qu’on pourrait naturaliser dans nos provinces méridionales, il se souvient de ces autres fruits apportés en Europe par des conquérants :

Que nous importe aujourd’hui, dit-il, que Mithridate ait été vaincu par les Romains, et Montézume par les Espagnols ? Sans quelques fruits, l’Europe n’aurait qu’à pleurer sur des trophées inutiles ; mais des peuples entiers vivent en Allemagne des pommes de terre venues de l’Amérique, et nos belles dames mangent des cerises qu’elles doivent à Lucullus. Le dessert a coûté cher, mais ce sont nos pères qui l’ont payé.

Arrivé à l’île de France, il en décrit le sol et les végétaux avec détail et curiosité, mais sans joie et plutôt avec une sorte de tristesse :

Il n’y a pas une fleur dans les prairies, qui d’ailleurs sont parsemées de pierres et remplies d’une herbe aussi dure que le chanvre. Nulle plante à fleur dont l’odeur soit agréable. De tous les arbrisseaux aucun qui vaille notre épine-blanche. Les lianes n’ont point l’agrément du chèvrefeuille ni du lierre. Point de violettes le long des bois.

Il excelle déjà à peindre les retraites ombreuses au milieu des rochers, les bords des ravines couverts d’arbres, et, du sein des pierres calcinées, toute cette puissance de végétation magnifique et comme monstrueuse. Il ne s’y laisse pourtant point gagner le cœur en commençant :

Jamais ces lieux sauvages ne furent réjouis par le chant des oiseaux, ou par les amours de quelque animal paisible. Quelquefois l’oreille y est blessée par le croassement du perroquet ou par le cri aigu du singe malfaisant. — Oh ! quand pourrai-je, s’écrie-t-il, respirer le parfum des chèvrefeuilles, me reposer sur ces beaux tapis de lait, de safran et de pourpre que paissent nos heureux troupeaux, et entendre les chansons du laboureur qui salue l’aurore avec un cœur content et des mains libres !

On sent que la pensée des hommes lui gâte les lieux et l’empêche d’en goûter au premier abord la beauté grandiose jusqu’alors inconnue. Pourtant lorsqu’il pénètre dans l’île, lorsqu’il arrive vers l’une de ces habitations perdues au plus profond des bois et dans les escarpements des mornes, et qu’il y trouve l’image imprévue de l’abondance, de la paix et de la famille, il est touché, et il trouve, à le dire, de bien gracieuses couleurs :

Je ne vis dans toute la maison qu’une seule pièce : au milieu, la cuisine ; à une extrémité, les magasins et les logements des domestiques ; à l’autre bout, le lit conjugal, couvert d’une toile, sur laquelle une poule couvait ses œufs ; sous le lit, des canards ; des pigeons sous la feuillée, et trois gros chiens à la porte. Aux parois étaient accrochés tous les meubles qui servent au ménage ou au travail des champs. Je fus véritablement surpris de trouver dans ce mauvais logement une dame très jolie. Elle était Française, née d’une famille honnête, ainsi que son mari. Ils étaient venus, il y avait plusieurs années, chercher fortune ; ils avaient quitté leurs parents, leurs amis, leur patrie, pour passer leurs jours dans un lieu sauvage, où l’on ne voyait que la mer et les escarpements affreux du morne Brabant ; mais l’air de contentement et de bonté de cette jeune mère de famille semblait rendre heureux tout ce qui l’approchait. Elle allaitait un de ses enfants ; les quatre autres étaient rangés autour d’elle, gais et contents.

La nuit venue, on servit avec propreté tout ce que l’habitation fournissait. Ce souper me parut fort agréable. Je ne pouvais me lasser de voir ces pigeons voler autour de la table, ces chèvres qui jouaient avec les enfants, et tant d’animaux réunis autour de cette famille charmante. Leurs jeux paisibles, la solitude du lieu, le bruit de la mer me donnaient une image de ces premiers temps où les filles de Noé, descendues sur une terre nouvelle, firent encore part, aux espèces douces et familières, du toit, de la table et du lit.

Il était déjà un grand peintre, celui qui, sans s’y appliquer encore, narrait ainsi. Je pourrais citer d’autres délicieux petits tableaux tout à côté, notamment celui qui commence par ces mots : « Si jamais je travaille pour mon bonheur, je veux faire un jardin comme les Chinois… » Malgré ces touches heureuses, il manquait pourtant au Voyage de l’île de France, et à son exactitude complète, cette vie intime et magique que Bernardin, en y revenant, saura mêler plus tard à ces mêmes peintures, quand il les reverra de loin, non plus dans l’ennui de l’exil, mais avec la tendresse du regret et avec la vivacité de l’absence. C’est alors seulement qu’il y répandra ce je ne sais quoi de chaleur et de lumière qui nous en réfléchira tout le ciel. Il y a un moment, un point où le souvenir encore fidèle s’idéalise et s’enflammed, et donne aux objets leur poésie.

Après avoir beaucoup souffert et s’être trouvé si à l’étroit dans cette île qu’il devait immortaliser, Bernardin, revenu en France (mai 1771), se remit à tenter et à fatiguer la fortune. Il s’occupa de rédiger son Voyage ; il vit quelques gens de lettres, Rousseau, d’Alembert ; il eut quelque temps du succès dans le monde des encyclopédistes. Condorcet s’intéressait à lui et en écrivit à Turgot ; il dut être présenté à celui-ci au commencement de son ministère (juillet 1774) ; Turgot était ministre de la Marine, et Bernardin sollicitait depuis quelque temps pour être envoyé par terre aux Indes avec une mission d’observation et de découverte. Les derniers éditeurs de Condorcet, en publiant une lettre de Bernardin à Mlle de Lespinasse, l’accusent d’avoir été ingrat envers d’Alembert et elle, qui cherchaient tous deux sincèrement à le servir. Bernardin, sans être précisément ingrat, put bien être injuste à leur égard. Pourtant on lit dans sa lettre à Mlle de Lespinasse de belles paroles, entre autres celles-ci : « Je donne aux Muses le temps qui nous est prêté, aux Muses qui consolent du passé et rassurent sur l’avenir… » Et l’éditeur de Condorcet, en citant cette parole, ne s’aperçoit pas qu’il introduit à l’instant comme un rayon de lumière et de sérénité, un coin d’azur, au milieu de ce style gris et terne des encyclopédistes.

C’est avec Rousseau que Bernardin de Saint-Pierre avait le plus de rapports et qu’il se lia véritablement d’une amitié aussi étroite que le comportait l’état d’âme du malheureux philosophe. Les pages que Bernardin a écrites sur lui sont peut-être ce qui donne la plus simple et la plus naturelle idée du personnage et de son caractère : car, à force d’écrire sur Rousseau, on finit, ce me semble, par l’alambiquer terriblement et le mettre à la torture. Bernardin le montre tel qu’il était en ces années 1772-1776, dans leurs longues promenades et leurs conversations familières sur tous sujets. Ils s’entendaient véritablement et pensaient tous deux à l’unisson sur des points élevés. C’était Bernardin qui avait écrit : « La nature offre des rapports si ingénieux, des intentions si bienveillantes, des scènes muettes si expressives et si peu aperçues, que qui pourrait en présenter un faible tableau à l’homme le plus inattentif le ferait s’écrier : Il y a quelqu’un ici !… » Et Rousseau lui répondait dans la même pensée : « Il y a un si bel ordre dans l’ordre physique, et tant de désordre dans l’ordre moral, qu’il faut de toute nécessité qu’il y ait un monde où l’âme soit satisfaite. » Et il ajoutait avec effusion : « Nous avons ce sentiment au fond du cœur : Je sens qu’il doit me revenir quelque chose. » Que les personnes religieuses, avant de frapper sur Bernardin et sur Rousseau, veuillent toujours se rappeler ces deux belles paroles de l’un et de l’autre, ce quelque chose et ce quelqu’un.

Au moment où il voyait ainsi assez habituellement Rousseau et où il cherchait à adoucir ses humeurs sombres, Bernardin était lui-même ou allait être atteint, à quelque degré, du même mal. Il le confesse dans son préambule de L’Arcadie, et, quand il n’en conviendrait point, sa correspondance avec M. Hennin ne permet pas d’en douter. M. Hennin, de résident qu’il était à Genève, était devenu, en mars 1778, premier commis aux Affaires étrangères sous M. de Vergennes. Bernardin, dans son illusion facile, crut à l’instant avoir trouvé en lui un protecteur puissant, tandis qu’il ne retrouvait en effet qu’un ami sage, fidèle, solide, essayant de le servir avec suite et pas à pas, mais n’étant lui-même, à l’égard des ministres, que dans une position subordonnée et secondaire. La correspondance qu’on a de l’un à l’autre ne donnerait au lecteur qu’une idée imparfaite et trop inégale de leurs relations, si l’on ne savait que beaucoup les réponses de M. Hennin ont été supprimées ; que ce digne ami qui ne répond pas toujours agit plus qu’il ne parle ; qu’il y a des moments où les lettres qu’il reçoit coup sur coup de Bernardin le prennent au milieu d’un travail accablant : « Votre troisième lettre, lui écrivait-il (18 novembre 1780), est la soixante-dix-neuvième à laquelle je doive réponse aujourd’hui, et il y en a qui roulent sur des affaires pressées. » Et en post-scriptum : « J’avais écrit neuf heures hier soir lorsque j’eus fini la minute de cette lettre. Je n’y voyais plus. Je l’ai donnée à mon copiste qui n’a pu l’expédier que ce matin. » Bernardin, qui vit dans la solitude, dont les nerfs sont excités, qui n’a pas de cesse qu’il n’ait reçu réponse, a le tort de se croire des droits là où il ne peut demander encore que des grâces. Il suppose que le gouvernement lui doit réparation et indemnité pour ses aventures de Pologne et pour ses diverses entreprises avortées, même pour les mémoires qu’il a adressés à plusieurs ministères sans qu’on les lui demandât. Un jour, après bien des efforts, M. Hennin lui obtient de M. de Vergennes (29 novembre 1780) une gratification de trois cents livres sur les fonds destinés aux gens de lettres : « C’est peu de chose, mais il s’agit de débuter. » D’ailleurs ces gratifications sur les fonds littéraires sont annuelles et équivalent à une pension à vie, quoiqu’on ne l’annonce pas formellement. Bernardin, qui a sollicité à satiété, s’irrite de la forme, et du fonds sur lequel la somme est assignée ; c’est comme officier du roi, comme capitaine-ingénieur qu’il veut être indemnisé, ou comme ayant servi la politique française en Pologne ; il écrit au ministre « qu’il lui est impossible d’accepter une aumône de son département ». J’ai sous les yeux une longue lettre de M. Hennin qui lui répond tout ce qui se peut de plus sensé : « Je vous avouerai même, ajoute-t-il, que je partais (quand j’ai reçu votre lettre) pour aller demander à M. le marquis de Castries une pareille somme annuelle pour vous, une pension sur les fonds de la Marine, avec l’espérance d’y réussir tôt ou tard. » Il lui donne, en finissant, des conseils affectueux : « Mon ami, vous vous êtes trop séquestré du monde ; vous ne connaissez plus ni les hommes ni la marche des affaires. Comment voulez-vous sortir d’un état qui vous peine, si vous repoussez les mains qui peuvent vous en tirer ? » Cette susceptibilité de Bernardin se manifeste dans les moindres choses ; il n’est pas content si on lui adresse les lettres de Versailles avec la qualification d’ingénieur de la Marine, il dit qu’il ne l’a jamais été. Si on lui donne, en lui écrivant, son prénom de Bernardin à côté du nom de Saint-Pierre, il s’en formalise également : « M. Panckoucke, dit-il en un endroit, est le premier de tous les hommes et le seul qui m’ait appelé Bernardin. » En employant si souvent et si familièrement nous-même ce prénom pour désigner le grand écrivain, nous avons presque à demander excuse à ses mânes. Ce mot sur M. Panckoucke se rattache à un autre trait de susceptibilité qui n’eut lieu que plus tard. Bernardin reçut un jour avis que le roi lui accordait une gratification sur le Mercure, et qu’il n’avait qu’à passer à la caisse pour la toucher. Mais comme cet avis lui venait du caissier, et sans qu’il y eût une lettre au ministre, M. de Breteuil, il refusa d’abord, et se choqua comme pour la gratification de M. de Vergennes. Sur quoi M. Hennin, qu’il désolait, lui écrivait ce mot, qui résume tout notre jugement : « Vous êtes bon, simple, modeste, et il y a des moments où vous semblez avoir pris pour modèle votre ami Jean-Jacques, le plus vain de tous les hommes. » Cependant, à travers ces boutades et ces quintes d’un cerveau tant soit peu malade, Bernardin ne cesse de solliciter auprès de tous les ministères, et, grâce à de bons amis, parmi lesquels M. Hennin se retrouve toujours, il parvient, avec ces divers lambeaux de secours et de gratifications arrachées, à se former une modique existence. Disons toute notre pensée : si Bernardin n’avait sollicité de la sorte qu’en ces années dont nous parlons, quand il en avait si absolument besoin, quand il était comme un père ou comme une mère voulant produire le fruit ignoré de son génie, l’enfant de ses entrailles, s’il n’avait pas conservé ces habitudes de plainte et de sollicitation jusque dans des temps plus heureux et fait alterner perpétuellement l’idylle et le livre de comptes, ce serait simplement touchant, ce serait respectable et sacré. Il y a bien de charmantes choses mêlées à ces lettres et qui sont faites pour attendrir. Cet homme de génie, âgé de plus de quarante ans, si pauvre qu’il est obligé, quand il veut voir M. Hennin, d’aller à pied de Paris à Versailles et d’en revenir de même, en choisissant à l’avance la lune qui quelquefois le trahit, a des paroles dignes d’un sage de l’Orient ou d’un ancien :

Enfin j’ai cherché de l’eau dans mon puits ; depuis six ans j’ai jeté sur le papier beaucoup d’idées qui demandent à être mises en ordre. Parmi beaucoup de sable, il y a, je l’espère, quelques grains d’or.

Les espérances sont les nerfs de la vie : dans un état de tension ils sont douloureux ; tranchés, ils ne font plus de mal.

On est toujours trop vieux pour faire le bien, mais on est toujours assez jeune pour le conseiller. Que m’importe ! J’aurai présenté de beaux tableaux, j’aurai consolé, fortifié et rassuré l’homme dans le passage rapide de la vie.

J’ai à mettre en ordre des matériaux fort intéressant, et ce n’est qu’à la vue du ciel que je peux recouvrer mes forces. Je préférerais une charbonnière à un château. Obtenez-moi un trou de lapin pour passer l’été à la campagne.

Il s’est logé pour travailler plus en liberté dans le faubourg Saint-Marceau, rue Neuve-Saint-Étienne, tout au haut d’une maison d’où l’on a vue sur le jardin des Dames-Anglaises : ce n’est pas encore la fin de son vœu, car son vœu c’est un jardin à lui et une cabane, c’est de loger à terre et non si haut. Pourtant, tandis qu’il achève là son livre des Études, cette espèce de poème ou de concert rustique qu’il dédie à la nature, il a de doux sentiments, précurseurs des joies de la paternité ; il écrit à M. Hennin le 7 février 1781 ces paroles qui sont comme un chant ; il y a au fond de Bernardin une âme pastorale qui, du milieu de ses douleurs, s’éveille au moindre motif et se met à chanter :

J’irai, dit-il, vous voir à la première violette ; j’aurai bien près de cinq lieues à aller, j’irai gaiement, et je compte vous faire une telle description de mon séjour, que je vous ferai naître l’envie de m’y venir voir et d’y prendre une collation. Horace invitait Mécène à venir manger dans sa petite maison de Tivoli un quartier d’agneau et boire du vin de Falerne. Comme il s’en faut bien que ma fortune approche de sa médiocrité d’or, je ne vous donnerai que des fraises et du lait dans des terrines ; mais vous aurez le plaisir d’entendre les rossignols chanter dans les bosquets des Dames-Anglaises, et de voir leurs pensionnaires et leurs jeunes novices folâtrer dans leur jardin.

Nous dirons quelque chose de l’œuvre une autre fois. Aujourd’hui je n’ai voulu qu’indiquer la préparation pénible et les épreuves qui doivent nous rendre nous-mêmes modestes, reconnaissants envers le ciel et indulgents. Je n’ai pu toutefois parvenir à fixer le moment précis de la grande crise nerveuse de Bernardin, quand il se montre à nous (préambule de L’Arcadie) frappé d’un mal étrange, sujet à des éclairs qui lui sillonnent la vue, voyant les objets doubles et mouvants, et, dès qu’il rencontrait du monde dans les jardins publics et dans les rues, se croyant entouré d’ennemis et de malveillants. Je conjecture que ce moment de crise bizarre n’est pas éloigné de celui où il écrivait cette jolie lettre, qu’on vient de lire, à M. Hennin.

Note.

J’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de faire lire en entier deux lettres de M. Hennin supprimées avec intention par M. Aimé Martin, et qui mettent dans tout son jour le travers moral de Bernardin de Saint-Pierre, sans toutefois l’exagérer en rien. Ces lettres, dont je n’ai cité dans l’article précédent que quelques mots, se rapportent, la première, au refus de la gratification accordée par M. de Vergennes, et la seconde, au refus de la gratification sur le Mercure, accordée par M. de Breteuil : ces deux refus de Bernardin, est-il besoin de le dire ? n’étaient que pour la forme et ne tinrent pas. Les curieux devront remettre ces lettres à leur place dans la Correspondance publiée en 1826.

m. hennin à bernardin de saint-pierre.

Versailles, le 3 décembre 1780.

Il est très vrai, monsieur et très cher ami, que vous soutîntes un jour chez moi les principes qui viennent de vous faire commettre une grande imprudence. Je les combattis, quelqu’un même se joignit à moi ; j’espérai que vous changeriez de façon de penser, et mon amitié ne se ralentit point pour vous procurer quelque grâce du roi. La lettre du ministre, qui vous annonçait une gratification de 300 livres sur les fonds littéraires, ne pouvant partir jeudi, je me hâtai de vous mander le succès de mes soins. Elle venait d’être signée hier lorsque le ministre m’a renvoyé votre inconcevable lettre où vous rejetez ce qui vous est offert de la part du roi. Je vous avouerai même que je partais pour aller demander à M. le marquis de Castries une pareille somme annuelle pour vous, une pension sur les fonds de la Marine, avec l’espérance d’y réussir tôt ou tard. Je ne me plaindrai point, monsieur, du ton que vous avez pris avec moi, parce que je ne veux pas vous aigrir dans un moment où vous vous égarez. Assemblez toute la France, et l’on vous dira que votre dernière lettre à M. le comte de Vergennes est contraire à tous les devoirs. Vous vous faites illusion, monsieur : le roi ne vous doit rien pour ce que vous avez fait en Pologne, ni pour vos mémoires, parce que vous n’avez point agi par son ordre. M. le comte de Vergennes, à qui toutes les personnes qui l’entourent parlent de vous comme d’un homme qui est malheureux, et qui cependant a fait preuve de bonne volonté en Pologne et bien servi à l’île de France, qui d’ailleurs peut être employé utilement, vous assigne une gratification sur des fonds affectés à son département et destinés à récompenser des services qui n’y ont qu’un rapport éloigné : vous appelez ce secours une aumône, vous le rejetez, et vous rudoyez l’ami qui, après trois ans de soins, est parvenu à décider le ministre en votre faveur. Il n’y a point d’exemple d’une pareille conduite. Vos mémoires, quelque utiles qu’ils puissent être, ne sont point un titre pour demander des grâces du roi comme une chose due. Il n’y a point de semaine où le ministre n’en reçoive de ce genre, etc., etc. (Suit l’énoncé de quelques principes justes d’administration ; puis M. Hennin continue :)

Je n’ai pas pris les ordres de M. le comte de Vergennes sur votre seconde lettre. Voulez-vous que celle de ce ministre qui vous annonce la gratification parte ? Je ferai en sorte que M. le comte de Vergennes veuille bien ne pas se souvenir que vous avez refusé ce qu’il vous avait accordé par une exception flatteuse. De grâce, monsieur, consultez-vous avant de décider. Vous m’affligez à un point extrême, vous affligerez tous vos amis ; vous ne serez pas même exempt de reproches. Jamais on ne refuse les bienfaits du roi, à moins qu’ils ne soient humiliants, et celui qui vous est offert est honorable. Je ne sais qui a pu vous dire que les fonds littéraires n’étaient employés qu’en aumônes. Vous êtes à cent lieues du vrai dans toute cette affaire. Mon ami, vous vous êtes trop séquestré du monde ; vous ne connaissez plus ni les hommes ni la marche des affaires. Comment voulez-vous sortir d’un état qui vous peine si vous repoussez les mains qui peuvent vous en tirer ? Quand 300 livres ne seraient rien pour vous, ne savez-vous pas qu’un bienfait en attire d’autres ; que, si vous vivez plus à l’aise, vous serez plus en état de travailler, de vous procurer une existence agréable ?

Je vous prie de me répondre le plus tôt possible. Vous ne pouvez croire à quel point je désire que vous rentriez dans votre assiette pour réparer le tort que vous vous seriez fait si vous n’aviez pas ici quelqu’un qui sait combien le malheur change les idées, et qui ne se lassera de vous rendre tous les services qui dépendront de lui que lorsque, absolument, vous lui interdirez cette satisfaction.

Un ministre ne peut pas répondre à votre demande d’aller servir un prince étranger. C’est encore une chose que vous saviez avant que vous vous fussiez éloigné de la société.

J’ai l’honneur d’être, avec un attachement assez inviolable pour tenir encore à bien des épreuves, etc.

Et en post-scriptum : « Les gratifications sur les fonds littéraires sont annuelles, quoiqu’on ne l’annonce pas. C’est une forme que quelques raisons empêchent de changer. »

La seconde lettre inédite que je donnerai se rapporte à la gratification sur le Mercure :

« Versailles, le 13 août 1785.

J’étais à Paris hier, monsieur et ancien ami, lorsque la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 11 est arrivée ici. Je suis très fâché de ne l’avoir pas reçue avant de partir, j’aurais été vous gronder de la bonne sorte, comme l’amitié m’en donne le droit. Vous êtes bon, simple, modeste, et il y a des moments où vous semblez avoir pris pour modèle votre ami Jean-Jacques, le plus vain de tous les hommes. Dites-moi, je vous prie, pourquoi vous voulez, dans une chose établie, intervertir l’ordre reçu, pourquoi vous ne regardez pas une note de gratification arrêtée par le roi dans la forme ministérielle comme un titre suffisant, pourquoi vous voulez surcharger le ministre de Paris de lettres de notifications pour des objets minimes, enfin pourquoi vous vous choquez de ce qui oblige les autres ? Quand M. le baron de Breteuil, qui vous a toujours voulu du bien, quoique vous vous soyez éloigné de lui, aurait imaginé de vous en faire sans que vous lui en demandassiez, sans vous en prévenir ; quand, en lui parlant souvent de vous, je serais la cause indirecte de ce surcroît de bien-être, peut-il y avoir rien d’humiliant pour vous à être placé au rang des gens de lettres, puisque vous avez imprimé ? Vous qui reconnaissez si bien la Providence, pouvez-vous la méconnaître dans l’aisance qui vous arrive lorsque des infirmités vous la rendent nécessaire ? En vérité, vous devenez pour moi inconcevable, et je ne puis m’expliquer votre conduite autrement qu’en considérant que vous vous êtes longtemps aigri contre l’injustice de ceux qui auraient pu vous faire du bien, et que le point de votre cerveau où cette idée est classée est vicié par une humeur caustique qui le dénature au point de rapprocher le bien du mal, la bienfaisance de l’insulte ; d’où il résulte que, juste et bon dans tous les autres points de votre vie, dès qu’on touche cette corde vous devenez soupçonneux et injuste. Fâchez-vous, si vous le voulez, de ma franchise ; mais, puisque vous me faites votre confession, je vous dois la vérité comme à un ami de vingt-quatre ans, dont le bonheur est pour moi une jouissance et auquel je voudrais que personne n’eût rien à reprocher. Allez, de grâce, chez le caissier du Mercure, et dites-lui que, mieux informé, vous acceptez la gratification, et priez-le de vous la délivrer. Je dîne aujourd’hui à Saint-Cloud chez le baron de Breteuil, et, s’il est nécessaire de raccommoder cette affaire, je le ferai.

Je n’ai absolument pas eu le temps de répondre à vos dernières lettres ; je m’en occuperai ces jours-ci. D’ailleurs les circonstances ne m’ont pas mis à portée de voir M. le maréchal de Castries assez libre pour lui parler de ce qui vous intéresse. J’ai l’honneur, etc.

 

P.-S. — J’avais cru, comme tout le monde, que votre nom de famille était Bernardin.