(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Boileau. » pp. 494-513
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(1865) Causeries du lundi. Tome VI (3e éd.) « Boileau. » pp. 494-513

Boileau.

Depuis vingt-cinq ans, le point de vue en ce qui regarde Boileau a fort changé. Lorsque sous la Restauration, à cette heure brillante des tentatives valeureuses et des espérances, de jeunes générations arrivèrent et essayèrent de renouveler les genres et les formes, d’étendre le cercle des idées et des comparaisons littéraires, elles trouvèrent de la résistance dans leurs devanciers ; des écrivains estimables, mais arrêtés, d’autres écrivains bien moins recommandables et qui eussent été de ceux que Boileau en son temps eût commencé par fustiger, mirent en avant le nom de ce législateur du Parnasse, et, sans entrer dans les différences des siècles, citèrent à tout propos ses vers comme les articles d’un code. Nous fîmes alors ce qu’il était naturel de faire ; nous prîmes les œuvres de Boileau en elles-mêmes : quoique peu nombreuses, elles sont de force inégale ; il en est qui sentent la jeunesse et la vieillesse de l’auteur. Tout en rendant justice à ses belles et saines parties, nous ne le fîmes point avec plénitude ni en nous associant de cœur à l’esprit même de l’homme : Boileau, personnage et autorité, est bien plus considérable que son œuvre, et il faut de loin un certain effort pour le ressaisir tout entier. En un mot, nous ne fîmes point alors sur son compte le travail historique complet, et nous restâmes un pied dans la polémique.

Aujourd’hui, le cercle des expériences accompli et les discussions épuisées, nous revenons à lui avec plaisir. S’il m’est permis de parler pour moi-même, Boileau est un des hommes qui m’ont le plus occupé depuis que je fais de la critique, et avec qui j’ai le plus vécu en idée. J’ai souvent pensé à ce qu’il était, en me reportant à ce qui nous avait manqué à l’heure propice, et j’en puis aujourd’hui parler, j’ose le dire, dans un sentiment très vif et très présent.

Né le 1er novembre 1636, à Paris, et, comme il est prouvé aujourd’hui, rue de Jérusalem, en face de la maison qui fut le berceau de Voltaire61, Nicolas Boileau était le quinzième enfant d’un père greffier de grand-chambre au parlement de Paris. Orphelin de sa mère en bas âge, il manqua des tendres soins qui embellissent l’enfance. Ses premières études, ses classes, furent traversées, dès la quatrième, par l’opération de la pierre qu’il eut à subir. Sa famille le destinait à l’état ecclésiastique, et il fut d’abord tonsuré. Il fit sa théologie en Sorbonne, mais il s’en dégoûta, et, après avoir suivi ses cours de droit, il se fit recevoir avocat. Il était dans sa vingt et unième année quand il perdit son père qui lui laissa quelque fortune, assez pour être indépendant des clients ou des libraires, et, son génie dès lors l’emportant, il se donna tout entier aux lettres, à la poésie, et, entre tous les genres de poésie, à la satire.

Dans cette famille de greffiers et d’avocats dont il était sorti, un génie satirique circulait en effet. Nous connaissons deux frères de Boileau, Gilles et Jacques Boileau, et tous deux sont marqués du même caractère avec des différences qu’il est piquant de relever et qui serviront mieux à définir leur cadet illustre.

Gilles Boileau, avocat et rimeur, qui fut de l’Académie française vingt-cinq ans avant Despréaux, était de ces beaux esprits bourgeois et malins, visant au beau monde à la suite de Boisrobert, race frelone éclose de la Fronde et qui s’égayait librement pendant le ministère de Mazarin. Scarron, contre qui il avait fait une épigramme assez spirituelle, dans laquelle il compromettait Mme Scarron, le définissait ainsi dans une lettre adressée au surintendant Fouquet : « Boileau, si connu aujourd’hui par sa médisance, par la perfidie qu’il a faite à M. Ménage, et par la guerre civile qu’il a causée dans l’Académie, est un jeune homme qui a commencé de bonne heure à se gâter soi-même, et que, depuis, ont achevé de gâter quelques approbateurs… » Gilles Boileau, quand il était en voyage, portait dans son sac de nuit les Satires de Régnier, et, d’ordinaire, il présidait au troisième pilier de la grand-salle du Palais, donnant le ton aux clercs beaux esprits. On l’appelait le grammairien Boileau, Boileau le critique. C’est assez pour montrer qu’il ne lui manquait que plus de solidité et de goût pour essayer à l’avance le rôle de son frère ; mais l’humeur et l’intention satiriques ne lui manquaient pas.

Jacques Boileau, autrement dit l’abbé Boileau, docteur en Sorbonne, longtemps doyen de l’église de Sens, puis chanoine de la Sainte-Chapelle, était encore de la même humeur, mais avec des traits plus francs et plus imprévus. Il avait le don des bons mots et des reparties. C’est lui qui, entendant dire un jour à un jésuite que Pascal, retiré à Port-Royal-des-Champs, y faisait des souliers comme ces Messieurs, par pénitence, répliqua à l’instant : « Je ne sais s’il faisait des souliers, mais convenez, mon Révérend Père, qu’il vous a porté une fameuse botte. » Ce Jacques Boileau, par ses calembours et ses gaietés, me fait assez l’effet d’un Despréaux en facétie et en belle humeur. Quand il était au chœur de la Sainte-Chapelle, il chantait, dit-on, des deux côtés, et toujours hors de ton et de mesure. Il affectionnait les sujets et les titres d’ouvrages singuliers, l’Histoire des flagellants, De l’habit court des ecclésiastiques : son latin, car il écrivait généralement en latin, était dur, bizarre, hétéroclite. Pour les traits du visage comme en tout, il avait de son frère cadet, mais avec exagération et en charge. Sinon pour la raison, il était digne de lui pour l’esprit. Un jour le Grand Condé, passant dans la ville de Sens qui était de son gouvernement de Bourgogne, fut complimenté par les corps et les compagnies de la ville, et, caustique comme il était, il se moqua de tous ceux qui lui firent des compliments :

Son plus grand plaisir, dit un contemporain, était de faire quelque malice aux complimenteurs en ces rencontres. L’abbé Boileau, qui était alors doyen de l’église cathédrale de Sens, fut obligé de porter la parole à la tête de son chapitre. M. le Prince, voulant déconcerter l’orateur, qu’il ne connaissait pas, affecta d’avancer sa tête et son grand nez du côté du doyen pour faire semblant de le mieux écouter, mais en effet pour le faire manquer s’il pouvait. Mais l’abbé Boileau, qui s’aperçut de la malice, fit semblant d’être interdit et étonné, et commença ainsi son compliment avec une crainte affectée : « Monseigneur, Votre Altesse ne doit pas être surprise de me voir trembler en paraissant devant Elle à la tête d’une compagnie d’ecclésiastiques, car si j’étais à la tête d’une armée de trente mille hommes, je tremblerais bien davantage. » M. le Prince, charmé de ce début, embrassa l’orateur sans le laisser achever ; il demanda son nom, et quand on lui eut dit que c’était le frère de M. Despréaux, il redoubla ses caresses et le retint à dîner62.

Le Grand Condé l’avait reconnu au premier mot pour être de la famille. Cet abbé Boileau me paraît offrir la brusquerie, le trait, le coup de boutoir satirique de son frère, sans la finesse toutefois et sans l’application toute judicieuse et sérieuse. Le mérite original de Nicolas Boileau, étant de cette famille gaie, moqueuse et satirique, fut de joindre à la malice héréditaire le coin du bon sens, de manière à faire dire à ceux qui sortaient d’auprès de lui ce que disait l’avocat Mathieu Marais : « Il y a plaisir à entendre cet homme-là, c’est la raison incarnée. »

Le dirai-je ? en considérant cette lignée de frères ressemblants et inégaux, il me semble que la nature, cette grande génératrice des talents, essayait déjà un premier crayon de Nicolas quand elle créa Gilles ; elle resta en deçà et se repentit ; elle reprit le crayon, et elle appuya quand elle fit Jacques ; mais cette fois elle avait trop marqué. Elle se remit à l’œuvre une troisième fois, et cette fois fut la bonne. Gilles est l’ébauche, Jacques est la charge, Nicolas est le portrait.

Par ses premières Satires, composées en 1660 et qui commençaient à courir (Damon, ce grand auteur, etc. ; Les Embarras de Paris), par celles qui suivirent immédiatement : Muse, changeons de style (1663), et la Satire dédiée à Molière (1664), Boileau se montrait un versificateur déjà habile, exact et scrupuleux entre tous ceux du jour, très préoccupé d’exprimer élégamment certains détails particuliers de citadin et de rimeur, n’abordant l’homme et la vie ni par le côté de la sensibilité comme Racine et comme La Fontaine, ni par le côté de l’observation moralement railleuse et philosophique comme La Fontaine encore et Molière, mais par un aspect moins étendu, moins fertile, pourtant agréable déjà et piquant. C’était l’auteur de profession, le poète de la Cité et de la place Dauphine, qui se posait comme juge en face des illustres qu’étalaient en vente les Barbin de la galerie du Palais. Dans sa Satire adressée à Molière, à qui il demande comment il fait pour trouver si aisément la rime, méfiez-vous, et ne prenez pas trop à la lettre cette question de métier. C’est surtout un prétexte, un moyen ingénieux d’amener au bout du vers l’abbé de Pure ou Quinault. Boileau ne fait semblant d’être si fort dans l’embarras que pour demander malignement pardon aux gens en leur marchant sur le pied. Toutefois il parle trop souvent de cet embarras pour ne pas l’éprouver réellement un peu. Boileau, dans ses Satires, dans ses Épîtres, nous fait assister sans cesse au travail et aux délibérations de son esprit. Dès sa jeunesse il était ainsi : il y a dans la muse la plus jeune de Boileau quelque chose de quinteux, de difficultueux et de chagrin. Elle n’a jamais eu le premier timbre ému de la jeunesse ; elle a de bonne heure les cheveux gris, le sourcil gris ; en mûrissant, cela lui sied, et, à ce second âge, elle paraîtra plus jeune que d’abord, car tout en elle s’accordera. Ce moment de maturité chez Boileau est aussi l’époque de son plus vif agrément. S’il a quelque charme à proprement parler, c’est alors seulement, à cette époque des quatre premiers chants du Lutrin et de l’Épître à Racine.

La muse de Boileau, à le bien voir, n’a jamais eu de la jeunesse que le courage et l’audace.

Il en fallait beaucoup pour tenter son entreprise. Il ne s’agissait de rien moins que de dire aux littérateurs les plus en vogue, aux académiciens les plus en possession du crédit : « Vous êtes de mauvais auteurs, ou du moins des auteurs très mélangés. Vous écrivez au hasard ; sur dix vers, sur vingt et sur cent, vous n’en avez quelquefois qu’un ou deux de bons, et qui se noient dans le mauvais goût, dans le style relâché et dans les fadeurs. » L’œuvre de Boileau, ce fut, non pas de revenir à Malherbe déjà bien lointain, mais de faire subir à la poésie française une réforme du même genre que celle que Pascal avait faite dans la prose. C’est de Pascal surtout et avant tout que me paraît relever Boileau ; on peut dire qu’il est né littérairement des Provinciales. Le dessein critique et poétique de Boileau se définirait très bien en ces termes : amener et élever la poésie française qui, sauf deux ou trois noms, allait à l’aventure et était en décadence, l’amener à ce niveau où Les Provinciales avaient fixé la prose, et maintenir pourtant les limites exactes et les distinctions des deux genres. Pascal s’était moqué de la poésie et de ces oripeaux convenus, siècle d’or, merveille de nos jours, fatal laurier, bel astre : « Et on appelle ce jargon, disait-il, beauté poétique ! » Il s’agissait pour Boileau de rendre désormais la poésie respectable aux Pascals eux-mêmes, et de n’y rien souffrir qu’un bon jugement réprouvât.

Qu’on se représente l’état précis de la poésie française au moment où il parut, et qu’on la prenne chez les meilleurs et chez les plus grands. Molière, avec son génie, rime à bride abattue ; La Fontaine, avec son nonchaloir, laisse souvent flotter les rênes, surtout dans sa première manière ; le grand Corneille emporte son vers comme il peut, et ne retouche guère. Voilà donc Boileau le premier qui applique au style de la poésie la méthode de Pascal :

Si j’écris quatre mots, j’en effacerai trois.

Il reprend la loi de Malherbe et la remet en vigueur ; il l’étend et l’approprie à son siècle ; il l’apprend à son jeune ami Racine, qui s’en passerait quelquefois sans cela ; il la rappelle et l’inculque à La Fontaine déjà mûr63 ; il obtient même que Molière, en ses plus accomplis ouvrages en vers, y pense désormais à deux fois. Boileau comprit et fit comprendre à ses amis que « des vers admirables n’autorisaient point à négliger ceux qui les devaient environner ». Telle est son œuvre littéraire dans sa vraie définition.

Mais cette seule pensée tuait cette foule de beaux esprits et de rimeurs à la mode qui ne devaient qu’au hasard et à la multitude des coups de plume quelques traits heureux, et qui ne vivaient que du relâchement et de la tolérance. Elle ne frappait pas moins directement ces oracles cérémonieux et empesés qui s’étaient fait un crédit imposant en cour à l’aide d’une érudition sans finesse de jugement et sans goût. Chapelain était le chef de ce vieux parti encore régnant. Un des premiers soins de Boileau fut de le déloger de l’estime de Colbert, sous qui Chapelain était comme le premier commis des lettres, et de le rendre ridicule aux yeux de tous comme écrivain.

Dieu sait quel scandale causa cette audace du jeune homme ! Les Montausier, les Huet, les Pellisson, les Scudéry en frémirent ; mais il suffit que Colbert comprît, qu’il distinguât entre tous le judicieux téméraire, qu’il se déridât à le lire et à l’entendre, et qu’au milieu de ses graves labeurs, la seule vue de Despréaux lui inspirât jusqu’à la fin de l’allégresse. Boileau était un des rares et justes divertissements de Colbert. On nous a tant fait Boileau sévère et sourcilleux dans notre jeunesse, que nous avons peine à nous le figurer ce qu’il était en réalité, le plus vif des esprits sérieux et le plus agréable des censeurs.

Pour mieux me remettre en sa présence, j’ai voulu revoir hier, au Musée de sculpture, le beau buste qu’a fait de lui Girardon. Il y est traité dans une libre et large manière : l’ample perruque de rigueur est noblement jetée sur son front et ne le surcharge pas ; il a l’attitude ferme et même fière, le port de tête assuré ; un demi-sourire moqueur erre sur ses lèvres ; le pli du nez un peu relevé, et celui de la bouche, indiquent l’habitude railleuse, rieuse et même mordante ; la lèvre pourtant est bonne et franche, entrouverte et parlante ; elle ne sait pas retenir le trait. Le cou nu laisse voir un double menton plus voisin pourtant de la maigreur que de l’embonpoint ; ce cou, un peu creusé, est bien d’accord avec la fatigue de la voix qu’il éprouvera de bonne heure. Mais à voir l’ensemble, comme on sent bien que ce personnage vivant était le contraire du triste et du sombre, et point du tout ennuyeux !

Avant de prendre lui-même cette perruque un peu solennelle, Boileau jeune en avait arraché plus d’une à autrui. Je ne répéterai pas ce que chacun sait, mais voici une historiette qui n’est pas encore entrée, je crois, dans les livres imprimés. Un jour, Racine, qui était aisément malin quand il s’en mêlait, eut l’idée de faire l’excellente niche de mener Boileau en visite chez Chapelain, logé rue des Cinq-Diamants, quartier des Lombards. Racine avait eu à se louer d’abord de Chapelain pour ses premières Odes, et avait reçu de lui des encouragements. Usant donc de l’accès qu’il avait auprès du docte personnage, il lui conduisit le satirique qui déjà l’avait pris à partie sur ses vers, et il le présenta sous le titre et en qualité de M. le bailli de Chevreuse, lequel se trouvant à Paris, avait voulu connaître un homme de cette importance. Chapelain ne soupçonna rien du déguisement ; mais, à un moment de la visite, le bailli qu’on avait donné comme un amateur de littérature, ayant amené la conversation sur la comédie, Chapelain, en véritable érudit qu’il était, se déclara pour les comédies italiennes et se mit à les exalter au préjudice de Molière. Boileau ne se tint pas ; Racine avait beau lui faire des signes, le prétendu bailli prenait feu et allait se déceler dans sa candeur. Il fallut que son introducteur se hâtât de lever la séance. En sortant ils rencontrèrent l’abbé Cotin sur l’escalier, mais qui ne reconnut pas le bailli. Telles furent les premières espiègleries de Despréaux et ses premières irrévérences. Le tout, quand on en fait, est de les bien placer.

Les Satires de Boileau ne sont pas aujourd’hui ce qui plaît le plus dans ses ouvrages. Les sujets en sont assez petits, ou, quand l’auteur les prend dans l’ordre moral, ils tournent au lieu commun : ainsi la Satire à l’abbé Le Vayer sur les folies humaines, ainsi celle à Dangeau sur la noblesse. Dans la satire et dans l’épître, du moment qu’il ne s’agit point en particulier des ouvrages de l’esprit, Boileau est fort inférieur à Horace et à Pope ; il l’est incomparablement à Molière et à La Fontaine ; ce n’est qu’un moraliste ordinaire, honnête homme et sensé, qui se relève par le détail et par les portraits qu’il introduit. Sa meilleure Satire est la IXe, « et c’est peut-être le chef-d’œuvre du genre » a dit Fontanes. Ce chef-d’œuvre de satire est celle qu’il adresse à son Esprit, sujet favori encore, toujours le même, rimes, métier d’auteur, portrait de sa propre verve ; il s’y peint tout entier avec plus de développement que jamais, avec un feu qui grave merveilleusement sa figure, et qui fait de lui dans l’avenir le type vivant du critique.

La sensibilité de Boileau, on l’a dit, avait passé de bonne heure dans sa raison, et ne faisait qu’un avec elle. Sa passion (car en ce sens il en avait) était toute critique, et s’exhalait par ses jugements. Le vrai dans les ouvrages de l’esprit, voilà de tout temps sa Bérénice à lui, et sa Champmeslé. Quand son droit sens était choqué, il ne se contenait pas, il était prêt plutôt à se faire toutes les querelles :

Et je serai le seul qui ne pourrai rien dire !
On sera ridicule, et je n’oserai rire !…

Et encore, parlant de la vérité dans la satire :

C’est elle qui, m’ouvrant le chemin qu’il faut suivre,
M’inspira, dès quinze ans, la haine d’un sot livre… ;

la haine des sots livres, et aussi l’amour, le culte des bons ouvrages et des beaux. Quand Boileau loue à plein cœur et à plein sens, comme il est touché et comme il touche ! comme son vers d’Aristarque se passionne et s’affectionne !

En vain contre Le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue.
L’Académie en corps a beau le censurer,
Le public révolté s’obstine à l’admirer.

Quelle générosité d’accent ! comme le sourcil s’est déridé ! Cet œil gris pétille d’une larme ; son vers est bien alors ce vers de la saine satire, et quelle épure aux rayons du bon sens ; car le bon sens chez lui arrive, à force de chaleur, au rayonnement et à la lumière. Il faudrait relire ici en entier l’Épître à Racine après Phèdre (1677), qui est le triomphe le plus magnifique et le plus inaltéré de ce sentiment de justice, chef-d’œuvre de la poésie critique, où elle sait être tour à tour et à la fois étincelante, échauffante, harmonieuse, attendrissante et fraternelle. Il faut surtout relire ces beaux vers au sujet de la mort de Molière sur lesquels a dû tomber une larme vengeresse, une larme de Boileau. Et quand il fait, à la fin de cette Épître, un retour sur lui-même et sur ses ennemis :

Et qu’importe à nos vers que Perrin les admire ?
…………………………………………………
Pourvu qu’avec éclat leurs rimes débitées
Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées !

quelle largeur de ton, et, sans une seule image, par la seule combinaison des syllabes, quelle majesté ! — Et dans ces noms qui suivent, et qui ne semblent d’abord qu’une simple énumération, quel choix, quelle gradation sentie, quelle plénitude poétique ! Le roi d’abord à part et seul dans un vers ; Condé de même, qui le méritait bien par son sang royal, par son génie, sa gloire et son goût fin de l’esprit ; Enghien, son fils, a un demi vers : puis vient l’élite des juges du premier rang, tous ces noms qui, convenablement prononcés, forment un vers si plein et si riche comme certains vers antiques :

…………………… Que Colbert et Vivonne,
Que La Rochefoucauld, Marcillac et Pomponne, etc.

Mais dans le nom de Montausier, qui vient le dernier à titre d’espoir et de vœu, la malice avec un coin de grâce reparaît. Ce sont là de ces tours délicats de flatterie comme en avait Boileau ; ce satirique, qui savait si bien piquer au vif, est le même qui a pu dire :

La louange agréable est l’âme des beaux vers.

Nous atteignons, par cette Épître à Racine, au comble de la gloire et du rôle de Boileau. Il s’y montre en son haut rang, au centre du groupe des illustres poètes du siècle, calme, équitable, certain, puissamment établi dans son genre qu’il a graduellement élargi, n’enviant celui de personne, distribuant sobrement la sentence, classant même ceux qui sont au-dessus de lui… « his dantem jura Catonem » ; le « maître du chœur », comme dit Montaigne ; un de ces hommes à qui est déférée l’autorité et dont chaque mot porte.

On peut distinguer trois périodes dans la carrière poétique de Boileau : la première, qui s’étend jusqu’en 1667 à peu près, est celle du satirique pur, du jeune homme audacieux, chagrin, un peu étroit de vues, échappé du greffe et encore voisin de la basoche, occupé à rimer et à railler les sots rimeurs, à leur faire des niches dans ses hémistiches, et aussi à peindre avec relief et précision les ridicules extérieurs du quartier, à nommer bien haut les masques de sa connaissance :

J’appelle un chat un chat, et Rolet un fripon.

La seconde période, de 1669 à 1677, comprend le satirique encore, mais qui de plus en plus s’apaise, qui a des ménagements à garder d’ailleurs en s’établissant dans la gloire ; déjà sur un bon pied à la Cour ; qui devient plus sagement critique dans tous les sens, législateur du Parnasse en son Art poétique, et aussi plus philosophe dans sa vue agrandie de l’homme (Épître à Guilleragues), capable de délicieux loisir et des jouissances variées des champs (Épître à M. de Lamoignon), et dont l’imagination reposée et nullement refroidie sait combiner et inventer des tableaux désintéressés, d’une forme profonde dans leur badinage, et d’un ingénieux poussé à la perfection suprême, à l’art immortel.

Les quatre premiers chants du Lutrin nous expriment bien la veine, l’esprit de Boileau dans tout son honnête loisir, dans sa sérénité et son plus libre jeu, dans l’agrément rassis et le premier entrain de son après-dînée.

Enfin comme troisième période, après une interruption de plusieurs années, sous prétexte de sa place d’historiographe et pour cause de maladie, d’extinction de voix physique et poétique, Boileau fait en poésie une rentrée modérément heureuse, mais non pas si déplorable qu’on l’a bien voulu dire, par les deux derniers chants du Lutrin, par ses dernières Épîtres, par ses dernières Satires, l’Amour de Dieu et la triste Équivoque comme terme.

Là même encore, les idées et les sujets le trahissent plus peut-être que le talent. Jusque dans cette désagréable Satire contre les Femmes, j’ai vu les plus ardents admirateurs de l’école pittoresque moderne distinguer le tableau de la lésine si affreusement retracé dans la personne du lieutenant criminel Tardieu et de sa femme. Il y a là une cinquantaine de vers à la Juvénal qui peuvent se réciter sans pâlir, même quand on vient de lire Eugénie Grandet, ou lorsqu’on sort de voir une des pages éclatantes d’Eugène Delacroix.

Mais de cette dernière période de Boileau, par laquelle il se rattache de plus près à la cause des jansénistes et de Port-Royal, j’en parlerai peu ici comme étant trop ingrate et trop particulière. C’est un sujet, d’ailleurs, que je me suis mis dès longtemps en réserve pour l’avenir64.

À la Cour et dans le monde, qu’était Boileau dans son bon temps, avant les infirmités croissantes et la vieillesse chagrine ? Il était plein de bons mots, de reparties et de franchise ; il parlait avec feu, mais seulement dans les sujets qui lui tenaient à cœur, c’est-à-dire sur les matières littéraires. Une fois le discours lancé là-dessus, il ne s’y ménageait pas. Mme de Sévigné nous a fait le récit d’un dîner où Boileau, aux prises avec un jésuite au sujet de Pascal, donna, aux dépens du père, une scène d’excellente et naïve comédie. Boileau retenait de mémoire ses vers, et les récitait longtemps avant de les mettre sur le papier ; il faisait mieux que les réciter, il les jouait pour ainsi dire. Ainsi, un jour, étant au lit (car il se levait tard) et débitant au docteur Arnauld, qui l’était venu voir, sa troisième Épître où se trouve le beau passage qui finit par ces vers :

Hâtons-nous, le temps fuit, et nous traîne avec soi :
Le moment où je parle est déjà loin de moi !

il récita ce dernier vers d’un ton si léger et rapide, qu’Arnauld, naïf et vif, et qui se laissait faire aisément, de plus assez novice à l’effet des beaux vers français, se leva brusquement de son siège et fit deux ou trois tours de chambre comme pour courir après ce moment qui fuyait. — De même, Boileau récitait si bien au père La Chaise son Épître théologique sur l’Amour de Dieu, qu’il enlevait (ce qui était plus délicat) son approbation entière.

Pour jouir de tout l’agrément du Lutrin, j’aime à me le figurer débité par Boileau avec ses vers descriptifs et pittoresques, tantôt sombres et noirs comme la nuit :

Mais la Nuit aussitôt de ses ailes affreuses
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses ;

tantôt frais et joyeux dans leurs rimes toutes matinales :

Les cloches dans les airs, de leurs voix argentines,
Appelaient à grand bruit les chantres à matines ;

avec ces effets de savant artifice et de légèreté, quand, à la fin du troisième chant, après tant d’efforts, la lourde machine étant replacée sur son banc,

Le sacristain achève en deux coups de rabot,
Et le pupitre enfin tourne sur son pivot ;

ou avec ces contrastes de destruction et d’arrachement pénible, quand le poète, à la fin du quatrième chant, nous dit :

La masse est emportée, et ses ais arrachés
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés.

Tout cela, récité par Boileau chez M. de Lamoignon, avec cet art de débit qui rendait au vif l’inspiration, parlait à l’œil, à l’oreille, et riait de tout point à l’esprit.

« On devrait, disait Boileau, ordonner le vin de Champagne à ceux qui n’ont pas d’esprit, comme on ordonne le lait d’ânesse à ceux qui n’ont point de santé : le premier de ces remèdes serait plus sûr que l’autre. » Boileau dans son bon temps ne haïssait pas lui-même le vin de Champagne, la bonne chère, le train du monde ; il se ménageait moins à cet égard que son ami Racine, qui soignait sa santé à l’excès et craignait toujours de tomber malade. Boileau avait plus de verve devant le monde, plus d’entrain social que Racine ; il payait de sa personne. Jusque dans un âge assez avancé, il recevait volontiers ceux qui l’écoutaient et qui faisaient cercle autour de lui :

Il est heureux comme un roi, disait Racine, dans sa solitude ou plutôt dans son hôtellerie d’Auteuil. Je l’appelle ainsi, parce qu’il n’y a point de jour où il n’y ait quelque nouvel écot, et souvent deux ou trois qui ne se connaissent pas trop les uns les autres. Il est heureux de s’accommoder ainsi de tout le monde ; pour moi, j’aurais cent fois vendu la maison.

Boileau finit par la vendre, mais ce ne fut que quand ses infirmités lui eurent rendu la vie plus difficile et la conversation tout à fait pénible.

L’extinction de voix, qui l’envoya aux eaux de Bourbon dans l’été de 1687, fit paraître l’intérêt que les plus grands du royaume prenaient à lui. Le roi à table s’informait souvent de sa santé ; les princes et princesses s’y joignaient : « Vous fîtes, lui écrivait Racine, l’entretien de plus de la moitié du dîner. » Boileau était chargé avec Racine, depuis 1677, d’écrire l’Histoire des campagnes du roi. Les courtisans s’étaient d’abord un peu égayés de voir les deux poètes à cheval, à la suite de l’armée, ou à la tranchée, étudiant consciencieusement leur sujet. On fit sur leur compte mille histoires vraies ou fausses, et sans doute embellies. Voici l’une de ces anecdotes qui est toute neuve ; je la tire d’une lettre du père Quesnel à Arnauld ; les deux poètes ne sont point à l’armée cette fois, mais, simplement à Versailles, et il leur arrive néanmoins mésaventure :

Mme de Montespan, écrit le père Quesnel (vers 1680), a deux ours qui vont et viennent comme bon leur semble. Ils ont passé une nuit dans un magnifique appartement que l’on fait à Mlle de Fontanges. Les peintres, en sortant le soir, n’avaient pas songé à fermer les portes ; ceux qui ont soin de cet appartement avaient eu autant de négligence que les peintres : ainsi les ours, trouvant les portes ouvertes, entrèrent, et, toute la nuit, gâtèrent tout. Le lendemain on dit que les ours avaient vengé leur maîtresse, et autres folies de poètes. Ceux qui devaient avoir fermé l’appartement furent grondés, mais de telle sorte qu’ils résolurent bien de fermer les portes de bonne heure. Cependant, comme on parlait fort du dégât des ours, quantité de gens allèrent dans l’appartement voir tout ce désordre. MM. Despréaux et Racine y allèrent aussi vers le soir, et, entrant de chambre en chambre, enfoncés ou dans leur curiosité ou dans leur douce conversation, ils ne prirent pas garde qu’on fermait les premières chambres ; de sorte que, quand ils voulurent sortir, ils ne le purent. Ils crièrent par les fenêtres, mais on ne les entendit point. Les deux poètes firent bivouac où les deux ours l’avaient fait la nuit précédente, et eurent le loisir de songer ou à leur poésie passée, ou à leur histoire future.

C’est assez de ces anecdotes pour montrer que le sujet de Despréaux n’est pas si triste ni si uniformément grave qu’on le croirait. Louis XIV, en couvrant Despréaux de son estime, n’aurait pas souffert qu’il fût sérieusement entamé par les railleries de cour. Le grand sens royal de l’un avait apprécié le bon sens littéraire de l’autre, et il en était résulté un véritable accord de puissances. Boileau, en 1683, à l’âge de quarante-sept ans, ayant produit déjà tous ses chefs-d’œuvre, n’était point encore de l’Académie ; il portait la peine de ses premières Satires. Louis XIV était un peu impatienté qu’il n’en fut pas. Une vacance s’offrit ; La Fontaine, concurrent ici de Despréaux, ayant été agréé à un premier tour de scrutin et proposé au roi comme sujet ou membre (c’était alors l’usage), il y eut ajournement à la décision du monarque, et dès lors au second tour de scrutin académique. Dans l’intervalle, une seconde place vint à vaquer ; l’Académie y porta Despréaux, et, son nom étant présenté au roi, Louis XIV dit aussitôt « que ce choix lui était très agréable et serait généralement approuvé : Vous pouvez, ajouta-t-il, recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d’être sage ». Mais jusque-là, et dans les six mois qui s’étaient écoulés d’une élection à l’autre, le roi (remarque d’Olivet) n’avait laissé qu’à peine entrevoir son inclination, « parce qu’il s’était fait une loi de ne prévenir jamais les suffrages de l’Académie ». Nous avons connu des rois qui étaient moins délicats en cela que Louis XIV.

Saluons et reconnaissons aujourd’hui la noble et forte harmonie du Grand Siècle. Sans Boileau, et sans Louis XIV qui reconnaissait Boileau comme son contrôleur général du Parnasse, que serait-il arrivé ? Les plus grands talents eux-mêmes auraient-ils rendu également tout ce qui forme désormais leur plus solide héritage de gloire ? Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des Bérénice ; La Fontaine moins de Fables et plus de Contes ; Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins, et n’aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot, chacun de ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. Boileau, c’est-à-dire le bon sens du poète critique, autorisé et doublé de celui d’un grand roi, les contint tous et les contraignit, par sa présence respectée, à leurs meilleures et à leurs plus graves œuvres. Savez-vous ce qui, de nos jours, a manqué à nos poètes, si pleins à leur début de facultés naturelles, de promesses et d’inspirations heureuses ? Il a manqué un Boileau et un monarque éclairé, l’un des deux appuyant et consacrant l’autre. Aussi ces hommes de talent, se sentant dans un siècle d’anarchie et d’indiscipline, se sont vite conduits à l’avenant ; ils se sont conduits, au pied de la lettre, non comme de nobles génies ni comme des hommes, mais comme des écoliers en vacances. Nous avons vu le résultat.

Boileau, vieillissant et morose, jugeait déjà le bon goût très compromis et déclarait à qui voulait l’entendre la poésie française en pleine décadence. Quand il mourut le 13 mars 1711, il y avait longtemps qu’il désespérait de ses contemporains et de ses successeurs. Était-ce de sa part une pure illusion de la vieillesse ? Supposez Boileau revenant au monde au milieu ou vers la fin du xviiie  siècle, et demandez-vous ce qu’il penserait de la poésie de ce temps-là ? Placez-le encore en idée sous l’Empire, et adressez-vous la même question. Il m’a toujours semblé que ceux alors qui étaient les plus ardents à invoquer l’autorité de Boileau, n’étaient pas ceux qu’il aurait le plus sûrement reconnus pour siens. L’homme qui a le mieux senti et commenté Boileau poète, au xviiie  siècle, est encore Le Brun, l’ami d’André Chénier, et si attisé de trop d’audace par les rimeurs prosaïques. Boileau était plus hardi et plus neuf que ne le pensaient, même les Andrieux. Mais laissons les suppositions sans but précis et sans solution possible. Prenons les choses littéraires telles qu’elles nous sont venues aujourd’hui, dans leur morcellement et leur confusion ; isolés et faibles que nous sommes, acceptons-les avec tout leur poids, avec les fautes de tous, en y comprenant nos propres fautes aussi et nos écarts dans le passé. Mais, même les choses étant telles, que ceux du moins qui se sentent en eux quelque part du bon sens et du courage de Boileau et des hommes de sa race, ne faiblissent pas. Car il y a la race des hommes qui, lorsqu’ils découvrent autour d’eux un vice, une sottise, ou littéraire ou morale, gardent le secret et ne songent qu’à s’en servir et à en profiter doucement dans la vie par des flatteries intéressées ou des alliances ; c’est le grand nombre. Et pourtant il y a la race encore de ceux qui, voyant ce faux et ce convenu hypocrite, n’ont pas de cesse que, sous une forme ou sous une autre, la vérité, comme ils la sentent, ne soit sortie et proférée. Qu’il s’agisse de rimes ou même de choses un peu plus sérieuses, soyons de ceux-là.

P.-S.

Je m’aperçois, en terminant, que je n’ai point parlé d’une Satire inédite, attribuée à Boileau, récemment trouvée dans les manuscrits de Conrart à l’Arsenal avec le nom de Despréaux au bas, et publiée par un jeune et studieux investigateur, M. L. Passy (Bibliothèque de l’École des chartes, 3e série, t. III, p. 172) ; mais, après avoir bien examiné ce point, et nonobstant la spirituelle plaidoirie de M. Passy, il me paraît impossible que cette pièce, qui est de 1662, c’est-à-dire postérieure aux premières Satires que Boileau avait déjà composées à cette date, lui appartienne réellement ; elle est d’un faire tout différent du sien, plate et de la plus mauvaise école. S’il l’avait faite à dix-huit ans ou à vingt, on n’aurait rien à dire ; mais à vingt-six ans, et après les Satires I et VI, qui datent de 1660, c’est impossible.