(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Monsieur Michaud, de l’Académie française. » pp. 20-40
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Monsieur Michaud, de l’Académie française. » pp. 20-40

Monsieur Michaud, de l’Académie française.

Tous ceux qui ont connu personnellement M. Michaud et qui ont joui à quelque degré de son entretien, doivent quelque chose à sa mémoire : il était de ces esprits dont l’accent ne se fixe pas tout à fait dans les ouvrages qu’ils composent, et dont la parole a un agrément fin qui s’évapore. Bien que les écrivains distingués (et quelques-uns d’un ordre élevé) qui ont eu à parler de M. Michaud à l’époque de sa mort, qui l’ont célébré à l’Académie française et ailleurs, l’aient fait dignement, il m’a semblé qu’il y avait moyen de revenir sur lui dans nos libres esquisses. Cela m’a semblé d’autant plus naturel, que je suis à côté de plus d’un ancien ami de M. Michaud, de ceux-là dont il a accueilli l’un des premiers et favorisé la jeunesse, et que moi-même je l’ai assez de fois écouté et vu pour pouvoir ressaisir et définir avec sûreté le genre de distinction de sa personne et le grain de son esprit.

Quand je dis que tous ceux qui ont écrit sur M. Michaud l’ont fait dignement, avec équité et bienveillance, je dois excepter un seul article, c’est celui qui a paru dans le Supplément de la Biographie universelle, publiée par le frère même de M. Michaud. Cet article signé Parisot, mais qui a la valeur d’un acte de famille, est à demi hostile et empreint, surtout vers la fin, d’une singulière aigreur. La pièce reste précieuse, d’ailleurs, par les nombreuses particularités qu’elle renferme et auxquelles il ne manque que d’avoir été employées dans un esprit un peu plus doux et plus fraternel2. Joseph Michaud naquit le 19 juin 1767, au bourg d’Albens en Savoie, d’une famille honorable et dont quelques membres avaient même acquis une notoriété historique. Son père, obligé de s’expatrier à la suite d’un malheur causé par une imprudence généreuse, s’était établi près de Bourg-en-Bresse ; c’est là que Joseph Michaud, l’aîné des enfants, fit ses études : « Il fut, selon le témoignage de son frère, un excellent rhétoricien : son style avait l’abondance, la solennité semi-poétique, si recommandées par les professeurs aux élèves ; il composait des vers français avec facilité. » Son père mort, et sa mère n’ayant que peu de bien avec beaucoup de famille, il entra dans une maison de librairie à Lyon. La comtesse Fanny de Beauharnais vint à passer dans cette ville en 1790. C’est elle que Le Brun a immortalisée dans cette épigramme souvent citée : Églé, belle et poète… Cette reine de l’Almanach des Muses excita la veine des versificateurs du pays. M. Michaud s’enflamma, fit des vers qui furent accueillis, et, encouragé par un sourire, il ne tarda pas à venir à Paris tenter la fortune des lettres. Ici commence sa vie de journaliste, mêlée, dans les intervalles, d’hommages et de retours à la poésie. Il avait au plus vingt-quatre ans.

Lancé à cet âge dans le tourbillon des événements publics, on ne peut lui demander compte que de la ligne générale qu’il suivit, et non des accidents particuliers ; il eut quelques écarts de plume ou de parole : et qui donc n’en eut point dans ces temps de convulsion universelle ? M. Michaud fut de bonne heure royaliste, voilà le vrai. Mais ce fut chez lui un royalisme d’instinct, de sentiment ; ne lui demandez point d’abord de théorie politique préconçue ; il n’a rien de cette rigueur de logique et de doctrine qui signalera la marche inflexible des de Maistre et des Bonald. Lui, il arrive à Paris, après des études toutes littéraires, ayant lu Rousseau et Bernardin, épris de la nature, ayant fait son tour de Suisse et de Savoie, assez poète par l’esprit et par la sensibilité, sinon par le talent ; il penche naturellement du côté de la monarchie et de Louis XVI, mais avec bien du mélange. Il est de ceux qui n’auraient pas songé à être royalistes, si l’on n’avait pas immolé Louis XVI et la reine, de même qu’il n’eût guère songé à se dire catholique, si l’on n’avait pris les biens du clergé et persécuté les prêtres. Les opinions de M. Michaud, c’étaient des opinions de proscrit et d’honnête homme, des opinions humaines et non de système.

Déjà compromis à l’époque du 10 août par sa collaboration dans des feuilles royalistes, il eut à se dérober aux dangers qui le menaçaient, et, dans les années qui suivirent, il plia la tête sous la nécessité. On a souvent essayé, dans les représailles de partis, de s’armer contre lui de quelques opuscules qu’il publia alors4. J’ai sous les yeux une pièce de vers de M. Michaud, avec préface, publiée dans La Décade de la fin de 1794 (t. III, p. 105), et qui a pour titre Ermenonville, ou le Tombeau de Jean-Jacques. La préface commence par ces mots : « Rousseau répandit la consolation sur ma vie, je dois jeter quelques fleurs sur sa tombe. » En faisant imprimer cet opuscule à part, et en le dédiant à son frère, l’auteur parlait du Contrat social avec enthousiasme. L’Almanach des Muses de 1795 contient deux fragments en vers de M. Michaud, dont l’un intitulé L’Immortalité de l’âme se termine par une sorte de vœu et de serment politique :

Oh ! si jamais des rois et de la tyrannie
Mon front républicain subit le joug impie,
La tombe me rendra mes droits, ma liberté…

Si l’on se reporte au ton de l’époque et à l’âge de l’auteur, on n’attachera pas à ces cocardes d’un jour plus d’importance qu’il ne faut. Son compatriote Ducis, de trente-cinq ans plus âgé que M. Michaud et qui devait être mûr, s’en permettait alors tout autant et davantage, ce qui n’empêchait pas, nous a-t-on assuré depuis, son royalisme latent. Boissy d’Anglas, si héroïque comme président de la Convention en Prairial, n’avait pas craint, lors de la fête de l’Être suprême, de comparer Robespierre à Orphée. M. Michaud, dans les opuscules qu’on lui reproche et où il flétrit la tyrannie de Robespierre, se rattachait surtout à Rousseau, comme à l’adversaire du matérialisme, au maître et au patron de ce qui formait alors le groupe des hommes sensibles ou de ce que nous appellerions l’école de la rêverie. Vers le même temps, enhardi par le mouvement d’alentour, il marquait son opinion par des actes plus significatifs : il adressait un volume d’Adieux à Madame Royale à sa sortie du Temple ; il prenait part à la rédaction de la première Quotidienne, et se voyait forcé de fuir après la victoire de la Convention en Vendémiaire. Caché aux environs de Chartres, il y fut arrêté par les ordres de Bourdon de l’Oise, lequel ordonna aux gendarmes d’attacher le prisonnier à la queue d’un cheval et de le faire marcher à coups de plat de sabre. Ces gendarmes furent plus humains que le conventionnel et n’obéirent pas à ce surcroît de rigueur. Les détails de cette arrestation, de ce voyage à Paris, de son évasion au Pont-Royal, ménagée par un ami, faisaient, dans la bouche de M. Michaud, un de ces récits attachants et légers comme il les aimait. Enfant, dans les voyages presque annuels qu’il faisait à Boulogne-sur-Mer, j’ai eu plus d’une fois le plaisir d’entendre au dessert son odyssée : et, ce qui me frappait déjà chez un homme qu’on était accoutumé à considérer comme un des chefs du parti royaliste et religieux, c’est qu’il ajoutait que dans sa prison, et se croyant à la veille de périr, il avait fait demander et avait lu, comme livre de consolation, les Essais de Montaigne.

M. Michaud, condamné à mort par contumace comme rédacteur de La Quotidienne, et exécuté en effigie sur la place de Grève, ne parvint que dix-huit mois après à faire révoquer ce jugement. Ayant à comparaître, soit dans cette occasion, soit dans une autre, devant un jury révolutionnaire, il aimait à raconter que, comme il se trouvait en qualité d’accusé à côté d’un homme de la Révolution, il dit à ce dernier : « Vous allez récuser les jurés de mon opinion, et moi je vais récuser ceux de la vôtre. » — « Gardez-vous-en bien, lui répondit le révolutionnaire ; prenez les miens, et récusez plutôt les vôtres, car soyez sûr qu’ils ne manqueraient pas de vous condamner par peur. » M. ; Michaud avait de ces petits récits qui se terminaient par une morale pratique et fine, comme une fable de La Fontaine.

Les torts, les vivacités de polémique que M. Michaud put avoir dans ces années de colère et de guerre civile, je ne prétends les nier ni les excuser. Son plus grave excès fut envers Marie-Joseph Chénier à qui il lâcha l’accusation d’avoir laissé périr son frère : — un terrible chat-en-jambe, comme il disait. M. Michaud, aux approches de Vendémiaire, poursuivait en Marie-Joseph Chénier l’énergique défenseur de la Convention finissante ; aux approches de la journée de Fructidor, il poursuivait en lui l’ancien tribun devenu gouvernemental, l’orateur du Directoire, ardent adversaire de la liberté ou plutôt de la licence de la presse dont les royalistes profitaient alors si bien. M. Michaud était né journaliste : aux aguets chaque matin, il excellait à faire cette guerre à l’œil, à suivre en souriant les moindres mouvements de l’ennemi, à tomber sur lui par surprise ; quand on sait si bien le point juste où il faut viser pour blesser, il est difficile, même aux moins méchants, un jour ou l’autre, de ne pas être cruels.

M. Michaud avait gardé également de ses souvenirs de Fructidor une aversion bien sincère, et qui devint par moments injurieuse et blessante, pour Mme de Staël. Cette antipathie personnelle (et il en eut très peu de ce genre) est un des traits à noter en lui5.

La journée du 18 Fructidor refit de M. Michaud un proscrit, et le rendit pour un temps à la poésie, aux affections douces, au rêve. Parvenu à s’échapper de Paris, il alla passer ces années menacées sur les rivages de l’Ain et dans les montagnes du Jura ; c’est ce retour consolant à la nature, cette première saison d’exil et de mélancolique douceur, qu’il a voulu consacrer dans Le Printemps d’un proscrit, poème descriptif, qui n’a de joli que l’intention et le titre. Les descriptions sont monotones, et ne se distinguent par aucun tableau particulier, ni par aucune création de style. On y reconnaît pourtant de la sensibilité et quelque chose du poète. Là où Delille emporte le prix, M. Michaud obtient l’accessit3. Lorsque plus tard, sous le Consulat, M. Michaud publia son Printemps d’un proscrit, précédé d’une préface sur le genre descriptif, et suivi de plusieurs Lettres à Delille sur la pitié (1803), l’ouvrage eut un succès d’à-propos. Le poème de La Pitié de Delille, qui venait de paraître, occupait et passionnait tous les esprits ; il traduisait en vers faciles les sentiments de cette société restaurée, rassurée et redevenue humaine à loisir ; il lui donnait satisfaction dans ses ressouvenirs royalistes et bourboniens, et dissimulait quelque retour d’espérance sous ce qui ne semblait qu’un culte de deuil pieux et de regrets. M. Michaud suivait alors cette ligne un peu vague de sentiments politiques. Deux brochures qu’il publia en 1800, sous le titre d’Adieux à Bonaparte, montrent combien il eut peine à entrer dans l’esprit et le génie de l’époque consulaire. La première de ces brochures, écrite avant la seconde campagne d’Italie et avant le départ pour Marengo, accuse toutes les illusions que se faisaient alors les royalistes les plus modérés et les plus fins. En accordant de la réputation à Bonaparte, M. Michaud lui refuse la gloire ; il nie l’enthousiasme militaire de la jeunesse française, et montre le consul menacé par ses compagnons d’armes et, peu s’en faut, par son armée. Il parle en un endroit de la santé chancelante du jeune général. Il ne reconnaît à son frêle gouvernement ni ressources, ni avenir. Il lui conseille d’être au plus tôt un Monk, c’est-à-dire un restaurateur des rois légitimes : « Hâte-toi, s’écriait-il dans une apostrophe finale, de dissiper nos craintes et les tiennes ; hâte-toi de remplir nos vœux et d’achever ta gloire. Songe surtout que tu ne peux désormais t’élever qu’en descendant, et qu’il y a pour toi une place plus belle que la première, c’est la seconde. » Le canon de Marengo se chargea de répondre. Toute cette brochure pourrait aussi bien s’intituler de cet autre titre : Comment un homme d’esprit se trompe au début d’un gouvernement qui aura quatorze ans de durée. Il est vrai que ces quatorze années paraissent n’être plus rien à l’auteur lorsque plus tard, au lendemain de la chute de l’Empire, il fit réimprimer sa brochure en 1814. « Ce n’est point, disait-il, que je recherche la vaine gloire d’avoir été prophète. » Il se flattait pourtant d’avoir prédit juste, à quelques années près. C’était une illusion nouvelle.

Quatorze années de gloire, de grandeur et de reconstruction sociale, avec même tous les désastres de la fin, ne se suppriment pas dans la mémoire et dans la vie d’une nation, comme une parenthèse dans une phrase trop longue.

L’attitude prise par M. Michaud dans ces petits écrits politiques de 1800, et cette première opposition au gouvernement consulaire, l’envoyèrent passer quelques semaines au Temple. On dit qu’il ne fut arrêté que par une méprise. Quoi qu’il en soit, il en sortit résolu d’être plus prudent désormais et de jouir au moins des bienfaits de la civilisation renaissante. Dans ses Lettres à Delille sur la pitié, qui accompagnaient l’édition du Printemps d’un proscrit (1803), on le trouve servant à sa manière et dans sa mesure la restauration morale du pouvoir. Combattant, ainsi que nous avons vu faire aux Portalis et aux Rivarol, avec moins de vigueur qu’eux, mais dans le même sens, les philosophes et les sophistes qui avaient décomposé le cœur humain comme le corps social et voulu disséquer toutes choses, il disait : « La société doit avoir son côté mystérieux comme la religion, et j’ai toujours pensé qu’il fallait quelquefois croire aux lois de la patrie comme on croit aux préceptes de Dieu. » Il remarquait que « dans le cours ordinaire de la vie, et même sur la scène politique, il est des choses qu’on fait mieux lorsqu’on ne songe point à la cause qui nous fait agir : l’homme est souvent porté à la vertu et à l’héroïsme par un mouvement irréfléchi. — La nature, disait-il encore, a mis dans l’âme et dans le caractère de celui qu’elle destine aux grandes actions une sorte de verve semblable à celle qui crée les chefs-d’œuvre ». Insistant sur les ressorts inexpliqués du cœur humain, sur ces mobiles d’amour-propre et d’honneur ou même de vanité, que l’orgueil de la raison s’attacha à détruire, mais que les hommes d’État savent créer et faire mouvoir, il les montrait en action sous Louis XIV, et regrettait que le temps fût passé où le grand roi, pour récompenser les services d’un maréchal de Villars, n’avait qu’à lui permettre simplement de paraître à son lever demi-heure avant les autres. Le vainqueur de Denain, par cette faveur, s’estimait suffisamment payé de ses exploits : « On ne pourra s’empêcher d’avouer ici, ajoutait M. Michaud, que cette espèce d’enchantement politique, ce mobile des grandes actions, est une des merveilles de l’ordre social ; et plus nous sommes éloignés aujourd’hui de ces idées, plus nous devons en sentir le prix. » Passant à la morale, il y suivait les mêmes formes, les mêmes jeux de l’amour-propre, et reconnaissait qu’elle a, comme la politique, « ses rubans et sa broderie : ce sont les illusions, et je n’entends par illusion que la manière d’envisager les choses sous leurs formes les plus attachantes ». Fontenelle, à la fin de sa vie, disait : « Je suis effrayé de l’horrible certitude que je trouve à présent partout. » En citant ce mot que Fontenelle disait à quatre-vingts ans, M. Michaud regrettait de voir qu’on pût le dire aujourd’hui dès l’âge de vingt. Dans ces considérations ingénieuses et qui avaient leur à-propos social, M. Michaud ne s’attachait plus à une cause royaliste particulière, mais il aidait et favorisait en général tout établissement monarchique.

Ce qu’il ne disait pas et ce que peut-être il ne voyait pas assez, c’est que beaucoup de ces choses qu’il jugeait perdues n’étaient pas si éloignées de renaître dans le temps même où il les regrettait. Quand les raisonneurs et les beaux esprits ont ainsi abusé et que les conséquences ruineuses sont sorties de toutes parts, l’instinct de la conservation se réveille puissamment dans le gros de la société. Qu’alors un homme se présente, la force des choses ramènera les nations à refaire sous lui en grand un cours de politique élémentaire6.

Sous l’Empire et jusqu’au moment où il entreprit son Histoire des croisades, M. Michaud parut hésiter et tâtonner dans l’application de son esprit. Je supprime ces divers essais sans importance. Nous l’entrevoyons très lié avec Mme de Krüdener dont il patronna le roman de Valérie (1803), puis avec Mme Cottin pour laquelle il écrivit l’introduction historique du roman de Mathilde (1805). Ami de ces deux dames, je ne sais s’il a été amant ; mais surtout il a été aimé ; Mme Cottin l’appelait du petit nom de Ferdinand. Lui, il restait plutôt fidèle à son nom de Joseph et se dérobait plus encore qu’il ne se livrait. M. Michaud, avec sa petite santé, sa longue taille fluette et sa complexion délicate, n’eut jamais la force d’être tout à fait jeune. En ces années où il l’était encore un peu, ceux qu’il rencontrait dans le monde ne le trouvaient pas toujours en veine comme on l’a vu depuis ; son esprit semblait souvent las et fatigué, et comme prêt à tomber en défaillance. Il n’est rien de tel pour un homme d’une organisation chancelante, que de franchir ces âges indécis, et de ne plus être tout bonnement et franchement qu’un jeune vieillard qui se sent frêle et qui l’est sans partage, qui renonce aux demi-passions et ne songe plus qu’à vivre par la pensée. C’est dans ce dernier âge seulement que se déclara tout entier l’esprit de M. Michaud.

Il lui a encore été reproché d’avoir, sous l’Empire, payé tribut à la puissance par deux morceaux en vers qu’on peut lire insérés dans le Recueil des poésies impériales et royales en l’honneur du roi de Rome (1812). Rattaché en effet à l’Empire par goût de la stabilité, M. Michaud fit alors comme Étienne, comme Campenon, comme Lemercier, comme tout le monde, son petit chant sur l’Hymen et sur la Naissance. L’excuse de tous ces chants, notez-le bien, et le grain d’indépendance qui s’y glissait, c’était de prononcer le mot de paix et d’en exprimer le vœu. M. Michaud n’y manqua pas. Il connaissait M. de Montalivet, alors ministre de l’Intérieur. On voulait lui donner quelque gratification, quelque faveur à ce sujet ; il demanda à M. de Montalivet, comme encouragement, qu’on lui ouvrît des sources pour l’Histoire qu’il avait entreprise, et que le gouvernement fît l’acquisition de certains manuscrits orientaux où l’on devait trouver les témoignages des historiens arabes sur les croisades. Sa corruption à lui, toute décente, c’était qu’on le mît à même d’être vrai dans l’histoire et de louer dignement le passé.

1814 et 1815 furent une épreuve pour tout le monde ; M. Michaud s’y laissa trop renflammer. Le journaliste en lui, le pamphlétaire reprit le mousquet. Il écrivit en juillet 1815 l’Histoire des quinze semaines que je voudrais effacer. En même temps il se remit avec M. Fiévée et d’autres amis à la rédaction de La Quotidienne, et dès lors sa vie se partage entre cette guerre de journaux et la composition de sa grave Histoire. Cette Histoire pour lui, c’était son devoir, son titre à l’estime, cet ouvrage solide que tout écrivain qui se respecte doit faire une fois dans sa vie ; le journal, c’était son plaisir, son second vin de Champagne, sa malice et sa gaieté.

L’Histoire des croisades par M. Michaud, sous sa dernière forme, n’a pas moins de six volumes, auxquels il faut joindre les quatre volumes de la Bibliothèque des croisades, contenant toutes les pièces justificatives et les extraits des chroniqueurs et historiens, y compris les historiens arabes, dont les extraits et les traductions sont dus à la collaboration de M. Reinaud. Si l’on joint à ces dix volumes les sept qui forment la Correspondance d’Orient, et qui ne sont bien souvent qu’un commentaire et une discussion de quelques points importants de cette Histoire, on verra que M. Michaud n’a rien négligé pour compléter ce qu’il appelle l’enquête entreprise par lui au sujet des croisades. La matière s’est étendue évidemment à mesure qu’il avançait, et c’est au moment où il terminait la rédaction de son récit, qu’il embrassait toute la masse de faits et de réflexions qui y devait rentrer. Cette Histoire de M. Michaud est bonne et saine, bien qu’elle n’ait rien de très supérieur dans l’exécution. L’auteur a procédé dans son sujet graduellement, avec bon sens et bonne foi ; il n’a point de vue absolue ; il cherche ce qu’il croit la vérité, « abandonnant, dit-il, les dissertations aux érudits, et les conjectures aux philosophes ». C’est exact, suivi, grave ; mais il n’y a rien qui morde ni qui prenne vivement l’attention. Bien qu’il se prononce dans un sens plutôt favorable aux croisés et à l’inspiration religieuse qui les a poussés, l’auteur ne dissimule rien des désordres ni des brigandages ; il reste tout philosophique dans son mode d’examen et d’explication. Comparant les jugements contradictoires qui ont été exprimés sur les croisades, il suit une voie moyenne et d’entre-deux, et s’attache à adopter ce que « tous ces jugements divers ont de modéré et de raisonnable ». On voit déjà les qualités et les défauts que ce parti amène avec soi. M. Michaud est élégant, jamais éloquent ; il n’a rien du faux brillant de l’école académique ; il n’a rien du hasardé ni du tranchant de l’école moderne. S’il reste philosophique, c’est à la manière de Robertson plutôt qu’à celle de Montesquieu. Bien des documents ne lui étant survenus que pendant qu’il composait, l’auteur n’a été maître de son sujet que successivement. Bien des parties, qui ont été rejetées dans la Bibliothèque finale, auraient pu se fondre heureusement dans le récit, en l’animant. Le judicieux et louable historien n’a pas été en cela un artiste : mais même eût-il tout possédé sous sa main dès l’abord, il n’avait pas en lui la force de le devenir. De tous ces styles d’autrefois traduits et transcrits dans le sien, il ne fait nulle part une seule trame ; son style n’a pas la trempe. Il n’a jamais de ces mots qui font feu et qui illuminent. L’art de faire passer l’esprit des anciens chroniqueurs dans un récit moderne, ferme et neuf, n’était pas trouvé à cette date de 1811, à laquelle M. Michaud commençait de publier son travail ; l’honneur en appartient à M. Augustin Thierry, qu’on a pu appeler « un traducteur de génie des anciens chroniqueurs », et qui a porté dans cette mise en œuvre le sentiment simple de l’épopée. Mais à M. Michaud revient cet autre honneur solide d’avoir eu, le premier chez nous, l’instinct du document original en histoire, d’en avoir de plus en plus apprécié l’importance en écrivant, d’avoir eu l’idée de l’enquête historique au complet, faite sur des pièces non seulement nationales, mais contradictoires et de source étrangère. M. Michaud a le rare mérite de la bonne foi qui épuise sa recherche, de l’ordonnance raisonnable et de l’étendue7.

À La Quotidienne, M. Michaud était tout autre, et c’est ici que je le puis peindre d’après ses amis. Il y a eu pourtant plus d’une époque à La Quotidienne. Il l’avait recommencée avec M. Fiévée en 1814 ; il la continua avec M. Laurentie presque toujours. Merle, Malte-Brun, Mély-Janin, J.-B. Soulié, Nodier, le marquis de La Maisonfort, appartenaient à la première Quotidienne que je sais peu. La jeune Quotidienne ne commence guère qu’à partir de 1822 avec MM. Malitourne, Bazin, Véron, Audibert, Capefigue ; plus tard, MM. Poujoulat, Paulin Paris, Janin, Rabou, s’y joignirent ; je ne nomme que ceux de notre connaissance. Après avoir donné dans les vivacités de 1815 et avoir servi le mouvement du parti ultraroyaliste soit au-dehors, soit au-dedans du pouvoir, jusque vers le moment où M. de Chateaubriand rompit avec M. de Villèle, La Quotidienne, à cette date de 1824-1827, rentra dans la contre-opposition, c’est-à-dire dans l’opposition qui se faisait à droite. C’était son rôle de prédilection et son élément. Car notez bien que M. Michaud, si royaliste qu’il fût sous la Restauration, n’était ministériel que le moins possible ; il était toujours prêt à être de la contre-opposition. Le journaliste du temps du Directoire avait gardé des guerres de plume de la Révolution et de sa persécution de Fructidor un certain goût pour la liberté de la presse ; il l’aimait comme un Vendéen qui aurait continué d’aimer la guerre des haies et des buissons. Il la défendit vivement, en ce qui le concernait, contre les atteintes ou contre les offres du ministère Villèle. « Qu’il soit permis aux journaux, disait-il, de faire l’office d’un réverbère. C’est un office modeste ; les ministres ne sauraient en être jaloux… On ne dit pas d’un réverbère qui brille dans la nuit, qu’il exerce son influence sur la marche des passants. » La situation d’un homme d’esprit aussi libre que M. Michaud, aussi dégagé de fanatisme pour les choses et de prévention contre les personnes, était extrêmement piquante dans un camp violent et enflammé tel qu’était alors l’opinion royaliste extrême. Je me figure que, s’il y resta si longtemps, ce fut surtout par curiosité et pour son amusement. Il assistait avec sourire à ces excès de passion de ses amis ; même quand il les servait dans l’attaque, il choisissait entre les traits, il s’était fait un cercle à son image, en partie composé d’hommes jeunes que le libéralisme repoussait par ses lieux communs et qui n’étaient royalistes que par préférence politique. Dans la province et à distance, on ne discernait pas bien entre ces divers groupes et ces diverses nuances de l’armée royaliste ; plus d’un abonné de La Quotidienne croyait dévotement que les rédacteurs très mondains dont il lisait les articles étaient tous des abbés. Cette idée amusait beaucoup M. Michaud. Plus tard, quand il se décida à ouvrir le feu contre M. de Villèle, en qui il n’appréciait pas assez le côté d’homme d’affaires, et qui le choquait par son manque d’attention et de soins pour l’esprit, il disait en souriant à quelques-uns de ses nouveaux alliés : « Nous autres, nous tirons par les fenêtres de la sacristie. » — Je ne donne pas cette guerre de Fronde pour de la haute et très prudente politique ; mais je la montre telle qu’elle était.

M. Michaud écrivait peu. Ses articles étaient courts pour la plupart ; ce sont de simples entrefilets. Ces entrefilets, précédés d’ordinaire de trois petites étoiles ***, ressemblaient assez à un petit couplet de sa conversation, et étaient proportionnés à son haleine. Par exemple, à propos de la loi de la presse, proposée en janvier 1827, il écrivait (3 janvier) :

Combien faut-il de poudre pour charger une pièce de 24 ? — Deux livres. — Eh bien ! mettez-en quatre pour qu’elle fasse plus de bruit et plus d’effet. On en met quatre, et bientôt la pièce éclate au milieu de ceux qui l’ont chargée, sans faire le moindre mal à l’ennemi. L’histoire de ce canon chargé si imprudemment deviendra l’histoire du dernier projet de loi sur la presse.

Dans le numéro du 10 janvier suivant, on trouverait un autre petit apologue sur le même ton. M. Michaud avait dans la politique de ces formes de La Fontaine. Un jour, on parlait devant lui de Machiavel : « Sans aller si loin, dit-il, il y a quelqu’un que vous devriez plutôt étudier, c’est La Fontaine ; on l’appelle un fabuliste, on devrait l’appeler plutôt un publiciste. »

S’il écrivait peu pour son compte, M. Michaud excitait à écrire ; il avait des idées, et il en donnait. Sous l’Empire, étant l’un des propriétaires de La Gazette de France, il eut l’idée, par exemple, de L’Ermite de la Chaussée-d’Antin, dont les chapitres parurent d’abord en feuilletons dans La Gazette (1811-1812) ; il avait même pris la plume pour la mise en train, et il y a, m’assure-t-on, des chapitres qui sont de lui et de Merle. Mais, en général, il conseillait plus qu’il n’exécutait. Il lui était pénible d’écrire ; le souffle et les muscles lui manquaient, et son peu de force physique, il le mettait en entier dans son histoire.

Quant à la conversation, elle ne le fatiguait pas. Causer avec lui était intarissable. Les plus éloquents avaient à profiter de ses aperçus, et l’on sortait d’auprès de lui plus aiguisé chaque fois et plus fin. Notre illustre confrère M. Berryer lui rendait cette justice. M. Michaud aimait fort à causer avec ceux du parti royaliste qui avaient du mouvement et de l’indépendance. M. de Vitrolles, qu’il croyait un homme d’État et qui n’a pas eu son jour, était un de ceux avec qui il aimait le mieux s’animer et remuer les dés de la politique. Cette conversation, pleine de chaleur et de projets, l’inspirait à son tour.

On n’avait pas impunément de l’esprit devant lui. Quand un de ses collaborateurs lui lisait un article et que cela devenait ennuyeux, il fallait le voir agiter sa tabatière, y puiser du tabac à force, salir son jabot, tousser, avoir toutes ses infirmités à l’instant et tous ses nerfs (il avait une petite toux entre autres, qu’il plaçait très à propos) ; mais l’esprit revenait-il dans l’article, M. Michaud revenait aussi, et on le voyait renaître comme à un rayon.

Il eut, en janvier 1827, sa destitution et son heure de popularité. L’Académie française, cédant à l’entraînement universel de l’opinion, avait fait, par l’organe généreux de M. Lacretelle, un projet d’appel au roi au sujet de la loi sur la presse : M. Michaud, avec toute la compagnie, adhéra, et le lendemain il fut destitué de sa place de lecteur du roi. Il écrivit dans La Quotidienne du 19 janvier quelques lignes nobles et senties, bien d’accord avec son rôle de fidélité gémissante. C’était là le côté extérieur de M. Michaud, et qu’il soutint fort dignement. Comme il faut qu’un coin de faiblesse se mêle à nos qualités mêmes, on a remarqué que ce rôle de proscrit et de persécuté était devenu chez lui un goût et, vers la fin, un peu une manie, une idée fixe. Il avait volontiers l’œil aux aguets, et n’était pas fâché de croire que la police surveillait ses démarches : cela le reportait à sa date idéale de Fructidor, à l’un des plus doux printemps de sa jeunesse.

M. Michaud n’avait jamais considéré sa place de lecteur du roi comme un lien ; il comprenait très bien les conditions de la presse, en ce sens que, pour avoir action sur le public, il ne faut rien accepter du pouvoir. Les gens subordonnés et dépendants, tous ceux qui avaient une attache ministérielle quelconque, il ne les admettait pas dans les luttes publiques, et l’un de ses mots était : « La livrée ne se bat pas. »

À l’avènement du ministère de M. de Martignac, il s’abstint et se retira bientôt définitivement de La Quotidienne, dont il céda la direction à M. Laurentie. Au point où en étaient les choses, il lui devenait également pénible, il lui semblait également périlleux d’appuyer ou de combattre. — La plupart des jeunes rédacteurs politiques que j’ai nommés sortirent de La Quotidienne à ce moment, et se rallièrent, eux, au ministère Martignac, qui exprimait alors le vœu de la France modérée.

M. Michaud sage, aimable, occupé et honoré, vivait ainsi. Il s’était logé à Passy dans une maison agréable, entourée d’un jardin ; il s’était uni depuis des années à une jeune, à une belle et aimable personne qui animait son intérieur et réjouissait son regard. Il avait des amis jeunes et dévoués qui étaient prêts à le servir de leurs recherches et de leurs études. C’est alors qu’il conçut l’idée de faire le voyage d’Orient et de Jérusalem pour vérifier quelques points restés douteux de son histoire, et pour visiter les lieux témoins des grandes scènes qu’il avait racontées. Il partit en mai 1830. Peut-être au fond, à cette date du ministère Polignac, prévoyait-il quelque catastrophe, et il n’était pas fâché d’être éloigné. On s’étonnait de le voir, à son âge et avec son peu de santé, s’exposer à de si grandes fatigues, et surtout étant marié, lui disait-on. — « Je le suis si peu ! » répondait-il. Il avait de ces mots à la Fontenelle. Tous les mots qu’on cite de Fontenelle, M. Michaud, je crois, les aurait trouvés8.

La Correspondance d’Orient, qui est le journal de ce voyage entrepris par M. Michaud de compagnie avec M. Poujoulat, parut en sept volumes (1833-1835), et elle offre un intérêt très varié et très doux, quoiqu’on y pût désirer plus de naturel et de familiarité encore. Ces lettres tournent quelquefois au discours, et j’y voudrais un peu moins de périphrase ; par exemple, dès les premières lettres : « Quand nous avons passé devant Messine, le soleil était au milieu de son cours. » Pourquoi ne pas dire : Il était midi ? À part cette légère critique qui ne me vient à l’esprit que parce que ce sont des lettres, on se laisse aller agréablement à ce voyage, fait en toute bonne foi et sincérité. Quand le pèlerin arrive à Jérusalem, il ne s’exalte point pour trouver des paroles plus grandes que son impression ; il n’a point de cri à la manière des croisés. M. Michaud n’a jamais le cri, il reste dans ses nuances ; il dit ce qu’il sent, il confesse ce qu’il est, et les émotions rêveuses ou pieuses qu’il exprime nous arrivent dans une sorte de douceur et de modération d’autant plus persuasives. Il a une belle et touchante page sur la Voie douloureuse, sur ce chemin ensanglanté que parcourut l’Homme-Dieu portant sa croix dans sa marche au Calvaire. Après en avoir, l’Évangile en main, rappelé les stations principales et sacrées qui sont dans la mémoire des petits enfants :

Je ne suis, continue M. Michaud, ni un apôtre, ni un docteur, je ne suis pas même un disciple bien fervent ; je suis venu à Jérusalem, je dois l’avouer, non pour réformer les erreurs de ma vie, mais pour corriger les fautes d’un livre d’histoire. L’objet de mon voyage lointain pourrait bien ne pas trouver grâce devant une piété sévère, et, si j’avais la dévotion et les scrupules de nos vieux pèlerins, peut-être me faudrait-il revenir une seconde fois aux saints lieux et faire un nouveau pèlerinage pour expier ce qu’il y a de mondain et de profane dans celui que j’achève maintenant. Mais, quels que soient les motifs qui m’ont conduit, je n’ai point traversé cette Voie douloureuse sans éprouver une vive émotion et sans m’élever à de religieuses pensées.

Après avoir visité l’Égypte au retour, et avoir touché Malte au passage, M. Michaud revint en France à la fin de juillet 1831. Une révolution s’était accomplie pendant son absence, et avait emporté dans l’exil les rois de sa prédilection. Il continua de vivre en sage, ne s’étonnant de rien, fidèle à son passé, mais sans amertume, et accordant jusqu’à la fin aux choses un sourire doucement moqueur et désintéressé. Ceux qui l’ont vu à Passy, dans ses dernières années, savent combien il était resté aimable, indulgent, bon et malin, accueillant pour l’esprit, de quelque part qu’il vînt. Dès qu’il en reconnaissait dans quelqu’un, fût-ce d’un bord même opposé, l’épigramme cessait à l’instant sur ses lèvres : il avait de l’amitié pour l’esprit. On ne lui voyait aucun de ces préjugés qui isolent les vieillards et les préviennent contre les nouveaux venus qui arrivent par d’autres sentiers. J’en ai, pour ma part, éprouvé quelque chose. Il avait à tout instant de ces mots dont le caractère était la bonhomie et l’extrême finesse. Il était ce qu’on aurait nommé autrefois un gentil esprit, narquois, un peu risqué et pourtant de très bonne compagnie, d’une élégance naturelle, bien que très négligé sur sa personne ; il avait beau se couvrir de tabac et garder au doigt sa tache d’encre, on le sentait essentiellement distingué, fait pour plaire, et ayant tout le meilleur goût de l’ancienne société. À force même de regarder de son coin et d’observer, il trouvait des mots politiques assez forts et assez pénétrants. Il mourut et s’éteignit le 30 septembre 1839, à l’âge de soixante-douze ans, ayant gagné beaucoup à la vieillesse, et ayant fait de la santé la plus frêle et du souffle le plus mince un merveilleux usage pour la vie sociale et pour la pensée9.