(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — I » pp. 351-368
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Henri IV écrivain. par M. Eugène Jung, ancien élève de l’École normale, docteur es lettres. — I » pp. 351-368

I

Ce volume est une thèse que M. Jung a soutenue devant la Faculté des lettres de Paris. C’est à cette destination particulière, et peut-être aussi au tour d’esprit de l’auteur, qu’il faut attribuer certaines formes, certaines divisions plus méthodiques et, pour tout dire, plus scolastiques qu’on ne voudrait en telle matière ; mais il y a une véritable étude, une étude approfondie du sujet, beaucoup de vues justes, fines, pénétrantes, des remarques ingénieuses et solides. C’est un travail des plus estimables, qui mérite l’attention et les conseils de la critique, et dont elle peut elle-même profiter. J’y reviendrai après avoir expliqué à ma manière ce qu’on peut entendre par Henri IV écrivain.

Il y a longtemps que si les hommes écrivaient aussi bien qu’ils parlent, ou que si l’on écrivait pour eux ce qu’ils disent dans les circonstances décisives où ils se trouvent, il y aurait quantité d’écrivains qui n’en seraient que plus mémorables pour ne pas être du métier : mais, parmi ceux qui ont songé à écrire ou à dicter après coup ce qu’ils avaient dit ou ce qu’ils avaient fait, la plupart ont perdu, en se mettant dans cette position et comme dans cette attitude nouvelle, une partie de leurs facultés, de leurs ressources ; s’imaginant que c’était une grande affaire qu’ils entreprenaient, et préoccupés de leur effort, ils ont laissé fuir mille détails qui animent et qui donnent du charme ; ils se sont ressouvenus froidement, ou du moins incomplètement ; on n’a eu que l’ombre de leur action ou de leur verve première. De la parole vive au papier il s’est fait bien des naufrages. Cela est vrai surtout des époques où l’écriture était chose à part et réservée aux seuls clercs. Villehardouin ne nous a transmis qu’une faible idée des discours qu’il prononçait devant les Vénitiens ou dans l’armée des croisés pour servir la cause commune et apaiser les différents. Joinville, dans sa narration, n’a su que nous bégayer avec un embarras qui a sa grâce les paroles bien autrement coulantes et abondantes de saint Louis. Aux époques cultivées, où les hommes d’État et de guerre sont instruits aux lettres et ont aisément la plume à la mainp, un autre écueil tout opposé, c’est qu’ils fassent trop les écrivains en se ressouvenant, et qu’ils ajoutent par la phrase aux circonstances de l’action. En général pourtant, les esprits les plus distingués entre ceux qui ont pris part aux grandes choses, mettent leur honneur et leur bon goût, quand ils en écrivent, à être ou à paraître simples.

Le nom d’écrivains proprement dits continue d’appartenir à ceux qui de propos délibéré choisissent un sujet, s’y appliquent avec art, savent exprimer même ce qu’ils n’ont pas vu, ce qu’ils conçoivent seulement ou ce qu’ils étudient, se mettent à la place des autres et en revêtent le rôle, font de leur plume et de leur talent ce qu’ils veulent : heureux s’ils n’en veulent faire que ce qui est le mieux et s’ils ne perdent pas de vue ce beau mot digne des temps de Pope ou d’Horace : « Le chef-d’œuvre de la nature est de bien écrire. »

Les autres, les hommes d’action, qui traitent de leurs affaires, ne sont écrivains que d’occasion et par nécessité ; ils écrivent comme ils peuvent et comme cela leur vient ; ils ont leurs bonnes fortunes.

Toutefois, la ligne qui sépare les uns des autres se confond souvent, et si l’on prend, par exemple, les noms des grands capitaines, des grands rois et ministres qui ont écrit, et dont la pensée se présente d’abord, César, Henri IV, Richelieu, Louis XIV, Frédéric, Napoléon, on trouvera que César et Frédéric avaient beaucoup du littérateur en eux, qu’il y avait en Richelieu de l’auteur, et de tous ces illustres personnages que je viens de citer, ceux qui sont le moins du métier, les seuls même qui n’en soient pas du tout, c’est encore Louis XIV et Henri IV.

On ne saurait en être moins que Henri IV, et cette entière liberté de dire, jointe à son esprit naturel et si plein de saillies, est souvent d’un grand charme. On se tromperait cependant si l’on abordait les volumes de sa correspondance et le recueil de ses lettres missives, publiées avec beaucoup de soin par M. Berger de Xivrey, et qui sont arrivées déjà jusqu’au tome VI, — si, dis-je, on entamait cette lecture dans une pensée d’agrément littéraire ; c’est avant tout un livre d’étude et une vaste source de renseignements pour l’histoire ; la grâce, la galanterie, la gentillesse d’esprit, qui se rattachent à bon droit au souvenir de Henri IV, n’y sont qu’incidentes et clairsemées. Mais on y suit dans toutes ses traverses et ses épines cette vie laborieuse, morcelée, toujours en lutte, et qui n’eut que de rares éclaircies de soleil. Les lettres de Henri IV, quand c’est lui qui les fait, sont en général courtes, pressées, comme de quelqu’un qui monte à cheval ou qui en descend. M. Jung s’est attaché d’abord, et avec un esprit de critique précise et rigoureuse, à bien déterminer, dans cette quantité de dépêches et de pièces diverses, celles qui peuvent être considérées avec quelque certitude comme étant directement de la main ou de la dictée de Henri IV, et non point de la rédaction de ses secrétaires. Pour essayer moi-même d’appliquer quelque analyse ou de rattacher quelques observations à ces lettres, je choisirai celles qu’il a écrites à la comtesse de Grammont, l’une de ses premières maîtresses, et qui sont certainement tout entières de sa façon.

La comtesse de Guiche, ensuite de Grammont, appelée la belle Corisandre, fille d’un brave seigneur, M. d’Andouins, fut, avant Gabrielle, la maîtresse en titre de Henri tandis qu’il chevauchait dans le Midi et qu’il faisait son rude métier de roi de Navarre. Veuve depuis 1580 de Philibert de Grammont, qu’elle avait épousé en 1567, et dont elle avait deux enfants, elle ne pouvait guère, à la mort de son mari, avoir moins de vingt-sept à vingt-huit ans, c’est-à-dire à peu près l’âge de Henri. Elle lui rendit en Béarn des services d’amie avec dévouement et vaillance. La première lettre qu’on a de Henri à elle est de décembre 1585. Par suite du rapprochement de Henri III et de la Ligue, et de leur réconciliation qui s’est faite aux dépens des Protestants, le Béarnais vient d’être forcé de reprendre les armes et de recommencer sa vie d’escarmouches, de harcèlements et de surprises, jusqu’à ce que la journée de Coutras apprenne aux autres et à lui-même ce qu’il peut comme général. La première lettre de Henri le montre très amoureux, et les ennemis qui le savent s’embusquent dans un moulin pour le prendre au passage, s’il se hasarde à courir vers la dame de ses pensées : « Ne craignez, rien, mon âme, écrit Henri ; quand cette armée, qui est à Nogaro, m’aura montré son dessein, je vous irai voir, et passerai sur les ailes d’Amour, hors de la connaissance de ces misérables terriens, après avoir pourvu, avec l’aide de Dieu, à ce que ce vieux renard n’exécute son dessein. » Terriens, pour habitants de cette vile terre ; il y a ici du langage d’amour un peu alambiqué, et qui sent sa cour de Henri III. Notre Henri, d’ailleurs, n’en abusera guère, et s’exprimera en général plus naïvement. Il parle dans cette lettre de sa femme la reine Marguerite, et dans des termes de mépris qu’il ne cherche pas à contenir ; Marguerite était alors au début de cette vie de scandale et d’aventures qu’elle menait à Agen ou en Auvergne, où elle alla s’enterrer : « Il est venu un homme, de la part de la dame aux chameaux (la reine Marguerite), me demander passeport pour passer cinq cents tonneaux de vin, sans payer taxe, pour sa bouche ; et ainsi est écrit en une patente. C’est se déclarer ivrognesse en parchemin. De peur qu’elle ne tombât de si haut que le dos de ses bêtes, je le lui ai refusé… » On peut rapprocher ce passage d’un autre qui se lit dans une lettre par lui écrite à la même Mme de Grammont au lendemain des scènes ensanglantées de Blois (1er janvier 1589) : « … Je n’attends que l’heure de ouïr dire que l’on aura envoyé étrangler la feue reine de Navarre. Cela, avec la mort de sa mère (Catherine de Médicis), me ferait bien chanter le Cantique de Siméon. » On voit que Henri ne dissimule point ses premiers mouvements, et qu’il écrit quelquefois ce que le bon goût du moins commanderait de retenir. Sa nature clémente vaut mieux que ces mots-là, qui sont rares. Les lettres à Mme de Grammont, qui se succèdent fréquemment en ces années, sont moins d’amour que d’affaires ; elles se terminent par quelques galanteries empressées et courtes : « Je fais anhuy (aujourd’hui) force dépêches. Demain, à midi, elles partiront, et moi aussi, pour vous aller manger les mains. Bonjour, mon souverain bien. Aimez Petiot. 9e décembre (1585) » Petiot, c’est lui-même. Il avait alors contre lui deux armées qui s’étaient jointes, celles de M. de Mayenne et du maréchal de Matignon ; on comptait bien le tenir enveloppé et le prendre au passage de la Garonne, à son retour du Béarn, où il était allé pour affaires et aussi par amour. Il s’en tira en habile chasseur qui sait tous les sentiers. Deux lettres écrites vers ce temps à l’un de ses plus fidèles serviteurs et compagnons d’armes, M. de Batz, donnent idée de tout ce qu’il y a d’alerte, de gai, de familier dans sa manière :

Monsieur de Batz, ils m’ont entouré comme la bête, et croient qu’on me prend aux filets. Moi, je leur veux passer à travers ou dessus le ventre. J’ai élu mes bons, et mon faucheur en est. Grand damné, je te veux bien garder le secret de ton cotillon d’Auch à ma cousine68 ; mais que mon faucheur ne me faille en si bonne partie, et ne s’aille amuser à la paille, quand je l’attends sur le pré. (11 mars 1586.)

Et encore le lendemain :

Mon faucheur, mets des ailes à ta meilleure bête ; j’ai dit à Montespan de crever la sienne. Pourquoi ! Tu le sauras de moi à Nérac ; hâte, cours, viens, vole : c’est l’ordre de ton maître, et la prière de ton ami.

Ce sont là les lettres par excellence de Henri IV, courtes, fraîches, matinales, écrites le pied levé et déjà sur l’étrier, en partant pour dépister l’ennemi ou courir le cerf. Elles font l’effet du son du cor ou du clairon, réveil du chasseur ou du guerrier.

Les lettres de ce temps que Henri adresse à M. de Saint-Geniez, son lieutenant général en Béarn et l’un de ses meilleurs serviteurs, montrent à quel point il commence à s’occuper sérieusement de ses affaires, et, à cet âge de trente-trois ans où il est arrivé, à devenir tout à fait l’homme de conseil et de maturité qu’il sera depuis : « N’accomparez plus les actions de feu Monsieur (le duc d’Alençon) aux miennes ; si jamais je me fiai en Dieu, je le fais à cette heure ; si jamais j’eus les yeux ouverts pour ma conservation, je les y ai. Devant que la fin de juin passe, vous direz que ma tête est la meilleure de mon conseil. » (4 mai 1586.)

Mme de Grammont ne jette que de rapides diversions et n’obtient que de charmants éclairs à travers ces préoccupations nombreuses : « Je suis sur le point de vous recouvrer un cheval qui va l’entrepas, le plus beau que vous vîtes et le meilleur, force panache d’aigrette. Bonnières est allé à Poitiers pour acheter des cordes de luth pour vous ; il sera à ce soir de retour… Mon cœur, souvenez-vous toujours de Petiot. Certes sa fidélité est un miracle. » (25 mai 1586.) — Un peu plus tard il lui offre un cadeau digne de l’antique idylle : « J’ai deux petits sangliers privés et deux faons de biche ; mandez-moi si les voulez. » La belle Corisandre, on le voit par les écrits satiriques du temps, aimait cet attirail et cet entourage de singes, de chiens, de bouffons, d’animaux privés de toute espèce, et, au grand scandale des huguenots puritains, elle allait même dans cet équipage à la messe. Ce qui, tant qu’elle fut jeune et agréable, lui était une grâce, deviendra un ridicule et une manie en vieillissant.

Elle n’a pas à se plaindre pourtant et n’a rien à envier même à la belle Gabrielle, au moins si l’on en juge, comme aime à le faire la postérité, au point de vue poétique et littéraire ; car assurément la plus ravissante lettre de Henri, la plus développée et la plus épanouie, celle où il se montre le mieux à nous dans un intervalle de paix pastorale et tendre et de repos, lui est adressée ; c’est la lettre où il lui décrit le pays de Marans sur la Sèvre Niortaise ; la voici, — voici ce coin de paysage délicieux :

J’arrivai hier soir de Marans, où j’étais allé pour pourvoir à la garde d’icelui. Ha ! que je vous y souhaitai ! c’est le lieu le plus selon votre humeur que j’aie jamais vu. Pour ce seul respect, suis-je après à l’échanger (à l’obtenir par échange). C’est une île renfermée de marais bocageux, où de cent en cent pas il y a des canaux pour aller chercher le bois par bateau. L’eau claire, peu courante ; les canaux de toutes largeurs ; les bateaux de toutes grandeurs. Parmi ces déserts mille jardins où l’on ne va que par bateau. L’île a deux lieues de tour ainsi environnée ; passe une rivière par le pied du château, au milieu du bourg, qui est aussi logeable que Pau. Peu de maisons qui n’entre de sa porte dans son petit bateau. Cette rivière s’étend en deux bras, qui portent non seulement grands bateaux, mais les navires de cinquante tonneaux y viennent. Il n’y a que deux lieues jusques à la mer. Certes c’est un canal, non une rivière. Contremont vont les grands bateaux jusques à Niort, où il y a douze lieues ; infinis moulins et métairies insulées ; tant de sortes d’oiseaux qui chantent ; de toute sorte de ceux de mer : je vous en envoye des plumes. De poissons, c’est une monstruosité que la quantité, la grandeur et le prix ; une grande carpe trois sols, et cinq un brochet. C’est un lieu de grand trafic, et tout par bateaux. La terre très pleine de blés et très beaux. L’on y peut être plaisamment en paix, et sûrement en guerre. L’on s’y peut réjouir avec ce que l’on aime, et plaindre une absence. Ha ! qu’il y fait bon chanter ! Je pars jeudi pour aller à Pons, où je serai plus près de vous ; mais je n’y ferai guères de séjour… Mon âme, tenez moi en votre bonne grâce ; croyez ma fidélité être blanche et hors de tache : il n’en fut jamais sa pareille. Si cela vous apporte du contentement, vivez heureuse. Votre esclave vous adore violemment. Je te baise, mon cœur, un million de fois les mains. Ce xviie juin (1586).

C’est là, selon moi, la perle des lettres d’amour écrites par Henri IV. Gabrielle même, avec cette galante lettre datée de devant son portrait (« Je vous écris, mes chères amours, des pieds de votre peinture… »), n’a rien obtenu de si parfait ni de si joli. Quel paysage riant de fraîcheur, tout égayé de reflets et traversé de lumière ! et comme il est bien français, agreste, naturel, voisin du peuple et de nous tous ! Il n’est pas jusqu’à ce prix de la carpe et du brochet, cinq sous et trois sous, qui ne sente le roi homme de ménage, le roi de la poule au pot. Courier disait quelque part, en écrivant à ses amis de Paris, au fort de son enthousiasme pour la vie romaine : « Ne me parlez point de vos environs ; voulez-vous comparer Albano et Gonesse, Tivoli et Saint-Ouen ? La différence est à la vue comme dans les noms. » Laissons les environs de Paris, et ne prenons que les autres lieux de la « douce France », comme disait Henri. Qu’a donc à désirer de plus ce Marans ainsi décrit, mis en regard des sites du dehors les plus consacrés et les plus célèbres ? Nous aussi nous avons présentes à la pensée les descriptions de Pline le Jeune, sa peinture si nette et si soignée de la source du Clitumme, et celle du lac Vadimon. La première surtout rappelle quelques traits de la lettre de Henri, qui certes n’y pensait guère, et dont les lectures n’étaient jamais allées jusque-là. Je sais ce qu’on doit à Pline et à ce dieu révéré du Clitumme, avec ce petit temple de marbre blanc et ces chapelles d’alentour que l’on voyait étinceler à travers les bouquets de verdure, — fond de paysage du Poussin ; — mais y a-t-il rien d’aussi doux et d’aussi pénétrant au cœur que ce pays tout naturel, cette petite Hollande et cette Venise sans nom, cette humble marine bocagère, où il fait si bon chanter, où l’on se peut réjouir avec ce qu’on aime, et plaindre une absence ? La Fontaine, ou Racan son maître, auraient-il trouvé mieux que cela ? et cette page heureuse, imprévue, transparente, échappée à un roi soldat dans une après-midi de rêverie et de loisir, n’est-elle pas une découverte pittoresque à laquelle il n’a manqué jusqu’ici qu’un cadre pour faire un tableau ?

La lettre suivante à Mme de Grammont, qui est de huit jours après, se ressent encore de cette joie, mais elle est plus courte : « Mon cœur, je ne la puis faire plus longue, parce que je vais monter à cheval. » Avec cette lettre, Henri envoyait à la comtesse une copie de celle que la reine Élisabeth avait adressée à Henri III au sujet de son accommodement avec les ligueurs : « Vous y verrez, dit-il, un brave langage et un plaisant style. » Et, en effet, dans cette lettre énergique et d’une âme royale, Élisabeth faisait honte à Henri III de sa lâcheté à se défendre et de sa condescendance à des rebelles :

Mon Dieu ! est-il possible qu’un grand roi se soumette sans raison et contre honneur, en requérant paix de sujets traîtres et rebelles, et de ne leur faire du commencement trancher toute commodité de s’agrandir ?… Je m’étonne de vous voir trahi en votre conseil même, voire de la plus proche qu’avez au monde (Catherine de Médicis). Pardonnez mon amour, qui me rend si audacieuse de vous parler si librement… Il vaudrait mieux perdre vingt mille hommes que régner au plaisir des rebelles… Pour l’amour de Dieu, ne dormez plus ce trop long sommeil.

Ce style généreux allait à Henri et aussi à la comtesse chevaleresque, qui savait au besoin faire preuve de virilité et de vaillance.

On a souvent raconté qu’après la victoire de Coutras (octobre 1587) les chefs protestants, et Henri tout le premier, ne surent point profiter de leurs avantages. Sully a dénoncé la vanité qu’eut le roi de Navarre d’aller présenter en personne à la comtesse « les enseignes, cornettes et autres dépouilles des ennemis qu’il avait fait mettre à part pour lui être envoyées. Il prit pour prétexte de ce voyage l’affection qu’il portait à sa sœur et au comte de Soissons, tellement qu’au bout de huit jours tous les fruits espérés d’une si grande et signalée victoire s’en allèrent en vent et en fumée. » Ce fut aussi la dernière faute signalée que fit faire l’amour à Henri ; car plus tard, bien que ce fût toujours sa grande faiblesse, ceux qui l’ont bien connu assurent qu’il ne s’en laissa jamais entraîner au point d’y sacrifier l’intérêt pressant de ses affaires.

Dès 1587, nous voyons Henri se plaindre à la comtesse qu’elle le néglige :

Plus je vais en avant, et plus il semble que vous tâchiez à me faire paraître combien peu je suis non seulement en votre bonne grâce, mais encore en votre mémoire. Par ce laquais vous avez écrit à votre fils et non à moi. Si je ne m’en suis rendu digne, j’y ai fait tout ce que j’ai pu. Les ennemis ont pris l’île de Marans devant mon arrivée, de façon que je n’ai pu secourir le château…

Ainsi tout se gâte vite. Ce joli lieu de Marans, qui nous a été dépeint tout à l’heure comme un séjour enchanté et tout propre à la félicité des amants, est devenu le théâtre de la guerre. Les ennemis l’ont pris ; Henri le reprendra. Et cependant l’amour de la comtesse et de Henri a déjà reçu son atteinte et son échec ; le doute s’y est glissé. Il est à croire que, si l’on avait les lettres de la comtesse, on verrait que c’est elle qui croyait la première avoir à se plaindre. Henri, à cette distance et séparé de ce qu’il aimait, n’était pas homme à être longtemps ni exactement fidèle ; il pouvait l’être de cœur et de pensée, mais cela ne suffisait pas à la comtesse, qui d’ailleurs était défiante, comme n’étant plus de la première jeunesse : elle avait un fils déjà grand qui servait près de Henri.

Cette méfiance de la comtesse nous revient dans presque toutes les lettres du roi, qui est surtout occupé à la rassurer sur le chapitre de la fidélité :

(1er mars 1588) J’ai reçu une lettre de vous, ma maîtresse, par laquelle vous me mandez que ne me voulez mal, mais que vous ne vous pouvez assurer en chose si mobile que moi. Ce m’a été un extrême plaisir de savoir le premier ; et vous avez grand tort de demeurer au doute qu’êtes. Quelle action des miennes avez-vous connue muable ? je dis pour votre regard. Votre soupçon tournait, et vous pensiez que ce fût moi.

C’est bien agréablement dit ; et pourtant je ne crois pas que la comtesse eût si tort. Il y a des moments de réconciliation et d’accord où il semble que tout soit effacé ; Henri, qui a besoin de consolation et de douceur en ses peines politiques, voudrait croire à la durée de ces bons instants :

Mon cœur, je suis plus homme de bien que ne pensez. Votre dernière dépêche me rapporta (me rendit) la diligence d’écrire que j’avais perdue. Je lis tous les soirs votre lettre. Si je je l’aime, que dois-je faire celle d’où elle vient ? Jamais je n’ai eu une telle envie de vous voir que j’ai. Si les ennemis ne nous pressent, après cette assemblée je veux dérober un mois. Envovez-moi Licerace (l’homme de confiance), disant qu’il va à Paris. Il y a toujours mille choses qui ne se peuvent écrire.

Et il touche un coin de défaut de la comtesse, qui nous est également attesté par les contemporains : si elle était capable d’affaires et de dévouement utile, elle l’était aussi de rancunes et d’intrigues ; elle en voulait à ceux des serviteurs de Henri qu’elle jugeait opposés à elle et à son influence, à Castille, à d’Aubigné :

Faites, pour Dieu ! ce que votre lettre porte, lui écrivait Henri ; sera-t-il bien possible qu’avec un si doux couteau j’aie coupé le filet de vos bizarreries ? Je le veux croire. Je vous fais une prière : que vous oubliiez toutes haines qu’avez voulu à qui que ce soit des miens. C’est un des premiers changements que je veux voir en vous. Ne craignez ni croyez que rien puisse jamais ébranler mon amour. J’en ai plus que je n’en eus jamais. Bonsoir, mon cœur ; je m’en vais dormir, mon âme plus légère de soin que je n’ai fait depuis vingt jours. Je baise mes beaux yeux par millions de fois. Ce xxie d’octobre (1588).

D’Aubigné nous a raconté les causes, à son égard, de l’inimitié de la comtesse. Henri IV avait songé à épouser Corisandre comme il songea plus tard à épouser Gabrielle : car il y avait en lui de l’homme d’habitude en même temps que de l’inconstant. Henri n’était pas inconstant, en effet, par débauche d’imagination ni par caprice raffiné ; il l’était tout simplement à la gauloise, par promptitude des sens et selon l’occasion ; mais il avait besoin à travers tout d’une fidélité et d’une habitude au logis, d’être père et d’en jouir, de s’ébattre autour d’un berceau ou sur un tapis avec des enfants. Il y avait en lui du bon mari, qui aimait à ses heures le coin du feu. C’était bien celui qui écrivait à la comtesse de Grammont : « Bonsoir, mon âme, je voudrais être au coin de votre foyer pour réchauffer votre potage. » Il lui aurait fallu une femme belle, accorte, pas trop jalouse et d’agréable humeur, douce à vivre, et sachant le prendre, comme on dit. Il ne rencontra rien de cela dans Marie de Médicis ; il croyait l’avoir trouvé ou à peu près dans Gabrielle, qui n’était digne d’un tel choix et d’une telle idée qu’à demi ; il l’aurait moins bien trouvé chez la noble Corisandre, dont la beauté un peu fière se fanait déjà, et dont l’esprit tournait à l’aigre et au bizarre. Henri cependant songea sérieusement, dit-on, à l’épouser, ou du moins il en parla comme aiment à faire les amoureux de l’objet qui les occupe. Il consulta un jour (vers 1586) sur ce point délicat d’Aubigné et Turenne, les remettant pour la réponse au lendemain. Le rusé Turenne (le futur duc de Bouillon) s’éclipsa sous prétexte d’un voyage, et laissa d’Aubigné porter seul le poids de la périlleuse consultation. De telles occasions n’étaient pas une gêne pour d’Aubigné, qui prit la balle comme elle lui venait, et qui fit ici le rôle que fera plus tard Sully, consulté de même au sujet de Gabrielle. Il se représente à nous comme ayant donné à son roi les meilleurs conseils dans un sens aussi politique que généreux, ce que la comtesse ne lui pardonna jamais.

Ces conseils ou ces vœux de d’Aubigné et des vrais amis de Henri pour que leur maître devînt un prince tout à fait à la hauteur de son mérite et de sa destinée, ne tardèrent point à se trouver justifiés et remplis. L’année 1588 fut une année décisive pour le roi de Navarre. Le prince de Condé meurt empoisonné et le laisse seul à la tête du parti protestant, exposé à toutes les perfidies et à toutes les haines. Il découvre un assassin, un tueur pour lui-même. Henri, dès lors, a senti la responsabilité, comme nous dirions, qui pèse tout entière sur lui ; il a conscience qu’il est chargé d’une grande cause, d’une cause plus grande que celle même du parti protestant. La rupture de Henri III avec la Ligue l’avertit que l’heure est venue où la France elle-même a besoin de lui et l’appelle à son secours. On l’entrevoit dans ses lettres à la comtesse tout plein de pensées et d’angoisses qu’il ne peut confier au papier : « Envoyez-moi Licerace. Je vous manderai par lui les extrêmes peines où je suis. Je ne sais comme je les puis supporter (22 janvier 1588). » Et le 8 mars :

Dieu sait quel regret ce m’est de partir d’ici sans vous aller baiser les mains ! Certes, mon cœur, j’en suis au grabat. Vous trouverez étrange (et direz que je ne me suis point trompé) ce que Licerace vous dira. Le Diable est déchaîné. Je suis à plaindre, et est merveille que je ne succombe sous le faix. Si je n’étais huguenot, je me ferais Turc. Ha ! les violentes épreuves par où l’on sonde ma cervelle ! Je ne puis faillir d’être bientôt ou fou ou habile homme. Cette année sera ma pierre de touche. C’est un mal bien douloureux que le domestique. Toutes les gênes que peut recevoir un esprit sont sans cesse exercées sur le mien ; je dis toutes ensemble. Plaignez-moi, mon âme, et n’y portez point votre espèce de tourment : c’est celui que j’appréhende le plus.

Cette année 1588, si grosse de complications et d’événements, fut sa pierre de touche en effet ; Henri, âgé pour lors de trente-cinq ans, en sortit l’homme d’État que nous connaissons. Henri IV (et cela me plaît en lui) n’est pas un de ces génies et de ces grands hommes qui jaillissent tout formés des mains de la nature et de la fortune. Ce n’est point un Alexandre, ce n’est point un Octave. Un Octave qui est un politique tout fait dès vingt ans, et qui sait dès cet âge tout ce qu’il faut penser des hommes en certaines époques, jusqu’où on peut les pousser et comment oser les conduire, court risque par moments d’être un prodige ou même un monstre. Un Alexandre, c’est un héros d’Homère qui s’élance tout formé et d’un seul jet des mains de Philippe et d’Aristote, et qui conquiert le monde en faisant trois pas comme un jeune dieu. Henri IV n’est qu’un homme pareil à beaucoup d’autres, plus distingué seulement par l’ensemble ; il est de ceux qui mûrissent, qui se forment successivement et s’achèvent ; il a ses saisons, il fait ses écoles et ses apprentissages. On aime à voir, dans le politique consommé qu’il devint, l’homme qui a hérité de ses divers âges, et qui a gardé de sa jeunesse, jusque dans l’expérience finale, un fonds d’indulgence, de bonne humeur et de bonté.

Mme de Grammont resta encore quelque temps la maîtresse en nom de Henri, même après qu’il eut passé la Loire et qu’il eut fait sa jonction avec l’armée royale et catholique. Il lui écrit de Blois, le 18 mai 1589, dans les termes ordinaires :

Mon âme, je vous écris de Blois, où il y a cinq mois que l’on me condamnait hérétique et indigne de succéder à la couronne, et j’en suis à cette heure le principal pilier. Voyez les œuvres de Dieu envers ceux qui se sont toujours fiés en lui… Je me porte très bien, Dieu merci ; vous jurant avec vérité que je n’aime ni honore rien au monde comme vous ; et vous garderai fidélité jusques au tombeau. Je m’en vais à Beaugency, où je crois que vous oirez bientôt parler de moi. Je fais état de faire venir ma sœur bientôt ; résolvez-vous de venir avec elle.

Mais, dès ce temps-là, la comtesse a fait son deuil de cet amour qui n’est plus qu’en paroles. Elle sait à quoi s’en tenir sur la fidélité de Henri, qui, six mois auparavant, lui annonçait la mort d’un enfant qu’il avait eu de quelque maîtresse obscure. Le charme pour elle n’existe plus du tout, et elle prend l’habitude, dans son irritation, d’annoter les lettres qu’elle reçoit de Henri et de les charger dans les interlignes de contradictions piquantes et moqueuses ; par exemple, à cet endroit où il est dit qu’il se propose de faire venir bientôt près de lui Mme Catherine, sa sœur, et qu’il la prie de l’accompagner, elle ajoute ironiquement : « Ce sera lorsque vous m’aurez donné la maison que m’avez promise près de Paris, que je songerai d’en aller prendre la possession, et de vous en dire le grand merci. » Il perce dans ce reproche un coin d’intérêt et de calcul qu’on ne voudrait pas en elle. Henri essaye encore de la détromper, ou plutôt de lui laisser quelque illusion : « Mon cœur, j’enrage quand je vois que vous doutez de moi, et de dépit je ne tâche point de vous ôter cette opinion. Vous avez tort, car je vous jure que jamais je ne vous ai aimée plus que je fais, et aimerais mieux mourir que de manquer à rien que je vous ai promis. Ayez cette créance, et vivez assurée de ma foi. » Il continue sur ce ton encore pendant toute l’année suivante ; il la tient au courant de ses pas et démarches au temps d’Arques et d’Ivry, et durant ce siège de Paris où on le voit très peu tendre pour les Parisiens qu’il affame de son mieux, et dont il plaint peu les misères. Il lui parle du jeune Grammont, qui est près de lui à ce siège, avec intérêt et désir de flatter le cœur d’une mère : « Je mène tous les jours votre fils aux coups et le fais tenir fort sujet auprès de moi ; je crois que j’y aurai de l’honneur. » Les expressions de tendresse, mon cœur, mon âme, s’emploient toujours sous sa plume par habitude, mais on sent que la passion dès longtemps est morte ; et enfin le moment arrive où, après quelques vives distractions qui n’avaient été que passagères, Henri n’a plus le moyen ni même l’envie de dissimuler : l’astre de Gabrielle a lui, et son règne commence (1591).

Il ne faut pas trop voir le lendemain de ces belles passions. La comtesse de Grammont, outrée de dépit, eut un tort envers Henri IV : elle voulut se venger ; elle crut y réussir en ranimant les espérances de mariage du comte de Soissons avec Madame sœur du roi, sachant bien en cela lui déplaire et contrarier au vif ses intentions : « Elle se plaisait à le fâcher, dit Sully, pour ce que, l’ayant aimée, non seulement il ne l’aimait plus et en aimait d’autres, mais même encore avait honte, à cause de la laideur où elle était venue, que l’on dît qu’il l’eût aimée. » Une lettre sévère de Henri la rappela à son devoir et la remit à son rang de sujette :

Madame, lui écrivit-il (mars 1591), j’avais donné charge à Lareine (sans doute quelque messager) de parler à vous touchant ce qui, à mon grand regret, était passé entre ma sœur et moi. Tant s’en faut qu’il vous ait trouvée capable de me croire, que tous vos discours ne tendaient qu’à me blâmer et fomenter ma sœur en ce qu’elle ne doit pas. Je n’eusse pas pensé cela de vous, à qui je ne dirai que ce mot : que toutes personnes qui voudront brouiller ma sœur avec moi, je ne leur pardonnerai jamais. Sur cette vérité je vous baise les mains.

Le charme avait fui il y avait longtemps ; ici, c’est le dernier fil qui vient de se rompre.

Et toutefois, malgré l’impression de ce tort final, malgré ce désagréable affront que le temps avait fait à son visage, la belle Corisandre, comme on l’appelle encore ; cette aïeule du chevalier de Grammont, revue à son jour, nous laisse l’idée d’une amie dévouée, vaillante, romanesque ; elle fut bien la maîtresse qu’on se figure au roi de Navarre en Guyenne pendant les luttes de son laborieux apprentissage, l’aidant de son zèle, de ses deniers, de la personne de ses serviteurs ; elle fut à la peine et ne put atteindre jusqu’au jour du triomphe : une autre hérita facilement de son bonheur. Elle eut du moins ses heures brillantes, son lendemain de Coutras, et ce qui est mieux, puisqu’il ne s’y mêle point le souvenir d’une faute, elle inspira un jour à celui qui l’aimait la joie d’écrire cette page éclairée et durable sur Marans.