(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — I » pp. 93-111
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(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « [Chapitre 5] — I » pp. 93-111

I

Le marquis d’Argenson est à bon droit un nom des plus estimés parmi ceux des politiques du dernier siècle et des hommes qui se sont occupés des matières d’intérêt public. Il écrivait beaucoup, et les papiers qu’on a de lui sont considérables ; entre autres ouvrages, il a laissé un livre de Considérations sur le gouvernement de la France, qui a circulé longtemps et a été lu en manuscrit avant d’être imprimé. Voltaire, qui en avait pris connaissance dès l’année 1739, l’appelait un « ouvrage d’Aristide », et Rousseau, qui s’en autorisa plus tard dans son Contrat social, a dit : « Je n’ai pu me refuser au plaisir de citer quelquefois ce manuscrit, quoique non connu du public, pour rendre honneur à la mémoire d’un homme illustre et respectable qui avait conservé jusque dans le ministère le cœur d’un vrai citoyen, et des vues droites et saines sur le gouvernement de son pays. »

M. d’Argenson n’était pas encore ministre lorsqu’il composa cet ouvrage, et il était sorti du ministère lorsqu’il le revit pour y mettre la dernière main. Pendant son ministère d’un peu plus de deux ans aux Affaires étrangères (novembre 1744-janvier 1747), il eut une bonne fortune qu’il ne cherchait pas. Présent à la victoire de Fontenoy, il en écrivit une relation à Voltaire, qui avait pour lors titre et fonction d’historiographe de France, et qui était son ancien ami de collège. Cette lettre, publiée par Voltaire, est devenue historique, et elle fait le plus grand honneur auprès de la postérité à l’esprit et à l’humanité de M. d’Argenson : « Vous m’avez écrit, monseigneur, lui répondait Voltaire, une lettre telle que Mme de Sévigné l’eût faite, si elle s’était trouvée au milieu d’une bataille. » Et cet éloge est mérité ; on a la description gaie, vive, émue, du combat, du danger, du succès plus qu’incertain à un moment, de la soudaine et complète victoire ; le principal honneur y est rapporté au roi : puis, après tout ce qu’un courtisan en veine de cœur et d’esprit eût pu dire, on lit les paroles d’un citoyen philosophe ou tout simplement d’un homme :

Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des ennemis agonisants, des plaies fumantes… J’observai bien nos jeunes héros ; je les trouvai trop indifférents sur cet article…

Le triomphe est la plus belle chose du monde : les Vive le roi ! les chapeaux en l’air au bout des baïonnettes ; les compliments du maître à ses guerriers ; la visite des retranchements, des villages et des redoutes si intactes ; la joie, la gloire, la tendresse. Mais le plancher de tout cela est du sang humain, des lambeaux de chair humaine.

Sur la fin du triomphe, le roi m’honora d’une conversation sur la paix. J’ai dépêché des courriers…

De telles paroles, à une pareille heure, voilà de quoi honorer à jamais un nom dans l’histoire. M. d’Argenson est, en politique, de l’école de Catinat et de Vauban, et un digne prédécesseur de Turgot. Ceux de ses écrits qui ont été publiés après sa mort n’ont pu que confirmer cette idée ; les Considérations sur le gouvernement de la France, qui parurent en 1764 dans, une édition très fautive, et dont on refit en 1784 une édition qui passe pour meilleure, justifièrent aux yeux du public les éloges de Rousseau et de Voltaire, et montrèrent M. d’Argenson comme le partisan éclairé et prudent d’une réforme au sein de la monarchie et par la monarchie, d’une réforme sans révolution. Des Essais de lui, « dans le goût de ceux de Montaigne », qui furent imprimés en 1785 (retouchés, il est vrai, par M. de Paulmy son fils), le firent connaître par des côtés plus variés et plus littéraires. Enfin, dans la collection des mémoires relatifs à la Révolution française, M. René d’Argenson, fils du très honorable membre de la Chambre des députés, en publiant de nouveau une partie des Essais de son grand-oncle (1825), les augmenta de quantité d’articles inédits tirés des manuscrits originaux. Il semblerait donc que le marquis d’Argenson fût suffisamment connu et qu’il n’y eût aujourd’hui qu’à résumer les impressions et jugements que nous laissent ces diverses lectures. Toutefois, ayant eu l’occasion de parcourir à la bibliothèque du Louvre, grâce à la parfaite obligeance du bibliothécaire administrateur, M. Barbier, le volumineux recueil des manuscrits de d’Argenson, et en ayant étudié avec soin une partie, j’ai pu m’assurer que les ouvrages qui sont imprimés ne nous le présentent que d’une manière très incomplète ; qu’il n’existe aucune édition exacte et fidèle de l’ouvrage qu’on a intitulé : Considérations, et que l’auteur désignait lui-même sous un autre titre ; que les autres morceaux plus littéraires ou personnels qu’on a donnés au public ont été remaniés, arrangés, affaiblis toujours, soit par M. de Paulmy, soit par M. René d’Argenson ; en un mot, qu’il y a lieu, en revenant à la source, de se faire une idée non pas autre, mais plus particulière, plus singulière même, et plus caractéristique, de cet homme de bien original. J’essaierai, en choisissant quelques points, de rendre ce résultat bien sensible à nos lecteurs.

Le d’Argenson dont il s’agit était le fils aîné de Marc-René, le célèbre lieutenant de police pendant les dix-huit dernières années de Louis XIV, et garde des sceaux sous la Régence. Il était né en octobre 1694. Son père, qui eut le génie de l’administrateur et des qualités de véritable homme d’État, méconnut d’abord le mérite assez enveloppé de ce fils aîné et lui préférait de beaucoup le cadet, plus aimable et plus prévenant. Ce cadet fut le comte d’Argenson, longtemps ministre de la guerre sous Louis XV, fort en faveur dans toute sa carrière, fort goûté des gens de lettres, et dont la retraite aux Ormes après sa disgrâce a prêté à une curieuse description de Marmontel. M. d’Argenson l’aîné fut d’abord traité par le monde comme il l’avait été par son père, et on l’avait surnommé d’Argenson la bête pour le distinguer de son frère l’homme d’esprit : il n’était que sérieux, réfléchi, et plus occupé d’être que de paraître, tandis que son frère était tout entier tourné à percer et à plaire. Il se forma en grande partie lui-même, si l’on en juge par l’aperçu qu’il a donné de sa première éducation :

À la fin de 1709, dit-il, je fus mis au collège avec mon frère. Nous étions alors si grands garçons, c’est-à-dire si avancés dans le monde, que sans être nés libertins, nous l’étions devenus, car on imite, d’âge en âge, l’étage un peu devant nous ; les petits garçons veulent trancher du jeune homme, comme les jeunes gens avancés pour leur âge contrefont les hommes importants. Ma mère était bonne, indulgente, et avait quelque goût11. Notre façon d’être ne la détournait point de nous laisser suivre nos habitudes. Je fréquentais les spectacles, les assemblées, les femmes ; je faisais des connaissances ; j’allais au cabaret et autres lieux quand j’étais avec des gens du monde ; je me figurais être si bien dans le monde !

Je ne sais où mon père avait pris de nous donner pour gouverneur un des sots hommes que j’aie connus ; il se nommait Andoche Gaillardot ; il était fol, imbécile, ignorant, libertin et hypocrite ; il rapportait tout à mon père, et voilà toutes ses armes pour nous réprimer. Nous eûmes bientôt secoué le joug… Nous entrâmes donc au collège, mon frère et moi, comme des gens du monde, à bonne fortune si vous voulez, qu’on priverait de leur divinité et qu’on réduirait à un état aussi humiliant que celui de devenir écoliers…

Lorsqu’à quelque solennité de collège, à laquelle assistaient les parents et les étrangers, M. d’Argenson revoyait quelques-uns de ses anciens amis ou des femmes de sa connaissance, lui assis sur un banc de bois avec sa robe et sa toque, il rougissait de cette déchéance, et les jours de sortie il faisait de son mieux pour sen relever ; il redevenait tant qu’il le pouvait homme du monde, mais il ne put jamais êtrè, comme son frère, un homme à la mode, et il n’y visait pas.

Sérieux au fond, ayant des goûts à lui et qui parurent bientôt très prononcés, aimant les lectures de toutes sortes, l’histoire, les estampes et l’instruction qu’elles procurent sur les mœurs du temps passé, jugeant sainement des choses et des hommes qu’il avait sous les yeux, et soucieux de l’amélioration de l’espèce dans l’avenir, il fut de tout temps très naturel, au risque même de ne point paraître essentiellement élégant ni très élevé, il avait en lui un principe de droiture et le sentiment de la justice qu’il cultiva et fortifia sans cesse, loin de travailler à l’étouffer. Ne lui demandons point d’ailleurs un idéal qui n’est pas son fait, — ni le véritable idéal qui ennoblit la condition humaine et cherche à lui donner toute la beauté dont on la croit susceptible à de certaines heures, — ni ce faux idéal qui ne s’attache qu’aux apparences et qui se prend aux illusions ou ne songe qu’à s’en décorer. Il est trop bon esprit et trop sincère pour le charlatanisme ou pour la chimère brillante ; il n’est pas de nature assez haute et assez fine pour concevoir le grand art en rien ni le vrai beau. Honnête homme, il a, à certains égards, les mœurs de son temps ; et ce n’est pas de ce qu’il a fait à la rencontre que je m’étonne : ce qui me passe un peu, c’est qu’il ait songé par endroits à l’écrire, à le consigner exactement dans ses cahiers d’observations et de remarques : il n’a pas la pudeur ; il parle de certains actes comme un pur physiologiste, notant, sans d’ailleurs y prendre plaisir, le cas qui lui paraît rare et la singularité.

C’est ainsi encore que sur lui, sur sa propre race, sur les qualités et les défauts des siens, de son frère, de sa femme (passe encore), mais aussi de sa fille, de son fils, sur le plus ou moins de sensibilité de celui-ci, sur son absence d’imagination, ses bornes d’esprit et de talent, et son « raccourcissement de génie », il dit et écrit tout ce qu’il a observé, tout ce qu’il pense ou qu’il conjecture, sauf à être lu de quelques-uns des intéressés et notamment de son fils même, après sa mort. Il ne semble pas s’être posé ce cas de délicatesse paternelle. Il aime tant à observer coûte que coûte, et plume en main, qu’il a ainsi laissé la description pittoresque d’un sien laquais, et le caractère détaillé et assez laid de deux de ses secrétaires12.

Mais si la distinction et l’esprit de choix lui font faute habituellement, il a au plus haut degré la véracité, la bonhomie pleine de sens, le cœur dans les choses essentielles, la naïveté dans les moindres ; cela lui donne quelquefois l’expression. Je n’oserais assurer qu’il ait trouvé cette expression et qu’elle lui soit venue aussi vive, aussi légèrement tendre qu’elle aurait pu l’être, le jour où, à peine âgé de vingt ans, il fit un matin à je ne sais quelle dame la déclaration suivante, qu’il a pris soin de nous conserver mot pour mot :

Déclaration d’amour prononcée à une toilette le 25 juin 1714 :

« Jusques à quand, madame (il débute tout comme Cicéron dans sa fameuse harangue : Jusques à quand, Catilina…), — jusques à quand, madame, prendra-t-on des marques d’amour pour des marques de mépris ? Ne peut-on vivre heureux sans cette régularité de mode qui fait passer aux plaisirs par les peines, l’assiduité, l’importunité, l’exclusion de toute autre liaison ? Non, il faut que l’amitié inspire la confiance, et la confiance les plaisirs. Que craignez-vous de moi ? vous serez mon amie tant que je vivrai. Eh ! trahirai-je mon amie ? dirai-je ses bontés ? l’estimerai-je moins parce qu’elle m’aura aimé davantage ? sacrifierons-nous toujours à ce monde sot, scrupuleux, médisant, qui vous imaginerait coupable parce que vous m’auriez rendu fort heureux ?… » — J’étais jeune alors, et j’ajoutais l’inspiration à la persuasion.

Ce qui est singulier, ce n’est pas qu’on ait fait une telle déclaration, qui a dû ressembler à beaucoup d’autres, et qui roule sur un éternel lieu commun de morale facile ; mais c’est que trente ans après on prenne la peine de se la rappeler en propres termes, et de l’enregistrer comme mémorable au milieu des remarques philosophiques ou politiques qu’on tire de ses lectures. Là est le trait de nature et le coin de physionomie.

On était à la veille de la Régence. M. d’Argenson, tout sérieux qu’il était ou qu’il allait être, ne la traversa point sans en prendre quelque chose, soit pour le fond des mœurs, soit pour le ton. Il eut, à l’âge de vingt-trois ans, une intrigue avec une jeune dame du même âge que lui, et qui fut la première à l’enhardir : elle était parente de la marquise de Prie :

Mme de Prie était sa cousine germaine. Elle arriva de son ambassade de Turin l’hiver de 1719, dans le temps que nous ne nous quittions guère Mme de … et moi. Bientôt elle fut en tiers avec nous. C’était véritablement la fleur des pois que Mme de Prie alors, la plus jolie figure, et parée encore plus de grâces que de beauté, un esprit délié et qui allait à tout, du génie et de l’ambition, étourdie avec de la présence d’esprit. Enfin on sait qu’elle a gouverné l’État pendant deux ans : de dire qu’elle l’ait bien gouverné, c’est autre chose.

Comme elle arrivait ruinée de son ambassade, il fut question de raccommoder les affaires de sa maison : des amies complaisantes s’entremirent ; on la livra à M. le duc. Ce fut un marché, dont plus tard la France paya les frais :

Cela fut bientôt conclu. Nous fûmes, sa cousine et moi, dans la confidence de tout, et pendant un an on ne nous retrancha pas le moindre détail. — Ensuite nous fûmes en partie carrée. À l’âge que j’avais, cela me flattait de figurer ainsi avec le premier prince du sang, de lui donner à souper, de lui payer le bal de l’Opéra, de le mener dans mon carrosse, de trotter toute la nuit dans son carrosse gris de bonne fortune (ce sien carrosse avait par dehors l’air d’un fiacre et par dedans était magnifique), de nous promener dans le bal bras dessus bras dessous, d’être dans sa confidence : ce que je n’ai pourtant pas bien cultivé dans la suiteh, je ne sais par quel hasard, car je l’ai toujours trouvé honnête homme, et surtout ayant envie de l’être ; mais il est fort borné.

M. d’Argenson porta très peu d’idéal dans cette liaison ou intrigue amoureuse qui ne mérite pas le nom de passion, et qui dura une année ; tout en parlant convenablement de la dame devenue veuve après la rupture, et remariée depuis, il ajoute en terminant cet article : « Je lui souhaite longue vie et bonheur : pour moi, j’ai à présent de toutes façons bien mieux qu’elle. » — Dans ce genre de relations que j’abrège et qui revient en plus d’un endroit sous sa plume, M. d’Argenson n’est point fat, mais il est très peu chevaleresque ; on ne saurait même l’être moins, il est honnête homme en tout ; mais, comme les honnêtes gens parmi les Latins ou parmi les Gaulois, il ne craint pas de braver l’honnêteté dans les mots : ou plutôt il ne prend pas garde, et il ne paraît pas même soupçonner ce genre de scrupule.

Cependant les années d’application et de travail allaient commencer pour lui. Il était dès le principe conseiller au Parlement ; il entra en 1720 au Conseil d’État, et fut envoyé à Lille « pour se mettre en train d’intendance » auprès de son beau-père M. Méliand (car on l’avait marié de bonne heure sans le consulter, et ce mariage maussade aboutit après quelques années à une séparation). Il fut nommé intendant du Hainaut et du Cambrésis en 1721. Il s’y occupa aussitôt des moyens d’améliorer le sort des peuples, le bien-être des troupes. En arrivant dans son intendance de Valenciennes, dit-il, il trouva du soulèvement dans les garnisons par suite de l’excessive cherté de toute chose, qui était le contrecoup du système de Law. Pour y parer, il voulut faire donner le pain directement aux garnisons ; mais les fours étaient rompus, et les munitionnaires ne cherchaient qu’à voler. Il fut alors le premier à proposer et à mettre à exécution l’idée de distribuer simplement le grain aux troupes, pour être ensuite donné par les soldats mêmes à la mouture et converti en pain :

On cria contre mon idée, comme on fait toujours en toute nouveauté ; les vieux commissaires des guerres disaient que c’était parce que je sortais du collège et que j’y avais lu que les Romains donnaient ainsi le blé à leurs légions. Je laissai dire, je commençai. Le Régent, qui avait bien de l’esprit et qui adorait les nouveautés, m’approuva ; les critiques me louèrent ensuite, et le soldat me bénit : il s’en trouva bien, car il avait le pain aussi bon qu’il voulait, il ne redoutait plus la friponnerie du munitionnaire ; le son allait pour la mouture, et il avait encore quelque chose pour boire.

Il s’appliquait ainsi en toute rencontre à trouver des mesures administratives neuves et justes, et toujours en vue du bien : c’est un trait de son caractère. Ce n’est pas à dire qu’il négligeât absolument sa fortune en cour et le soin d’avancer ; il y aspirait à sa manière et par les voies qu’il estimait les meilleures et les plus solides. Une fois pourtant il lui réussit peu de vouloir faire le courtisan trop zélé, et il le confesse ou plutôt il le raconte bonnement :

Pendant que j’étais intendant du Hainaut, il arriva qu’un homme d’Avesnes, qui avait été au sacre du roi à Reims se faire toucher par le roi pour les écrouelles qu’il avait bel et bien, cet homme, dis-je, se trouva absolument guéri trois mois après. Dès que j’appris cela, je saisis cette occasion de faire ma cour ; je fis bien vite informer par enquêtes, certificats, etc., etc. ; je n’épargnai pas les courriers et les lettres au subdélégué pour être promptement servi, et j’envoyai cela tout musqué au petit bonhomme La Vrillière (secrétaire d’État de la province), qui me répondit sèchement que voilà qui était bien, et que personne ne révoquait en doute le don qu’avaient nos rois d’opérer ces prodiges (février 1723).

Il en fut pour son zèle : seulement, au lieu d’en plaisanter et de se moquer de lui-même en le racontant, comme font les gens bien appris, il ajoute, en y revenant avec un certain sérieux et avec persistance : « Mais je sus que cela avait été bien lu au roi, qui, quoique tout enfant, aima à entendre dire qu’il avait opéré ce miracle »,

De retour à Paris après quatre ou cinq années d’intendance, il siégea au Conseil d’État, et peu à peu s’y fit distinguer par le garde des sceaux Chauvelin et par le cardinal de Fleury. Il cherchait de lui-même à se rendre utile ; il composait des mémoires sur les différentes matières qui étaient alors en litige, notamment sur les démêlés parlementaires si vivement excités dans l’affaire ecclésiastique de la Constitution ; lorsqu’il s’élevait une difficulté nouvelle, il arrivait quelquefois que le roi disait : « N’y a-t-il pas là-dessus un mémoire de M. d’Argenson ? » Il avait des vues, de l’invention, des expédients sans rouerie, et qui tenaient compte des règles et de l’esprit des corps ; il appuyait ses projets d’un savoir étendu et judicieux, qu’il augmentait chaque jour par une lecture assidue.

Vers 1725, il s’était formé à Paris, chez l’abbé Alary, de l’Académie française, une conférence politique qui se tenait tous les samedis ; et comme l’abbé demeurait à un entresol, place Vendôme, dans la maison du président Hénault, la société avait pris nom l’Entresol C’était à la fois un essai de club à l’anglaise et un berceau d’Académie des sciences morales et politiques. On a imprimé (et pas encore aussi exactement qu’on l’aurait dû, car pourquoi sans nécessité y changer des phrases ?) un morceau précieux de d’Argenson qui entre dans le plus grand détail sur ce qu’il appelle « cette aimable société ». Il était là dans son centre, avec le degré de sérieux et de laisser-aller qui lui convenait ; et s’il n’y avait eu que des politiques comme lui, rassis et prudents, et plus à la hollandaise qu’à la française, la société aurait pu durer longtemps sans porter ombrage. Il n’en fut rien ; la mode s’en mêla ; on se fit nouvelliste et jugeur des événements du jour : « Et véritablement, dit-il, nous frondions quelquefois tout notre soûl. » L’abbé de Pomponne, homme d’esprit, mais tête de linotte, allait répétant partout l’opinion qu’il venait d’entendre, et ébruitait d’un air de mystère des conversations bonnes à huis clos. L’Entresol fut donc prié un jour d’être plus circonspect, et sous ce ministère tranquille de Fleury, un tel avis donné à voix basse équivalait à une interdiction (1731).

Le garde des sceaux Chauvelin, qui avait fort contribué à cette mesure, avait pris d’ailleurs d’Argenson en grande estime et amitié ; il voulait lui servir comme de père, disait-il, et faire sa fortune politique. S’il appréciait ses qualités de travailleur, d’homme de mérite et qui avait la fertilité du fonds, il sentait aussi ses défauts et n’épargnait rien pour l’en corriger. Il lui disait sans cesse, en le louant sur son activité et son ardeur d’être utile, et sur « une certaine fermeté de cœur et d’esprit avec laquelle il sympathisait », qu’il fallait absolument le tirer de l’espèce d’obscurité où il était, qu’il n’était bien connu ni des autres ni de lui-même. L’emmenant à Grosbois, l’initiant à ses manuscrits les plus secrets et à ses papiers d’État, il l’engageait toujours, après ces choses essentielles, à n’en pas négliger d’autres moins petites et moins inutiles qu’on ne le croiraiti, à se faire du monde plus qu’il n’était, à jouer quelquefois (le jeu crée des relations, rapproche les distances, adoucit des inimitiés) ; il en venait jusqu’à lui donner des leçons sur les façons de faire sa cour et de réussir auprès du vieux cardinal. Il se citait lui-même en exemple, et lui disait de quelle manière il s’était conduit. À cela et à ses vues encore vagues sur lui, mais qui allaient à le faire un jour ou ministre, ou ambassadeur, ou même premier président du Parlement, d’Argenson, sans trop résister, répondait toutefois en rappelant ce qui lui manquait : qu’il était honteux et timide au premier abord ; qu’il avait été mal élevé sur un point ; que son père, en portant ses préférences trop longtemps sur son cadet et en le méconnaissant hormis dans les deux dernières années de sa vie, l’avait découragé ou trop habitué à se renfermer en lui, et « avait par là engourdi son entrée dans le monde » ; qu’il était balourd au jeu, qu’il s’y ennuyait et ne savait qu’y perdre son argent, etc., etc. Sur quoi le refrain continuel du garde des sceaux était « de se tenir prêt à tout » et, en attendant, « de se fourrer hardiment dans le monde plus qu’il n’y était. »

Une de ces idées favorites de M. de Chauvelinj, à la date de 1732, et qui fut même accueillie un moment du cardinal, était de faire de d’Argenson un premier président du Parlement. Celui-ci opposait qu’il n’était point harangueur, qu’il n’avait jamais prononcé d’arrêt en public, et d’autres raisons encore ; puis il ajoutait pour lui : « Sans doute que nos deux premiers ministres (car c’est de la sorte qu’il qualifiait alors M. de Chauvelin conjointement avec le cardinal de Fleury) ne m’ayant encore connu principalement que touchant les démêlés parlementaires dont je raisonne avec application, le temps présent ne nous offrant meilleur champ, ils s’imaginent que c’est là le fort de ma capacité, et se trompent. »

D’Argenson n’eut même d’abord la perspective de quelques fonctions diplomatiques et de quelque ambassade (bien avant celle de Portugal où il n’alla jamais) que dans cette vue éloignée de la première présidence du Parlement : « Si l’on vous employait en quelques négociations étrangères, et de peu d’années, lui disait M. de Chauvelin, au sortir de cela vous seriez bien enhardi. »

Depuis la clôture de l’Entre-sol, d’Argenson avait toujours l’idée de renouer et de continuer ailleurs avec quelques amis, parlementaires pour la plupart, des conférences sur le droit public, sur les matières politiques : c’était son goût dominant. Il crut devoir en parler à M. de Chauvelin, qui lui répliqua avec assez de feu : « qu’il ne le souhaitait pas, que cela était au-dessous de lui, qu’il trouverait à s’instruire dans son cabinet de toutes choses, et que c’étaient des fanatiques et de mauvais royalistes que tous ceux qu’il lui nommait… » Il ressort de ces indications précises que M. de Chauvelin, qui voulait toute sorte de bien à d’Argenson et faire de lui un homme de gouvernement, s’efforçait de le mondaniser le plus possible, et aussi de le prémunir contre son penchant à traduire la politique en discussion et en raisonnement : il voulait l’empêcher de tourner à l’abbé de Saint-Pierre.

D’Argenson sait bien où est l’excès, et ayant dans la suite à parler des historiens modernes comparés aux anciens, il dira, en rendant aux autres le conseil qu’il avait reçu :

J’ai déjà prévenu d’une des plus grandes difficultés pour les auteurs : ils devraient être en même temps hommes de cabinet et hommes du monde. Par l’étude on ne connaît que les anciens et les mœurs bourgeoises, et dans la bonne compagnie on perd son temps, l’on écrit peu, et l’on pense encore moins.

Mais remarquez ici même comme, en conseillant de mêler la bonne compagnie à l’étude, il trouve moyen de la flétrir de ce mot dédaigneux, si cher aux doctrinaires de tous les temps, de ce reproche de ne pas penser !

Il dit cela dans un mémoire lu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres ; il y succéda en 1733, comme membre honoraire, à l’abbé de Caumartin, son oncle, évêque de Blois, et dont nous savons les grâces d’esprit.

Il est curieux de suivre pas à pas l’attente et les lents progrès de la fortune politique de d’Argenson. Un jour, le roi lui a parlé pour la première fois ; c’est en mai 1724. Jusque-là il avait bien pu lui adresser la parole au conseil pour lui demander son avis, mais pas autrement ; ici c’est en déjeunant et au moment de partir pour la chasse au renard. Sur une question du roi à ceux qui l’entourent, d’Argenson se hasarde à dire son mot, et assez hors de propos, très peu chasseur qu’il était. « Oh ! monsieur, repartit le roi, il y a bien de la différence d’un renard à un loup. » — « Voilà tout ce que Sa Majesté m’a encore jamais dit, ajoute d’Argenson, quoique ma personne en soit bien connue et que je me donne bien de la peine pour son service. » — La seconde parole que le roi lui adresse se fait attendre ; elle est de huit ans plus tard, à un voyage de Fontainebleau (septembre 1732), et presque aussi insignifiante. D’Argenson, tout philosophe qu’il est, se montre attentif à noter ces légères marques d’attention du maître, de même qu’il recueille les bonnes paroles échappées sur son compte au cardinal de Fleury. Si peu ambitieux qu’il soit, il en tire d’heureux augures pour son avancement.

Le nom et la mémoire de son père lui servent beaucoup en tout lieu, et il le reconnaît. Ceux même qui n’aimaient guère de son vivant le garde des sceaux d’Argenson l’apprécient mort et le classent au rang des meilleurs ministres, un des derniers de l'école de Louis XIV, et en même temps ils parlent de lui comme d’un homme qui, vu de près, était bon homme et d’excellente compagnie. D’Argenson, qui s’en réjouit, fait de son père, à ce propos, un curieux portrait qui n’a été imprimé qu’avec je ne sais quels adoucissements et corrections qui en dénaturent ou du moins en diminuent le caractère, et qui ôtent au style du fils sa verdeur et sa sève. Je ne puis ici que présenter de courts exemples, mais je les donnerai. D’Argenson se plaît donc à relever les éloges qu’il a entendu faire de son père au cardinal de Fleury et à d’autres qui autrefois étaient peu de ses amis, et cela le remettant en veine filiale, il trace à diverses reprises des esquisses vigoureuses et franches de cette figure où le sourcil redoutable recouvrait tant de qualités diverses, et une riche ou même une aimable nature. Il va sans doute un peu loin lorsqu’il dit : « De tout ce qui a été en place de nos jours, je puis dire que personne n’a plus ressemblé par le grand au cardinal de Richelieu que feu mon père. » La première condition, en effet, pour être un Richelieu, c’est de sentir qu’on l’est, et de ne pas se confiner au détail comme le fit l’ancien lieutenant de police d’Argenson. Ses débuts et son long assujettissement dans des emplois inférieurs ou secondaires durent y être pour beaucoup. Issu d’une ancienne maison, fils d’un père noble et généreux qui s’était ruiné dans l’ambassade de Venise et qui vivait en Touraine, né dans Venise même où il avait eu pour marraine la République, et salué en naissant d’une lettre complimenteuse de Balzac, il fut d’abord et pendant des années simple lieutenant général du bailliage d’Angoulême : c’est là que dans une tournée de Grands Jours, vers 1691, il fut en quelque sorte découvert par M. de Caumartin, qui se prit aussitôt d’enthousiasme pour lui et le mit en relation étroite avec M. de Pontchartrain, contrôleur général et depuis chancelier. Ils n’eurent point de cesse qu’ils n’eussent attiré et fixé M. d’Argenson à Paris ; ce dernier avait pour lors trente-neuf ans. Il épousa une sœur de M. de Caumartin, et devint ce qu’on sait et ce que nul n’a si bien exposé que Fontenelle. Voici maintenant en quels termes vrais et non mitigés le fils nous peint la jeunesse de son père ainsi confiné en province, avant de voir jour à en sortir, mais ne s’y laissant point engourdir ni étouffer :

M. Houllier (son grand-père maternel) vivait encore et était lieutenant général du bailliage d’Angoulême… Il proposa de résigner sa charge à mon père. Cela choquait qu’un homme comme mon père fût lieutenant général d’un bailliage, quoique ce soit un des beaux ressorts du royaume ; mais son âge était passé de servir (à la guerre), il trouvait à cela une subsistance et de l’occupation.

Quoique ce ne fût véritablement pas un homme ambitieux que mon père, cependant le diable le berçait sans qu’il s’en aperçût ; il cheminait volontiers sur les voies de faire sans songer à faire, et à mesure que le goût des bagatelles diminue dans de tels esprits, ils vont jusqu’à s’ennuyer de tout ce qui n’est pas chemin de fortune. Les moyens qu’il en embrassait étaient de se rendre fort capable et de s’exercer à un grand travail. Il avait ce qu’on appelle l’esprit travailleur ; j’ai des preuves de ses travaux, des remarques sur des lectures, dissertations dans le grand et politiques, extraits historiques, études du droit public et particulier ; j’ai des volumes de pareils travaux. De quoi cela pouvait-il servir à un pauvre gentilhomme de campagne, ou bien à un juge de province ? Mais cette charge était une magistrature ; si ce n’était pas tourner le nez à la fortune que ses inclinations lui promettaient, c’était toujours n’y pas tourner le dos.

Au reste il était gaillard, d’une bonne santé, donnant dans les plaisirs sans crapule ni obscurité ; la meilleure compagnie de la province le recherchait ; il buvait beaucoup sans s’incommoder, avait affaire à toutes les femmes qu’il pouvait, séculières ou régulières, un peu plus de goût pour celles-ci, camuses ou à grand nez, grasses ou maigres ; il disait force bons mots à table, il était de la meilleure compagnie qu’on puisse être. C’était un esprit nerveux, un esprit de courage, et le cœur presque aussi courageux que l’esprit ; une justesse infinie avec de l’étendue. Il ne connaissait pas tout ce qu’il avait de génie et d’élévation, et, sur la fin de ses jours, il s’était fait l’habitude de les resserrer encore et de les méconnaître13.

Le voilà donc à Angoulême plus abondamment et plus honorablement qu’il n’avait jamais imaginé d’être. Peu après son installation, M. Houllier mourut. Il avait une maison à la ville et une à la campagne que ma grand-mère lui prêtait, c’est la Poyade sur les bords de la Charente, qu’on dit être un séjour charmant ; la charge lui valait un revenu honnête.

Il vivait médiocrement bien avec quelques portions de sa compagnie, des sots de provinciaux qui tenaient leur morgue. Mon père prenait avec eux des manières cavalières ; il allait vite sur les formes afin d’aller grandement sur l’essentiel et le grand de la justice ; il accommodait des procès, il épargnait des épices ; il faisait le plus de bien qu’il pouvait au genre humain. En voilà assez pour animer bien fort contre leur chef des âmes basses et mercenaires, prétextant les règles, c’est-à-dire les formes, et vantant les droits de leurs charges. Ils se plaignaient, entre autres choses, de ce que mon père menait avec lui à l’auditoire (à l’audience) un grand chien à collier, à peu près comme était le mien, mort depuis peu et nommé Calot…

Et il continue sur ce ton, en passant aux commencements de la fortune et de l’élévation de son père, due tout entière à son mérite et à ses talents dès qu’ils furent connus. Je ne crois pas devoir demander grâce pour avoir osé conserver le grand chien de l’audience, qu’on a eu soin par décorum d’effacer dans l’imprimé, comme s’il n’y en avait pas un souvent aux pieds du maître dans les antiques portraits de famille. On a dit quelquefois que d’Argenson n’avait pas de style à lui : que vous en semble ? Ce n’est pas un écrivain, il est vrai, mais il a sa manière de parler et de dire qui, pourvu qu’on la lui laisse et qu’on n’y fasse pas de demi-toilette, a son caractère et son originalité. Ce n’est pas le style d’un académicien ni d’un homme essentiellement poli ; ce n’est pas celui d’un grand seigneur, mais plutôt d’un bourgeois comme du temps de d’Aubray dans la Satyre Ménippée, ou si l’on aime mieux, d’un gentilhomme campagnard, de bonne race, nourri de livres, et qui s’exprime crûment, rondement et avec sève. Il nous rappelle le ton des pères et aïeux de Mirabeau. Il a de vieux mots qu’il écrit sans y prendre garde ni se détourner : postposant, gubernateur, les belles et idoines qualités, etc., etc. Il n’a pas d’élévation, au moins continue ; il se passe à tout moment des trivialités d’expression qui font de son langage l’opposé du langage noble et digne ; il était certes, à cet égard, très peu propre, on l’a dit, à être un ministre des Affaires étrangères et à représenter dans la forme sans déroger. Mais il a souvent des franchises de sens excellentes ; il rencontre même des images heureuses14. Parlant quelque part d’un homme d’un esprit étroit et faux qui mettait son orgueil à déplaire, et qui méprisait par principe la bonté et la douceur des gens véritablement grands : « Il n’admire du fer, dit-il, que la rouille. » Parlant du caractère des Français qu’il a si bien connus, qui sont portés à entreprendre et à se décourager, à passer de l’extrême désir et du trop d’entrainement au dégoût, il dit : « La lassitude du soir se ressent de l’ardeur du matin. » Enfin, voulant appeler et fixer l’attention sur les misères du peuple des campagnes dont on est touché quand on vit dans les provinces, et qu’on oublie trop à Paris et à Versailles, il a dit cette parole admirable et qui mériterait d’être écrite en lettres d’or : « Il nous faut des âmes fermes et des cœurs tendres pour persévérer dans une pitié dont l’objet est absent. »

Si ce n’est pas un écrivain, ce n’est donc pas non plus le contraire que d’Argenson : sa parole, livrée à elle-même et allant au courant de la plume, a des hasards naturels et des richesses de sens qui valent la peine qu’on s’y arrête et qu’on les recueille. Je n’ai pu cette fois que l’effleurer ; nous n’en sommes qu’à ses commencements, et il y aura profit à prolonger avec lui le tête-à-tête.