(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — I » pp. 395-413
/ 3136
(1870) Causeries du lundi. Tome XII (3e éd.) « La Margrave de Bareith Sa correspondance avec Frédéric — I » pp. 395-413

I

La Margrave de Bareith nous est surtout connue par un ouvrage piquant, qui est un tort. Cette princesse pleine de mérite et d’esprit, l’aînée de Frédéric et sa vraie sœur par la pensée et par l’âme, mariée au prince héréditaire de Bareith, et peu à sa place dans cette petite cour, se mit un jour, pour se désennuyer, à écrire toutes les peines, toutes les persécutions domestiques qu’elle avait éprouvées avant et même depuis son mariage. Elle revint à diverses époques sur ce récit qu’elle se faisait à elle-même, et le continua jusqu’au moment où elle devint margrave, et où son frère ensuite monta sur le trône. Elle n’avait pas de dessein bien arrêté en se livrant à cette distraction de sa solitude :

J’écris pour me divertir, disait-elle, et ne compte pas que ces mémoires soient jamais imprimés ; peut-être même que j’en ferai un jour un sacrifice à Vulcain, peut-être les donnerai-je à ma fille60 ; enfin, je suis pyrrhonienne là-dessus. Je le répète encore, je n’écris que pour m’amuser, et je me fais un plaisir de ne rien cacher de tout ce qui m’est arrivé, pas même de mes plus secrètes pensées.

Mais en écrivant ce qui lui est arrivé, elle raconte ce qu’ont fait les autres, ce qu’ils ont dit et machiné ; elle les peint et elle les montre à nu dans leurs intriguesah, dans leurs vices, dans leur nature fantasque ou brutale, dans leur fonds de grossièreté épaisse et encore mal civilisée. À côté des ministres pervers et corrompusai, dont elle eut à souffrir, elle peint également ses parents, qu'elle se pique de vénérer, le roi son père, la reine sa mère, quelques-unes de ses sœurs, le roi son frère qu’elle aime tendrement, et dont, à certains endroits elle parle avec beaucoup d’aigreur, parce que la dernière partie des mémoires fut écrite dans un temps où elle était brouillée avec lui. Ces mémoires faits, elle les confia à un homme d’esprit, son médecin, M. de Superville, qui ne demeura point auprès d’elle. Ce manuscrit donné, elle l’oublia sans doute ; de graves événements survinrent, qui occupèrent toutes les dernières années de sa vie. L’ouvrage dormit cinquante ans et plus, au fond d’une cassette, après quoi il fut imprimé (1810) et devint tout d’un coup aux yeux de tous un de ces tableaux véridiques, naturels et terribles, comme les aime la Postérité, cette grande curieuse et cette décacheteuse de lettres, et comme, de leur côté, les familles ont grand’raison de les redouter.

Elle n’a pas seulement parlé de ses parents très à la légère et au naturel, elle s’en est pris à tout ce qui l’entourait de sots et d’ennuyeux ; elle a trahi le secret de l’intérieur des petites principautés. C’est elle qui, par les portraits qu’elle a faits de ses premiers officiers et de son monde, a fourni d’inépuisables sujets de grotesques aux romanciers qui ont voulu amuser aux dépens des petites cours allemandes d’alors. Elle a prêté des armes enfin contre l’ordre de choses qui était le sien, et qu'elle ne désirait ni avilir ni voir détruire.

Le mal est fait, et nous en profitons. La margrave de Bareith qui avait eu une éducation très soignée, qui savait les langues modernes, l’histoire, la littérature, et qui aurait pu écrire ses mémoires en anglais aussi bien qu’en allemand, les a écrits en français, de même que c’est en français qu’elle correspondait toujours avec son frère. C’est donc un écrivain français de plus que nous avons en elle, et un écrivain peintre tout à fait digne d’attention. Il est curieux, pour se donner le sentiment d’un parfait contraste mais d’un contraste qui n’a rien de criant, de la mettre en regard d’un Hamilton ou d’une Caylus peignant avec une finesse malicieuse les beautés de la cour de Charles II ou celles de Marly ou de Versailles. On peut l’a rapprocher encore en idée de Mme de Staal de Launay, nous retraçant dans ses ingénieux mémoires les petitesses et les élégantes manies de la cour de Sceaux. Ici la margrave a affaire à une tout autre matière qu’elle attaque avec moins de façon : on ne se fait aucune idée, quand on ne l’a pas lue, de la grossièreté gothique et ostrogothique qu’elle nous démasque dans son entourage, et, si supérieure qu’elle soit à son sujet, elle en a quelque chose dans sa manière ; il en rejaillit par moments sur elle et sur son ton des teintes désagréables : cette jeune femme qui écrit (car elle commença d’écrire ses mémoires à vingt-cinq ans) a des crudités de Saint-Simon quand il dévisage les gens, et, faute d’occasion sans doute, et de savoir où la placer, elle ne dédommage jamais par de la grâce. Et pourtant, si l’on parvient à triompher du dégoût qu’inspirent le caractère hideux des intrigues et des personnages et cette continuité de laideurs et d’horreurs, on verra combien elle y apporte de moquerie, d’enjouement, de tour heureux. Je ne fais qu’indiquer un portrait du général ministre Grumbkow, persécuteur odieux de Frédéric et de sa sœur : dans son duel avec le prince d’Anhalt, elle le montre effaré et tremblant, et rappelle toutes les autres preuves qu’il avait données de la même disposition, soit à la bataille de Malplaquet, où il était resté dans un fossé pendant tout le temps de l'action, soit au siège de Stralsund, où il s’était démis fort à propos une jambe dès le commencement de la campagne, ce qui le dispensa d’aller à la tranchée : « Il avait, conclut-elle, le même malheur qu’eut un certain roi de France, qui ne pouvait voir une épée nue sans tomber en faiblesse61 ; mais, excepté tout cela, c’était un très brave général. » Et ailleurs, montrant le roi son père qui ne s’accommodait pas des manières polies et réservées du prince héréditaire de Bareith, tout en le lui donnant pour mari : « Il voulait un gendre, dit-elle, qui n’aimât que le militaire, le vin et l’économie. » Certes, dans une société idéale où l’on se figure réunis les Caylus, les Hamilton, les Grammont, les Sévigné, les Coulanges, les Saint-Simon, les Staal de Launay, les Du Deffand, la margrave n’eut pas été hors de sa place ni dans l’embarras ; elle eût trouvé bien vite à payer son écho par maint trait d’esprit et de raillerie bien assénée, qui eût été applaudi de tous et de toutes, de même que son frère, en causant, n’était en reste de mots excellents ni avec Voltaire, ni avec personne ; mais à la lecture, et eu égard au genre et à la nature des tableaux, elle garde sa couleur étrange et son accent exotique. Traitons-la donc, sinon comme une Française à l’étranger, du moins comme une amie de la France, et qui, jusque dans le fort de la guerre de Sept Ans, écrivait à ce même Voltaire, en lui parlant des Français, alors adversaires déclarés : « J’ai un chien de tendre pour eux qui m’empêche de leur vouloir du mal. »

Toutefois sachons bien une chose : la correspondance entre elle et son frère, que vient de publier M. Preuss, et les remarques que cet exact éditeur y a jointes, nous prouvent que si les mémoires de la margrave de Bareith sont sincères, ils ne sont pas toujours très fidèles. Elle les a écrits dans la solitude, et aussi quelquefois dans la mauvaise humeur. Elle dissimule quelques faits, elle en altère d’autres, ou plutôt ils s’altèrent d’eux-mêmes dans sa mémoire et dans son esprit, qu’aigrissent la mauvaise santé et de trop continuels chagrins. Le contrôle qu’on peut maintenant établir entre la dernière partie des mémoires de la margrave et sa correspondance authentique avec Frédéric permet de juger plus équitablement de quelques-unes de ses assertions. Frédéric y gagne, et elle-même en définitive, quoique prise en faute, n’y perd pas. L’élévation de cœur en effet, la noblesse de sentiments qui était inhérente à sa nature et qui, dans ses mémoires, est masquée par l’esprit de plaisanterie et de satire, se prononce davantage dans les lettres : la margrave s’y montre par ses meilleures et ses plus solides qualités, non plus comme le peintre moqueur et caricaturiste de sa famille, mais bien plutôt comme une personne passionnée, aimante, et, quand il le faudra, héroïque et généreuse, dévouée à l’honneur de sa maison ; et c’est aussi par ces côtés sérieux et moins connus que nous prendrons plaisir à la dégager et à la dessiner en face de son frère.

Née en 1709 et de trois ans plus âgée que lui, de bonne heure elle aima ce frère plus que tout. Occupée tout le jour par ses maîtres, son unique récréation était de le voir : « Jamais tendresse, dit-elle, n’a égalé la nôtre. Il avait de l’esprit ; son humeur était sombre ; il pensait longtemps avant que de répondre, mais en récompense il répondait juste. Il n’apprenait que très difficilement, et on s’attendait qu’il aurait avec le temps plus de bon sens que d’esprit. J’étais au contraire très vive… » On voit au château de Charlottenbourg un tableau qui représente Frédéric âgé de trois ans, à la promenade, battant du tambour et paraissant entraîner sa sœur aînée la princesse Wilhelmine, qui l’accompagne et le suit. Elle le protégeait en toute rencontre ; quand l’âge de l’étude vint pour lui, elle l’y excita en lui faisant honte de négliger ses talents ; elle était sa confidente la plus chère avant qu’il connût le mal : c’était son bon génie. Ses facultés, à elle, ne paraissent nullement avoir été inférieures à celles de ce frère si éminent. Elle était de la race des sœurs de génie, qui ont en partage le même feu sacré dont le frère célèbre tirera des flammes, et qui l’entretiennent plus pur. Douée de la plus heureuse intelligence, d’un esprit plein de lumière et de saillies, d’une mémoire merveilleuse, de bons et droits sentiments, d’une belle âme faite pour la vertu, jolie dans sa jeunesse avant que le mal l’eût détruite, et ornée de grâces naturelles, elle fut pourtant dès l’enfance une des personnes les plus malheureuses, les plus cruellement maltraitées qui se puissent voir dans aucune classe de la société (je n’excepte pas la plus inférieure), et elle eut de tout temps une existence souffrante et tourmentée, avec bien peu de doux moments. La discorde qui se mit entre ses parents au sujet de son mariage et de celui de son frère, l’égoïsme et le petit génie de la reine leur mère, les violences et les crédulités fabuleuses du roi leur père, en amenant d’horribles scènes domestiques, forcèrent la princesse Wilhelmine à faire de bonne heure les plus tristes et les plus solides réflexions, et la mûrirent avant l’âge. Destinée selon toute apparence à monter sur un trône, celui d’Angleterre, elle ne le désirait que médiocrement et se consola de le manquer. Elle avait de la philosophie dans le meilleur sens du mot, et, avec le sentiment de ce qu’elle était et la volonté de ne condescendre à rien d’indigne, elle souhaitait avant tout une vie sérieuse et tranquille, l’étude, les beaux-arts et la musique, les charmes de la société. Après les heures qu’elle employait auprès de son estimable gouvernante Mme de Sonsfeld, personne de mérite qu’un coup du ciel lui donna pour remplacer l’abominable Leti, ses meilleurs moments, ses seuls bons moments étaient ceux qu’elle passait avec son frère, et si la raillerie, la satire, le rire aux dépens du prochain les occupaient trop souvent, il faut bien penser que c’était une revanche très permise à des natures supérieures entourées d’êtres grossiers, abjects ou méchants qui les opprimaient. Dans cette raillerie de la princesse Wilhelmine, il se mêlait bien plus de gaieté encore et d’irrésistible sentiment du ridicule que de malice amère ; elle ne chercha jamais à rendre à personne le mal qu’elle en avait reçu.

Elle ne paraît pas avoir été faite pour ce qu’on appelle les passions ; elle le dit elle-même quelque part :

Je ne puis tirer grande gloire de ma vertu. Je suis d’opinion que cette qualité ne consiste qu’à résister aux tentations ; comme je n’y suis point exposée, et que je possède l’attribut de n’en point être susceptible, je ne puis tirer vanité d’un mérite inné avec moi. Rien ne me fait plus de plaisir qu’un bel opéra, mes oreilles communiquent les doux accents de la voix jusqu’au fond de mon cœur ; un beau jardin, de magnifiques bâtiments charment mes yeux ; mais si de pareils plaisirs pouvaient faire tort à mon honneur, je m’en priverais.

Mariée par une boutade de son père au prince héréditaire de Bareith, qu’elle ne connaissait pas auparavant, elle en parle toujours avec estime et affection ; elle l’aima, s’attacha tendrement à lui, et n’eut pas d’effort à faire pour mettre son âme en accord avec ses devoirs. Elle souffrit beaucoup de ses inconstances et de ses infidélités. Pourtant cet attachement conjugal n’a pas le caractère d’une passion ; c’est plutôt son amitié avec son frère qui aurait pris ce caractère et qui serait devenue un culte, si Frédéric n’y avait porté atteinte plus d’une fois par ses inégalités et ses rudesses involontaires. Cette amitié passionnée resta sans un refroidissement et sans une tache jusqu’au moment où Frédéric, emporté par la fougue de l’âge et outré par les persécutions domestiques, se livra sans frein à ses mauvais penchants. Elle a noté les altérations sensibles qui se marquaient dans la conduite et la manière d’être de son frère envers elle après ces absences et ces veines d’égarement. Il lui a rendu cette justice, qu’elle fit tout pour l’en tirer :

Le vice à son aspect n’osait jamais paraître :
De mes sens mutinés elle m’a rendu maître ;
C’était par la vertu qu’on plaisait à ses yeux.

Ce sont des vers de Frédéric, et non des mauvais. La première lettre qui ouvre leur correspondance est de Frédéric, et datée de Custrin, où il était alors enfermé (1er novembre 1730), à la veille du conseil de guerre que son père avait convoqué pour le juger : il s’agissait de sa tête, et son père voulait qu’on lui appliquât la loi prussienne comme à un déserteur. La lettre est enjouée et faite pour amener un triste sourire sur les lèvres de cette courageuse sœur, qui lui demeura si fidèle et si dévouée en une si affreuse crise. Les lettres suivantes, choisies par l’éditeur dans un nombre fort considérable, sont de peu d’intérêt et, à dire le vrai, un peu enfantines ou un peu écolières ; ils font tous deux leur apprentissage de langue et d’esprit ; ils achèvent leur rhétorique par lettres. La margrave, d’ailleurs, est déjà mariée ; Frédéric se trouve l’être aussi, malgré lui. Son père paraît souvent fort mal de santé durant ces années, et lui sur le point d’être roi. Les sentiments qu’ils expriment l’un et l’autre sur ce roi redouté qui les a fait tant souffrir, et sur sa perte prochaine, sont ce qu’on peut attendre de natures sincères et dont le fonds n’est pas méchant. Ils le regretteront peu, ils se consoleront vite, ils souffrent pourtant la nature parle, la nature pâtit, comme ils disent ; ils connaissent la tendresse du sang ; et Frédéric annonçant enfin à sa sœur cette mort, dès longtemps prévue, le fait en ces mots (1er juin 1740) :

Ma très chère sœur, le bon Dieu a disposé hier, à trois heures, de notre cher père. Il est mort avec une fermeté angélique, et sans souffrir beaucoup. Je ne saurais réparer la perte que vous venez de faire en lui que par la parfaite amitié et sincère tendresse avec laquelle, etc.

Avant cette mort, il y a bien quelques plaisanteries encore, quelques allusions aux manies du roi et à ce qu’on en sait d’ailleurs. La margrave est malade, comme elle le sera très habituellement par suite des chagrins qui avaient déjà ruiné sa santé et qui abrégèrent sa vie ; elle a besoin d’un médecin habile : Frédéric lui en indique un à Berlin, M. de Superville, et lui dit d’écrire au roi pour l’obtenir. Quand elle l’a obtenu, il lui donne le moyen sûr pour le garder près d’elle autant qu’elle le voudra, et même pour entreprendre un voyage s’il le lui ordonne : c’est que le margrave envoie au roi quelques grands hommes pour son régiment favori ; moyennant cette « galanterie de six pieds » faite au roi, tout ira bien ; « deux ou trois grands hommes envoyés à propos seront des arguments vainqueurs62. » — Le général ministre Grumbkow, qui a tant persécuté Frédéric et sa sœur, meurt un an avant son maître, laissant une mémoire généralement exécrée. La margrave engage son frère à lui faire une épitaphe satirique ; Frédéric ne s’y prête que pour lui obéir, et le moins possible : « Si M. de Grumbkow, dit-il, ne m’avait jamais fait de mal, je pourrais lui faire une épitaphe ; mais tout ce que je pourrais en dire sentirait trop la prévention, et d’ailleurs je crois que ce serait trop d’honneur. » Quand on a lu dans les mémoires de la margrave ce qu’ils eurent l’un et l’autre à souffrir de Grumbkow, on trouvera qu’ils en parlent ici avec bien de la douceur et sans rancune. C’est bien plutôt de ses études, de ses vers, de sa musique, de ses concertos, de la métaphysique de Wolff, que Frédéric, en ces années de loisir et d’attente, aime à entretenir sa sœur, et dans les combinaisons idéales de vie philosophique et dévouée aux muses dont il se berçait volontiers dans ses retraites de Ruppin et de Rheinsberg, il se plaît toujours à la considérer comme un protecteur et un guide, comme son génie heureux et son bon démon.

Frédéric devenu roi (1740), le ton affectueux et tendre de la correspondance n’a pas changé d’abord. Dans sa première année de règne, Frédéric va visiter sa sœur à l’Ermitage près de Bareith, elle vient à son tour le visiter à Berlin ; l’amitié, et une amitié vive, exaltée, n’a cessé de respirer dans tout ce qu’ils s’écrivent ; Frédéric s’en inspire même pour faire d’assez jolis vers. Ainsi, en quittant l’Ermitage, où il est retourné la voir en 1743 :

Ce ne sont point, ma sœur, tous vos brillants plaisirs,
    C’est vous seule que je regrette.
Je m’arrache de vous, et je reste à moitié…

Et ici les lettres et les faits ne s’accordent point avec la dernière partie des mémoires de la margrave. Celle-ci voudrait y faire croire à un refroidissement soudain de Frédéric roi, et elle s’en plaint comme d’une inconstance sans motif. C’est elle qui eut dans ce qui va suivre les premiers torts ; voici comment on les explique. La margrave, en se mariant, avait désiré avoir près d’elle les nièces de Mme de Sonsfeld, sa gouvernante, les demoiselles de Marwitz ; plus tard, voyant que son mari paraissait distinguer l’une d’elles, elle fut jalouse et désira la marier. Or, elle n’avait obtenu du feu roi cette jeune personne qu’à la condition expresse et sur sa parole d’honneur qu’elle ne la marierait pas hors de Prusse. Se croyant dégagée de sa promesse par la mort du roi son père, elle passa outre à cette condition et fit épouser à Mlle  de Marwitz un officier du régiment impérial dont le margrave était propriétaire. Frédéric, que sa sœur n’avait pas mis dans le secret de ses motifs particuliers, et gardien non moins jaloux que son père des intérêts de la patrie prussienne, trouva à redire à ce mariage étranger, ainsi qu’à d’autres marques que la cour de Bareith semblait donner, vers ce temps, de son penchant pour l’Autriche, et il en témoigna son mécontentement à sa sœur. La margrave, ayant précisément achevé d’écrire ses mémoires durant cette brouille (1744), se laissa aller à la prévention qui la dominait alors, et, en se ressouvenant du passé, elle y fit rejaillir quelque chose de l’irritation présente ; ses souvenirs se colorèrent au gré de son humeur. La correspondance permet aujourd’hui de tout rectifier avec certitude. On y voit la princesse qui ne tarde pas à revenir d’elle-même, et qui fait réparation à son frère pour les dégoûts qu’elle lui a donnés, et pour les injustices dont elle s’est rendue coupable envers lui. Parmi les lettres qui mènent à l’entière réconciliation, il faut surtout citer celle du 21 février 1748, dans laquelle la margrave s’épanche avec une tendresse sans réserve :

Permettez-moi, lui dit-elle, que je vous ouvre mon cœur, et que je vous parle avec confiance et sincérité sur un sujet qui m’a causé depuis quelques années le plus mortel chagrin. Combien de fois ne me suis-je pas reproché l’irrégularité de ma façon d’agir envers vous ! Ma dernière maladie, une mort prochaine, ont augmenté mes réflexions. Un mûr examen sur moi-même m’a convaincue que, dans tout le cours de ma vie, je n’avais été coupable qu’à l’égard d’un frère que mille raisons devaient me rendre cher, et auquel mon cœur avait été lié depuis ma tendre jeunesse par l’amitié la plus parfaite et la plus indissoluble. Votre générosité vous a fait oublier mes fautes passées, mais ne m’empêche pas d’y penser à toutes les heures du jour. Une compassion mal placée, et une trop grande faiblesse pour une personne que je me croyais entièrement attachée, m’ont fait faillir.

Et elle entre dans l’explication sur le chapitre de Mlle  de Marwitz et sur les sujets de plainte qu’elle a contre elle. Frédéric lui répond avec une parfaite bonté et amitié :

Mon cœur a toujours été le même à votre égard, et comment ne l’aurait-il pas été ? les sujets de différends que nous avons eu étalent si minces dans leur origine, que ç’aurait été bien méconnaître les lois de l’amitié que de se brouiller sérieusement pour des choses qui en valaient si peu la peine. Votre bon cœur a jugé des autres par lui-même. Si vous avez été trompée, la perfidie en est d’autant plus affreuse, et vous n’avez aucun reproche à vous faire. Il est vrai que vous mériteriez de trouver toujours des cœurs semblables au vôtre ; mais ils sont rares, ma chère sœur…

À partir de ce moment, toute trace des premiers dissentiments entre eux a disparu ; leur amitié renaît de ses cendres plus brillante et plus vive ; elle reprend ses liens, plus étroite que jamais, et désormais indissoluble : frère et sœur ne cesseront plus « de faire une âme en deux corps ».

Les neuf années qui précèdent la guerre de Sept Ans sont remplies et animées par cette correspondance tout à fait agréable et à l’honneur de tous deux. Ce fut la belle époque et la plus littéraire du règne de Frédéric : c’est alors qu’il cherche à rassembler autour de lui l’élite des hommes distingués de son temps, et qu’il semble un instant près d’y réussir. Il avait compté d’abord mener ces choses de la science et ce personnel du bel esprit avec une précision presque administrative. À peine monté sur le trône, il avait écrit à sa sœur (29 juillet 1740) : « Nos savants n’arriveront qu’à la fin de l’année, et, j’espère de recueillir à Berlin tout ce que ce siècle a produit de plus fameux. Il ne manque uniquement que votre chère personne pour couronner l’œuvre… » À défaut de la princesse, l’œuvre ne lui parut couronnée que lorsque, dix ans après, il eut Voltaire. Il paya cher, on le sait, cette courte satisfaction, et Voltaire aussi. La manière dont Frédéric parle de lui à sa sœur, et dont il parle aussi des autres beaux esprits en toute vérité et sincérité, est piquante. Voltaire, dans ce fameux séjour, ne se brouilla finalement avec Frédéric que parce qu’il avait commencé par avoir à Berlin procès sur procès, qu’il s’était brouillé auparavant avec ses autres confrères les gens de lettres, et qu’il avait introduit la guerre civile dans l’Académie :

L’affaire de Voltaire (un procès avec le juif Hirschel) n’est pas encore finie, écrivait Frédéric à sa sœur (2 février 1751). Je crois qu’il s’en tirera par une gambade ; il n’en aura pas moins d’esprit, mais son caractère en sera plus méprisé que jamais. Je le verrai quand tout sera fini ; mais, à la longue, j’aime mieux vivre avec Maupertuis qu’avec lui. Son caractère est sûr, et il a plus le ton de la conversation que le poète, qui, si vous y avez bien pris garde, dogmatise toujours.

C’est la première fois que j’entends faire ce reproche à Voltaire causeur, de dogmatiser toujours ; je ne m’étonne pas que peu de gens le lui aient fait : c’est que bien peu étaient en mesure de le lui faire. Voltaire devenu célèbre n’avait plus son égal ; chacun en sa présence baissait pavillon et l’écoutait volontiers. Pourvu qu’il se dessinât et qu’il fût lui-même, on ne trouvait jamais qu’il en dît trop. Frédéric, qui aimait à contredire à son tour et à croiser le fer sans céder du terrain, rencontrait en lui un interlocuteur exclusif et tranchant : c’étaient, après tout, deux esprits rois ; ils pouvaient avoir de belles entrevues, plutôt qu’une habitude et une égalité d’entretiens.

Séduit par l’esprit de Voltaire, Frédéric tient bon tant qu’il peut contre les tracas et les zizanies qu’a engendrées son séjour ; il exprime pourtant à ce sujet plus d’une pensée de pur bon sens et de morale pratique, et qui peut servir de leçon aux littérateurs de tous les temps :

Après avoir goûté de tout et essayé de tous les caractères, écrit-il à sa sœur (29 décembre 1751), on en revient toujours aux personnes de mérite : Il n’y a que la vertu de solide, mais elle est rare à trouver.

Ici, lui dit-il encore (13 mars 1753), le diable s’est incarné dans nos beaux-esprits ; il n’y a plus moyen d’en venir à bout. Ces gens n’ont d’esprit que dans la société ; ils sont sévères sur leurs ouvrages pour ne point être critiqués par d’autres, et indulgents sur leur conduite, qui d’ordinaire est ridicule, et qu’ils croient ne point passer à la postérité.

Vous me voyez encore effarouché (16 juin 1753) de mes aventures avec messieurs les beaux esprits ; mais j’ai essuyé quelques éclaboussures en passant, comme il arrive qu’on reçoit des coups en voulant séparer des gens qui se battent.

C’est une consolation pour les bêtes de voir qu’avec tant d’esprit souvent on n’en vaut pas mieux. (21 novembre 1764.)

Je ne donne ici que la moralité que tire Frédéric de ce démêlé avec Voltaire : quant à ses jugements sur l’homme, ils sont trop sévères, trop durs, pour qu’une plume française se complaise à les répéter. La margrave de Bareith, qui avait vu les choses d’un peu plus loin, resta, même dans le premier moment de l’éclat, plus indulgente au poète : il continuait de lui écrire, et au plus fort de l’orage il eut soin de se la concilier :

Les lettres qu’il a écrites à ses amis ici (à Bareith), dit-elle à son frère, lettres qui sont écrites sans défiance et qu’on ne m’a montrées qu’après de fortes instances, sont fort respectueuses sur votre sujet. Il vous donne le juste titre de grand homme. Il se plaint de la préférence que vous avez donnée à Mauterpuis, et de la prévention que vous avez contre lui. Il raille fort piquamment sur le sujet de ce dernier, et je vous avoue, mon cher frère, que je n’ai pu m’empêcher de rire en lisant l’article ; car il est tourné si comiquement qu’on ne saurait garder son sérieux.

Elle était donc gagnée quand même par ce tour charmant, spirituel, amusant, qui reconquit plus tard Frédéric ; elle fit comme la postérité, elle rit et elle fut désarmée. Elle était bien Française en cela.

Voltaire, reconnaissant de son procédé et de tout ce qu’elle eut avec lui de gracieux pour lui faire oublier l’accident de Francfort, lui a rendu ce témoignage : « Jamais une si belle âme ne sut mieux faire les choses décentes et nobles, et réparer les désagréables63. » L’aventure de Voltaire rendit Frédéric plus circonspect. La margrave s’étant avisée de lui parler du brillant Saint-Lambert comme d’un hôte et d’un académicien possible, il lui répond (20 janvier 1754) :

J’ai entendu parler de Saint-Lambert, dont vous faites mention, ma très chère sœur, mais je ne crois pas que ce soit un homme qui me convienne. Ces jeunes Français sont trop peu philosophes pour s’accommoder de la vie solitaire que je mène : ce n’est le fait que de gens qui se sont dévoués aux lettres.

D’Alembert serait plus l’homme de Frédéric ; celui-ci en parle en des termes si naturels, qu’on croit voir la personne même dans sa modestie de grand géomètre, et quand Diderot ne le poussait pas aux affaires de parti (7 juillet 1755) :

J’ai vu à Wesel d’Alembert, qui me paraît un très aimable garçon ; il a beaucoup de douceur et de l’esprit, joint à un profond savoir, sans prétentions. Il m’a promis de venir, l’année qui vient, passer trois mois chez moi, et alors nous capitulerons peut-être pour plus longtemps.

D’Alembert alla faire une visite au roi à Berlin, mais il ne capitula point et demeura fidèle à ses amitiés de Paris.

Parmi les hommes de lettres qui moururent à Berlin, il en est un assez peu estimé et dont les ouvrages sont dès longtemps au rebut : ne croyez pas que Frédéric les trouvât bons, mais il nous fait du personnage un portrait vivant et parlant, qui dit tout en quelques lignes :

Nous avons perdu le pauvre La Mettrie (21 novembre 1751). Il est mort pour une plaisanterie, en mangeant tout un pâté de faisan… ; il s’est avisé de se faire saigner pour prouver aux médecins allemands qu’on pouvait saigner dans une indigestion ; cela lui a mal réussi… Il est regretté de tous ceux qui l’ont connu. Il était gai, bon diable, bon médecin, et très mauvais auteur ; mais en ne lisant pas ses livres, il y avait moyen d’en être très content.

Ainsi, ne connaître des uns que leurs livres, et, pour plus de sûreté, se priver de leur personne ; — des autres, ne connaître que la personne, en évitant soigneusement leurs livres : la recette est bonne à retenir, et peut-être quelquefois encore à appliquer.

Ces diverses nouvelles que Frédéric écrit à sa sœur ne sont que des accidents de leur correspondance : le fond est plutôt de leurs sentiments, de leurs pensées, de questions morales ou métaphysiques que la sœur propose au frère et que celui-ci s’applique à résoudre, par exemple : « De la différence qu’il y a entre la constance en estime et la constance en amour. » Elle a du loisir à Bareith, et ce ne sont que les sujets et les vis-à-vis qui lui manquent pour y fonder à sa manière un petit hôtel de Brancas ou de Rambouillet. Les opéras, les chanteurs et cantatrices, qui sont un de ses plaisirs, ne lui suffisent pas : elle a besoin de conversation ; il y a des vides et des silences autour d’elle : « Nos entretiens me semblent comme la musique chinoise, ou il y a de longues pauses qui finissent par des tons discordants. » Cette conversation qui lui manque de près, elle la cherche au loin, et elle trouve heureusement dans son frère un correspondant qui a du temps pour tout. Je ne sais s’il est bien vrai, comme il le dit, qu’il se sent esclave d’être roi et que c’est un métier qu’il ne fait que par pure nécessité et parce que sa naissance l’y condamne : « La plupart du monde ambitionne de s’élever ; pour moi, je voudrais descendre, si pour prix de ce sacrifice, qui n’en serait pas un parce qu’il ne me coûterait rien, j’obtenais la liberté. » Cette liberté, s’il l’avait eue entière, aurait bien pu l’embarrasser, de l’ambition dont il était, et avec son activité ardente. Dans un voyage que la margrave fait pour sa santé en Italie, elle lui cueille à Naples une branche du laurier de Virgile, et la lui envoie comme un don offert par l’ombre du poète au héros rival d’Alexandre. Frédéric se prête peu à ces enthousiasmes de sa sœur, et quoiqu’il ait alors les cinq victoires de ses deux guerres de Silésie, il paraît réellement confus du compliment :

Je vous avoue que je suis tombé de mon haut en recevant une couronne de lauriers de vos mainsaj. S’il y avait quelque chose de capable de renverser ma chétive cervelle, ç’aurait été les choses obligeantes que vous y ajoutez… ; mais, ma chère sœur, en faisant un retour sur moi-même, je n’y trouve qu’un pauvre individu composé d’un mélange de bien et de mal ; souvent très mécontent de soi-même, et qui voudrait fort avoir plus de mérite qu’il n’en a ; fait pour vivre en particulier obligé de représenter ; philosophe par inclination, politique par devoir ; enfin, qui est obligé d’être tout ce qu’il n’est pas, et qui n’a d’autre mérite qu’un attachement religieux à ses devoirs.

En paraissant se diminuer ainsi, en repoussant nettement tout prestige, et en rejetant loin de lui tout ce qui est du demi-dieu, Frédéric avait soin de se faire encore ressemblant à un très bel idéal de roi. Mais ce qu’on peut dire après cette lecture, c’est qu’il y justifie assez bien sa définition, et que, dans cette correspondance de frère à sœur, il se met tout entier par un côté de sa nature, par le côté littéraire, le côté artiste, virtuose et bel esprit. Ce n’est point seulement par complaisance et pour condescendre à autrui qu’il entre dans cette variété de matières, c’est bien par goût, avec abandon et plaisir. Il n’y a presque rien du roi, c’est un particulier qui cause de ce qui ferait le charme de sa vie. Et toute cette familiarité du « vieux frère » (comme il s’appelle) se relève d’une constante admiration pour cette sœur qu’il estime évidemment supérieure à lui par les talents et la beauté de l’intelligence, par le génie, il articule le mot : « S’il y a un être créé digne d’avoir une âme immortelle, c’est vous, sans contredit ; s’il y a un argument capable de me faire pencher vers cette opinion, c’est votre génie64. » Il est prodigue envers elle d’attentions, de petits présents ; il entre dans ses peines, il tremble pour sa vie ; il nous la fait voir avec « un je ne sais quoi de gracieux, un air de dignité tempérée par l’affabilité », que les mémoires de la margrave ne nous indiqueraient pas ; il nous intéresse, en un mot, par l’affection respectueuse qu’elle lui inspire, à cette frêle créature d’élite, à « ce corps si faible et cette santé délicate à laquelle est jointe une si belle âme ».