(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — II » pp. 57-80
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Le maréchal de Villars — II » pp. 57-80

II

Ambassade de Vienne. — Campagne du Rhin ; Villars et Catinat. — Journée de Friedlingen. — Prise de Kehl. — Villars sur la rive gauche du Rhin ; grondé par Louis XIV. — Le ressort moral chez Villars.

 

Je ne prétends pas dissimuler les taches et les côtés faibles de Villars, ses vanteries, sa plénitude naturelle de soi, cet air de tout tirer à lui, de tout tourner à son avantage (même ses défaites, on le verra). Il fallait bien qu’il eût dans son amour-propre, et dans la manière dont il le portait, quelque chose qui choquait et offensait l’amour-propre des autres, pour qu’il ait excité, aux heures de ses succès militaires et de ses plus grands services, un déchaînement d’envie et une irritation telle qu’on en connaît peu d’exemples. « Mon fils, lui avait dit sa spirituelle mère quand il entra dans le monde, parlez toujours de vous au roi, et jamais aux autres. » Villars, a-t-on remarqué, ne suivit que la première moitié du conseil : il parlait constamment de lui devant tous et se citait en exemple dans les grandes comme dans les petites choses. — Après la paix de Riswick, le roi jugea à propos de l’envoyer à Vienne comme ambassadeur (1699-1701) ; le poste était important à cause de la question pendante de la succession d’Espagne, qui pouvait à tout moment s’ouvrir ; il s’agissait de négocier par précaution un traité de partage avec l’empereur, ce traité dût-il ne pas s’exécuter ensuite. Villars fit partir de Paris, à l’avance, un grand train conforme à son nouvel état de représentant du plus magnifique des rois : trois carrosses à huit chevaux, quatre chariots attelés de même, cinq ou six charrettes chargées de meubles, six pages, quatre gentilshommes, avec grand nombre de domestiques ; mais comme il avait su allier toute cette pompe avec un esprit d’exacte économie, il ne put s’empêcher de s’en vanter tout haut et de le raconter au roi et à tous :

Il demanda à Sa Majesté (ce sont les mémoires qui parlent) ce qu’elle pensait que pouvait coûter la conduite d’un tel équipage de Paris à Vienne. Ceux qui étaient auprès du roi, ou pour faire plaisir au marquis de Villars, ou pour approcher de la vérité, estimaient que cette dépense pouvait monter à quarante ou cinquante mille livres. « Messieurs, leur dit-il, il ne m’en a pas coûté une pistole. » Le roi, surpris de la réponse, lui en demanda l’explication. « Sire, répondit Villars, pour être magnifique, il faut être économe et se servir de son esprit. » Le courtisan ne savait à quoi ce préliminaire allait conduire, lorsque Villars ajouta : « Sire, lorsque mon équipage est parti, la réforme de votre cavalerie se faisait. Votre Majesté sait que l’on donnait les chevaux de cavaliers à vingt-cinq livres ; j’en fis acheter cent à Verdun, Mouzon, Châlons et autres lieux : ils ne me revenaient, rendus à Paris, qu’à trente et une ou trente-deux livres ; ils n’y furent que quatre jours, et de Paris à Ulm, vingt jours : ainsi, aucun de ces chevaux, avec la nourriture, ne revenait qu’à soixante livres. On les vendit, l’un portant l’autre, à Ulm, cent cinquante livres : par conséquent, le gain sur les chevaux défraya le reste du voyage. » Le roi loua fort le bon esprit et le bon ordre de Viliars…

Aussi n’est-ce point d’avoir raconté au roi la chose, qu’on peut blâmer Villars ; il répondait par là d’avance à plus d’une accusation, et montrait que, sous son faste et son apparente profusion, il savait calculer juste. Mais ce n’était pas de bon goût à lui de venir ainsi étaler devant les courtisans, et pour la satisfaction d’une minute, son art et son secret d’économie domestique. C’est trop d’écraser les gens de son luxe, et à la fois de leur prouver qu’on ne se ruine pas, que bien au contraire on ne dépense rien, et qu’on profite peut-être au maquignonnage ; c’est en vérité trop vouloir les mortifier d’un coup, et ils s’en vengent. On fait de ces choses enfin, on ne les dit pas en pleine Cour, et on ne les enregistre pas dans ses Mémoires comme un fait notable et singulier. Mais que voulez-vous ? il y a des gens qui aiment à se faire valoir en toute démarche et à se broder sur toutes les coutures.

Villars paraît s’être acquitté fort convenablement de sa mission délicate d’ambassadeur auprès d’une cour naturellement très mécontente de Louis XIV et très alarmée de l’ambition qu’il témoignait à l’égard de la succession d’Espagne ; il sut y soutenir avec fierté et hauteur la dignité du roi son maître, amuser et contenir les ministres de Léopold, et suspendre, arrêter à temps la prise de possession provisoire, par les armées impériales, des états espagnols en Italie, tandis que le roi d’Espagne vivait encore et dans un moment où il s’y prêtait. Villars croyait avoir rendu par là un service qui ne fut pas assez apprécié. En même temps, comme il prévoyait une guerre générale prochaine, il observait de près le caractère des généraux de l’empire, qu’il connaissait déjà depuis son premier voyage de 1685, et auxquels il comptait bien avoir affaire, surtout le prince Louis de Bade et le prince Eugène ; et il ne se perdait point de vue en les dépeignant. On serait presque tenté de croire que ce qui suit est un petit apologue de son invention, qu’il débite à l’usage du ministre :

Vous ne serez pas fâché, écrivait-il de Vienne à Chamillart, de connaître quelque chose du caractère de messieurs les princes de Bade et de Savoie, et vous en jugerez sur ce que je leur ai ouï dire de celui des autres généraux : — Les uns, disent-ils, parvenus aux dignités à force d’années et de patience, se trouvant un commandement inespéré, et qu’ils doivent plutôt à leur bonne constitution qu’à leur génie ou à leurs actions, sont plus que contents de ne rien faire de mal. — D’autres, plus heureux par des succès qu’ils doivent uniquement à la valeur des troupes, aux fautes de leurs ennemis, enfin à leur seule fortune, ne veulent plus la commettre, quelque avantage qu’on leur fasse voir dans des mouvements qui pourraient détruire un ennemi déjà en désordre, sans les trop engager. — Mais une troisième espèce d’hommes, assez rare à la vérité, compte de n’avoir rien fait tant qu’il reste quelque chose à faire, profitant de la terreur qui aveugle presque toujours le vaincu, à tel point que les plus grosses rivières, les meilleurs bastions ne lui paraissent plus un rempart.

Si Villars rangeait dans cette troisième espèce d’hommes le prince Louis de Bade et le prince Eugène, il entendait bien s’y ranger également, et il se déclarait encore mieux lorsqu’il ajoutait :

Ceux-là, à la vérité, ne sont pas communs : mais comment ne s’en trouverait-il pas sous le règne du plus grand roi du monde, et dans des armées toujours victorieuses ? Vous avez trop bonne opinion de la nation pour ne pas croire qu’elle puisse produire des gens qui, soutenus uniquement par leur zèle, osent penser noblement… Trop heureux s’ils peuvent être bien connus, et si des ministres éclairés, attentifs, justes, sans humeur et sans passion (avis à Chamillart !), les démêlent à travers tous les mauvais offices dont de tels gens sont d’ordinaire accablés !

En écrivant ainsi, il pouvait sembler y mettre de la jactance, il ne disait que vrai cependant à bien des égards ; il était l’un de ces hommes-là.

Il se montrait dès lors très préoccupé de ses ennemis et de ses envieux, qui, le voyant décidément percer et arriver aux plus grands emplois, redoublaient en Cour de railleries et de méchants propos. Comme on s’étonnait à Vienne qu’à la veille du départ, et devant bientôt peut-être se rencontrer tous deux le pistolet au poing dans les batailles, il reçût publiquement du prince Eugène des marques d’estime et de cordialité, Villars dit ce mot souvent répété depuis : « Voulez-vous que je vous dise où sont les vrais ennemis du prince Eugène ? Ils sont à Vienne, et les miens sont à Versailles. » C’est ainsi que plus tard, quittant Louis XIV pour aller à l’armée, il dira : « Sire, je vais combattre les ennemis de Votre Majesté, et je la laisse au milieu des miens. »

De retour en France, Villars fut bien reçu du roi, mais se plaignit de ce qu’on ne faisait rien pour lui : au bout de chaque action, il voulait son salaire. D’autres ambassadeurs avaient reçu des grâces qu’il croyait avoir tout autant méritées : « Cependant, à mon retour, dit-il, je trouvai que j’avais battu les buissons, et mes camarades pris les oiseaux. » Aux bonnes et obligeantes paroles de Louis XIV, il répondit, avec cette pointe de gaieté et d’humeur gaillarde dont il assaisonnait ses convoitises : « Il faut donc que je porte écrit sur ma poitrine tout ce que Votre Majesté me fait l’honneur de me dire ; car qui pourra penser que je l’aie bien et fidèlement servie, lorsqu’elle ne fait rien pour moi ? » — « Soyez tranquille, répondit affectueusement le monarque ; vous apercevrez aux premières occasions à quel point je suis content de vous. », La guerre recommençait, et Villars allait retrouver son véritable élément. Il fut employé la première année (1701) en Italie ; mais bientôt ce fut sur le Rhin qu’on l’envoya, à l’armée d’Allemagne, où Catinat commandait comme général. Villars s’était marié dans l’intervalle, pendant l’hiver de 1701-1702, avec Mlle Roque de Varangeville. Ce mariage compte dans sa vie, même militaire et publique, parce qu’on prétendit qu’il était amoureux et jaloux au point de déranger quelquefois ses opérations de guerre en vue de sa passion et dans ses inquiétudes d’homme de cinquante ans pour sa jeune femme. Saint-Simon, à qui il n’a pas tenu de faire de Villars un personnage burlesque et de comédie, nous a mis au courant de tous ces propos de la malveillance. Heureusement, à partir de ce moment décisif où Villars va commander en chef, nous avons les moyens les plus sûrs de contrôle, les pièces mêmes et instruments d’une histoire militaire complète, dans les Mémoires relatifs à la guerre de la succession, dressés au xviiie  siècle par le lieutenant-général de Vault et publiés de nos jours avec grand soin par M. le général Pelet9. Là, on trouve non seulement la suite méthodique et l’analyse raisonnée des opérations de Villars, mais ses lettres au roi, aux ministres, les ordres ou les réponses qu’il reçoit, enfin tous les éléments pour former un jugement solide sur son caractère et son mérite de général. Les méchants propos de Versailles ne sont plus que des propos, et même en y faisant toute la part possible, en accordant un peu de vérité dans beaucoup de mensonge, les lignes et les traits essentiels de l’habile et hardi capitaine, ses belles parties de talent n’en sont pas entamées ; la gloire de Villars subsiste.

Quand Louis XIV, de son propre mouvement, destina Villars à l’armée d’Allemagne, il commençait à ne plus être content des services de Catinat. Dès qu’on parle de Catinat, il y a à prendre garde : si le xviiie  siècle, en le célébrant et en cherchant à préconiser en lui un de ses précurseurs, une des victimes du grand roi, a raisonné un peu à l’aveugle de ses talents militaires et les a exaltés académiquement, il ne faut pas tomber dans l’excès contraire ni trancher au détriment d’un homme qui eut ses jours brillants, dont l’expérience et la science étaient grandes, et dont le caractère moral soutenu, élevé, est devenu l’un des beaux exemplaires de la nature humaine. Catinat est de ces généraux si parfaits et si purs dans leur disgrâce, qu’on est tenté de la leur désirer comme un dernier triomphe, et qu’on ne voudrait pas la leur ôter. Venant de parler des autres généraux en vogue et en renom, et de Villars même, qui était alors sur le pied de conquérant, Mme de Coulanges, dans une lettre à Mme de Grignan (1703), écrivait :

Mais, madame, je m’amuse à vous parler des maréchaux de France employés, et je ne vous dis rien de celui dont le loisir et la sagesse sont au-dessus de tout ce que l’on en peut dire ; il me paraît avoir bien de l’esprit, une modestie charmante : il ne me parle jamais de lui… C’est un parfait philosophe, et philosophe chrétien ; enfin, si j’avais eu un voisin à choisir, ne pouvant m’approcher de Grignan, j’aurais choisi celui-là.

Catinat disgracié est encore mieux dans son cadre et à son avantage que M. de Pomponne. Mais cependant, à la guerre, il faut agir, s’ingénier, entreprendre. Dans cette guerre du Rhin en particulier, Louis XIV avait besoin, en 1702, qu’on opérât une puissante diversion en faveur de l’électeur de Bavière, qui osait, au cœur de l’Allemagne, se déclarer pour lui, et qui était en danger, si on ne les partageait, d’avoir à porter le gros des forces de l’empire. Catinat, chargé de former et de commander un corps d’armée en état de tenir tête au prince Louis de Bade sur cette frontière, et qui d’ailleurs ne fut instruit par sa cour de l’alliance avec la Bavière qu’au dernier moment et lorsqu’elle fut déclarée, se trouva trop faible dès le début pour s’opposer au siège de Landau, qui était alors à la France, et se résigna tout d’abord à la perte de cette place. Il se trouva trop faible encore pour rien tenter qui en dédommageât. Il estimait l’armée du prince de Bade trop nombreuse, et la sienne trop peu, pour risquer aucune affaire et pour prendre l’offensive. Louis XIV et lui n’étaient nullement d’accord sur le chiffre des troupes. Le roi commettait une erreur assez ordinaire aux souverains directeurs d’armée, erreur en partie volontaire, qui consiste à prétendre que le général a plus de troupes sous le drapeau qu’il n’y en a en effet, et que les ennemis en ont moins qu’on ne le suppose. C’est quelquefois le moyen de faire faire aux hommes plus qu’ils ne peuvent. Mais Catinat ne se laisse point entraîner à ces soubresauts du point d’honneur, et il ne répond pas à l’aiguillon. Sur tout ce qu’on lui propose, il dit : « C’est impossible » ; et il ne propose rien en retour qu’une retraite prudente. Le roi le presse, le stimule autant qu’un roi majestueux comme Louis XIV peut stimuler un général d’armée :

… Je vois néanmoins que vous ne vous proposez rien, pas même de vous avancer à Weissembourg, pour leur donner de l’inquiétude. Je sais que vous n’avez pas un corps de troupes suffisant pour présenter la bataille au prince de Bade, s’il est en plaine devant vous ; mais vous n’êtes point assez faible pour lui laisser prendre Landau sans y mettre quelque obstacle, ce qui se peut par plusieurs moyens différents… (Et après un aperçu de ces moyens :) Tout ce que je vous mande n’est que pour vous donner différentes vues, et vous mettre en état de faire un plan qui ne peut être autre que de secourir Landau en cas que je vous envoie suffisamment de troupes… Mais, supposé que je ne le puisse pas faire et que je sois obligé d’abandonner cette place à sa propre défense, ne pourriez-vousc, en ce cas, faire quelque entreprise qui puisse donner lieu à une diversion, ou du moins empêcher le mauvais effet que produirait l’inaction dans laquelle vous demeureriez ? (Lettre du roi, du 22 juin 1702.)

À mesure que ce siège de Landau approche du terme prévu, les ordres de la Cour redoublent de vivacité pour qu’on avise au moins par quelque endroit à une revanche. Chamillart, dans une lettre à Catinat du 22 juillet, en demandant pardon « de s’expliquer sur une matière aussi délicate, sur laquelle il ne raisonne, dit-il, que par le bon sens que Dieu lui a donné, et sans aucune expérience », se prodigue en exhortations des plus vives :

Il me semble que des troupes aussi bonnes que celles que vous avez, et en aussi grand nombre, ne doivent point appréhender l’armée de l’empereur, pourvu que vous les puissiez rassembler avant que le siège de Landau soit fini. Le roi travaille à faire des troupes pour fortifier le côté de la Sarre, et avant la fin de septembre il y aura au moins douze bataillons d’augmentation, et vers le 1er novembre encore huit autres ; il n’y a de dangereux que le moment critique dans, lequel vous êtes. Au nom de Dieu, hasardez quelque chose pour vous en garantir ; car, si vous pouvez arrêter les ennemis, tout est sauvé ; si au contraire vous vous laissez entamer, il n’y aura plus de retour, et les suites de ce dérangement font trembler.

Pardonnez à l’excès de mon zèle, qui peut-être m’emporte bien loin ; mais j’ai cru devoir au roi et à vous, peut-être à moi-même, une explication aussi naturelle, qui vous servira à vous fortifier à prendre des résolutions honorables ; car, pour le reste, c’est à vous de faire ce que vous croirez qui convient le mieux.

Catinat tient bon et ne démord pas de son dire : « Cela ne se peut pas. » Il voit des difficultés partout, il a réponse à tout ; le meilleur parti à ses yeux, dans le cas présent, n’est que le moins mauvais, et il persiste dans sa méthode expectante, qui doit tout bonnement aboutir à une marche rétrograde raisonnée sous Strasbourg : « Voilà, Sire, quel est mon sentiment. Si je parlais autrement à Votre Majesté, je n’aurais plus l’honneur de me conduire à son égard avec un esprit de vérité. » C’est comme un janséniste de la guerre que Catinat ; il y porte l’amour strict de la vérité, et une prudence, une patience opiniâtre. Cet homme-là était trop philosophe pour être longtemps un général selon le génie de la nation.

Villars paraît, et l’on n’a plus affaire aux mêmes scrupules ni à la même réserve ; c’est ici un guerrier d’une autre famille que Catinat, mais, en tant que guerrier, d’une famille meilleure et plus faite pour l’action. Il sait comment on relève de sa langueur et comment on électrise le Français. Louis XIV, en lui donnant l’ordre de partir, lui a dit expressément « qu’il voudrait bien inspirer à ce qui est à la tête des armées l’audace naturelle à quiconque mène des Français » ; et ce mot-là a plus que suffi pour l’électriser lui-même. Il n’a encore à cette date que le grade de lieutenant-général ; il diffère d’emblée sur les vues d’avec le maréchal. Déjà il avait, dans son zèle, remis un mémoire à Chamillart pour indiquer les moyens de rendre le siège de Landau difficile, ou, en cas de perte, de prendre sa revanche sur Kehl, ou de pourvoir tout au moins à la sûreté des frontières. Avec Villars, il y aura fertilité et luxe plutôt que disette de moyens, de plans, de vues ; on n’a qu’à choisir ; il a l’initiative, il a l’invention. Un de ses principes (car Villars a des principes, et sous son fracas il a le fond), c’est « qu’à la guerre, comme dans toute autre matière importante, il est dangereux de n’avoir qu’un objet, parce que, si on le manque, on se trouve sans vues et sans desseins, et par conséquent dans une inaction ruineuse ». Ce qui n’est que difficile ne lui paraît jamais impossible ; ce qu’on dit impossible le tente : l’extrême activité est un de ses moyens. Il est « persuadé qu’à la guerre tout dépend d’imposer à son ennemi, et, dès qu’on a gagné ce point, ne lui plus donner le temps de reprendre cœur. » — Villars, chargé d’abord d’un détachement sur la Sarre et sous les ordres de Catinat, n’approuve point les idées craintives de ce maréchal. Il a sa correspondance directe avec Chamillart ; il lui écrit des environs de Haguenau (10 juillet 1702) :

Pour moi, Monseigneur, je vois M. le maréchal de Catinat persuadé que, Landau pris, les ennemis pourront songer au siège de Sarre-Louis. En vérité, je ne puis imaginer comment il serait au pouvoir de M. le prince de Bade d’avoir l’appareil nécessaire pour deux sièges. Je n’ai point seulement pensé qu’il lui fût possible d’en avoir suffisamment pour celui de Landau. Vous savez, monseigneur, quels sont les transports prodigieux pour faire un siège comme celui de Sarre-Louis. D’où les tirer ? où les établir ? Sa Majesté connaît mieux que personne quel temps il faut pour de pareils amas ; je n’y vois pas la moindre apparence. Cependant sur cette crainte, selon moi très peu fondée, il m’ordonne d’y mettre trois bataillons de troupes qu’amène M. de Chamarande et trois escadrons. Voilà ce qui fait, monseigneur, que l’on n’a plus d’armée quand on met tout en garnison… — Pardonnez-moi, monseigneur, mes raisonnements ; je les soumets avec le respect que je dois, et j’ose me flatter que vous n’en désapprouverez pas la liberté. Je vous supplie de vouloir bien que M. le maréchal de Catinat ne puisse juger, par les lettres dont vous l’honorerez, ce que je vous mande. Je lui ai bien dit les mêmes choses…

Cependant Catinat semble un instant avoir une velléité d’attaquer, et il donne une espérance d’offensive. Le fils aîné de l’empereur, le jeune roi des Romains a rejoint l’armée impériale devant Landau ; ce jeune prince, dans son ardeur de se signaler, peut se porter en avant et offrir une occasion :

Rien n’est plus important, écrit Louis XIV à Catinat (2 août 1702), que de profiter de la vivacité de ce jeune prince, qui pourra l’entraîner à des mouvements dont un homme sage et d’une expérience consommée comme vous pourrait profiter ; mais, pour cela, il faudrait être à portée de lui… Je vous avoue que rieu ne me saurait tirer de la peine où je suis, que de vous voir déterminé à prendre un parti de vigueur. L’ordre que vous avez donné au marquis de Villars y convient parfaitement, pourvu qu’il vous puisse joindre en cas que vous jugiez avoir besoin de lui : il peut y arriver le 10 ou le 12 au plus tard. Si vous vous trouvez à portée de faire quelque entreprise, n’appréhendez point que je vous rende garant du succès ; je prends sur moi tous les événements, et vous donne un plein pouvoir d’attaquer les ennemis et de les combattre forts ou faibles, lorsque vous les trouverez, en cas que vous le jugiez à propos ; tout ce que j’appréhende, c’est que vous ne vous retiriez en les laissant maîtres de l’Alsace et de la Sarre.

Après avoir rejoint Catinat, Villars diffère encore d’opinion avec lui dans la supposition d’une retraite prochaine : quand l’ennemi ferait un mouvement dans la Haute-Alsace, il est d’avis qu’on n’abandonne pas Saverne, et qu’on se poste vers la montagne, assurant sa communication avec la Lorraine ; au lieu que Catinat, qui craint pour le pays plat d’Alsace, veut tenir sur le Rhin. Dans le conseil de guerre que Catinat assemble à ce sujet, Villars est seul de son avis, mais le sien est aussi celui du roi, qui l’approuve. Bref, il n’y a plus à en douter, surtout lorsque l’alliance déclarée avec l’électeur de Bavière va exiger un grand effort pour la jonction, Villars est l’homme du roi à l’armée du Rhin, l’homme de la pensée de Versailles et en qui on a confiance pour l’exécuter ; Catinat n’est plus général en chef que de nom, jusqu’à ce que les convenances mêmes indiquent qu’il n’y peut honnêtement demeurer. Villars commande le détachement qui doit tout faire pour forcer les obstacles et se mettre en mesure de joindre l’électeur : il s’agit d’abord de traverser le Rhin en présence de l’ennemi, puis de s’ouvrir malgré lui et à travers ses postes retranchés l’entrée des montagnes Noires. L’électeur, s’il était exact et fidèle au rendez-vous, devrait y tendre de son côté et n’en être pas loin. Il manqua à ce qu’on attendait de lui, cette fois, et d’autres encore ; mais Villars fit tout ce qu’il fallait et ce que Catinat estimait impossible, et en définitive il réussit.

Je me suis permis d’exposer ce détail qui laisse voir en une sorte de conflit deux noms célèbres, ou du moins j’ai voulu l’indiquer en renvoyant aux vraies sources, aux Mémoires de la guerre de la succession, pour qu’on ne dise pas en deux mots que Villars a miné et supplanté Catinat à l’armée du Rhin, tandis que réellement Catinat, quelque respect que l’on doive à son caractère, s’y mina lui-même par une inaction et une circonspection excessive qu’il n’avait sans doute pas toujours eue à ce degré, mais qui s’était accrue avec l’âge, au point de devenir elle-même un danger. « Il y a des temps où les Fabius sont de bon usage, et des temps où les Marcellus sont nécessaires. » Le mot est de M. des Alleurs, un des amis de Villars, lequel l’accepte volontiers et s’en décore. Il n’est pas homme à se priver d’un compliment.

Après cela, à lire la suite de ses lettres au roi et à Chamillart, il est clair que Villars n’a cessé de se proposer lui-même : il sentait sa valeur et aspirait à son emploi. Ainsi, le 2 juin de cette année 1702, il écrivait à Chamillart :

Ne voulez-vous point, Monseigneur, dans la guerre la plus difficile qu’on ait vue depuis trente ans, peser la différence qu’il y a d’un homme à un autre ? et quel malheur n’est-ce point de n’avoir pu tirer de la plus fière de toutes les nations, toujours victorieuse depuis le règne du plus grand roi qui ait jamais porté la couronne, un peu plus d’hommes capables de mener cette nation ! J’ai tout le respect que je dois pour ceux qui sont à la tête de nos armées, mais cependant peut-être y aurait-il encore chez eux quelque chose à désirer. Faut-il que les raisons de cour, les protections, certains emplois déjà occupés, le grand âge, de longs mais froids services…

Il s’embrouille dans sa phrase (ce qui lui arrive quelquefois quand les phrases sont longues), et il ne l’achève pas ; mais il suit très bien sa pensée, et il veut dire ce qu’il redit souvent encore ailleurs en des termes que je résume ainsi : « Les hommes à la guerre sont rares ; avec mes défauts, je crois en être un ; essayez de moi. »

Villars, à la tête d’un détachement considérable et par le fait général en chef, investi de la confiance du roi, ne songe qu’à la justifier. Il trouve moyen d’abord de passer le Rhin à Huningue (1er et 2 octobre 1702), en s’aidant d’une île qui coupe le cours du fleuve et qui laisse le plus petit bras du côté de la rive opposée. Le pont jeté et le Rhin franchi ou pouvant l’être, il n’eut plus qu’une idée, celle d’attaquer le front des ennemis, malgré l’avantage des hauteurs qu’ils occupaient. Une lettre de Louis XIV, du 5 octobre, ne contribua pas peu à l’y exciter :

Monsieur le marquis de Villars, je suis si content de ce que vous venez de faire, et j’ai une confiance si entière en votre expérience et votre bonne conduite, que j’ordonne au maréchal de Catinat de vous envoyer le plus diligemment qu’il pourra une augmentation de dix bataillons avec vingt escadrons. Je me persuade qu’avec le corps de troupes que vous avez, lorsqu’il sera renforcé par celui-ci, vous serez en état par vous-même de vous avancer, sans craindre que l’armée des ennemis puisse vous en empêcher…

Catinat recevait en même temps une lettre du roi qui lui disait, après les motifs déduits :

Tout cela bien examiné et discuté, je ne vois pas de meilleur parti à prendre que de soutenir et de renforcer le marquis de Villars, afin de le mettre en état d’entreprendre seul ce qu’il jugera à propos pour faciliter sa jonction avec l’électeur de Bavière.

Villars était arrivé au point où doit viser tout homme qui est né pour le commandement : agir seul et en chef. Car Villars, quel que soit le rang qu’on lui assigne en ordre de mérite, est un général en chef : ce n’est pas un lieutenant ni un second. « En lui, commander, a-t-on dit, était comme son état naturel. Il y faisait voir non pas de l’égalité seulement et une activité paisible, mais presque un jeu continuel, si on ose s’exprimer ainsi. » Bien que cela ait été dit dans un discours académique, cela est vrai.

L’électeur a manqué au rendez-vous ; il n’a pas fait un pas dans ce sens, et n’a pas établi le concert indispensable. Villars bouillonne d’impatience : « Enfin, monseigneur, écrit-il à Chamillart du camp de Huningue, je suis hors de moi quand je songe qu’Ulm a été surpris le 8 septembre, que nous sommes au 11 octobre, et que je suis encore à recevoir les premières lettres de M. de Ricous (l’envoyé du roi à Munich), et à régler les premiers concerts avec M. l’électeur. » Cependant l’idée d’attaquer de front le camp des ennemis sur les hauteurs en face de Huningue lui souriait. La prise de Neubourg, sur le Rhin, à quatre lieues au-dessous, qu’avait conseillée et conduite un des lieutenants de Villars, M. de Laubanie, aida à l’entreprise, et la rendit possible sans témérité. C’est en cet état de choses que Villarsd, assuré de deux points de passage sur le Rhin et voyant le prince Louis de Bade mettre en mouvement ses troupes pour troubler son nouvel établissement de Neubourg, l’attaqua avec hardiesse dans ses retranchements mêmes, et, inférieur en nombre, livra et gagna, le 14 octobre, contre le général le plus renommé alors de l’émpire, la bataille de Friedlingen, qui lui valut le bâton de maréchal. Les propres soldats de Villars furent les premiers à le saluer maréchal sur le champ de bataille. — Le prince de Bade perdit ses munitions, abandonna dans les bois son artillerie, et ne put rallier ses troupes qu’à six lieues au-delà.

Mais que ne va-t-on pas dire à Versailles, à cette nouvelle du succès de l’heureux Villars ? Louis XIV d’abord : — celui-là sera juste. Sans compter les marques de satisfaction publique, la première fois qu’il reverra Villars, deux ou trois mois après, il lui dira ces belles paroles :

Je suis autant Français que roi ; ce qui ternit la gloire de la nation m’est plus sensible que tout autre intérêt. C’est d’ordinaire sur les six heures du soir que Chamillart vient travailler avec moi, et pendant plus de trois mois il ne m’apprenait que des choses désagréables. L’heure à laquelle il arrivait était marquée par des mouvements dans mon sang. Vous m’avez tiré de cet état ; comptez sur ma reconnaissance.

Mais les courtisans ou les frondeurs, MM. de l’Œil-de-Bœuf et les oisifs des terrasses de Versailles, oh ! c’est autre chose ! La France a eu un succès ; la victoire revient sous nos drapeaux, elle console le cœur d’un roi qui, en cela du moins, est patriote : que leur importe ! l’essentiel, pour eux, est de savoir si c’est bien Villars qui a gagné la bataille, si ce ne serait pas un autre, si on ne peut lui en ôter l’honneur ; et quel plaisir alors, quel triomphe de l’humilier ! Le fait est que dans cette bataille si bien préparée, si hardiment engagée, il y avait eu du hasard comme dans toute bataille, et même de la bizarrerie. La cavalerie faisait des merveilles dans la plaine ; l’infanterie fit de même d’abord sur la hauteur et dans les bois ; mais à un moment, en débusquant dans la plaine à leur tour, les plus ardents à la poursuite furent repoussés ; ils se rejetèrent en arrière, et il y eut un mouvement rétrograde, presque une panique. Il pouvait se faire qu’une bataille gagnée devînt une bataille perdue. Tout cela fut réparé ; les ennemis perdirent plus de quarante drapeaux et étendards, et l’armée du roi n’en laissa pas un des siens ; seulement, le temps qu’il fallut pour remettre quelque ordre dans l’infanterie sauva celle des impériaux et nuisit à la poursuite. Or, à Versailles, dès qu’on sut les particularités de l’affaire, on les exagéra. M. de Magnac, maréchal de camp, avait fort bien conduit la cavalerie, qui décida du gain de la journée. Villars, dès son premier billet au roi, daté du 14 et du camp de Friedlingen, disait dans un post-scriptum : « Je dois rendre justice aussi à M. de Magnac. » Ce n’était pas assez dire. Il le désignait avec distinction dans son rapport du lendemain, mais pas hors ligne. Magnac, dans une lettre du 17 octobre, s’adressa directement au roi :

Sire, la cavalerie de l’armée de Votre Majesté a gagné la bataille le 14 de ce mois ; j’avais l’honneur de la commander, sans qu’il y eût aucun lieutenant-général au-dessus de moi, pendant que M. le marquis de Villars était à votre infanterie, où il essuyait de grosses décharges de celle des ennemis. Sire, je vous demande, pour récompense de quarante-six années de service en qualité d’officier dans votre cavalerie, de vous faire informer, par M. de Villars, si ce jour-là je vous ai assez rendu de services pour mériter la grâce de me faire lieutenant-général. Comme je ne doute pas que ce brave homme ne vous dise la vérité lorsque vous lui ferez demander, j’espère, Sire, que vous aurez autant d’estime pour moi qu’il m’a prouvé d’amitié. Depuis l’âge de onze ans, Sire, je n’ai d’autre application que de vous bien servir ; mais le 14 de ce mois, ce n’a pas été inutilement. Je n’ai ni brigue ni patron à la Cour, Sire ; c’est pourquoi je demande encore à Votre Majesté, avec instance, de se faire informer si j’ai bonne part à la victoire que vous avez remportée contre vos ennemis. Toutes vos troupes en sont témoins ; M. de Villars me l’a dit à la tête de votre armée, en me faisant l’honneur de m’embrasser devant tous les officiers.

II fut nommé peu après lieutenant-général. On saisit bien la nuance et le degré du tort où Villars put être à l’égard de M. de Magnac ; il le nomme, il lui rend aussi, justice : mais il ne va pas sur son compte au-devant de l’entière et éclatante vérité : seulement, si on la lui demande, il la dira. Catinat, certes, en eût agi autrement. Dans tous les cas et toute justice rendue à M. de Magnac, c’était bien Villars qui avait remporté la victoire et tout fait pour la remporter. Mais Saint-Simon ne le veut pas ; dans une de ses notes sur Dangeau, qui a trait au moment où l’heureuse nouvelle arrive à la Cour, on lit :

M. de Villars crut si bien la bataille perdue, que Magnac, lieutenant-général (lisez maréchal de camp), le trouva sous un arbre s’arrachant les cheveux, qui lui apprit qu’elle était gagnée. Il eut peine à le croire, et poussa plus d’une demi-lieue, et trouva qu’il était vrai. — On trouva fort ridicule l’envoi du comte d’Ayen pour apporter les drapeaux pris, et qu’il en eût accepté la commission, ne s’étant pas trouvé du tout à la bataille.

J’en demande pardon à Saint-Simon : mais il est fâcheux, lorsqu’après tant de langueur et de médiocrité dans la conduite des armées, on apprend qu’on a enfin gagné une bataille, et qu’on l’a gagnée dans des circonstances difficiles et par un général nouveau qui se déclare, il est fâcheux de ne la prendre aussitôt que par un petit côté et par le ridicule. Quant à l’image de Villars sous un arbre s’arrachant les cheveux, le croira qui voudra : les grands écrivains pittoresques ont de ces métaphores.

Villars eut toute sa vie à combattre ce déchaînement de la Cour et les mille histoires qu’on y faisait sur lui. Même quand il était le plus populaire en France et dans l’armée, il était raillé à Versailles. On n’y crut à l’importance de la journée de Denain qu’à la dernière extrémité.

Il savait ces choses, et il s’en inquiétait afin d’y répondre, et de ne pas négliger, au besoin, de se poser en victime ; mais, pourvu qu’il eût le roi pour lui, il ne s’en affligeait guère et ne s’en décourageait pas. Il allait avoir fort à faire encore malgré sa victoire ; l’électeur de Bavière n’était pas à portée pour qu’on pût songer à le joindre, et il fallait ajourner l’exécution de ce principal dessein. En attendant, « j’ose assurer Votre Majesté, écrivait le maréchal de Villars après Friedlingen, que ce qui ne sera pas exécuté par l’armée dont il lui a plu de me donner le commandement n’aura pu l’être ; et il ne viendra pas de lettre de ladite armée qui dise que l’on pouvait faire plus. »

Villars pense à assurer ses quartiers d’hiver et à parer aux nouvelles dispositions de l’ennemi. Il croit nécessaire pour cela de faire occuper Nancy (alors au duc de Lorraine), et, ayant obtenu l’approbation du roi, il charge de l’exécution M. de Tallard. Celui-ci, dont les troupes étaient fatiguées, lui représenta les difficultés, et, entre autres, que pendant la gelée on ne pouvait ouvrir la terre ni se servir des rivières, et que pendant les pluies on ne pouvait faire les charrois. À quoi Villars répondit : « Pendant les pluies on se sert des rivières et on ouvre la terre, et pendant la gelée on fait les charrois. » Villars a beaucoup de ces saillies et de ces répliques heureuses. S’il était aussi bien M. de Vendôme, on dirait que c’est le sang de Henri IV qui pétille dans sa parole.

Il revient à Paris au commencement de janvier 1703, pour voir sa femme et un fils qui lui était né. Il y prend les ordres du roi et repart treize jours après avec la permission de faire le siège de Kehl, s’il le croyait convenable. Cette entreprise, dont l’avantage était d’aider ultérieurement à la jonction avec l’électeur et de faire dès à présent une diversion très utile sur le Rhin, offrait d’assez grandes difficultés dans la saison. Villars en triompha à force de rapidité dans les marches et de résolution dans l’attaque. Il redonna aux troupes (et moins aisément aux officiers généraux qu’aux soldats) l’entrain qu’on avait perdu depuis MM. de Turenne et de Créqui pour les campagnes d’hiver. Il prenait tout le premier sa part à la peine en ne quittant presque pas la tranchée. « Il n’est pas nécessaire, lui disaient les ingénieurs, qu’un maréchal de France y soit si souvent. » — « Non, répondait-il, mais avouez que cela ne fait pas mal. »

Je passe avec eux (avec les soldats) une partie de la nuit, écrivait-il au ministre ; nous buvons un peu de brandevin ensemble : je leur fais des contes, je leur dis qu’il n’y a que les Français qui sachent prendre les villes l’hiver. Je n’en ai pas fait pendre un seul. Je leur garde deux grenadiers qui l’ont bien mérité, pour leur donner leur grâce en faveur de la première bonne action que leurs camarades feront : enfin, j’y fais tout de mon mieux. Tout ira bien, s’il plaît à Dieu ; mais si quelqu’un vous dit que tout ceci est bien aisé, ayez la bonté de ne le pas croire.

On ne suivit pas exactement la méthode de l’art dans l’attaque, et, sentant de la mollesse dans les assiégés, Villars passa sur quelques règles que le corps du génie a coutume d’observer. Informé des critiques de Versailles, tant celles des courtisans que de quelques officiers généraux, il crut devoir se justifier auprès du ministre d’avoir pris Kehl trop cavalièrement, sans avoir observé toutes les formes. Il avait fait en douze jours de tranchée ouverte ce que d’autres eussent fait en un mois.

On était en mars. Villars, jugeant impossible d’entreprendre sa jonction avec l’électeur avant le mois de mai, prit sur lui de ramener son armée sur la rive gauche du Rhin pour lui donner du rafraîchissement.

Il conserva quatre ponts sur le Rhin par lesquels il pouvait toujours repasser à volonté sur la rive droite.

Ce temps de repos de Villars déplut à Versailles, et Louis XIV même ne l’approuva point. La pensée politique dominait ce monarque ; il sentait l’importance de garder l’électeur de Bavière pour allié au centre de l’empire, et il voulait à tout prix lui prouver qu’il ne négligeait rien pour occuper les forces du prince Louis de Bade, et pour faire pénétrer un corps d’armée jusqu’à lui.

Vous avez acquis beaucoup de gloire, écrivait Louis XIV à Villars (16 mars 1703), vous avez fait tout ce que le courage, le zèle le plus ardent et l’expérience la plus consommée me devaient faire attendre de vous ; ce qui vous reste à faire est encore plus important, et vous pouvez vous combler d’honneur et me procurer une paix glorieuse en joignant les troupes de l’électeur de Bavière, et en portant avec lui la guerre dans le milieu de l’empire.

Villars insista pour un retard, il donna des raisons militaires de tout genre. Il avait, de plus, quelques doutes sur la fidélité de l’électeur et sur sa fermeté dans son engagement ; depuis plusieurs mois il n’avait pu même obtenir de ce prince qu’il établît avec lui une correspondance régulière pour concerter ensemble leurs démarches et opérations. Il hésitait à entrer dans les montagnes Noires, de peur d’y être coupé, sans pouvoir joindre un allié qui tendait si peu la main. Il sentait à son tour le poids de la responsabilité : « Ce que je crains le moins, ce sont les ennemis, écrivait-il ; et dès que j’aurai passé le Rhin, mon salut consiste à les chercher partout, et je désire seulement qu’ils ne prennent pas le parti d’éviter le combat. »

Louis XIV fut mécontent de ce raisonnement prolongé et de cette persistance de Villars dans son propre sens :

Vous m’aviez bien mandé, lui écrivit-il (19 mars 1703), le besoin que vos troupes avaient de repos, et la nécessité de leur donner un mois ou cinq semaines pour se rétablir, faire joindre leurs recrues, et les réparations dont elles avaient besoin pour être en état d’agir plus utilement ; mais vous ne m’aviez pas donné lieu de croire que vous les feriez repasser dans l’Alsace ; je devais même être persuadé que vous les feriez cantonner de l’autre côté du Rhin. Tout cela n’est arrivé que par la confiance que j’ai en vous. Il est de votre intérêt, pour la conserver, de faire en sorte que le mouvement que vous avez fait ne porte aucun préjudice à la situation heureuse dans laquelle vous avez mis mes affaires.

Et il lui réitère les ordres les plus précis de rentrer immédiatement en campagne. — Villars est touché et piqué du reproche :

J’ose supplier Votre Majesté d’être bien persuadée que je tâcherai de mériter l’honneur de sa confiance par une très grande exactitude à ne rien prendre sur moi ; il est vrai que, depuis que sa bonté a daigné me confier ses armées, elle m’avait laissé une liberté entière, dont, grâce à Dieu, je n’ai pas abusé au détriment de ses affaires. Je serai plus circonspect à l’avenir, et je ressens une vive douleur de m’en être écarté…

Quand on lit la suite de ses lettres, il semble toutefois que les bonnes raisons pour la conduite qu’il tint alors ne lui ont pas tout à fait manqué.

Les courtisans n’y regardaient pas de si près : Villars, nouvellement marié et père, avait fait venir la maréchale à Strasbourg, et l’on prétendait que ce n’était que pour elle et par jalousie, pour ne la point perdre de vue, qu’il avait songé à procurer ce repos à son armée après la prise de Kehl. L’envoyé de l’électeur de Bavière à Versailles, M. de Monasterol, chauffait ces discours qui nous sont revenus tout vifs et bouillants par Saint-Simon : Honteux délais de Villars ; jaloux de sa femme, etc., etc. On peut voir le reste au chapitre vi du tome iv de la bonne édition de Saint-Simon.

Je sais, écrivait Villars au prince de Conti, que sur les terrasses de Versailles et de Marly, moi pauvre diable, on me traite d’extravagant, ou par l’amour, ou par l’avarice, ou par la vanité. J’ai ouï dire qu’il n’y a que ces trois petits points dans mon procès ; or c’est bien assez pour faire juger un homme pendable.

Et au ministre Chamillart il écrivait d’un ton moins léger :

Ceux qui publient que je ne veux pas joindre M. l’électeur de Bavière, et que j’ai repassé le Rhin pour voir Mme de Villars, qui ne m’a pourtant pas beaucoup occupé pendant mon siège de Kehl, ne songent sans doute pas que j’ai dû me conserver de la subsistance pour repasser le Rhin ; qu’il y a un esprit de prévoyance dans la guerre de campagne pour ménager un pays qui doit nous servir dans les nécessités urgentes, et que de ces ménagements dépend quelquefois le succès d’une campagne.

La lettre à Chamillart du 27 mars 1703, où on lit ces mots, est capitale pour la connaissance morale de Villars ; elle met à nu son cœur à ce moment, et elle nous le découvre même avec une naïveté qui, ce me semble, ne saurait manquer de plaire. Chamillart lui avait écrit un peu à la légère au commencement de la campagne : « Ce n’est pas assez pour vous d’avoir fini glorieusement la dernière, il faut mériter pendant celle-ci d’être connétable. » Villars n’a pas laissé tomber le propos, et il s’est dit : Pourquoi pas ? De plus, s’il a été fait maréchal après Friedlingen, il n’a pas été fait duc, et il le désire. Lui qui sait comment on mène les hommes, il indique donc très naïvement et assez gaiement à Chamillart de quelle manière il conviendrait de le mener lui-même, et à quelle fumée d’ambition il est le plus homme à se laisser prendre. Car nul cœur n’a senti plus au vif que Villars l’aiguillon de la louange, et nul aussi n’est plus affecté d’un reproche :

Vous eûtes la bonté, écrit-il, de me mander que je m’étais fait maréchal de France la campagne précédente par de très grands services et de belles actions ; qu’il fallait songer à me faire connétable. Je n’ai pas regardé ce discours comme une espérance bien prochaine, et j’eus l’honneur de vous mander que je n’en étais pas encore là ; mais enfin de tels propos réveillent l’ardeur. Qu’est-il arrivé ? C’est que nous avons surmonté, premièrement, tous les obstacles qui nous retenaient en Alsace. On est parti de Neubourg le 15 février, et, vingt-deux jours après, Kehl a été au pouvoir du roi.

Pour l’expédition de ce second projet (la jonction avec l’électeur), ma foi ! si vous me permettez de sortir un peu du sérieux qui convient quand on a l’honneur d’écrire à son ministre, j’aurai l’honneur de vous dire que vous vous y prenez très mal. On commence par me gronder : j’ai abusé de la confiance de Sa Majesté en prenant trop sur moi ; il me revient des menaces. Ce n’est pas là la bonne manière, et, suivant l’expérience, il fallait me mander : « Le roi sait que votre zèle et un désir de gloire vont tellement avant tout dans votre cœur, que les récompenses ne sont pas nécessaires pour vous exciter. Cependant, comme rien n’est plus important que la jonction, Sa Majesté envoie à M. l’électeur de Bavière un brevet de duc pareil à ceux qu’elle a donnés à messieurs les maréchaux de Bouflers et d’Harcourt, pour vous le remettre dès que son armée aura joint les troupes bavaroises. Après cela, allez vers l’Autriche, divisez les forces de l’empire, forcez-le à la paix, et nous verrons si l’on pourra croire sérieux ce que vous avez bien vu qui ne l’était pas quand je vous ai nommé l’emploi de connétable. »

Voilà, Monsieur, des paroles nécessaires, non pour augmenter le zèle, il est toujours égal, mais pour que votre général ait l’esprit plus libre, le cœur satisfait, et que, jugeant de sa fortune dans la guerre par celle qu’il trouve dans son élévation, il ne croie rien d’impossible. En vérité, cela est plus sûr que de suivre l’avis des courtisans, qui, ne songeant qu’à détruire ceux qui n’ont pour eux que leurs services, pourraient établir, sous un roi moins juste et moins grand que celui que la bonté de Dieu nous a donné, cette maxime si dangereuse pour les maîtres de la terre, qu’il vaut mieux songer à leur plaire qu’à les servir. Plaire et servir, cela peut-il être séparé ? Peut-on plaire sans servir ? Vraiment oui, et recevoir les grâces les plus importantes. Peut-on servir sans plaire ? Hélas ! oui.

Tel est au vrai Villars nous donnant son secret, et dictant spirituellement les paroles et les moyens les plus propres pour exalter et enlever Villars. Cette lettre écrite à une heure décisive lui était restée très présente, et, bien vieux, il aimait à en rappeler textuellement les dernières paroles : Peut-on servir sans plaire ? Peut-on plaire sans servir ? etc. La lettre, d’ailleurs, se terminait par un post-scriptum plus grave et qui montrait qu’à travers les bouffées et les saillies de la vanité, on avait affaire à un chef réfléchi, ayant la conscience de ses hauts devoirs militaires. Voici ce post-scriptum, qui n’est plus d’un homme qui badine, mais d’un général :

Sur ce que vous me faites l’honneur de me dire que le courtisan veut s’imaginer que j’évite la jonction, j’aurai celui de vous répondre que je la désire passionnément, mais que je regarde le commandement d’une armée séparée de nos frontières comme l’emploi le plus difficile qui ait jamais été donné à personne. Ajoutez-y, Monsieur, que cette armée part sans officiers, ni recrues, ni habillements, ni armes, et des fonds bien médiocres pour sa subsistance. À cela près, fussions-nous déjà de l’autre côté du Danube ! Mais celui qui ne comprendra pas la pesanteur d’un tel emploi ne mérite pas d’en être chargé.

Je ne crains pas d’insister sur cette étude de Villars, parce qu’il me semble qu’en exprimant à fond, et à l’aide de ses propres paroles, sa brillante nature si décidée et si en dehors, je dépeins peut-être plus d’un homme en sa personne et plus d’un vaillant guerrier·