(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) «  Essais, lettres et pensées de Mme  de Tracy  » pp. 189-209
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) «  Essais, lettres et pensées de Mme  de Tracy  » pp. 189-209

Essais, lettres et pensées de Mme  de Tracy 27

Il a été tout récemment question, dans la presse quotidienne, de ce recueil qui n’était destiné d’abord qu’à un cercle d’amitié et de famille. J’avais dû à un heureux hasard, ou mieux, à une indication délicate, de le lire il y a déjà quelque temps, et j’en avais extrait pour moi quelques belles et douces pensées. Aujourd’hui que je vois, par l’exemple de mon honorable confrère, M. Cuvillier-Fleury, qu’il n’est pas interdit aux amis d’en dire quelque chose, je désirerais à mon tour que la même liberté fût laissée, non pas aux indifférents (ceux qui ont lu ce recueil ne sauraient plus l’être pour Mme de Tracy), mais aux étrangers et aux curieux pleins de respect qui n’ont pas eu l’honneur directement de la connaître : comme esprit et comme cœur, elle s’est peinte suffisamment à eux dans ces pages.

Mme de Tracy, il faut l’expliquer pour tous en peu de mots, était Anglaise de naissance, née à Stockport en 1789 ; elle s’appelait Sarah Newton, et appartenait à la famille de cet homme de génie, le plus grand qu’ait produit la science. Elle avait sept mois quand elle vint en France, et ne la quitta plus. « Je ne sais rien, disait-elle, de mon pays paternel ; je suis Anglaise, God bless the King ! voilà tout. » On verra qu’il lui en resta beaucoup plus qu’elle ne croyait. Elle avait proprement le fancy, ce mélange d’imagination et de fantaisie imprévue ; et, avec la facililé de se retremper aux lectures anglaises comme à la source natale, elle garda de tout temps un cachet d’originalité et d’indépendance. Elle était d’ailleurs catholique de cœur et d’inclination ; elle aimait les cérémonies, les signes extérieurs et la décoration du culte : « J’aime les curés, les croix, les cloches, les moines, les images, les chapelles et tous les saints. Quand j’avais cinq ans, je faisais des autels entourés de poupées qui étaient à la messe, et on m’appelait petite païenne. » À ces instincts premiers elle joignit, en avançant dans la vie, l’étude des doctrines. Elle avait été très jolie dans sa jeunesse, et d’une grâce légère et piquante. Mme de Coigny lui donnait pour emblème une hermine avec ces mots : Douce, blanche et fine. Elle avait le pied mignon et dansait à ravir ; elle avait une merveilleuse adresse des mains pour le dessin et pour tous les jolis ouvrages, des doigts de fée. Elle parle au reste librement d’elle-même et de ce qu’elle avait été ;

J’ai retrouvé, écrivait-elle après des années, Mme de Castellane ; elle est toujours la même, et elle s’est montrée plus charmante pour moi que jamais. Je l’avais connue très intimement. Dans notre jeunesse, elle, sa cousine Mlle Scherer, et moi, nous étions, sans contredit, les trois plus jolies filles de France. Nous avions les mêmes cheveux plus ou moins blonds, les mêmes tailles fines et les mêmes petits pieds. Nous allions toutes les trois nous promener dans les jardins des maraîchers de la rue Saint-Sébastien pour y herboriser au milieu des choux et chercher des papillons. Mme de Castellane n’a rien oublié de tout cela ; elle se rappelle parfaitement ma mère et sa belle figure pâle, notre salon vert, et mille détails qui m’ont confondue de la part d’une personne qui a tant vécu dans le grand monde et tant vu de choses. Cette mémoire lui gagne mon cœur, et je veux cultiver et raviver cette amitié qui n’était qu’assoupie.

Mlle Newton épousa à vingt ans le colonel Le Tort, des dragons de la garde, depuis général et aide de camp de l’Empereur, et qui fut tué d’une balle à Gilly, trois jours avant Waterloo28. Peu d’années après, elle épousa en secondes noces M. Victor de Tracy, fils de l’illustre philosophe, et lui-même si distingué par un ensemble de qualités et de vertus qu’il a portées dans la carrière publique et qu’il aime à pratiquer dans la vie privée. M. de Tracy perdit Mme de Tracy le 27 octobre 1850, et, dans son culte pieux pour sa mémoire, il a cru devoir recueillir, selon qu’elle l’avait désiré, quelques-uns des écrits où elle mettait de sa pensée et de son âme : c’est un portrait de plus, et le plus vivant, qu’il a voulu que les siens eussent toujours présent devant les yeux. L’un des amis de Mme de Tracy, M. Teulet, a soigné l’édition toute domestique de ces volumes, qui offrent des parties d’étude sérieuse. Depuis le mariage de ses filles, Mme de Tracy, soit à Paris, soit à sa campagne de Paray en Bourbonnais, donnait au moins six heures par jour à la lecture et au travail de l’esprit.

Le premier essai est un récit fort agréable, une espèce de journal d’un Voyage à Plombières, que fit Mlle Newton, âgée alors de dix-huit ans, en compagnie de Mme de Coigny, celle dont le général Sébastiani avait épousé la fille29. On était en 1808. Mme de Coigny, un peu à cause de son gendre et aussi par tout ce qu’elle avait vu dans la Révolution, par reconnaissance pour celui qui nous en avait tirés, était grande admiratrice, et plus qu’on ne l’était d’ordinaire dans son monde, de l’Empereur et de son génie. Elle rompait là-dessus des lances avec ses parents et amis d’autrefois : et cependant, quand l’Empereur rencontrait Mme de Coigny aux Tuileries, la sachant femme avant tout, prompte aux bons mots et aux reparties, il lui arrivait le plus souvent de lui demander : « Comment va la langue ? » Elle n’en était pas moins enthousiaste pour cela. « Voltaire et l’Empereur se disputaient le cœur de Mme de Coigny. » Ajoutez qu’elle était devenue dévote, et combinez le tout comme vous le pourrez : il en résultait, quoi qu’il en soit, un très agréable composé, une vieille de grand air, vive, spirituelle, pas du tout ennuyée ni ennuyeuse. On assiste par le récit de Mme de Tracy à ces conversations d’intérieur pendant les longues journées de Plombières. La jeune fille est plus occupée des fleurs, des rochers, des oiseaux et de toutes les beautés du paysage, que des choses publiques. Dans les lectures d’histoire qu’on lui fait faire, il lui semble qu’il n’y a pas de roi préférable à Louis XII ; l’écho des victoires l’atteint peu ; et cependant elle a aussi la marque de son temps, et lorsqu’il vient là pendant quelques jours un beau monsieur de Paris, très riche, très gai, très galant pour elle, et qui cause politique avec Mme de Coigny, qui apporte les dernières nouvelles et les commente avec cet esprit de dénigrement propre aux salons, elle n’est pas séduite, elle aperçoit d’abord ce qui manque à l’élégant monsieur, en fait de chevaleresque, et celle dont le cœur est destiné à des cœurs braves, finit par ce trait en le dépeignant : « Et puis il n’a été à aucune bataille, et c’est vraiment ridicule30. »

Mme de Coigny aime les longues lectures régulières et qui se continuent, qui occupent et reposent : on lit donc Rulhière, Histoire de l’anarchie de Pologne, toutes les Révolutions de Vertot, La Guerre de Trente Ans de Schiller, Le Siècle de Louis XIV ; toutes ces lectures ne sont pas également intéressantes. On en a un reflet très vif dans le journal de la jeune fille. Je n’ai jamais vu mieux rendre l’impression que m’a faite à moi-même Rulhière et son procédé d’histoire classique appliqué à des temps modernes, ce genre honorable, mais froid, mais artificiel, et qui a l’inconvénient de ne laisser aucune trace profonde : « Le bruit des violons (d’un bal voisin) a été couvert par notre lecture de l’Histoire de Pologne par Rulhière. Cela ne m’amuse guère… Mme de Coigny tâche de m’inspirer son goût pour Mockranowski, son admiration pour Radzivill, sa passion pour Braniki et tant de ki, toujours vaincus, toujours si malheureux, désolés, perdus, ruinés… » Elle ne peut s’empêcher (c’est bien l’image de la jeunesse) de se consoler de sa lecture en dansant toute seule sur les airs du bal d’en face qu’elle entend. Quelques jours après, on a la suite des impressions : « À propos de cela, nous avançons dans l’Histoire de Pologne ; Mme de Coigny se passionne à présent pour Caetan Soltick, et aussi pour Poniatowski, qui ressemble à d’Alvimar. M. Rulhière fait trop de portraits ; c’est du remplissage. Mme de Coigny dit que j’ai tort de trouver cette histoire trop longue, et que c’est là une nécessité de ce genre de littérature. Amen ! » Et plus loin : « Nous avons passé le reste de la soirée en Pologne avec M. Rulhière, qui n’en finit pas. Mme de Coigny est folle des princes Pulawski ; je les aime aussi, mais je trouve toujours que les personnages n’ont pas l’air vrais, et ne sont pas touchants comme le Falkland des Rébellions de Clarendon. » Et enfin, après quelques jours encore : « Ce matin, nous avons fini l’Histoire de Pologne. Ouf ! Mme de Coigny dit que c’est fort bon de lire de temps en temps des ouvrages ennuyeux. J’ai été à la cuisine manger du miel en gâteaux, la cire est aussi bonne que le miel… »

Elle a ainsi de ces sauts de jeunesse d’une idée à l’autre, de ce qu’on peut appeler des transitions à la sylphide. — Un autre jour on lit Mademoiselle de Clermont, la jolie nouvelle de Mme de Genlis, à la bonne heure ! « Le soir, nous avons achevé Mademoiselle de Clermont ; j’ai pleuré une heure durant, et Mme de Coigny me disait : « Mais tout cela n’est pas vrai. » — « Quest-ce que cela fait, lui ai-je répondu, si cela en a l’air ? »

Le matin, au balcon, Mlle Newton lisait de l’anglais, Le Lay du dernier ménestrel de Walter Scott, alors sous sa première forme de poète et avant le roman ; Le Voyage du pèlerin de Bunyan, « ce livre que ma mère m’a donné, et qu’elle aimait tant, qui présente une ingénieuse allégorie des progrès que peut faire un pèlerin chrétien à travers les misères humaines ; et plus on le relit, mieux on le comprend. » Elle lisait et relisait Shakespeare, c’était son livre de chaise de poste : « Bientôt je le saurai tout entier par cœur. Mme de Coigny n’aime pas assez Shakespeare ; l’original lui donne trop de peine, et elle déteste les traductions impossibles… Je raconte à Mme de Coigny mes lectures anglaises, et elle dit que ces lectures (aidées de Dieu) m’ont donné un esprit original et sain. »

Mme de Coigny avait raison ; ces lectures croisées sont un excellent régime et fortifient une jeune nature. Elles font un solide estomac à l’esprit ; elles enhardissent le goût, et on emprunte de leurs qualités à deux races. Mme de Coigny s’occupait avec intérêt de la jeune fille douce, vive et voltigeante qui s’épanouissait sous ses yeux : « Mme de Coigny me donne des leçons de prononciation, de ponctuation, et me recommande de faire des notes sur tout ce que je lis, et d’écrire tous les jours ce que je pense : c’est une façon de savoir si on est bête. »

Mais ce conseil que donnait Mme de Coigny à Mlle Newton ne fut complet et ne put être suivi dans sa perfection que lorsque M. Boissonade, cet autre guide inattendu et dont l’autorité avait aussi de la grâce, y eut ajouté le sien :

Un jour M. Boissonade me dit : « Vous ne savez pas lire. Vous lisez comme si vous mangiez des cerises. Une fois la lecture faite, vous ne pensez plus à ce que vous avez lu, et il ne vous en reste rien. Il ne faut pas lire toutes sortes de choses au hasard ; il faut mettre de l’ordre dans ses lectures, y réfléchir, et s’en rendre compte.

« Peu lire et penser beaucoup nos lectures », a dit Rousseau. C’est bien, mais avec la grâce de moins. Rousseau a gardé ses cerises pour un autre jour.

Mme de Coigny est vieille, et d’une vieillesse qui ne paraît pas trop chagrine ; elle s’est rajeunie par ses filles, par son gendre ; elle a au cœur un enthousiasme ; elle ne croit pas qu’on soit à la fin du monde. L’humanité ne lui paraît pas meilleure de son temps qu’autrefois, mais elle ne lui paraît pas pire. Elle ne s’ennuie jamais ; elle dit que « s’ennuyer est quelque chose de méprisable ». Elle est d’avis que tous les âges ont leur joie, et, tout en sentant ce qu’elle a perdu, elle n’est pas envieuse contre la jeunesse : « J’aide à Mme de Coigny à finir ses petites bandes de tapisserie ; elle dit qu’il n’y a plus à présent d’autres fleurs pour elle dans le monde que celles quelle fait à l’aiguille, mais que le monde est tout plein devant moi de véritables fleurs. »

Cependant la différence des sensations est continuelle, et l’on a sur chaque point comme une double note comparable entre les réflexions sensées de ce tiède hiver et les joies folâtres de ce jeune printemps :

Avant dîner, nous avons été nous promener à la pluie, armées de parasols. Le soir nous avons lu du Schiller, et hier nous avons fait exactement la même chose. Mme de Coigny m’a dit que le temps paraissait passer plus vite quand on l’employait d’une manière uniforme. Je croyais le contraire. J’apprends tous les jours quelque chose.

Et encore :

Hier, nous avons été au désert, et de là Mme de Coigny a voulu monter sur la montagne malgré le vent, les pierres, les ronces et mille difficultés. Nous espérions, arrivées au sommet, voir le soleil éclairer tout cela ; mais il n’a pas paru. Alors Mme de Coigny a dit : « Eh bien ! ce que nous venons de faire là est l’image de la vie, et c’est assez triste, n’est-ce pas ? » C’était au contraire très amusant ; car le brouillard, la pluie et le vent ont aussi leur charme, et le mieux à faire est d’avoir le soleil en soi-même.

Cette différence naturelle entre les impressions de Mme de Coigny et celles de la jeune fille qui a en elle une étincelle de Mab et d’Oberon est piquante et n’a rien qui choque ; c’est plutôt une opposition qu’un désaccord. Là où je verrais une contradiction et une séparation tranchée, ce serait si l’on comparait cette vie nouvelle qui s’essaie en tous sens à ce qu’étaient les vieilles femmes spirituelles du dernier grand monde avant l’ouverture du siècle et avant la renaissance de 1800, Mme Du Deffand, Mme de Créqui par exemple ; il y avait là goût parfait, jugement net, mais sécheresse ; rien au-delà. L’arbre encore altier semblait mort, la sève n’y montait plus. Ici tout ressent la vie, tout recommence, le printemps éclate, la jeunesse refait du bruit aux jeunes cœurs, et ils se rouvrent avec délices au sentiment de la nature :

Je suis accoutumée déjà (dès le lendemain de l’arrivée) au séjour de Plombières comme si j’y avais demeuré six mois ; il me semble que j’avais rêvé ces montagnes, ces cascades, et tous ces jolis sentiers qui ne mènent nulle part et qui vont toujours… Je m’endors chaque soir au son d’une musique quelconque, le bal qui danse en face de nous, un voisin qui joue du violon à ravir, et un grillon qui crie dans ma cheminée.

Mme de Coigny elle-même se prête à ces longues promenades romantiques, qui font l’étonnement des baigneurs, « ces promenades à travers tout pour n’arriver à rien. »

Nous avons été nous promener après la pluie sur la montagne couverte de grès qui forment un escalier. Il y avait des buveurs d’eau dans les prés au-dessous, qui nous regardaient comme si nous étions des chèvres. Chemin faisant, j’ai brouté des mûres et cueilli du chèvrefeuille et a sweet briar (de l’églantier odorant). En descendant, Mme de Coigny est tombée plusieurs fois, mais maintenant elle y est accoutumée.

La jeune fille aime passionnément la nature ; elle la sent dans toutes ses créations, dans les fleurs, dans les arbres, dans les oiseaux. Pour ceux-ci elle a de bonne heure une prédilection, un art de les apprivoiser et de les élever, qui, avec les années, deviendra une science et ira jusqu’à une légère singularité ; Mme de Tracy n’en mangeait jamais. Elle n’en voulait qu’aux oiseaux de proie. Je laisse ce qui n’est que singulier, et je m’en tiens au talent. Est-il rien de plus riant, de plus frais, comme page et vignette d’histoire naturelle, que ce joli nid de mésange :

Ce matin, en faisant une promenade sur les bords de l’étang (il s’agit de l’étang de Paray, et ceci n’est plus du voyage de Plombières), j’ai joui d’un spectacle qui m’a confondue d’admiration, et que je vais tâcher de raconter. — Je m’étais appuyée contre un saule pour me reposer un instant, lorsque tout à coup un charmant petit oiseau sembla jaillir de l’écorce même de l’arbre ; je voulus me rendre compte de ce phénomène, et voici ce que je vis en y regardant de très près. À environ quatre pieds de terre, j’aperçus collé contre le tronc du saule une sorte de gros cocon à base élargie, et affectant la forme d’une petite bouteille ou plutôt d’une pomme de pin. Les parois extérieures de ce cocon étaient entièrement garnies d’un lichen argenté et moussu, recueilli sur l’arbre même et ajusté avec un art si merveilleux, qu’on aurait pu passer vingt fois devant l’arbre sans croire à autre chose qu’à une rugosité de l’écorce. Je m’approchai avec précaution, et par une petite ouverture ménagée dans l’édifice, à environ un pouce du sommet, j’aperçus, ô merveille ! ô prodige ! ô spectacle incomparable ! j’aperçus vingt petites têtes et vingt petits corps rangés avec la plus parfaite symétrie dans ce petit réduit qui n’était guère plus grand que le creux de la main. C’était un nid de mésange que j’avais sous les yeux, un nid de cette mésange si jolie, si gracieuse, qui est, je crois, la plus petite de son espèce, et qui certainement n’est pas plus grosse qu’un roitelet. Quand on songe à toute la peine que ce pauvre petit oiseau a dû prendre pour construire un pareil édifice sans autre instrument que son bec et ses deux petites pattes, quand on pense à l’activité incessante qu’il est obligé de déployer pour nourrir une si nombreuse famille, on est partagé entre l’admiration et l’attendrissement. Et dire qu’il y a des gens assez stupides pour oser porter la main sur un pareil chef-d’œuvre, assez cruels pour porter la désolation dans une si charmante famille ! Je m’empressai de m’éloigner, et m’arrêtant à quelque distance, j’eus l’indicible bonheur de voir la mère regagner courageusement son nid et distribuer à sa jeune famille deux belles chenilles vertes.

Il n’y a rien de mieux dans les Études de la nature, c’est de l’observation vivante et peinte, comme chez Bernardin de Saint-Pierre et Audubon.

Revenons à Plombières ; les arbres ont part, comme les oiseaux, à l’affection et à la sympathie de la jeune voyageuse :

Nous avons été dans un bois par le chemin d’Épinal, et là nous avons vu des arbres extrêmement curieux. Un paysan qui se trouvait là nous en a montré un qui passe pour avoir trois cents ans : il surpasse en hauteur et en grosseur tous les autres, et il est bien conservé pour son âge. Il y en a d’autres qui ressemblent à des crocodiles, et qui offrent des bancs naturels où l’on est assis comme dans des fauteuils. Toutes ces formes bizarres viennent de ce que ces pauvres arbres sont torturés dans leur jeunesse pour servir de clôture, et alors ils poussent comme ils peuvent et se tortillent dans tous les sens. Je suis sûre que cela leur fait mal et qu’ils respirent difficilement. Mme de Coigny m’a dit que c’était peut-être vrai, et que ces arbres avaient l’air d’être les arbres généalogiques des anciens souverains de ces contrées. Cela nous a fait de la peine, et nous regardions avec plaisir le vieux chêne échappé à cette cruelle éducation.

L’impression encore ici est double entre la jeune fille et la marquise : celle-ci, qui songe d’abord au blason, voit une image des arbres généalogiques là où l’autre, sensible comme une dryade, a vu surtout une fatigue de respiration et une souffrance.

Parmi les paysages à l’aquarelle qu’a tracés cette plume qui ne songe qu’à courir, j’en veux citer un encore, un dernier, qui est tout matinal et transparent, et comme traversé d’une brise rieuse :

Ce matin, nous avons été nous promener sur le chemin de Remiremont ; nous sommes descendues vers un moulin dont j’aimerais à être la meunière ; l’eau est si claire qu’elle a l’air d’être doublée de satin vert, tant elle réfléchit avec netteté les arbres qui entourent le moulin. Tout auprès il y a une pierre énorme toute couverte de mousse, et qui a l’air d’être le tombeau d’un géant. Au bord de l’eau croissaient des champignons rouges que Mme de Coigny prenait pour des homards ; puis nous avons réfléchi que les homards ne sont rouges que lorsqu’ils sont bouillis. Nous avons ri comme des folles de cette idée de homards et de champignons, d’histoire naturelle et de botanique. Le meunier, couvert de farine, est venu voir pourquoi nous faisions ce bruit. Il n’a rien compris à ce que Mme de Coigny lui a dit ; moi, je n’ai pu que lui rire au nez encore plus fort. Nous sommes rentrées enchantées, et apportant un énorme fagot de fleurs, de quoi nourrir trois vaches si j’en avais. — En aurai-je jamais des vaches à moi ? Pourquoi pas, si j’ai des prés ? Mme de Coigny dit que j’aurai ce que je voudrai, parce que je n’ai envie de rien.

Tout cela est gai, et jeune, et vivant ; ce sont des tableaux faits sans quon y pense. On a blâmé, je le sais (et un savant juge), cette eau du moulin si claire qu’elle a l'air d’être doublée de satin vert. Et pourquoi ne le dirait-elle pas ? c’est sa sensation exacte ; elle a osé la rendre. Mme de Sévigné a bien parlé de ces belles matinées de cristal de l’automne. Les Anglais osent de ces choses dans leur poésie, dans leur peinture, et c’est pourquoi leurs poètes peintres ont souvent plus de relief et de vérité que les nôtres.

La jeunesse allait si bien à Mlle Newtonr ! sera-t-elle de celles qui sauront s’en passer un jour, qui sauront bien prendre la perte de ces grâces fugitives, et qui, ainsi qu’elle le disait dès lors, auront en elles le soleil au dedans ?

Elle fut de celles-là, et à ce titre elle mérite d’être citée en exemple aux femmes auxquelles leur situation donne des loisirs et peut engendrer par là même plus de regrets :

L’âge, disait-elle, — et sans transition on la retrouve ici à plus de trente ans de distance ; elle avait vécu, souffert, aimé dans l’intervalle ; elle avait élevé sa famille et marié ses enfants ; — l’âge, disait-elle donc, ne nous enlève que des choses qui nous deviennent successivement inutiles, et qui sont remplacées par d’autres qui valent souvent beaucoup mieux. Il ne s’agit que de savoir les apprécier. Si l’on perd la danse à trente ans, on acquiert la liberté. L’âge nous donne l’expérience et des sentiments meilleurs, que je préfère aux folles illusions de la jeunesse. Quant à moi, lors même que j’en aurais le pouvoir, j’aimerais mieux continuer de marcher vers la fin que de revenir en arrière.

Heureux, ajoutait-elle d’une manière charmante, ceux qui font durer pendant quarante ans ce crépuscule qui sépare la dernière jeunesse de la première vieillesse ! car c’est l’âge d’argent pendant lequel on fait tout ce qu’on veut, et l’on dit ce qu’on pense.

Elle écrivait cela dans sa retraite de Paray-le-Frésil, dans ce manoir paisible du Bourbonnais dont M. de Tracy fécondait le sol et défrichait utilement les bruyères, manoir qu’elle nous a complaisamment décrit et que nous croyons avoir vu. Oh ! ce n’est plus ici la joie de Plombières, ce n’est plus le mouvement, la danse, cette légèreté d’écureuil, ces gaietés de chèvre par les hauts sentiers. Dans la nature d’alentour comme en elle, tout s’est rassis peu à peu et comme tranquillisé :

(25 juillet 1843.) — Paray est vert comme au printemps : les arbres y sont couverts de feuilles et d’oiseaux. Il règne partout une fraîcheur, un calme, un silence qui font de ce lieu un véritable séjour de paix et de repos, locus pacis et refrigerii. Voici une image fidèle de notre manoir :

An ancient lonely place : the path o’ergrown
With strawberries and sweet blue violets ;
Across the green, a quiet silver pond
Hidden and silent, as if fear’d to wak
The deep tranquillity that dwelt and slept
Around the manor shadowed by trees.

(Un ancien lieu solitaire ; le sentier se perdant sous les fraises et les douces violettes sombres ; à travers le tapis de verdure, un paisible étang d’argent caché et silencieux, comme s’il craignait d’éveiller la profonde tranquillité qui habite et dort autour du manoir ombragé d’arbres.)

Mais elle a mieux fait que de traduire ces vers comme je viens de l’essayer ; elle a rencontré la même impression que le poète, et l’a vraiment égalé dans cette note si fidèle et si harmonieuse, trouvée à quelques jours de là :

Il fait aujourd’hui un de ces jours grisâtres où la nature est silencieuse, le paysage terne, les nuages presque immobiles ; en un mot, un de ces temps modestes où l’on craint de faire du bruit, de peur de réveiller le vent ou d’amener le soleil. Je suis allé rôder avec les enfants. Nous ne pouvions pas nous rassasier d’une si tranquille journée.

Quand elle arrive à Paray, c’est le repos qu’on lui ordonne ; en quittant Paris, il ne lui reste que le souffle. « Le repos ou la mort, m’a dit le docteur en partant. — J’aime mieux le repos. » Sa santé est intérieurement épuisée ; elle a des défaillances, des impuissances de vivre, qu’elle ne répare qu’avec des journées de silence et de la moindre action possible. Elle prend, comme elle dit, de la paresse à haute dose. Mais bientôt les esprits renaissent, le foyer intérieur se ranime, elle se remet à vivre, à penser, à écrire à ses amis ou à les appeler près d’elle, amis de choix et d’un commerce sérieux, parmi lesquels il est juste de nommer MM. Desages, Hippolyte Passy, Victor Jacquemont, de Corcelles, Rossi et quelques autres. Seule, elle s’occupe de sa musique, de ses oiseaux, de ses fleurs ; il lui est impossible de ne pas mettre de la passion à tout ce qu’elle fait. Mais il faut bien parler des études principales que Mme de Tracy s’était réservées pour ses dernières années, et qui semblent au premier abord en contradiction avec la vocation de la femme ; elle nous dira elle-même pourquoi elle les avait entreprises :

Il y a des jours où l’on éprouve un désir passionné de revoir ceux que l’on a perdus. J’ai retrouvé dans une boîte un morceau de papier resté là depuis bien des années et sur lequel ma mère avait écrit : These pins for my lambs and for tkeir mamma (Épingles pour mes chères petites et pour leur maman). La vue de ces mots tracés il y a plus de vingt ans, le souvenir de ces épingles choisies par Nancy (sa sœur), tout cela m’a bouleversée. J’ai pleuré toute la matinée, et ensuite je me suis sentie consolée par la certitude de retrouver un jour ceux qui ne sont plus. Ma première pensée en me livrant à l’étude des Pères de l’Église après le mariage de mes filles, a été la curiosité de savoir ce qu’ils avaient dit de l’âme, eux qui ne cherchaient point avec les mains cette âme dont l’existence immortelle rend l’homme excusable de croire que le monde tout entier a été créé exprès pour lui.

Elle s’est donc mise à l’étude des Pères. Or il y avait en ces années trois personnes, trois femmes distinguées qui, dans la rue d’Anjou, s’occupaient à la fois de littérature sacrée et des Pères4. On put en sourire ; pour moi, et sans me permettre ici d’opinion sur les deux autres femmes d’esprit, je ne vois rien que de simple aux raisons que se donnait Mme de Tracy pour un tel choix de sérieuses occupations et qui devaient être plus longues que la vie :

J’ai organisé mon travail, et je suis décidée à traduire tout de bon le livre des Offices de saint Ambroise, dont je n’avais fait que de courts extraits. Quel bonheur d’avoir de la volonté et de l’aptitude pour une occupation quelconque ! que de charme à voir là, devant moi, cette multitude de gros volumes que je n’aurai jamais le temps de lire jusqu’au bout !

Malgré le charme, elle éprouvait des difficultés réelles, comme l’on peut croire. Elle était peu satisfaite, et avec raison, de la collection fragmentaire et monotone de l’abbé Guillon. Comprendre chaque Père de l’Église, le rendre avec la physionomie qui lui est propre, lui faire parler sa langue, le faire agir sur la scène où il a vécu, c’était son ambition première, et elle excédait ses forces : de plus savants qu’elle sont restés en chemin. À Paray, où elle poursuivait de préférence son travail, elle ne trouvait aucun secours ; le curé du village n’était pas capable de la diriger, ni même de l’entendre :

Je lui demandais un jour ce qu’il pensait des Pères apostoliques ; il n’en pensait absolument rien, ne sachant pas même leurs noms. En réalité, se hâtait-elle d’ajouter avec bon sens, la science n’est pas chose indispensable pour faire son salut, ni même pour travailler à celui des autres. Notre curé, sans être un érudit, n’en est pas moins un bon prêtre, et il me fait plaisir lorsqu’il vient manger des raisins avec moi. Je n’ai donc personne qui puisse me seconder dans mon travail ; il me faut tout lire, tout chercher, tout écrire et tout recopier.

M. Rossi, à qui elle en parla, et qui certainement appréciait tout bas l’impossibilité, lui conseilla de ne recourir à personne, de se charger seule du fardeau, et de démêler ses idées à sa guise, sauf à les rectifier après. C’était considérer ce travail sous son vrai jour, c’est-à-dire comme un exercice individuel qu’elle se proposait et comme un passe-temps fructueux. Elle-même avait fini par l’envisager volontiers de cette manière, la seule raisonnable :

Les difficultés m’effraient, et si je ne puis pas les surmonter, il faudra bien que je me contente à mon tour de biographies et d’extraits. Mais qu’importe ! en tout cas, je retire chaque jour de mes études un fruit inappréciable. Je goûte le bonheur d’avoir devant moi une occupation plus longue que la vie. Ne pas savoir se créer une occupation sérieuse lorsque la vieillesse commence, c’est vouloir mourir d’une mort anticipée. Que font de leur vie les femmes oisives, quand elles ne peuvent plus la dépenser dans le monde ? elles la passent dans leur lit. La vieillesse est pour elles comme l’enfer du Dante, à la porte duquel on laisse toutes les espérances.

Les Pères de l’Église lui furent donc les meilleurs maîtres pour apprendre à vieillir sans cesser d’espérer.

Savoir vieillir ! Mme de Tracy eut cet art, et la lecture attentive de ces volumes pourrait en donner une leçon. Que l’on ne dise pas que les hommes en ont moins besoin que les femmes. Le jour où elle avait quarante ans, la duchesse de B…31, belle et vertueuse, dans un bal auquel elle assistait, exprimait à une amie sa joie d’être délivrée enfin de cette jeunesse qui oblige à tant de mesures voisines des écueils, et d’avoir hautement acquis les droits de l’âge de raison. Le jour même où il avait quarante ans, M. de Chateaubriand passait toute une journée solitaire et mélancolique sous les ombrages de Champlâtreux, et, à M. Molé qui lui demandait la cause de sa tristesse, il livrait cet aveu pénible : « J’ai quarante ans. » M. de Chateaubriand était de l’avis de ce vieil élégiaque d’Ionie, de Mimnerne, celui qu’on a pu appeler le huitième sage de la Grèce ou le sage du plaisir, et qui mettait tout le prix de la vie dans les jouissances de la jeunesse. Mimnerne demandait, pour extrême limite, à mourir à soixante ans. Mais Solon, cet autre sage, le réfutait et lui disait également en vers de se rétracter et de dire avec lui, en corrigeant légèrement son vœu : « C’est à quatre-vingts ans que je veux mourir. » Horace Walpole, qui avait bien cinquante ans, écrivait à Mme Du Deffand, qui en avait bien près de soixante-dix : « Ah ! ma petite, passé vingt-cinq ans, que vaut tout le reste ? » Et le religieux Channing, au contraire, dans le dernier été qu’il passa sur la terre, entendant agiter en sa présence la question de savoir quel était l’âge le plus heureux de la vie, disait en souriant que c’était à environ soixante ans ; il avait alors cet âge. Juste pensée du chrétien, pour qui le vieillard, quand il est saint, n’est qu’un épi plus mûr ! Et Sénèque lui-même n’a-t-il pas dit à son jeune ami Lucilius, dans un admirable langage : « Viget animus, et gaudet non multum sibi esse cum corpore ; magnam partem oneris sui posuit ; exsultat, et mihi facit controversiam de senectute : hunc ait esse florem suum… » — « Mon esprit est plein de vigueur, et il se réjouit de n’avoir plus beaucoup à faire avec le corps ; il a déposé le plus lourd de son fardeau ; il bondit de joie, et me tient toutes sortes de discours sur la vieillesse : il dit que c’est à présent sa fleur. » Je trouve dans un livre d’hier, et sur ce même sujet de l’âge, cette autre pensée juste et ferme, et si poétiquement exprimée :

Me promenant, par une belle journée d’octobre, dans les jardins de la villa Pamphili, je fus frappé de la beauté merveilleuse d’un grand nombre d’arbres verts que je n’avais point aperçus durant l’été, cachés qu’ils étaient par l’épais feuillage des massifs, alors dans tout l’éclat de la végétation, maintenant dépouillés. Humble et patiente amitié, pensai-je, c’est ainsi qu’on t’oublie aux heures splendides de la jeunesse et de l’amour ; c’est ainsi que tu apparais, douce et consolatrice, vers le soir de la vie, quand la passion est morte et l’existence dénudée32.

Évidemment, tout l’art de vieillir est de quitter, quand l’heure est venue, les désirs et les passions qui nous quittent ; de ne pas se faire une passion unique et fixe de celle qui n’a qu’un temps et ne doit avoir qu’une ou deux saisons ; de ne point opiniâtrer son imagination en arrière ; d’adoucir par degrés quelques-unes de nos passions, et de les terminer en goûts ; de saisir à propos, d’avancer, s’il se peut, quelques-uns de nos goûts derniers et durables et d’en faire presque des passions. À chaque âge, à chaque étape de la vie, une hôtesse nouvelle, une joie proportionnée à la saison, et possible encore, nous accueille et nous reçoit. Sachons passer de l’un à l’autre, et ne garder de ce qui précède que ce qui est salutaire et bon. L’étude et l’amitié sont les consolatrices qui nous accompagnent le plus loin, et quelquefois jusqu’au bout. Mais tous ces conseils naturels, et qui reviennent à dire qu’il faut avoir l’esprit de son âge, ne sont rien encore et ne servent tout au plus qu’à adoucir les regrets, si une pensée plus haute n’intervient et n’y préside, si la religion n’élève l’homme et ne lui enseigne l’art véritable d’espérer. Mme de Tracy nous en est un exemple, et elle nous montre combien les pensées d’au-delà sont une ressource pour alimenter la vie du cœur. Dans un de ses derniers hivers, elle écrivait :

Tout est couvert de neige, et me voici enfin dans une position selon mon cœur, c’est-à-dire renfermée derrière un triple rempart de glaçons, de sapins verdoyants et de solitude absolue. Victor écrit d’excellentes choses sur l’agriculture. J’achève les Offices de saint Ambroise. Nous avons de bonnes nouvelles de nos enfants. All is well ! — Où peut-on être mieux qu’à Paray-le-Frésil ?

Dans ce manoir sans vue, dans ce pays fermé et sans horizon, elle a l’horizon moral, et le rayon lui arrive de là. Elle en était venue à dire, elle que nous avons vue si légère et toute propre au cortège de la reine des fées dans ce voyage de Plombières :

Il n’y a point d’autre jeunesse que la parfaite santé et la vigueur d’esprit : quand on possède ces avantages, on est toujours jeune, lors même qu’on aurait cent ans.

Elle disait enfin :

Ma santé se rétablit à vue d’œil… Je sors, je rentre, je marche. Je me sens libre comme l’air et sauvage comme le vent. Tout m’amuse et tout me plaît. Je trouve qu’à chaque jour suffit sa joie, et je suis plus que jamais convaincue que notre bonheur réside en nous-mêmes. L’on discutait l’autre jour devant moi la question de savoir quels sont les sites qui offrent le plus de charme à la campagne : sont-ce les montagnes, les bois, les rivières ou les prairies ? — La vraie philosophie, c’est de préférer ce qu’on a et de voir toutes chose du bon côté. De même, le vrai christianisme consiste à faire à tous les êtres animés, bêtes et gens, le plus de bien possible, et à attendre la mort sans crainte comme sans impatience.

Mme de Tracy a écrit une notice pleine d’intérêt sur son illustre beau-père, le rigoureux idéologue. Elle a su rendre agréable et faire aimer une nature qui lui était si dissemblable, mais qu'elle embrasse par des côtés imprévus. Elle nous a exprimé en quelques traits heureux la physionomie même du savant et de l’homme :

M. de Tracy était humilié de croire, il voulait savoir33.

Il y a deux choses qui surprennent dans sa vie intime (de M. de Tracy) : c’est d’avoir inventé une contredanse à laquelle il donna son nom lorsqu’il était un beau danseur aux bals de la reine et l’élégant colonel du régiment de Penthièvre, et d’avoir bien longtemps après bâti une église avec les débris d’une grosse tour qu’il fit abattre.

M. de Tracy (vieux, et après la perte d’une affection qui lui était tout) se livrait solitairement au sentiment du plus triste abandon… II craignait de déranger les autres, il ne les recherchait plus ; il se plaisait à faire des observations sur son déclin général : « Je souffre, dont je suis », disait-il. — On le voyait à sa fenêtre en contemplation devant les nuages qui passaient et se succédaient. À quoi pensait-il donc en examinant ainsi le ciel ? Nul ne l’a su.

Je n’ai point à conclure ni à porter de jugement ; je n’ai voulu qu’offrir à nos lecteurs un choix dans ces pages qu’il a été donné à peu de personnes de parcourir. On aura pourtant deviné les mérites et le caractère de celle qui les a écrites. Dans la société, dans la haute société surtout, qui a ses habitudes impérieuses et ses exigences, beaucoup de choses se sont envolées des âmes, la sincérité, la candeur, la joie, l’imagination, le sentiment vif de la vérité : Mme de Tracy avait gardé en elle quelque chose de ces trésors. Penser par soi-même est fort rare en France dans le monde, et chez une femme c’est assez mal vu d’ordinaire ; on s’en indigne ou l’on en sourit. Il y a deux manières de ne point penser par soi-même : c’est de répéter ce que disent les autres, ou bien aussi c’est de vouloir se faire un genre à part en disant tout le contraire des autres. Après le calque il n’y a rien de plus aisé que le contre-pied. Penser pour soi et pour ses amis, sans prétention à s’afficher ; vouloir se former des opinions justes sur les choses essentielles, sans aspirer à les produire ; étudier, vivre, regarder, oser sentir et dire, est une marque de distinction dans une nature. Mme de Tracy eut cette marque de franchise ; elle était restée très vraie, très elle-même, et, avec un certain air de caprice, travaillant à s’améliorer toujours.

Je parle au point de vue du public, et je ne doute pas que de ces trois volumes qui sont presque inédits on n’en pût tirer un qui plairait à tout le monde, et qui placerait à un bon rang dans notre littérature morale le nom de Mme de Tracy. On y mettrait le Voyage de Plombières, et tout aussitôt les Pensées, datées de Paray trente ans après : la jeunesse, et l’« âge d’argent » ; le mot mérite de rester34.