(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Appendice » pp. 453-463
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Appendice » pp. 453-463

Appendice

On lit dans Le Moniteur du 18 avril 1856 :

Aujourd’hui (17 avril) a eu lieu, dans la salle du Conservatoire impérial de musique, la distribution solennelle des prix de la Société des gens de lettres.

La séance, ouverte à deux heures sous la présidence de M. Mérimée, sénateur, académicien, et membre du jury d’examen, a commencé par une cantate, paroles de M. Émile Deschamps, musique de M. Halévy, chantée par M. Roger, de l’Opéra, avec chœurs et orchestre du Conservatoire.

M. Louis Lurine a lu ensuite un discours vivement applaudi, auquel a succédé une autre cantate, paroles de M. Camille Doucet, musique de M. Auber, chantée par Mme Marie Cabel.

Aussitôt après, M. Sainte-Beuve, de l’Académie française, a lu le rapport, que nous reproduisons plus bas, sur les résultats de ce concours, et a proclamé les noms des lauréats. Ce sont MM. :

Jacques Demogeot, Étude sur les lettres et l’homme de lettres au xixe  siècle.

Pour la poésie
(Les Chercheurs d’or au xixe  siècle)

MM.

Karl Daclin, 1er prix.

Eugène Villemin, 2e prix.

Ph. Boyer et Th. de Banville, 1er accessit.

Émile de Labretonnière, 1re mention honorable.

Siméon Pécontal, 2e mention.

Pour les nouvelles

MM.

Louis Fortoul, 1er prix.

Le comte de Légurat, 2e prix.

Enfin, Mme Arnould Plessy, de la Comédie française, a lu avec une grâce charmante Les Chercheurs d’or, de M. Karl Daclin.

La séance a été levée à cinq heures.

Rapport fait par M. Sainte-Beuve, au nom du jury d’examen pour les prix proposés par la Société des gens de lettres, et lu dans la séance publique du jeudi 17 avril.

Messieurs,

L’encouragement des lettres sous toutes les formes est utile et honorable. Quand ce sont les pouvoirs publics, quand c’est l’État qui prend à cet égard l’initiative, cela s’appelle protection, et cette protection favorisée d’heureuses rencontres et entourée de hautes lumières, a pris, à de certaines époques, un caractère d’immortelle grandeur. Quand ce sont les académies qui encouragent, c’est une sorte de protection encore, protection fort adoucie et ornée, assez imposante toujours, et qui peut même intimider quelquefois le talent par l’idée qu’on attache à des conventions de rigueur ou à des doctrines régnantes. Mais il est une forme d’encouragement à la fois bien noble et plus accueillante, et qui s’inspire de l’esprit de confraternité pour faire appel à tous, — bien réellement à tous, sans acception d’idées, de systèmes, de genres littéraires ; et ne demandant que cette moralité saine qui vient de l’âme, et la marque du talent. C’est le caractère du concours qu’une disposition généreuse, transmise à la Société des gens de lettres par un de ses membres73, lui a permis d’ouvrir dans des proportions inusitées, et dont elle vient vous rendre compte. La preuve que c’est bien à tous qu’elle s’adressait, c’est le nombre même de ceux qui ont répondu de toutes parts à l’appel et qui se sont présentés avec espérance ; c’est aussi, j’ose le dire, l’ensemble tout à fait satisfaisant et la variété des résultats.

Quatre sujets étaient proposés, dont les titres seuls témoignaient de cet esprit de bon accueil et d’entière ouverture qui devait présider à l’examen. On demandait :

1. Un discours sur les lettres et l’homme de lettres au xixe  siècle.

2. Une étude sur le célèbre romancier Balzac.

3. Une pièce de poésie qui répondît à une idée très à l’ordre du jour, mais diversement comprise : Les Chercheurs d’or.

Aucun programme tracé à l’avance n’indiquait le sens dans lequel ces différents sujets devaient être traités. Cela voulait dire :

« Faites bien, et entendez-le comme vous voudrez. »

4. Enfin, on demandait une nouvelle ou pathétique, ou délicate, ou piquante, dont le sujet naturellement était laissé à l’inspiration des concurrents.

De ces quatre sujets un seul, celui de Balzac, a trompé les espérances. Je ne reviendrai pas sur ce qui vient d’être si bien dit, et dit de telle manière, avec tant de pénétration d’analyse, tant de bonheur d’expression et de vigueur d’accent, que l’étude semble faite : j’allais oublier que mon devancier, en me comblant, m’a interdit à son égard l’éloge. Les concurrents ont donc échoué sur un point. Il y a en effet, je ne fais que le redire, il y a dans le talent de Balzac je ne sais quel prestige qui fascine ; et à ceux qui le sentent le plus vivement il faut du temps, je le crois, pour réagir sur eux-mêmes, pour se dégager et se rendre compte de l’impression qu’ils subissent, dussent-ils la justifier et la confirmer ensuite par l’examen. Le temps a manqué, et de la foule des admirateurs (cela n’a rien d’étonnant), il n’est pas sorti du premier coup un bon juge.

Le discours sur les lettres et sur l’homme de lettres au xixe  siècle, semble, au contraire, avoir trouvé des concurrents tout préparés, il s’en est présenté jusqu’à trente-huit dont plusieurs ont fait preuve de connaissances étendues et d’idées. Le discours auquel le prix a été décerné à l’unanimité des suffrages, se distingue par la composition, la justesse de la pensée, le tour aisé et le soin de l’expression ; on sent une plume exercée, châtiée, maîtresse d’elle-même, soit qu’elle coure avec vivacité, soit qu’elle se complaise au développement. Elle s’aiguise d’une fine ironie, lorsqu’elle touche quelques-uns de nos travers : une douce et noble chaleur anime les endroits où l’idéal du bien nous est proposé. L’auteur est évidemment de ceux chez qui le goût s’inspire aux sources de l’âme. Il y est parlé délicatement de la dignité des lettres, de leur rôle dans la société, et surtout de leur part dans la vie. L’auteur continue d’entendre toutes ces choses comme on les entendait autrefois, du temps d’Horace, du temps de La Bruyère et de Vauvenargues. C’est dans ces limites, chères aux esprits d’élite et aux âmes modérées, qu’il circonscrit ses vues, et qu’il aime à tracer le cercle où il voudrait retenir le plus habituellement, ou faire rentrer le plus tôt possible, l’homme de lettres même de l’avenir. Après avoir entendu la lecture (comme on aurait désiré que vous pussiez l’entendre, messieurs) de cette composition vraiment classique et pleine d’urbanité, le jury n’a pas été surpris de rencontrer le nom de l’auteur, M. Jacques Demogeot, professeur agrégé de l’Université, connu par une histoire élégante de la littérature française et par des études d’art et de poésie.

D’autres concurrents toutefois, moins heureux dans l’exécution, mais louables encore dans la pensée, avaient abordé le sujet par d’autres aspects, et soulevé, sans les résoudre, quelques-unes des difficultés qui demeurent jusqu’ici pendantes. Qui pourrait se le dissimuler, en effet ? la condition de l’homme de lettres, comme tant d’autres conditions dans notre société, a changé, et probablement changera de plus en plus ; elle est soumise bien autrement qu’elle ne l’a jamais été à ces grandes lois de l’égalité, de l’émulation, de la libre concurrence. Heureux qui peut encore cultiver les Lettres comme du temps de nos pères, dans la retraite ou dans un demi-loisir, faisant aux affaires, aux inévitables ennuis leur part, et se réservant l’autre ; s’écriant avec le poète : Ô campagne, quand te reverrai-je ! et la revoyant quelquefois ; et là, dans la paix, dans le silence, mûrissant quelques beaux fruits préférés, résumant dans quelque livre choisi, et qu’on ne recommence pas, les trésors de son imagination ou de son cœur, ou, comme Montaigne, le suc le plus exquis de ses lectures et de son étude ! La littérature ainsi comprise et cultivée, se peut appeler la fleur et le parfum de l’âme. Mais elle est encore autre chose, messieurs, elle est un instrument plus puissant, ou du moins plus actif, l’expression et l’organe perpétuel des pensées, des travaux de toute une vie. Il est homme de lettres aussi, celui que le feu de son imagination porte sans cesse vers des sujets nouveaux ; qui, doué de verve et de fécondité naturelle, n’a pas plus tôt fini d’une œuvre qu’il en recommence une autre ; qui se sent jeune encore pour la production à soixante ans comme à trente, qui veut jouir tant qu’il le peut de cette noble sensation créatrice et mener la vie active de l’intelligence dans toutes les saisons. Il est homme de lettres celui que la nécessité (pourquoi ne pas la nommer, cette mère rigoureuse de plus d’un grand esprit ?), — que la nécessité, dis-je, aiguillonne et arrache à la douce paresse, que l’occasion encourage et multiplie, et qui, une fois voué à cette vie de labeur et de publicité incessante, ne déroge point pour cela, ne tombe point par là même en décadence, mais a chance de se varier, de s’élever, de se perfectionner parfois. On parle toujours de La Bruyère et de son livre unique, immortel. Heureux La Bruyère en effet ! Mais qui nous dit que si, dès l’âge de vingt-cinq ans La Bruyère, dans un siècle différent du sien, avait été obligé pour vivre, pour se faire connaître, de tailler sa plume, d’écrire moins bien d’abord, mais vite, mais toujours, il n’aurait point tiré de lui autre chose encore que ce que nous en avons, et je veux dire autre chose de bien, qui sait ? de mieux peut-être ? Ces roideurs de style, ces passages qui sentent l’huile dans son beau livre, auraient disparu. Ces portraits et caractères composés si savamment, mais composés et concertés, auraient pris plus de naturel et de vie ; les originaux vrais auraient apparu, se seraient développés avec ampleur, abandon, et je ne sais quel charme qui leur manque ; je le suppose toujours à l’abri du trop de facilité et du laisser-aller. Il aurait peut-être créé des genres, trouvé des veines que nous ne soupçonnons pas, qu’il n’a pas soupçonnées lui-même. Sans doute faire trop est un danger, mais faire trop peu est une tentation. Il y a bien des couches dans la profondeur d’un vrai talent ; la première couche peut être riche : qui nous dit que la seconde ou la troisième ne le serait pas davantage, si le chercheur d’or, stimulé par un maître sévère, creusait sans cesse et allait plus à fond ?

Ce ne sont là que des aperçus ; ils ont leur vraisemblance, et je ne les crois pas dénués de vérité. En fait, la condition de l’homme de lettres a changé ; le nombre est de plus en plus grand de ceux qui, ne pouvant s’assujettir à ce qui fait l’objet de la plupart des ambitions, à ce qu’on appelle une place, sont prêts à se confier tout entiers, eux et les leurs, à leur plume, à leur plume seule. À ceux-là, généreux imprudents et qui vont courir tant de hasards, s’ils ont même un véritable talent, que de conseils nouveaux à donner et non prévus par Quinlilien, pour leur dignité, pour la conduite et l’économie de leur verve laborieuse, pour la modération des désirs, pour qu’ils ne sacrifient pas l’art au métier, l’inspiration à l’industrie, pour qu’ils ne fassent du moins que les concessions indispensables ! S’ils sont aimés du public, et si la faveur, si l’estime ou l’admiration les récompense, il importe de plus que cette récompense, sous ses différentes formes, aille bien à eux, leur revienne en une juste proportion et ne reste point en chemin : c’est à cette condition que leur talent vieillissant ne sera point condamné à une production toujours recommençante, et que là aussi, au bout de la carrière, il y aura la dignité d’un certain loisir. Être homme de lettres comme on est avocat, comme on est médecin, ne vivre que de sa plume, ne relever que du public, des nombreux amis et des clients qu’on s’y est faite, quoi de plus noble et de plus honorable ?

Il est si doux, si beau, de s’être fait soi-même,
De devoir tout à soi, tout aux beaux-arts qu’on aime,

a dit André Chénier : mais encore faut-il que ce soit possible, et que l’organisation de la chose littéraire s’y prête. Ici se rencontre une question forcément matérielle, et que les esprits mêmes qui aimeraient le moins à s’occuper de ce côté de la vie ne peuvent éviter. Du moment, d’ailleurs, qu’il y a production d’une richesse dans la société, il y a un possesseur, et il est juste que la richesse produite ne se trompe point, qu’elle n’aille point presque entière à qui l’a moins méritée. De là, des questions positives qui se mêlent aux questions morales et qui intéressent la condition future de l’homme de Lettres et sa véritable indépendance. Ces questions complexes étaient peut-être contenues dans votre programme : elles resteront longtemps encore proposées ; nous aimons à espérer qu’elles se résoudront peu à peu, et dans un sens qui ne sera pas défavorable, en définitive, à l’honneur des lettres, ni à l’émancipation de l’esprit.

La poésie, revenons à la poésie ! elle a répondu avec ardeur, avec feu et sur tous les tons, à l’appel et au vœu des fondateurs du concours, non pas qu’il soit sorti de cette mêlée générale, où 251 concurrents étaient aux prises, une œuvre achevée, complète, et qui réunisse toutes les conditions que les législateurs d’autrefois en ces matières eussent exigées pour une parfaite couronne ; mais il y a nombre de pièces, et même parmi celles qu’on a eu le regret de devoir éloigner, où s’est montrée l’empreinte du talent, le signe distinctif du poète ; et quelques-unes enfin dans lesquelles, d’un bout à l’autre, un souffle heureux a circulé. Le sujet proposé, et où l’or se présentait comme réalité ou comme emblème, a été considéré sous ses divers aspects ; la Californie et ses mines à fleur de terre n’ont été pour la plupart que le prétexte. Les uns ont pris parti contre l’or et les vices qu’il soudoie, d’accord en cela avec tous les anciens moralistes et satiriques, avec Juvénal et Boileau. D’autres ont cru l’or moins coupable s’il est bien employé, et ils ont tempéré leur anathème. D’autres enfin n’ont pas eu du tout d’anathème : il ont osé soutenir en moralistes hardis, mais surtout en poètes, qu’il faut dans ce monde nouveau, où la nature domptée par la science devient la première collaboratrice de l’homme, marcher résolûment à la fortune pour en faire un large et magnifique usage, conquérir l’or pour le répandre ensuite d’une main souveraine, pour fertiliser en tous sens et renouveler la face de la terre. Nobles esprits qui parlent sans doute ainsi avant de s’être mis en marche pour la riche conquête ! Quoi qu’il en soit, et vous en jugerez tout à l’heure, messieurs, le concours a eu de la vie, et la poésie qu’on y couronne n’est pas une poésie froide et morte.

La pièce qui a mérité le premier prix se distingue par je ne sais quoi de prompt, de svelte, de facile, qui marche de soi-même, et qui, chemin faisant, se rencontre avec l’élévation ou l’ingénuité du sentiment. Le poète au début se représente une maison ou plutôt un village abandonné : de pauvres Alsaciens sont partis, au bruit des merveilles de la Californie, pour aller tenter fortune. On nous les montre de loin en voyage ; mais, arrivés à Paris, une voix, qui sort de toutes parts, s’élève et leur dit : C’est ici qu’on cherche l’or, ne le voyez-vous pas ? Et le poète, prenant la parole, décrit avec feu, avec rapidité, les différentes manières de le chercher ; mais, trop jeune sans doute et trop pur pour être censeur impitoyable, il s’arrête, il considère le bien à côté du mal, tant de charité, de dévouement, de patriotisme, de vertus militaires et de sacrifices, de poésie encore, tout ce trésor moral subsistant dans de belles âmes. Ce passage d’une noble et pure veine et d’une émotion vibrante a décidé du succès de la pièce et a enlevé tous les suffrages. Le poète oublie un peu ses émigrants, qui n’étaient que le prétexte, et on les oublie avec lui.

Ce qui caractérise cette pièce à nos yeux, c’est, je le répète, qu’elle est née d’un souffle, qu’elle est bien venue et tout d’un jet. Sans doute, tout ne s’y tient pas également ; la source est pleine de fraîcheur, mais elle ne coule pas dans un canal régulier. Il y a même des endroits où le canal semble manquer, où la ligne est indécise, mais la source reprend aussitôt. Enfin, en la mettant au premier rang, le jury a cédé à une impression unanime reçue par lui à plus d’une reprise ; il a cru couronner, et il ne s’est pas trompé, quelque chose de la naïveté, du mouvement et de la grâce de la jeunesse.

L’auteur de cette pièce est M. Karl Daclin, attaché au ministère l’État.

La pièce qui a mérité le second prix offre des caractères assez différents et quelquefois opposés : de la fermeté, de l’habitude, une idée suivie et s’enchaînant avec vigueur dans toutes les parties de son développement, de l’élévation aussi et un sentiment moral s’attaquant à d’autres cordes, mais également vibrant. Le poète cette fois n’anathématise point l’or et ne blâme point les malheureux émigrants qui le vont chercher ; il jette sur l’ensemble du monde un regard de tristesse et trouve encore l’humanité bien misérable au gré des désirs et des vœux qu’il conçoit pour elle. Il est de ceux qui aiment à croire à un grand avenir, à une ère décidément nouvelle, et qui mettent l’âge d’or en avant : s’il y a quelque système en ceci et quelque illusion (et il en paraît convenir vers la fin), il anime ses tableaux du moins par un enthousiasme sincère et par des traits d’une imagination grandiose ; mais ce qui est mieux, il y met des tons de cordialité franche et de mâles effusions de tendresse. Quand il fait dire à chaque portion souffrante de la société et de la famille, à l’enfant, à la jeune fille, à l’épouse indigente, à l’aïeule glacée, quand il leur fait dire tour à tour à chacun : Cherchez l’or, nous en avons besoin pour vivre, pour grandir, pour travailler même et avoir toutes nos vertus, pour vieillir et pour mourir, — il a touché les fibres de tous et il arrache des larmes. Ce passage éloquent et tout semé d’images poétiques a enlevé les suffrages du jury : qu’il enlève aussi les vôtres, messieurs ; car la pièce entière ne pouvant vous être lu, comme va l’être tout à l’heure la première, je demande au moins à vous en dire le plus bel endroit :

    Cherchez l’or, dit l’enfant qui souffre ;
    Au travail, joug prématuré,
    Je meurs ; — ni le beau ciel doré
Ni le bel arbre vert ne viennent, à ce gouffre.
Dissiper les vapeurs dont je suis dévoré…
    Cherchez l’or, dit la jeune fille ;
    Mon travail ne me suffit pas ;
    Et le tentateur sur mes pas
Jette rubans, tissus, joyaux, tout ce qui brille.
Je pleure, et la misère insulte à mes combats…
    Cherchez l’or, dit la jeune épouse ;
    Sous les travaux mon front penché
    Ressemble un myrte desséché,
Qui livre sa couronne à la chèvre jalouse,
Ou que les vents du nord, l’hiver, ont arraché·
    Cherchez l’or, dit la blanche aïeule ;
    La bise est mortelle au vieillard ;
     Quand vient la neige ou le brouillard,
L’âtre est vide, et le blé souvent manque à la meule
Allez !… et revenez avant qu’il soit trop tard…
[…]
Cherchez l’or, cherchez l’or ! — Apportez le bien-être ;
De la grande famille acquittez la rançon ;
Au joug des ateliers l’enfant ne doit plus naître,
Et le beau lis éclos des larmes du gazon,
La vierge, qu’au travail comme un bœuf ou attelle,
La vierge, en fredonnant, doit tisser la dentelle,
Et briller dans son charme au seuil de la maison.

On a cru couronner dans l’auteur de cette pièce (et on ne s’est point non plus trompé) un homme de talent et de sentiment, doué de fierté de cœur, une âme qui a souffert et qui s’y est aguerrie.

L’auteur est M. Eugène Villemin, homme de lettres et docteur en médecine.

L’accessit a été obtenu par une pièce qui a des mérites à elle et qui porte aussi sa marque poétique. Il y a de la verve, un mouvement impétueux ; les navires qui partent pour traverser l’Atlantique marchent bien ; les chercheurs d’or, les émigrants sont bien lancés ; le tableau de l’agitation humaine et de cette poursuite fiévreuse, qui est celle de la misère autant que de la cupidité, se dessine nettement. Le poète, à un moment de la pièce, met en opposition les deux points de vue, les deux ordres de considérations morales et sociales. Le moraliste, l’économiste d’autrefois s’indigne, s’irrite de cette poursuite de l’or, il voudrait ramener le monde à la pauvreté. Il y a, à cet endroit, de fort belles strophes, et qui expriment énergiquement la protestation de l’antique frugalité à la vue des poursuivants modernes de la richesse et des adorateurs du veau d’or ; j’en veux citer une seule, qui a bien du souffle et de la verdeur :

Généreuse aristocratie
Des grands cœurs sur terre envoyés,
Ô Caton, ô La Boëtie,
Fiers de vos indigents foyers !
Ô laboureurs qui sauviez Rome,
Ô Bayard ! pauvre gentilhomme.
De tout, fors de sang, économe ;
Ô Corneille ! Ô Marceau ! vous tous
Dont la misère fut féconde,
Et sans trêve dota le monde
Des vertus par où tout se fonde,
En les voyant, que diriez-vous ?

Certes, il y a peu de poetes capables de conduire d’une main ferme des strophes de ce genre, cette espèce de char lyrique à double rang de triples chevaux. Ce mouvement, qui se soutient pendant huit strophes, atteste la force et l’adresse d’un talent éprouvé. La réponse dans laquelle les avantages de l’or sont opposés aux invectives des détracteurs, réponse qui rentre dans le ton et la doctrine de la pièce précédente, n’est pas à la hauteur de cette course lyrique du milieu, sans quoi le char du poète, ou, pour parler plus exactement, des poètes, eût touché plus près du but.

Je dis les poètes, car la pièce s’offre à nous signée par les deux noms unis et fraternels de MM. Théodore de Banville et Philoxène Boyer, de la Société des gens de lettres.

Des mentions toutes particulières ont été accordées encore à deux pièces diversement remarquables : M. Émile de Labretonnière, membre de l’Académie de La Rochelle, dont la pièce a obtenu la première de ces mentions, a composé, sous le titre de Petit Souper, tableau de chevalet, une scène nocturne qui se passe à la Maison d’or, en carnaval, et où il introduit des originaux et des masques à demi philosophes qui parlent très spirituellement de nos vices et de nos travers. La seconde mention a été obtenue par une pièce d’un ton moral élevé, mais où le sujet n’a point paru assez directement traîté. L’auteur de ces strophes généreuses, parfois éloquentes, est M. Siméon Pécontal, poète bien connu, l’un des fervents disciples de l’art sérieux, et qui, tout récemment encore, en célébrant dans des stances le génie de Chateaubriand, a rencontré un des plus beaux exordes lyriques dont puisse s’honorer l’ode française.

Si ceux qui n’ont pas été vainqueurs ont de tels mérites, les vaincus trouveront peut-être de quoi se consoler. Parmi ces derniers, il en est quelques-uns qu’on a regretté de ne pouvoir admettre à l’une des distinctions proposées. Plusieurs de ceux qui n’ont pu y atteindre et qui sont restés en deçà, s’étant hâtés d’en appeler au public et de faire imprimer leurs vers, je n’ai point à m’en occuper ici. Je signalerai seulement deux pièces dignes de mention parmi celles qui ont succombé : l’une, un dialogue extrêmement spirituel, et parfois poétique aussi, entre deux anciens camarades de collège, un poète et un banquier ; le sujet du concours y est traité un peu trop sans gêne toutefois. Cet excès de plaisanterie ou de familiarité a nui à la pièce, d’ailleurs aussi élégante que facile. Une autre pièce, qui a longtemps attiré rattention de la sous-commission et du jury, est un conte dont la scène se passe en Normandie, et qui sent tout à fait sa littérature familière du xviiie  siècle, poésie courante, négligée, gracieuse toutefois et spirituelle, dernier souvenir d’un genre ancien et qui s’efface. Mentionner cette pièce et dire qu’elle a compté longtemps dans la balance du jury, c’est montrer au moins qu’on n’a fait exclusion d’aucune manière et qu’on ne s’est enfermé dans aucune école.

Il faut s’arrêter et passer à la dernière branche du concours, à celle qui confine au roman. L’ouvrage qui a obtenu le premier prix parmi les 129 présentés, et qui a paru le plus s’approcher de l’idée qu’on se pouvait faire d’une nouvelle excellente, a pour titre Cécilie. De la curiosité, une fantaisie parfois saisissante, une moralité affectueuse et qui pénètre, la vigoureuse peinture de deux avares qui n’ont peut-être d’autre défaut que de se corriger à la fin (les avares ne se corrigent pas), recommandent cette nouvelle dont l’auteur est M. Louis Fortoul de la Société des gens de lettres, déjà connu par des écrits qui intéressent l’éducation de l’enfance.

La nouvelle qui a obtenu le second prix, et qui a pour titre Le Chant des Hellènes, est une confession, ou du moins une confidence, celle d’une femme à une jeune amie qu’elle veut prémunir contre un travers dont elle n’a pas pu se garder elle-même. « Préserver son imagination de tout écart n’est qu’un simple calcul de bonheur pour une femme vertueuse » : cette épigraphe, empruntée à Mme Necker de Saussure, se trouve justifiée par le récit ; mais ce récit est facile, naturel, coulant, et n’a rien d’une prédication. C’est l’histoire d’un enthousiasme romanesque pour un beau chanteur qu’on croit né prince, une erreur d’imagination dans l’amour. Le ton est celui du monde et de la bonne société. Le billet décacheté a donné le nom de M. le comte de Légurat. Serait-ce être indiscret de chercher encore sous ce nom et d’y entrevoir un gracieux talent de femme ?

Deux autres nouvelles ont mérité des accessits ; le premier est accordé à un récit intitulé Les Deux Transfuges, qui semble réel dans sa singularité, et qui s’encadre agréablement entre les haies d’un humble champ du Bourbonnais. L’auteur est M. Oscar Honoré, de la Société des gens de lettres. — La nouvelle qui a obtenu le second accessit a pour scène les bords de la mer sur les côtes de Normandie, et pour sujet un épisode de la vie de pêcheur : au milieu de figures simplement vraies se détache celle de Pierre, qui donne son nom au récit, et qui est pleine d’idéal et de sensibilité. L’auteur est M. Charles Deslys, de la Société des gens de lettres.

Tel est, messieurs, le produit assurément très varié et assez animé du concours. Au milieu des comparaisons multipliées et consciencieuses auxquelles se sont livrés le jury général et les sous-commissions dans lesquelles il s’était divisé, il y avait une difficulté très réelle, au moins pour ce qui concernait les nouvelles et la poésie, non pas tant à démêler d’abord qu’à classer définitivement les ouvrages. Cette difficulté tenait au grand nombre des concurrents, à la diversité des sujets ou à la manière très diverse dont le même sujet était envisagé, et, je le dirai aussi, au grand nombre des juges. Le jury a fait tous ses efforts pour être juste et pour ne manquer à aucun devoir. Pour moi, qui suis de ceux à qui la Société des gens de lettres avait fait l’honneur de les appeler dans son sein pour participer à ce jugement, je puis dire en mon nom et en celui des hommes de lettres ainsi conviés que j’ai été frappé et touché avant tout d’une chose, du sentiment d’équité générale et bienveillante qui a présidé à ce long examen. Ainsi, pour le concours de poésie, dont j’ai pu suivre de plus près toutes les phases, que de soins, que de lectures répétées, que de retours en arrière et de révisions ! combien d’épreuves et de contre-épreuves scrupuleuses ! Les juges étaient fort dissemblables et venus d’écoles ou, si l’on veut, de camps très différents. Quelques-uns avaient marqué avec éclat dans la poésie même, et avaient bien droit d’avoir leurs préférences. Nous avons tous, si nous n’y prenons garde, un premier jugement prompt, facile, involontaire, par lequel nous approuvons chez les autres ce qui nous ressemble, ou nous rejetons ce que nous n’aurions pas fait. En un mot, il y a un jugement auquel il est aisé de s’abandonner comme si l’on était chez soi, et par lequel on abonde dans son propre sens. Je ne veux pas dire que ce premier jugement soit toujours mauvais et faux, mais il est hasardeux, et il court risque fort souvent de ressembler à de la prévention. Il y a aussi un second jugement, plus réfléchi, plus méritoire, dans lequel on sacrifie quelque chose du sien et l’on se met au point de vue des autres ; oh, sans se départir de sa propre impression, l’on accorde quelque chose à d’autres manières de voir et de faire. C’est sur le terrain élargi de ce second et plus impartial jugement que j’ai vu des hommes de directions et de natures de talent très diverses se rencontrer, se rapprocher durant des semaines, et chercher sincèrement à se mettre d’accord pour rester justes envers les concurrents, ces autres confrères inconnus. Le fait de cet esprit d’union désintéressée et de concorde intelligente est aussi l’un des résultats et des produits du concours, et j’aurais cru ne pas avoir rendu justice à tout ce qui en est sorti, si je ne l’avais signalé en m’honorant d’en avoir été l’organe.