(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — II » pp. 435-454
/ 2020
(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Charles-Victor de Bonstetten. Étude biographique et littéraire, par M. Aimé Steinlen. — II » pp. 435-454

II

Cependant, avant de considérer Bonstetten sous sa forme dernière et définitive (si tant est qu’il y ait jamais eu rien de définitif en lui), nous avons à le mener, à l’accompagner rapidement à travers ses âges intermédiaires. Il n’a que vingt-cinq ans, il quitte l’Angleterre après quelques mois de séjour, il vient à Paris et y retrouve quelques-unes de ses connaissances et de ses meilleures amies de Genève, Mme Necker, reine d’un salon, les duchesses d’Anville et de La Rochefoucauld. Le voilà au cœur de la plus belle société et du plus grand monde. C’était le moment où la nature était à la mode, où la Suisse allait le devenir : Tronchin la mettait en honneur pour le régime, et Jean-Jacques pour le paysage. L’heure de Florian et de ses idylles approchait. Le moment n’est pas loin où une jeune dame bien apprise et convenablement sentimentale devra se choisir pour ami de cœur un des beaux officiers suisses de Versailles, et faire au moins une fois le pèlerinage de Zurich pour visiter Gessner. Bonstetten, déjà aguerri au monde, qui avait vu du pays et beaucoup comparé, ne se laissa point prendre à ces caresses et à ces flatteries : il s’en raille agréablement. Le caractère français, parisien, en tant qu’il diffère essentiellement du génie anglais, est parfaitement saisi et présenté par lui. Ce n’est pas le lieu d’insister sur ces comparaisons où il y a du pour et du contre, et qui se font plus à l’aise les portes fermées. Mais voici une jolie page datée de Paris même et qui en est digne :

Une nouvelle pièce a-t-elle paru, l’on va chez Mme Geoffrin, Mme Necker ou Mlle de Lespinasse ; on retient ce qu’en ont dit Diderot, d’Alembert, Marmontel, Thomas ; on fait des visites ce même soir, on voit au moins soixante personnes, à qui l’on répète la même chose. Ces soixante personnes en font autant de leur côté, de sorte que le lendemain l’arrêt se trouve promulgué dans tout Paris et la pièce jugée. Ces décisions des hommes de goût ne sont dans le fond que la voix publique que les hommes d’un tact supérieur devinent par instinct88 ; elles se modifient et se perfectionnent89 en passant de bouche en bouche. La nécessité dans laquelle on se trouve chaque jour de porter un jugement sur ce qui a paru de nouveau dans les arts, oblige chaque maison d’avoir un bel esprit, c’est-à-dire un homme qui la fournisse de décisions sur tout ce qui se présentera. Ces beaux esprits font entre eux une aristocratie invisible qui va finir dans le peuple par des gradations imperceptibles. Les chefs ont leurs tribunaux… les subalternes ont leurs départements. Rien ne peint mieux ces illustres assemblées qui se tiennent chez Mmes Necker et Geoffrin qu’un mot d’un étranger. Quelqu’un lui proposa d’assister à un dîner où il trouverait assemblés tous les hommes célèbres dont les noms sont connus en Europe. L’étranger, enchanté de cette proposition, y alla ; il trouva un grand cercle établi ; il s’assit, bien résolu de faire son profit dans une société aussi illustre. Il regarda beaucoup, il écouta ; on ne disait rien ; on s’entre-regardait, ou l’on parlait de pluie et de beau temps. Les chefs ne disaient presque mot ; les subalternes approuvaient en silence et selon les personnes qui avaient parlé. Tout le monde avait un air contraint, et l’on mourait d’ennui. Enfin l’étranger, impatienté de leur maussaderie, tira par la manche celui qui l’avait amené, et lui demanda : « Quand est-ce qu’ils commenceront ? »

Convenez que ce n’est pas mal pour un Suisse qui n’a encore que quelques semaines de Paris. Bonstetten y obtenait du succès ; les hommes les plus sérieux de ces salons littéraires, Thomas, l’abbé de Mably, s’attachaient à lui et s’étaient mis dans la tête de lui faire faire une histoire de la Suisse, — cette même histoire dont l’honneur était réservé à l’illustre ami de Bonstetten, Jean de Muller. — Bonstetten, dont ce n’était pas la vocation, éludait, les laissait dire, et les entendait pendant des heures développer leurs plans patriotiques, emphatiques ; lui, qui craignait déjà les ennuyeux, il ne savait bientôt plus comment fuir ces prédicateurs acharnés qui voulaient faire de lui un Raynal suisse ; il en était poursuivi jusque dans le parc de Saint-Ouen, chez Mme Necker ; jusque dans le château de La Rocheguyon, chez ses amies les duchesses de La Rochefoucauld, qui elles-mêmes se mettaient de la partie et devenaient complices :

Ce qui ajoute à l’envie de me retrouver chez moi, écrivait-il de La Rocheguyon, c’est que voilà quatre jours que je me trouve avec l’abbé de Mably. « Et quand verrons-nous cette histoire de la Suisse ? et quand commencerez-vous ? » Et puis le voilà qui s’échauffe sur ce sujet ; enfin il nous en a tant parlé, que toutes les duchesses sont à épousseter les vieux bouquins et toutes les histoires de Suisse qu’il y a dans la bibliothèque. La duchesse d’Estissac meurt d’envie de faire le voyage des cantons ; Mme d ’Anville a déjà tracé sur sa carte la route qu’elle prendra ; la duchesse de La Rochefoucauld fait rapiécer un château ruiné qu’elle a sur les frontières ; l’abbé se désole de ce qu’il est né Français. Quand je dis à Mme d’Estissac qu’on peut se consoler d’être né en France quand on a six ou sept cent mille livres de rentes, elle se met dans une colère terrible. « Ne suis-je pas esclave de mon rang ? ne suis-je pas obligée à faire malgré moi de la dépense ? M’aperçois-je jamais que je suis riche, sinon par la contrainte que ma condition m’impose ? Et puis c’est qu’ils ont du lait délicieux dans leurs montagnes. Monsieur, combien êtes-vous dans votre conseil ? Vous êtes tous aristocrates, donc ! Oh ! mais voilà qui est infâme…. Mme de La Rochefoucauld, vous avez du tabac qui est le plus noir du monde…. Vous n’êtes donc pas libres dans votre pays ? Portez-vous de l’or chez vous ? » — Ces femmes parlent de notre condition avec autant d’ignorance que ceux d’une condition inférieure parlent de celle d’une duchesse ou d’une princesse.

De retour à Berne, et en attendant son entrée dans la vie publique, Bonstetten passa quelques années de fin de jeunesse, très animées encore et très variées, qu’on suit à la trace dans ses correspondances. Il s’était lié, en 1773, d’une amitié fraternelle avec un jeune homme de sept ans plus jeune que lui, destiné à une noble gloire, Jean de Muller, de Schaffhouse, le prochain historien national de la Suisse. L’amitié qui unit à l’instant ces deux hommes, l’un déjà si distingué et l’autre tout à l’heure illustre, cette alliance presque sacrée qu’ils se jurèrent et dont une correspondance publiée en allemand a immortalisé le souvenir, avait quelque chose de solennel et de théâtral qui est bien du temps ; mais elle garde, aux yeux même d’une postérité plus froide, de l’élévation, de la grandeur, une vraie beauté morale, je ne sais quoi d’antique, un cachet de Pline le Jeune et de Tacite avec une teinte de l’enthousiasme du Nord. L’influence de Bonstetten sur son jeune ami fut salutaire et bienfaisante : il contribua à le confirmer dans cette courageuse entreprise d’une histoire de la Suisse, à laquelle lui-même, convié il y avait peu d’années, il ne s’était pas jugé suffisant. Et notez jusque dans cette œuvre tout helvétique, tout allemande, un contrecoup de l’impulsion française ! Bonstetten, dans son court séjour à Paris en 1770, est prêché, chapitré, tourmenté, mis presque à la question sur l’histoire de la Suisse par Thomas, Mably, tous ces sublimes ennuyeux dont il s’est plaint. — Oui, ennuyeux tant que vous voudrez ; ils parlaient de ce qu’ils ne savaient pas bien, ils entreprenaient un jeune homme qui y était peu propre, ils allaient comme sont allés si souvent nos théoriciens prêcheurs, tout droit devant eux et à tort et à travers ; mais l’idée pourtant, l’idée française d’une histoire suisse à faire, — du besoin qu’on avait d’une histoire suisse, — restait attachée à l’imagination et enfoncée dans l’esprit de Bonstetten ; il emportait sans y songer l’aiguillon ; et lorsque trois ans après, il rencontre Jean de Muller au seuil de sa magnanime entreprise, mais encore incertain sur la forme, sur l’étendue, sur la plénitude du dessein, Bonstetten se souvient à l’instant et se sert de l’aiguillon qu’il a reçu, et, devenu prêcheur à son tour, il pousse, excite et soutient son ami dans la grande carrière.

Un voyage d’Italie en 1773 et 1774 l’initia au monde des arts et au sentiment de la vraie beauté : il y vit et y connut, chemin faisant, tout ce qu’il y avait de distingué et de célèbre, depuis le pape Ganganelli auquel il fut présenté, jusqu’au comte Firmian, premier ministre de l’Autriche dans le Milanais et en réalité vice-roi de la Lombardie, qui l’accueillit avec amitié. Malgré les vertus et les lumières du comte Firmian qui le faisaient aimer et respecter des Milanais, Bonstetten discerna l’incompatibilité radicale qu’il y avait entre le régime allemand et le génie italien ; il s’explique là-dessus très nettement. Il vit beaucoup à Rome l’héritier des Stuarts, le prétendant, et sa belle épouse, la reine des cœurs, la comtesse d’Albany, dont il devint même amoureux. Mais les amours de Bonstetten paraissent avoir été d’agréables distractions plutôt que des orages : il réservait son culte le plus fervent pour l’amitié90.

Ramené encore une fois à Berne après tous ces retards et tous ces longs tours, déjà averti de mûrir par la mort de son excellent père qui, en disparaissant, lui laissait ses recommandations plus présentes avec l’exemple de ses vertus, il se résigne enfin à cette vie publique dont l’heure pour lui a sonné. Il allait avoir trente ans ; il est élu membre du Grand Conseil ; il se marie ; il entre dans les années ternes. Il est pris dans l’engrenage de la machine, et devient lui-même un des rouages. En vain son ami Muller le prêche à son tour, essaye de le piquer d’honneur, de le rappeler à la vertu, comme disent les Italiens, à l’idéal, comme disent les autres, à la religion de l’art, à la spéculation et à l’accomplissement d’une œuvre immortelle :

Pourquoi, mon ami, vous consumer dans une oisiveté pleine de fatigues ? Vous avez en vous un trésor de connaissances, vous avez un ami ; pourquoi ne pas jouir d’un bonheur qui est en votre puissance, au lieu dépasser votre vie dans des intrigues sans intérêt, auxquelles nous sommes, vous et moi, moins propres que personne au monde ? Pourquoi rechercher des dignités qui dépendent de mille hasards, et ne vous empêcheraient pas de mourir d’ennui ? Tout cela, pour être utile dans trente ans d’ici, quand vous et moi n’existerons peut-être plus, à un fils qui ne naîtra peut-être jamais, qui peut-être mourra jeune… ! Et de plus, il y a tout lieu de croire, si l’on considère les progrès de la raison, que dans trente ans d’ici, ce même fils trouvera vos sollicitudes bien ridicules. Et cependant, toi, l’ami et l’élève éclairé des sciences ; toi, mon ami, tu cherches avec plus d’ardeur à te faire confondre dans la foule des grands d’un petit État, qu’à obtenir par tes travaux l’estime et l’amitié des véritables grands de la terre ! Toi, le concitoyen et l’ami d’un Haller, un bonnet de conseiller flatte plus ton orgueil que les larmes de la patrie versées sur ta tombe et les monuments honorables que t’élèverait la postérité !

Éveille-toi, mon ami ! rappelle-toi nos anciens amis, les grands hommes que nous avons lus, que nous avons adorés ensemble, le siècle où nous vivons, tes premiers penchants, le caractère de ton esprit, et l’espèce de bonheur qui était l’objet de tes désirs. Choisis ! car, en vérité, je suis las de ta demi-existence. Veux-tu être M. le conseiller, M. le trésorier, Son Excellence de Berne, et comme Son Excellence un tel, mourir d’ennui toute l’année et subir mille mortifications ? alors encore notre amitié sera éternelle, mais il y aura quelques hommes que j’estimerai autant que toi, parce qu’ils sauront non seulement suivre le même plan avec une habileté très supérieure, mais encore le concilier avec leur bonheur personnel. Si au contraire, au lieu de te traîner lentement sur la route du bonheur et de la gloire, chargé d’un lourd costume d’avoyer, et escorté d’une troupe d’huissiers à baguette, tu veux, dans toute la vigueur de ton esprit, cursu contingere metam, cesse de regarder derrière toi, à droite, à gauche, en haut, en bas, et tiens constamment les yeux fixés sur le but qui t’est offert.

Ainsi écrivait Muller à son ami. Le voisinage et l’influence littéraire de Rousseau se font sentir dans ces exhortations chaleureuses où se dresse à tout moment l’apostrophe. On croit entendre milord Édouard morigénant un peu fastueusement Saint-Preux ; Il ne laisse pas d’être singulier de voir un historien, et l’historien d’un pays libre, faire fi à ce point de la pratique politique, comme si les anciens qu’il invoque n’avaient pas dû à l’exercice des charges publiques et au maniement des affaires le sens et l’intelligence supérieure qu’ils portaient ensuite dans leurs livres ; comme si Thucydide, Salluste et Cicéron n’avaient fait dans toute leur vie qu’une seule chose, — écrire.

Il y avait donc à dire pour et contre ; c’est au fond l’éternelle opposition de la théorie et de la pratique, de la spéculation et des affaires, de l’art et de la vie. Cependant Bonstetten, sans trop raisonner son choix, était engagé, et il dut suivre jusqu’au bout cette carrière publique jusqu’à ce que des événements impérieux vinssent le délivrer. Seulement il ne la suivit, cette carrière, qu’en homme à demi convaincu ; il avait des regrets, de fréquents soupirs vers une vie plus agréable, plus conforme à la délicatesse de ses goûts. Il se raillait (ce qui est un signe de légèreté) des choses même auxquelles il prenait part ; il n’entrait pas dans l’esprit de ce ferme et stable gouvernement bernois, et il ne commença à le respecter, à l’apprécier et à en reconnaître les vertus qu’au moment où il le vit s’écrouler sous le choc de la Révolution : jusque-là il n’en avait guère aperçu que les défauts.

Trois fois, dans le cours de vingt années, il eut à quitter Berne pour administrer des pays sujets de ce canton. Une première fois (1778), nommé bailli ou préfet à Gessenai, contrée pastorale et l’une des plus belles des Alpes suisses, il aimait à raconter les instructions qu’il reçut de l’avoyer d’Erlach à la veille de son départ. Mandé chez l’avoyer, il s’attendait à ce que celui-ci lui parlât affaires et s’ouvrît avec lui des secrets d’État : il repassait en idée, au moment de l’audience, son Machiavel et son Montesquieu. Mais à peine entré : « Ah ! bonjour, mon cousin, lui dit l’avoyer en le faisant asseoir, vous voilà donc bailli. Je ne sais si vous connaissez les usages ; on vous enverra des notes. On donne par an un fromage à chaque conseiller, et tant (un chiffre, je ne sais lequel) de fromages à l’avoyer. Votre prédécesseur était un sot ; il ne m’envoyait que de petits fromages, qui ne valent pas les grands. Souvenez-vous, mon cousin, de m’en envoyer de grands. Adieu, mon cher cousin, je vous souhaite un bon voyage. — Ma cousine se porte bien ? » ajouta-t-il en se levant. Telles furent les instructions secrètes que recevait du premier magistrat de son pays ce bailli de trente-trois ans. Il racontait cela, il l’écrivait et tournait ainsi en ridicule un patriciat qui, pour s’en tenir à des recommandations si simples, n’en était peut-être pas moins sage.

Bonstetten ne passa guère qu’une année dans ce curieux pays primitif où son ami Muller le vint voir et qu’ils explorèrent en tous sens pendant la belle saison : Bonstetten en fit une description intéressante, que Muller emporta avec lui pour la traduire en allemand (Bonstetten n’osant encore se risquer à écrire en cette langue), et qu’il publia deux ans après dans le Mercure allemand, dirigé par Wieland. Ainsi l’homme de lettres en Bonstetten profitait de l’administrateur déjà, de même que l’administrateur en lui profita et s’inspira sans cesse de l’homme de lettres éclairé, bienveillant et ami sincère de l’humanité.

Nous avons vu Bonstetten, dès le principe, écrire comme naturellement en français, et même en anglais ; il fallut bien pourtant qu’il se remît à l’allemand qu’il savait mal, qu’il ne savait plus ; il s’y appliqua durant cette période bernoise de sa vie, et il devint par la suite un auteur distingué dans les deux langues. Ceux qui sont à même de comparer les ouvrages de lui qui appartiennent à chacune des deux littératures, ont cru remarquer qu’il s’était fait une espèce de compensation dans sa manière de dire ; que sa phrase allemande avait gagné à son habitude du français d’être plus rompue et plus aisée qu’elle ne l’est d’habitude chez de purs Germains ; et que, dans sa dernière période toute française, son style épistolaire, en revanche, était un peu moins court et moins alerte que d’abord. Quoi qu’il en soit de ces distinctions qui m’échappent un peu, Bonstetten resta toujours, en tant qu’écrivain français, vif, rapide, naturel, un causeur qui trouve son expression et qui ne la cherche jamais : en quoi il diffère du tout au tout des autres écrivains bernois, du respectable et savant Stapfer, par exemple, qui ne put jamais désenchevêtrer sa phrase française, et qui, avant d’écrire une seule ligne, se demandait toujours dans un embarras inextricable : N’est-ce pas un germanisme ? n’est-ce pas un gallicisme ? sans parvenir jamais à s’en démêler. Bonstetten, lui, n’a rien de cette ambiguïté, de cette odieuse condition d’amphibie ; il écrit comme il parle, et il parle en même temps qu’il pense ; je laisse aux Allemands le soin de le qualifier par le côté qui leur appartient, mais en tant qu’il nous regarde et qu’il s’adresse à nous, il est, comme Grimm, un des nôtres.

Comment n’en eût-il pas été, l’aimable et hospitalier bailli de Nyon (car ce fut le second gouvernement de Bonstetten) qui, aux belles années finissantes de Louis XVI et aux premières années de la Révolution (1787-1792), eut l’occasion de recevoir, d’accueillir la meilleure compagnie française, le monde élégant des émigrés, et de leur adoucir la première étape de l’exil ? À deux pas de Coppet, au bord de ce beau lac, dans cette Suisse romande que Voltaire avait tant goûtée, Bonstetten, avant que les événements menaçants lui fissent la position trop difficile et vinssent mettre à une trop forte épreuve son caractère, avait trouvé le moyen de concilier tous ses goûts de curiosité, d’universalité, de philanthropie, de cosmopolitisme. Préposé à l’administration et (si ce mot n’était trop pompeux) à la vice-royauté d’un pays sujet, qui voyait dans la Révolution d’un grand pays voisin un signal pour sa propre émancipation, Bonstetten sut, par son ascendant moral, maintenir jusqu’au bout sans violence le régime dont il était le représentant. À toutes les tentatives qu’on faisait pour ébranler son autorité, il n’opposait qu’une défense : le soin qu’il prenait de la faire aimer. Jamais bailli n’avait été si fêté, si applaudi : il unissait le désintéressement bernois et la franchise helvétique à la politesse française et à la condescendance philosophique. Sa dépense était celle d’un seigneur, ses manières celles d’un magistrat populaire. Les théories de bien public trouvaient, en tout ce qui dépendait de lui, leur prompte et loyale application. Aussi, pendant que le reste du Pays de Vaud se mettait en rumeur d’abord, puis en rébellion ouverte, le bailliage de Nyon demeura jusqu’à la fin de l’administration de Bonstetten parfaitement calme ; aussitôt après son départ, il suivit le mouvement général. Ce qui ne veut pas dire que Bonstetten, incapable de réprimer, eût été de force, plus longtemps, à contenir.

Comme adoucissement et consolation à ce qui ne laissait pas de lui donner bien des ennuis, Bonstetten avait la société et l’amitié. Il s’était fait en ces années un nouvel ami intime, moins héroïque et moins épique que Muller ; c’était l’aimable et sensible poète Matthisson. Il nous en a tracé un portrait charmant ; ne lui a-t-il point prêté un peu ? Leur correspondance allemande publiée permet l’étude et la comparaison à qui la voudra faire. Il l’avait logé chez lui, au bout d’une longue galerie, dans le plus beau coin du château, d’où l’œil embrassait toutes les beautés du lac, le mouvement du port et de la ville, et un horizon immense terminé par la vaste étendue des Alpes : « Tout cela était au service de sa poésie. » Il l’y posséda durant deux années, et il ne parlait jamais de ce temps de réunion qu’avec fraîcheur et ravissement :

— Quel bonheur, écrivait-il, de sentir à ses côtés un ami, et un ami tel que Matthisson, avec lequel je pouvais sortir de la prose de la vie pour entrer quelquefois dans la poésie de l’enfance qu’il avait si bien su chanter ! Dans nos promenades solitaires nous allions quelquefois courir après les eaux d’un ruisseau où nous nous plaisions à lire nos destinées futures. — Vois-tu là-bas le calme des eaux, lui disais-je ; est-ce bonheur ou ennui ? — Oh ! là-bas, disait Matthisson, c’est mieux encore : un cours paisible suivi d’un vif entraînement. — Ce sera joli, lui dis-je ; et plus loin, vois-tu ces chutes d’eau sur de durs cailloux ? C’est du malheur, mais cela passera ; et tout là-bas est le beau lac où les ondes des torrents auront de plus nobles destinées.

Cette mélancolie, chez Bonstetten, ne se montre que rapide et par éclairs : c’est l’esprit avec lui qui court le plus fréquemment. Il disait encore de son ami, en laissant voir bien ingénument toute la différence qu’il y avait de sa façon de vivre à celle de Gray :

L’humeur de Matthisson variait du sérieux au gai ; plus souvent il était sérieux… Il avait des journées entières où je ne pouvais lui arracher une parole, pas même une réponse. Ces journées de fermentation poétique étaient toujours suivies de quelque beau poème. Le matin, en s’éveillant dans son cabinet, mon ami jouissait de la belle vue ; puis il travaillait jusqu’à une heure avant le dîner qu’il passait le plus souvent à se promener seul avec moi. Après dîner il s’évadait furtivement pour faire de la poésie d’amour avec quelque aimable et jeune personne. Il était si mystérieux que jamais il ne m’en a fait la moindre confidence.

Le seul reproche fondé qu’on pût faire à l’aimable bailli de Nyon était d’apporter dans l’exercice de ses fonctions officielles une distraction souvent prodigieuse, dont il était ensuite le premier à rire, et que ses administrés attribuaient respectueusement à la variété, à la profondeur de ses études économiques, métaphysiques, historiques, tandis qu’elle tenait surtout à son humeur. Cela lui fournissait matière, sur la fin de sa vie, à quelques-unes de ces anecdotes qu’il contait si bien et que sans doute il arrangeait tant soit peu. Lorsqu’on le mettait sur ce chapitre de l’émigration française, à laquelle il fut si généreusement secourable :

Ma conscience, disait-il gaiement, ne me reproche que deux méfaits pendant cette importante et difficile période de mon gouvernement. Une fois, mon salon était rempli d’hôtes de condition, d’Émigrés nouvellement arrivés qui devaient dîner avec moi ; je suis appelé pour une affaire imprévue ; en sortant du salon pour passer dans mon cabinet, je ferme étourdiment la porte à double tour, et mets la clef dans ma poche. L’affaire qui me réclamait était grave ; il fallait aller sur-le-champ en personne dans un lieu assez éloigné. Je fais atteler ; j’oublie mon dîner et mes hôtes. La nuit se passe en courses, et quelle est ma stupéfaction, en rentrant chez moi le lendemain matin, de trouver la fatale clef dans ma poche ! Mes prisonniers affamés, supposant à mon absence et à leur réclusion quelque grave motif qui les concernait, étaient demeurés cois pendant toute la nuit, mais en proie aux alarmes les plus folles et les plus excusables eu égard aux circonstances. Ils maudissent encore, j’en suis sûr, l’étourderie de leur amphitryon.

Le second méfait que se reprochait Bonstetten avait pour objet de pauvres religieuses de Thonon qui, fuyant devant les premières colonnes de M. de Montesquiou, s’étaient décidées à traverser le lac et à chercher un asile sur l’autre rivage. On vint demander à M. le bailli un passeport pour ces bonnes filles, afin qu’elles pussent en toute sûreté gagner Fribourg, une terre catholique. « Précisément dans ce moment-là, racontait Bonstetten, j’expédiais la permission d’exporter pour les besoins de l’armée française une certaine quantité de bétail. Des deux papiers je pris l’un pour l’autre ; je donnai gravement au fondé de pouvoir des religieuses le laissez-passer préparé pour les veaux. La bévue se reconnut à la frontière ; on voulut absolument y voir une pasquinade philosophique, et tous mes efforts pour justifier de mes distractions incurables n’ont pu jusqu’à cette heure rétablir ma réputation auprès des couvents savoyards. » — On voit que si Bonstetten avait des distractions et des absences, il avait beaucoup de présence d’esprit pour les raconter et s’en ressouvenir.

Il n’avait pas attendu d’être si proche voisin de Coppet pour devenir un ami particulier des Necker et pour connaître familièrement Mme de Staël. Il était inépuisable sur elle en anecdotes, très gaies pour la plupart. Une seule ici suffira. Bonstetten déjeunait un jour chez eux en famille ; il n’y avait que M. et Mme Necker, et leur fille non encore mariée et dans sa première jeunesse. Le déjeuner, jusque-là, avait été sérieux ; Mlle Necker, qui avait essayé quelque espièglerie avec son père, et qui avait dû se borner à des clins d’œil, était visiblement contenue par la présence de sa mère qui lui imposait et qui même la grondait : elle craignait sa mère autant qu’elle adorait son père. À un moment, on appelle Mme Necker, qui se lève de la table et sort de la chambrea. À peine est-elle dehors que sa fille, comme délivrée, bondit sur sa chaise, roule sa serviette, y fait un nœud et la lance à la tête du grave personnage qui s’y prête comme s’il n’avait attendu que le signal, et toute une partie entre eux commence ; elle le prend dans ses bras et lui fait danser une ronde. Mais le pas régulier de Mme Necker qui revient se fait entendre ; Mlle Germaine a repris sa place ; tout redevient cérémonieux ; rien n’indique le moindre dérangement dans les attitudes, — rien si ce n’est la perruque de M. Necker, qui est à l’envers, et qui trahit la coupable. Bonstetten brodait là-dessus une historiette avec embellissements et variantes chaque fois qu’il la racontait.

Nous ne disons que les légèretés, mais il y avait l’observateur sérieux chez Bonstetten et qui jugeait très sainement et sans trouble des choses considérables, des événements définitifs qui se passaient sous ses yeux. Dans un spirituel chapitre écrit plus tard et qui a pour titre : « Ce que nous avons été et ce que nous sommes, ou l’an 1789 et 1824 », il se reporte à ses souvenirs d’alors ; il montre la ligne de démarcation précise qui sépare deux mondes, cette grande cordillière placée entre deux siècles, ainsi qu’il appelle la Révolution : « Elle sépare, dit-il, des hommes si différents d’eux-mêmes que ceux qui, comme moi, ont vécu dans les deux époques sont étonnés d’être les mêmes hommes. » Il ne se fâche pas, il ne s’insurge pas contre l’irréparable, comme de Maistre ; il ne monte pas sur la montagne pour prophétiser ; mais il la traverse en voyageur de bonne volonté par les cols et les passages qui sont devant lui, et il se plaît à en comparer ensuite les versants opposés et les pentes. On ne s’est jamais mieux rendu compte du monde des émigrés, de leurs qualités et de leurs défauts :

Les emplois qu’au temps de la Révolution j’occupais dans ma patrie m’ayant mis en rapport avec quelques milliers d’émigrés, j’ai pu les observer d’assez près pour être étonné de voir combien il y avait de vertus utiles dans les mœurs aimables des Français. L’habitude de paraître content des autres, qui fait une partie essentielle de l’art de plaire, leur donnait le talent de se plaire à tout. Ils plaçaient leur amour-propre à paraître contents dans un exil qu’heureusement ils croyaient ne devoir durer que peu. L’absence de toute humeur, leur gaieté naturelle, quelquefois au sein de la pauvreté, en les rendant aimables pour les autres, les rendaient eux-mêmes moins malheureux. J’ai vu M. Le Noir, autrefois lieutenant de Police à Paris, se mettre gaiement sur quelque char de paysan pour arriver à la ville prochaine. Ses promenades étaient rarement sans instruction pour lui-même ou pour les autres. Chose singulière ! les émigrés jugeaient très bien les étrangers avec qui ils étaient appelés à vivre, et ne comprenaient jamais les hommes de leur propre pays. Les sentiments de regret de tout ce qu’ils avaient perdu renforçaient tellement leurs souvenirs qu’ils devenaient incapables de voir autre chose que ce qu’ils avaient quitté dans leur patrie. Il en résultait le singulier contraste de gens très clairvoyants dans ce qui leur était étranger, et toujours aveugles dans ce qui les touchait eux-mêmes. Un phénomène tout semblable se faisait remarquer alors chez les hommes en place de presque tous les pays de l’Europe. Tous jugeaient mal la Révolution, tous étaient clairvoyants dans les choses passées, et plus ou moins aveugles pour les choses présentes ! Le don de voir ce qui est mobile, celui de juger sainement ce qui est imprévu, serait-il refusé à qui voit de trop haut, ou le sentiment de la puissance de l’homme lui ferait-il croire qu’il commandera au temps de s’arrêter devant lui ?

À propos de cet aveuglement si remarquable alors chez ceux qui auraient dû voir de plus haut, Rivarol disait une belle parole de royaliste irrité : « Autrefois les rois avaient leur couronne sur le front, ils l’ont aujourd’hui sur les yeux. » Bonstetten n’a jamais de ces mots qui gravent ; mais il a le crayon fin, juste et léger.

Au sortir de son bailliage de Nyon et revenu à Berne ou fermentaient des passions politiques très animées, Bonstetten y resta le moins qu’il put, et, après quelque temps passé à sa belle terre de Valeyres près d’Orbe, il accepta la mission de syndic dans les pays italiens sujets, dans ce qui forme aujourd’hui le canton du Tessin. C’était là un genre d’expérience qui manquait à son éducation morale et philosophique. Cette Suisse italienne, conquise peu à peu et par portions, et sujette de la Suisse libre, mais sujette non d’un seul, mais de plusieurs États souverains, offrait alors l’assemblage monstrueux de toutes les corruptions et de tous les abus. Il ne se pourrait imaginer de pire administration, plus enchevêtrée, moins contrôlée, moins responsable, plus vénale. C’était une administration en commun et par un collège, où chacun des États co-souverains envoyait un fondé de pouvoir. L’agent d’un État considérable, tel que Berne ou Zurich, était d’ordinaire probe, mais indolent ; l’agent d’un petit canton était presque toujours rapace, insolent, insatiable. Ce collège ou syndicat, placé au-dessus du bailli, était destiné à réviser les procès, à contrôler les comptes : véritable tribunal en seconde instance, et duquel on pouvait encore appeler aux douze cantons ; mais on conçoit qu’un appel à douze souverains et à douze pays était à peu près illusoire. La plupart de ces juges et syndics, qui étaient des citoyens assez estimés et peut-être d’assez honnêtes gens dans leur Suisse libre, et qui observaient la morale de ce côté-ci des Alpes, s’en croyaient dispensés de l’autre côté du versant, et ils se conduisaient comme des pachas au petit pied. On ne leur parlait qu’à genoux :

Je me souviens, raconte Bonstetten, qu’une des premières informations que j’eus chez moi comme juge fut celle d’une dame accompagnée de ses deux filles. À peine ces dames furent-elles entrées dans mon appartement qu’elles se placèrent toutes trois à genoux devant moi ; elles allaient faire leur information dans cette attitude. Je les relevai bien vite et les tançai sur ce qu’elles venaient de faire. Quand elles furent parties, je me dis qu’il fallait sans doute que de plaider sa cause à genoux fût un usage admis chez quelques députés, et je me rendis bientôt chez celui de mes collègues chez qui ces dames ensuite étaient entrées. Je les trouvai à genoux devant le député d’un canton démocratique, faisant paisiblement leur information à cet homme.

Cet homme était quelque gros paysan de Schwytz qui se donnait de la souveraineté tout son saoul, et tranchait du satrape pendant son syndicat.

Chez la plupart des baillis et chez la majorité des juges du syndicat la justice était vénale. Quelques juges prenaient de l’argent de l’une et de l’autre partie ; d’autres plus délicats vendaient de bonne foi et ne recevaient que d’une main. On faisait durer les procès tant que les parties avaient de quoi payer. L’usage presque continuel de la torture devenait quelquefois un moyen de finance. Un homme fut accusé par son camarade de lui avoir volé un louis ; il avoua le vol et restitua la pièce d’or ; mais les juges se dirent : S’il a volé un louis, il peut bien en avoir volé deux, et ils le mirent à la question. Le second louis dut être pour eux. Le peuple opprimé se faisait à ce régime comme on se fait à un mauvais climat.

Là seulement, disait Bonstetten, j’appris à connaître l’ignorance. Il y avait chez ces hommes une fécondité d’idées, d’absurdités et de croyances superstitieuses de toute espèce : tout cela se croisait et s’enlaçait si bizarrement ensemble, que je me croyais dans les déserts de l’Amérique où de superbes forêts rendues inaccessibles par les lianes recèlent d’impénétrables ténèbres… Je certifie qu’avec les meilleures intentions je n’ai pu, pendant les trois années de ma charge (1795, 1796, 1797), faire le bien de personne. J’ai vu cent occasions où j’aurais pu faire le mal à mon profit, et jamais celle où j’aurais pu venir à bout de faire quelque bien.

Bonstetten eut pourtant un succès, il réussit à vaincre un préjugé : il introduisit dans la vallée de Locarno l’usage de la pomme de terre. Le grand préjugé contre l’usage de la pomme de terre comme aliment pour l’homme, venait de l’idée qu’elle était per le creature, c’est-à-dire pour les porcs. Bonstetten, sachant le cas que le peuple faisait des Anglais à cause de leur grande dépense en voyage, imagina de faire lire dans les églises du bailliage de Locarno une exhortation à cultiver les pommes de terre, en ajoutant que la pomme de terre était chaque jour servie à la table du roi des Anglais. Neuf ans après, à Genève, un habitant de ces pauvres vallées vint le remercier de l'effet qu’avait produit sa predica, son prône. La pomme de terre, grâce à la recommandation, avait prospéré.

La révolution, que l’aristocratique Berne ne put éviter et qui brisa l’ancienne Confédération, approchait avec les armées françaises : elle s’accomplit en 1798. Bonstetten, qui y assista, n’était point l’homme de ces luttes. « Ces temps d’enfer, disait-il, ne sont pas faits pour moi. — Voici ma devise, disait-il encore, je ne suis né pour aucun combat. » Bienveillant, modéré, ami d’un sage progrès et des lumières graduelles, pressé entre deux partis contraires, il semblait aux uns un bien pâle démocrate, aux autres un patricien infidèle. Il se retira des affaires. Sa carrière était brisée ; il avait cinquante-trois ans. Il n’avait pour perspective que de voir sa vie s’éteindre tristement « dans Berne révolutionnée et pleine de haine et de ténèbres ». Il n’y rencontrait à chaque pas que des visages mauvais et durs, qui consternaient sa bienveillance. Un moment il pensa à s’expatrier pour toujours, lui et les siens, à quitter l’Europe pour l’Amérique. C’est alors qu’il trouva dans l’amitié un refuge, et que par elle il fut ramené aux lettres, à la philosophie, au rajeunissement intérieur.