(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Réception du père Lacordaire » pp. 122-129
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(1870) Causeries du lundi. Tome XV (3e éd.) « Réception du père Lacordaire » pp. 122-129

Réception du père Lacordaire

Elle a donc eu lieu cette séance tant attendue, tant désirée, et qui devait être la plus curieuse de toutes les fêtes que l’Académie française a offertes jusqu’ici à son brillant public : car c’est proprement un bal de beaux esprits qu’une séance de réception. Le principal intérêt est dans le caractère des deux personnages qui y figurent. L’élection du père Lacordaire promettait depuis un an à la société parisienne ce qu’elle aime le plus, un spectacle et une singularité. C’était la première fois depuis la fondation qu’un membre du clergé régulier, un religieux, un moine, pour l’appeler par son nom, était appelé à siéger parmi les quarante. L’ancienne Académie française qui compta toujours un si grand nombre d’abbés, d’évêques, de cardinaux, la fleur du clergé séculier, n’aurait jamais songé à choisir un religieux proprement dit, un homme voué à la retraite, enchaîné par des vœux étroits, eut-il été un foudre d’éloquence. Cela tenait à des nuances oubliées, à des convenances évanouies. L’Académie nouvelle n’en a pas tenu compte, et elle a sans doute bien fait de ne songer qu’au talent. On assure qu’en allant choisir à ce moment le père Lacordaire, dont elle aurait pu se souvenir plus tôt, elle a songé à autre chose encore ; je veux dire qu’elle a désiré voir appliquer ce beau talent d’orateur à un sujet qui lui était particulièrement cher, au panégyrique d’un éminent académicien mort avant l’âge et enlevé dans la ferveur de ses œuvres. Les amis et les admirateurs de M. de Tocqueville, en le perdant, ont été saisis en effet d’une crainte : c’est qu’il ne fût pas assez dignement loué, et que sa renommée sérieuse ne resplendît point suffisamment. Ils étaient sûrs, au contraire, qu’il serait fait selon leur vœu de pieuse ambition, en remettant le soin de le célébrer au père Lacordaire. Le nom de M. de Tocqueville devait acquérir aussitôt, sous cette parole d’oraison funèbre, ce qui justement lui avait un peu manqué, le lustre et l’éclat.

Et puis, une fois que l’idée était venue d’un tel choix, comment résister à la mettre à exécution ? Car voyez la perspective : d’un côté, un dominicain avec M. de Tocqueville pour sujet, c’est-à-dire la démocratie américaine pour champ illimité ; et de l’autre côté, pour vis-à-vis, le directeur de l’Académie, M. Guizot en personne, un calviniste, un hérétique, le plus éloquent organe, pendant dix-huit ans, de la liberté ordonnée, de la liberté réglée et restreinte : — quel antagonisme ! quelle antithèse ! Ajoutez-y l’impossibilité, dans les circonstances présentes, qu’entre de tels jouteurs il ne fût pas un peu question de Rome, du Pape ! une difficulté de plus, un intérêt, un péril : incedo per ignes… Et voilà ce qui fait que le genre du discours académique, dont on dira tout ce qu’on voudra, est un genre bien moderne, bien vivant, bien dramatique, et plus couru que toutes les tragédies du monde.

Si M. Lacordaire a pu hésiter un moment avant d’accepter les avances de l’Académie (et on assure qu’il a hésité en effet), il y a quelque chose qui a dû le décider plus que tout, lui orateur et depuis quelques années réduit au silence ; c’est la pensée d’une telle joute, la perspective d’une telle journée. Il n’a pas dû résister à l’idée de faire (comme on disait autrefois au barreau) une action d’éclat.

Il l’a faite, et nous y avons applaudi, non sans quelque restriction. D’abord l’orateur, le prédicateur enflammé, le missionnaire qu’est ou qu’a été le père Lacordaire, avait quelque effort à faire pour se mettre au ton du discours académique, de ce discours qui doit être lu et qui n’est, si je puis ainsi parler, qu’un demi-discours, orné et mesuré. Aussi n’y a-t-il réussi qu’imparfaitement. L’orateur est sorti plus d’une fois du ton ; tantôt il baissait trop la voix, tantôt il la poussait d’un accent trop aigu ; son geste aussi, par moments, était criard, et, à certains passages à effet, son bras tendu, frémissant et flamboyant comme s’il eût secoué une torche, semblait vouloir chercher jusqu’au fond des tribunes des applaudissements que l’orateur eût trouvés à moins de frais tout près de lui. Ce sont des habitudes d’un autre genre et d’une autre enceinte qu’il apportait dans une enceinte nouvelle. Il y a donc eu un certain défaut général dans l’action cette condition première, ce premier ressort de l’éloquence.

La composition m’a paru aussi assez irrégulière et disproportionnée ; plusieurs fois, l’orateur, après avoir atteint tout d’un trait jusqu’aux limites de son sujet et au terme de la carrière qu’il avait à retracer, a dû revenir sur ses pas et en arrière. On retrouvait là cette « imagination vagabonde » dont M. Guizot a parlé ; et, en tout, cet improvisateur ardent, hasardeux, assujetti cette fois au débit académique, me faisait l’effet d’un oiseau de haut vol, attaché et retenu par un fil ; il y avait des moments où l’on aurait dit qu’il allait prendre son essor ; mais le fil était court, l’essor se brisait, et l’on n’avait qu’un vol saccadé.

L’orateur a eu d’heureux traits pour caractériser M. de Tocqueville. Il est bien entendu qu’en ces jours de solennité oratoire, il ne faut pas demander un jugement tout à fait exact et définitif sur l’homme qu’on célèbre. On n’est pas immortel pour rien, et, le jour de l’apothéose académique, chacun à son tour a chance d’être élevé au rang des demi-dieux. C’est avant ou après, et quand on est à l’abri du prestige de cette puissance trompeuse qui s’appelle l’éloquence, qu’on peut prendre véritablement la mesure de l’homme. Tous les thèmes qu’offrait la carrière si noblement parcourue par M. de Tocqueville ont été traitésk. Il en est un qui a longtemps occupé l’orateur : qu’est-ce que le démocrate américain, et en quoi diffère-t-il essentiellement du démocrate européen ? Ç’a été le sujet d’un long parallèle, dans lequel tous les avantages, toutes les vertus, toutes les piétés ont été libéralement reconnus ou octroyés au démocrate américain ; quant à l’européen, il a été si maltraité que j’aurais vraiment envie de dire quelque chose en sa faveur et à sa décharge, si c’était le moment et le lieu. Littérairement, ce morceau n’a paru qu’un lieu commun trop prolongé, et dans lequel les traits qui, à la rigueur, pouvaient être ressemblants, disparaissaient dans la façon déclamatoire de l’ensemble. Il y a eu je ne sais quelle phrase sur Tibère, à laquelle l’orateur a paru attacher beaucoup d’importance, et qui n’est que de mauvais goût. L’orateur a été mieux inspiré, quand il nous a dit tout ce qu’aimait M. de Tocqueville, quand il nous l’a peint surtout dans sa retraite, dans la vie privée, dans l’union domestique, où il ne fut trompé que dans la mesure de bonheur qui surpassa encore son espoir et son vœu. En rentrant dans le naturel, il a trouvé des tons tout à fait aimables.

Mais il me semble s’être tout à fait mépris lorsqu’en finissant il nous a montré M. de Tocqueville « penché vers l’antiquité », relisant ses anciens auteurs, admirant non seulement Platon, mais Zénon, préférant même Lucain à ces poètes courtisans, Virgile et Horace. M. de Tocqueville, un pur penseur, n’était que peu versé dans les lettres anciennes et dans l’antiquité classique. Ces manques de justesse dans un panégyriste nous font souffrir plus qu’il ne faudrait, nous autres critiques littéraires qui y regardons de plus près.

Lu, le discours trahira de grandes irrégularités de style, et plus que des audaces, je veux dire des incohérences d’images, des disparates de ton et des défauts d’analogie qui s’apercevront assez : Cela sautait aux yeux, même à l’audition.

Les honneurs de la séance ont été pour le discours de M. Guizot. Ç’a été celui d’un maître, d’un orateur consommé dans l’art de bien dire.

Un petit détail où la curiosité l’attendait : — il a commencé son discours en disant monsieur et non pas mon père. C’est le droit et l’usage de l’Académie de ne dire jamais que Monsieur, à pareil jour, au nouveau membre qu’elle a élu ; on a dit monsieur tout court au duc de Noailles, on a dit monsieur et non pas monseigneur à l’évêque d’Orléans. C’est le signe de l’égalité parfaite et de la confraternité académique, au moins pour ce premier jour de réception. Il n’y a eu que le cardinal Maury qui a exigé qu’on lui donnât du monseigneur et encore a-t-il fallu des négociations pour cela et un ordre d’en haut : ce qui lui a valu, dans le temps, plus d’une épigramme.

M. Guizot a commencé très spirituellement par se demander ce qu’un hérétique comme lui et un dominicain comme le récipiendaire auraient eu à se dire il y a six cents ans, s’ils s’étaient rencontrés face à face, dans la guerre des Albigeois, par exemple. Ç’a été pour lui une occasion naturelle de rendre hommage à la civilisation moderne et à cette société française qui a du bon et qui n’est pas uniquement, comme on venait de le dire, « une statue de Nabuchodonosor ». — Il a parfaitement défini le genre d’éloquence mi-partie tribunitienne et religieuse du père Lacordaire, cette éloquence de laquelle M. de Lamennais disait, comme de celle de M. de Montalembert : « Ce sont là pourtant des œufs que nous avons couvés ! » M. Guizot a su si bien choisir les termes de ses éloges qu’ils impliquent la critique et la leçon. — Il a maintenu, en présence du religieux catholique, l’autorité supérieure et souveraine de l’Évangile ; et comme s’il estimait, par là, avoir suffisamment assuré son drapeau, il a cru pouvoir aller plus loin que le récipiendaire qui s’était borné à faire allusion, en passant, à la question romaine. — Ici je demande la permission de ne pas insister. Je suis toujours étonné, en ma qualité d’académicien, lorsque je suis amené à me prononcer sur ces questions compliquées et délicates, et que l’invasion hardie de quelqu’un de mes illustres confrères sur ce terrain brûlant de la politique me met, pour ainsi dire, au pied du mur. Je saurais bien que dire là-dessus tout comme un autre, mais il me semble que ce n’est vraiment pas le lieu, et que, même à l’Académie, c’était beaucoup trop comme cela. — J’aime mieux suivre M. Guizot dans les différences naturelles et nécessaires qu’il a reconnues entre la société américaine et la nôtre. — Un piquant parallèle, et tout à fait académique, entre M. de Tocqueville et son successeur, et l’accord, l’harmonie finale de leurs deux esprits, résultant du contraste même de leurs vocations et de leurs destinées, cette vue ingénieuse semblait terminer à souhait un discours constamment applaudi. M. Guizot a pourtant voulu le prolonger encore et l’agrandir ; ces éloquences faites pour de plus vastes théâtres débordent à tout moment leur cadre. Se reportant donc aux années des luttes parlementaires, l’ancien ministre s’est demandé comment il se faisait que M. de Tocqueville et lui, qui ne semblaient aujourd’hui, et dans ce raccourci de conciliation suprême, n’avoir jamais différé que sur des degrés et des nuances, avaient toujours été cependant en face l’un de l’autre et dans des camps opposés ; reprenant à son compte, exprimant à sa manière ce que M. Molé avait déjà dit autrefois à M. de Tocqueville entrant dans la vie publique, il a paru croire que l’expérience seule avait manqué à ce dernier, pour le rendre plus équitable et plus indulgent envers le pouvoir, et que M. de Tocqueville, après en avoir tâté lui-même, après en avoir senti le poids, aurait été moins rigide pour ceux qu’un abîme ne séparait pas de lui.

Est-il donc bien vrai que, si ç’eût été à recommencer, M. de Tocqueville, éclairé par l’expérience, se fût mieux entendu avec M. Guizot sur cette politique conservatrice, telle qu’elle était alors et telle qu’elle consentirait peut-être à être aujourd’hui. Oserai-je me permettre une remarque ? La supposition, dans les termes où elle est faite, est par trop simple et trop facile. Il est bien clair que si, sachant le résultat et l’issue, les hommes avaient à parcourir exactement le même chemin, à repasser par les mêmes épreuves, quelques-uns, les plus sages au moins, éviteraient les écueils où ils ont touché, les excès de passion ou de système par où ils ont péri. Mais il n’est jamais donné aux hommes de recommencer ainsi exactement leur vie ; le jeu serait trop aisé, la partie serait trop belle. Le vrai bénéfice de l’expérience devrait être de savoir distinguer, dans des cas qui sembleront toujours différents, ce qu’il y a au fond de semblable, et de démêler la bonne voie dans un pays neuf. Si l’on a péché par une opposition opiniâtre et continue, par une coalition à tout prix et qu’on regrette d’avoir faite, si l’on a péché ou péri par là, pourquoi, dirai-je, venir la refaire contre d’autres, sous prétexte que le cas actuel est tout différent ? Mais cette expérience toujours à propos et toujours renouvelée, que je demande ici, je vois que très peu d’hommes la possèdent, et beaucoup de ceux même qui passent pour sages sont tout prêts, en avançant dans la vie, à commettre et à recommencer, dans un ordre un peu transposé, précisément les mêmes fautes. Ils ne tiennent compte que des différences qui les choquent, et oublient trop cette grande cause commune et qui, sauf des nuances, après tant d’échecs et de mécomptes, devrait être la nôtre à tous, la cause d’une société forte et d’une France glorieuse.