(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « VII » pp. 25-29
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « VII » pp. 25-29

VII

représentation de lucrece et de judith, etc.

Lucrèce a réussi, et Judith assez peu, ou, si l’on aime mieux, Lucrèce a eu un succès franc, et Judith un succès contesté. Lucrèce, jouée samedi dernier, a eu, je le répète, un vrai succès ; la foule était accourue à cet Odéon désert. Les loges étaient des mieux occupées ; ce parterre d’étudiants intelligents et tapageurs faisait diversion et ajoutait à l’intérêt du drame. C'était évidemment un parterre instruit, car aux moindres velléités de s’étonner ou de se scandaliser, la masse semblait répondre : Mais c’est ainsi dans l’histoire, mais il faut que cela soit ainsi. Le bachelier ès lettres était là en majorité ; il était chez soi. Le troisième et le quatrième acte ont paru parfois languir à la scène. C'est moins une bonne tragédie qu’une excellente et très-belle étude tragique. Madame Dorval a mal joué ; décidément ce rôle de Lucrèce était trop jeune et trop chaste. Bocage lui-même, qui s’était trop identifié avec l’auteur et s’en était fait le patron, a joué comme l’aurait pu l’auteur lui-même, c’est-à-dire sans gouverner son sang-froid et sans retrouver cette raison que Brute n’a jamais perdue. Une actrice fort secondaire, une madame Halley, a réussi inopinément dans le personnage voluptueux et passionné de Tullie.

La seconde représentation de Lucrèce, de lundi, a été animée d’épisodes. Les étudiants, furieux de n’avoir pas été admis en assez grand nombre à la première11, ou de ce qu’on avait vendu sur la place des billets au-dessus du prix, ont voulu faire rendre compte au directeur Lireux. La pièce, au milieu de ce bruit, a été plus d’une heure sans pouvoir commencer. Enfin on a proposé un armistice et de remettre la querelle après la pièce ; mais l’armistice à peine conclu, voilà qu’entre la force armée qu’on avait mandée ; nouveau tapage, nouvelle collision. Puis, la pièce jouée et applaudie, l’orage du parterre a recommencé ; on demandait avec cris je ne sais quoi, je ne sais qui. Madame Dorval a paru et est venue saluer ; mais ce n’était pas elle qu’on demandait. Bocage est venu, mais ce n’était pas lui. Toujours tapage. On a poussé le pauvre auteur lui-même, M. Ponsard, à travers la scène, pour voir si ce n’était pas lui qu’on demandait, mais le parterre criait toujours tout en applaudissant. Les acteurs à tout hasard ont alors paru en masse ; mais il s’est trouvé que ce qu’on demandait, était la seule madame Halley (Tullie,) laquelle s’était allée coucher aussitôt après le troisième acte, où son rôle finit. Le parterre avait très-bien jugé qu’elle était la seule à rappeler. — Tout cela a fini à près de une heure du matin. — Grande fête dans tout le quartier.

Pour Judith, c’est autre chose, on l’a jouée aux Français lundi. Il y avait force beau monde. C'est une tragédie du genre de Genséric, de madame Deshoulières. Le premier acte a très-bien réussi ; mais au second acte, la froideur, les madrigaux d’Holopherne, d’Holopherne galant et presque dameret, le bel esprit de cette Judith-lorette ont lassé. Le faux goût est pire que le mauvais goût. Un incident burlesque a prêté dès le début aux railleurs qui, au milieu des nombreux amis, ne manquaient pas : un chat gris en personne a paru on ne sait d’où sur la scène. Ce chat a un peu interloqué mademoiselle Rachel, qui peut-être n’a pas aussi bien joué qu’elle aurait fait d’ailleurs. Était-ce un tour de cabale que ce chat ? Était-ce tout simplement le chat familier du théâtre qui n’avait pas assez mangé de souris ce jour-là, et qui en cherchait dans la tente d’Holopherne, ou plutôt au milieu des bouches affamées des Hébreux expulsés hors de la ville ? car c’est dès le premier acte qu’il a paru. Ce chat parmi la famine de Béthulie : jugez des plaisanteries ! il s’enfuyait comme s’il avait peur d’être mangé, d’être mis en civet. Bref, il y a eu rumeur à la fin de la pièce, et l’auteur n’a pas jugé à propos de se faire nommer. Somme toute, c’est un échec, une chute honnête.

La Presse donne ce matin 26 le premier acte entier. Vous verrez s’il justifie le succès de cette soirée chez madame Récamier ; mais on aurait dû s’en tenir là. On va essayer de lutter : on redonne Judith vendredi.

On est d’ailleurs en veine littéraire. La vente qui a lieu depuis lundi dans les appartements du Palais-Royal, et qui finit aujourd’hui mercredi au profit de la Guadeloupe et sous les auspices de la reine, a mis en circulation dans la haute société un charmant recueil de nouvelles inédites, trois nouvelles, Marie-Madeleine, Une Vie heureuse et Résignation, composées par une jeune femme du monde12 pour elle seule et quelques amis ; mais la reine l’ayant su a désiré que ce fût imprimé à l’Imprimerie royale et vendu pour cette infortune extraordinaire : il a fallu obéir. C'est pur, délicat, poétique et tout à fait touchant, fort au-dessus de ce qu’on est convenu d’appeler distingué en pareil genre. Les trois cents exemplaires ont été épuisés le second jour : un vrai, louable et charmant succès.

De politique il n’en est plus question ; la loi du roulage et celle du recrutement ont tort ; quant à la loi des sucres, elle est complétement oubliée et fondue.

Il va paraître, le Voyage de M. de*** ; cela promet d’être curieux de révélations. L'auteur, homme d’esprit, corrompu, et qui jouit à bon droit d’une très-mauvaise réputation de mœurs, voyage bien ; c’est ce qu’il fait de mieux. Il a visité dernièrement le lac de Genève du côté de la Savoie, et il paraît vouloir s’y fixer… Assez triste cadeau pour le pays d’ailleurs : non loin du rocher où s’assit Saint-Preux, un sérail de Polonais et de Savoyards.

— On dit que les troisième et quatrième volumes de l’Essai sur la formation du dogme catholique de la princesse Belgiojoso viennent de paraître : je ne les ai pas vus encore.

— Le succès de Lucrèce change l’état des choses dramatiques ou du moins est un symptôme qui prouve hautement, en contradiction avec les théories de Hugo et des autres, que la faute des non-succès et des succès contestés n’est pas au public, mais aux auteurs. La carrière est toute grande ouverte à tout ce qui sera un peu bon, on ne l’a jamais mieux senti. Le public est, avant tout, bienveillant, avide et porté à tout ce qui l’intéressera ; il vient de le prouver. Ce parterre de l’Odéon, au moindre beau vers, frémissait comme un seul homme, comme une forêt sous le souffle.