(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXIV » pp. 294-298
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(1876) Chroniques parisiennes (1843-1845) « LXXIV » pp. 294-298

LXXIV

impopularité du ministère guizot. — rétablissement de m. villemain. — réception de m. saint-marc girardin a l’académie française. — réponse de m. victor hugo.

La politique a été très-vive ce mois-ci ; le ministère Guizot s’est trouvé plus malade qu’il ne le croyait, et il a failli succomber sur l’affaire de Taïti ; il serait même tombé s’il avait interprété le sentiment public, mais ce sont des choses que les gouvernants n’entendent pas à demi-mot. Le ministère reste donc, mais atteint gravement, et, selon toutes les prévisions, mortellement blessé : hæret lateri lethalis arundo. L'endroit de la blessure est précisément un point d’honneur national.

— La grande et bonne nouvelle littéraire est le rétablissement de M. Villemain ; la médecine, cette fois comme tant d’autres, a été mise en défaut, mais dans un sens plus favorable que d’ordinaire : elle pronostiquait au plus grave, et la nature l’a déjouée. Cette raison lumineuse et rapide a repris tout son jeu et sa vivacité ; dès que l’attention et le travail suivi seront possibles, la littérature et ses douceurs achèveront vite et confirmeront, tout le fait espérer, une guérison qui a été accueillie avec un sentiment de joie universel. M. Villemain a quitté l’hôtel du ministère de l’instruction publique, et il s’est logé dans une petite maison à Chaillot, espèce de village à l’intérieur de Paris ; il se promène tous les jours en voiture et reçoit avec plaisir les nombreuses visites qui ne cessent pas et auxquelles il suffit avec sa grâce accoutumée.

— Le 16 janvier a eu lieu la réception tant attendue de M. Saint-Marc Girardin à l’Académie française ; les discours du récipiendaire et de M. Victor Hugo ne donnent pas tout à fait, à la lecture, l’impression de la séance. Les personnes qui y ont assisté assurent que M. Victor Hugo n’a pas eu sur M. Saint-Marc Girardin tout l’avantage et toute la prépondérance à laquelle il visait. Le sujet était l’éloge de M. Campenon, sujet fort mince et fort maigre en vérité ; il a fallu, de part et d’autre, se jeter sur les lieux communs, et les prétextes mêmes n’abondaient pas, tant M. Campenon avait été sobre et avait gardé toute sa vie un silence prudent. L'intérêt piquant et dramatique de la séance était que M. Saint-Marc Girardin avait pour titre principal de son admission à l’Académie un ouvrage sur l’usage des passions dans le drame, où M. Hugo avait reçu du critique plus d’une épigramme : on voulait voir comment le poëte, directeur de l’Académie, répondrait dans un sujet si délicat où il se trouvait juge et partie. Les négociations et les tentatives de conciliation avaient été longues et avaient duré, dit-on, près d’un an. M. Saint-Marc Girardin, vers la fin de son discours, avait assez délicatement touché cette situation en disant :

« Et pardonnez-moi, messieurs, si le souvenir de nos jeunes princes50me ramène naturellement vers ces écoles d’où ils sont sortis, vers ces lieux où j’ai mes plus doux devoirs, où il m’est donné de vivre avec les jeunes gens, et d’observer l’avenir de la patrie à travers le leur ; là aussi je vois la jeunesse toujours favorable aux bons sentiments et aux nobles pensées, toujours aisément émue quand on lui parle des saintes obligations de la famille ou de la gloire de la France ; bienveillante, j’ai droit de le croire, pour ceux qui l’instruisent, pour ceux même qui l’avertissent. Oui, j’aime dire hautement devant vous, messieurs, combien, depuis quinze ans que je m’entretiens avec eux, nos jeunes étudiants m’ont rendu facile et doux l’accomplissement des devoirs du professorat, combien ils m’ont fait chérir ces causeries familières qui parfois aussi pourtant ont leurs difficultés ; car j’y dois critiquer quelquefois ceux que je voudrais toujours admirer 51. Chargé de diriger la marche encore incertaine de tant de jeunes esprits, c’est vers l’Antiquité ou vers le xviie  siècle que j’aime à les conduire, comme vers le modèle qui trompe le moins. Mais nous saluons les modernes en passant, et nous y revenons avec empressement, quand nous avons touché le but et affermi notre jugement. Dans nos écoles, messieurs, nous croyons à la gloire littéraire du xixe  siècle, et nous en sommes fiers, nous admirons beaucoup et nous espérons beaucoup, mais nous faisons en sorte d’élever l’admiration par la critique et de féconder l’espérance par l’étude. »

M. Victor Hugo, en répondant, a eu un vrai succès dans la première partie de son discours ; mais bientôt un grand lieu commun sur les femmes a un peu dérouté les auditeurs ; puis est venu l’éloge des lettrés, et une espèce de tableau idéalisé de ce que c’est que l’Académie ; c’était tout à fait une transfiguration. La voix grave de l’orateur ajoutait, nous écrit-on, à la solennité du langage, et on pouvait croire par moments qu’on entendait moins le directeur de l’Académie française s’adressant à un spirituel confrère, que le président d’une loge de francs-maçons recevant un nouvel initié. Ainsi M. Hugo disait sans sourire :

« Dans cette position nouvelle, votre horizon, monsieur, s’agrandira. Vous embrasserez d’un coup d’œil à la fois plus ferme et plus étendu de plus vastes espaces. Les esprits comme le vôtre se fortifient en s’élevant. A mesure que leur point de vue se hausse, leur pensée monte. De nouvelles perspectives, dont peut-être vous serez surpris vous-même, s’ouvriront à votre regard. C'est ici, monsieur, une région sereine. En entrant dans cette compagnie séculaire que tant de grands noms ont honorée, où il y a tant de gloire et par conséquent tant de calme, chacun dépose sa passion personnelle, et prend la passion de tous, la vérité. Soyez le bienvenu, monsieur. Vous ne trouverez pas ici l’écho des controverses qui émeuvent les esprits au dehors, et dont le bruit n’arrive pas jusqu’à nous. Les membres de cette Académie habitent la sphère des idées pures. Qu'il me soit permis de leur rendre cette justice, à moi, l’un des derniers d’entre eux par le mérite et par l’âge. Ils ignorent tout sentiment qui pourrait troubler la paix inaltérable de leur pensée. Bientôt, monsieur, appelé à leurs assemblées intérieures, vous les connaîtrez, vous les verrez tels qu’ils sont, affectueux, bienveillants, paisibles. »

— On a cru voir dans certains de ces passages des admonitions tombées de haut sur la critique, cette tracassière des grands hommes. M. Charles Labitte a pu dire (Revue des Deux Mondes du 1er février) que M. Hugo dans son discours atteignait par instants à l’éloquence, mais jamais à l’urbanité.

Cet article de Labitte est très-spirituel, donnant peut-être par son étendue un peu trop d’importance et de façade à son objet, mais prouvant très-bien à quel point M. Saint-Marc Girardin est en littérature même autre chose qu’un littérateur ; c’est un moraliste, et encore plus un politique, un esprit pratique, habile et positif jusque dans ses badinages. La morale elle-même, qu’il affecte, est chez lui une forme plutôt qu’un but, ou du moins il vise non pas tant à atteindre les vrais ressorts de l’homme qu’à user et à jouer de ces ressorts pour l’art de la vie. C'est un aimable et piquant professeur de savoir-vivre et de conduite, comme M. Labitte l’a très-bien nommé…