(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Par M. Guizot. »
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(1863) Nouveaux lundis. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Par M. Guizot. »

Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps
Par M. Guizot10.

Il est délicat aux hommes de notre génération de venir parler des chefs de la génération qui nous a précédés. Les distances et les avances de l’âge, des positions, des talents, il les ont eues dès le principe, il les ont toujours gardées. Nous semblons mal venus de nous ingérer, fût-ce à la dernière heure, de juger des hommes qui ont été nos guides et nos maîtres, ou qui n’ont cessé de l’être que parce qu’à un certain jour nous nous sommes émancipés et séparés. Et cependant, d’enfants que nous étions, nous avons grandi à leur ombre, et quelquefois malgré leur ombre ; nous aussi, nous avons vécu, nous avons vieilli ; nous avons nos opinions faites et qui ont le droit, à leur tour, de se dire mûres. Et puis, est-ce rendre à leurs œuvres le plus digne hommage que d’éviter d’en parler devant tous ? Osons donc : oser, d’ailleurs, est peut-être plus facile, plus convenable avec M. Guizot qu’avec tout autre, parce que deux points essentiels surmontent et domineront toujours les objections à son égard, le respect pour l’homme, et l’admiration pour le talent ; parce qu’aussi, plus aguerri de tout temps aux luttes et aux contradictions, il a l’élévation de les comprendre et la générosité de les excuser. La conscience qu’il a de lui-même et un principe naturel d’orgueil le mettent aisément au-dessus des petites susceptibilités de l’amour-propre.

Ses Mémoires, du moment qu’il se décidait à les publier de son vivant, ne pouvaient avoir qu’un caractère public et non secret : ne vous attendez pas à des révélations bien rares sur les personnes ou sur les choses. Il ne dira rien qu’il ne pense sur les personnes, mais il ne dira pas tout ce qu’il pense ; il exposera les faits, il les expliquera dans leurs raisons principales et générales, il ne les éclairera par aucun jour inattendu. Il croit peu à des dessous de cartes, et, dans tous les cas, il estimerait indigne de lui de s’en occuper. Ses Mémoires n’apprendront que peu de chose aux hommes de son temps qui ont vécu à côté de lui ; ils sont très propres à instruire ceux qui sont venus depuis et qui viendront par la suite ; et c’est en vue de ces derniers que l’auteur semble les avoir composés. Témoin de plusieurs régimes politiques et acteur du premier ordre dans l’un d’eux, il a voulu présenter un exposé narratif qui fût à la fois une défense et une apologie.

Le premier volume ressemble davantage à des mémoires proprement dits. L’auteur y parle de sa jeunesse, de sa première éducation, de son entrée dans le monde, de ses débuts littéraires, sitôt suivis de ses débuts politiques en 1814 ; de ce voyage à Gand, qui lui fut tant reproché, et qui n’était pas un tort, mais qui devint un embarras ; de sa carrière durant la seconde Restauration, carrière de publiciste, d’historien, de professeur, toujours à côté et en vue de la politique. C’est d’une lecture agréable ; des portraits assez fréquents et bien touchés, de l’abbé de Montesquiou, de M. de Talleyrand, de M. Lainé, de M. de Chateaubriand, de Béranger, etc., prouvent que la fermeté du ton n’exclut pas chez lui une certaine variété. On y sent se dessiner les formes d’esprit de l’auteur lui-même, confiance, espérance, certitude ; on y saisit ses origines intellectuelles et morales, son tour et son degré de libéralisme, ses limites distinctes et précises : « Je suis de ceux, dit-il, que l’élan de 1789 a élevés et qui ne consentiront point à descendre… Né bourgeois et protestant, je suis profondément dévoué à la liberté de conscience, à l’égalité devant la loi, à toutes les grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse française et le clergé catholique comme des ennemis. » Ses ennemis, il les verra plutôt en bas, comme il dit, du côté de la démocratie. Il se montre plus sensible aux conquêtes civiles qu’à la passion jalouse de l’indépendance et de la gloire nationale. Celle-ci lui semble une passion un peu commune ; il la renverrait volontiers au peuple. Pour lui, d’autres astres ont présidé à son berceau ; il a grandi sous d’autres influences : « Placé dans la vie civile, dit-il encore, d’autres idées, d’autres instincts m’ont fait chercher ailleurs que dans la prépotence par la guerre la grandeur et la force de mon pays. J’ai aimé et j’aime surtout la politique juste et la liberté sous la loi… On m’a quelquefois reproché de ne pas m’associer assez vivement aux impressions publiques. Partout où je les rencontre sincères et fortes, je les respecte et j’en tiens grand compte ; mais je ne me crois point tenu d’abdiquer ma raison pour les partager, ni de déserter, pour leur plaire, l’intérêt réel et permanent du pays. » Il n’a pas la vibration populaire ; le courant atmosphérique des masses ne l’atteint pas : jusque dans ses passions, il est et restera rationnel. Le court jugement qu’il porte de Carnot en passant (« honnête homme autant que peut l’être un fanatique badaud  ») indique que, pour tout ce qui sort de son cercle défini, de son champ de vision tracé, le dédain peut le rendre léger, injuste, sans qu’il y ait jamais malveillance. Mais tout cela ne fait que se dessiner encore. L’auteur a pourtant, par le titre même de son livre, pris possession déjà de l’époque, et il dit « Mon temps. » J’ai toujours été étonné, je l’avoue, de cette façon de dire, qui est très en usage, je le sais, même chez d’autres peuples ; mais j’en suis toujours un peu choqué pour mon compte ; quand un homme, si éminent qu’il soit, parle des années que nous avons parcourues et vécues comme lui, et qu’il m’en parle à moi-même, j’aimerais mieux qu’il dît « Notre temps. »

L’originalité de l’ouvrage commence avec le second volume, c’est-à-dire avec la Révolution de Juillet, qui porta décidément M. Guizot et ses amis au pouvoir et qui fit d’eux, sauf quelques intervalles assez courts, les gouvernants de la France pendant dix-huit ans. Un sentiment personnel élevé domine et donnera le ton au discours, à l’apologie tout, entière :  Si j’étais sorti de l’arène comme un vaincu renversé et mis hors de combat par ses vainqueurs, je ne tenterais pas, dit-il, de parler aujourd’hui des luttes que j’ai soutenues. » M. Guizot ne s’estime donc point proprement un vaincu, puisque ses adversaires immédiats et directs, c’est-à-dire ceux qui le combattaient dans les Chambres, n’ont point profité de sa chute et sont tombés avec lui, puisque la Chambre elle-même et l’édifice entier ont croulé. Ç’a été un bouleversement général, un tremblement de terre, une catastrophe presque physique, ce n’est point une défaite. À la bonne heure ! Il resterait toujours à examiner si la catastrophe n’a pas été provoquée et hâtée par ces luttes obstinées et retentissantes, à l’intérieur d’une Chambre dont les portes s’ébranlaient sans vouloir s’ouvrir ni même s’entr’ouvrir. Mais je ne discute pas en ce moment, j’analyse.

M. Guizot expose, avec l’autorité d’un témoin et la supériorité d’un historien, les conséquences de la Révolution de Juillet 1830 ; il n’en dissimule pas le côté faible, incomplet, contradictoire, illogique, mais d’autant plus honorable, selon lui. Ç’avait été une révolution par le fait, et le lendemain on n’avait pas voulu que ce fût une révolution. Les principaux chefs victorieux étaient résolus à ne pas devenir des révolutionnaires, même en ayant fait bel et bien une révolution. Le prince qu’on se donnait pour roi, quels que pussent être ses désirs secrets, était si peu de l’étoffe dont sont faits les grands usurpateurs, qu’il ne semblait avoir eu d’autre pensée première que de se dérober : il avait fallu courir après lui et le prendre quasi au collet pour l’obliger à se faire roi. « Quand je l’entendais appeler le roi de notre choix, j’étais toujours tenté de sourire », nous dit M. Guizot. En effet, on n’avait pas eu le choix ; il y avait nécessité, urgence. C’était la solution inévitable, la seule possible alors et la seule bonne, pensaient M. Guizot et ses amis ; il fallait s’y tenir, et s’y cantonner. — C’était une phase nécessaire par où il fallait passer au moins provisoirement, pensaient d’autres moins confiants, moins absolus. — « C’est une planche pour traverser le ruisseau », disait en goguenardant Béranger aux amis plus vifs qui lui reprochaient d’avoir adhéré.

Les Mémoires de M. Guizot nous remettent en présence de la situation même, et des résultats qui se sont produits. Après la lecture des quatre premiers volumes, et sans préjudice des impressions qu’y ajouteront les volumes suivants, on peut se poser déjà plusieurs questions et se faire les réponses.

À s’en tenir à ce que dit le narrateur, l’apologiste éloquent du régime fondé en 1830, et d’après son seul exposé, quelle idée, à la distance où nous sommes, est-il naturel que l’on se forme de ce régime même ?

Quelle idée doit-on prendre du roi qui y présida ?

Quelle idée du ministre, influent de tout temps, et principal vers la fin, qui en représente la politique et qui la personnifie jusqu’à un certain point ; qui en formula du moins la théorie la plus complète, et qui, après l’avoir vaillamment défendue envers et contre tous, vient aujourd’hui plaider en historien la même cause ?

I.

Je suis très frappé, d’après le récit même de M. Guizot, de l’interprétation toute contraire qui fut donnée aux événements de Juillet dans la sphère des politiques gouvernants et dans la masse du peuple et de la nation. On était généralement très préoccupé d’un premier point : éviter à tout prix la république ; mais, la république évitée, prit-on les meilleurs moyens pour fonder et pour nationaliser la monarchie ? L’idée qui prévalut et qui fut aussitôt celle de la politique de la paix et de se faire pardonner par l’Europe la révolution accomplie, était-elle l’idée la plus digne, et même l’idée la plus politique ? M. Guizot, dont c’était la pensée bien arrêtée et qui a la faculté de s’isoler des passions et des instincts populaires, nous montre très bien comment ces passions et ce besoin de mouvement, assez vaguement représentés d’abord (à l’état de simple velléité) dans les conseils de la nouvelle monarchie par M. Laffitte et ses amis, y apportèrent l’indécision et un laisser-aller funeste, jusqu’à ce que Casimir Perier parût, qui y mit hardiment le holà ! M. Guizot croit avec raison à l’importance des hommes en histoire ; il n’accorde pas tout à la force des choses et à la pente des situations ; un puissant individu de plus ou de moins suffit pour donner aux mêmes éléments une ordonnance et un aspect tout contraires, pour les retourner, pour imprimer aux événements, surtout s’ils ne font que de naître, un tout autre cours. Je m’étonnerais donc (si je ne le savais si absolu dans sa manière de voir) qu’aujourd’hui qu’il examine à loisir ces affaires du passé, il ne se soit point posé un seul moment cette question : Que serait-il arrivé en 1830, si dans les rangs de ce ministère Laffitte, ou à côté, il s’était trouvé à temps un homme véritable, un Casimir Perier du mouvement et d’une politique plus hardie, agressive et non plus défensive ?

Car on ne peut se le dissimuler, il y avait partout en 1830 les éléments d’une politique tout opposée à celle qui prévalut. La matière existait toute brûlante et en fusion : elle aurait pris forme si le metteur en œuvre s’était rencontré. Je n’en veux pour témoin que le récit de M. Guizot lui-même. Dans cette première visite de Louis-Philippe, lieutenant général du royaume, à l’Hôtel-de-Ville, à travers les barricades, qu’était-ce que cette bonne femme du peuple qui, en le voyant passer, s’écriait : « J’espère que ce n’est pas encore un Bourbon ? » — Qu’était-ce que ce jeune homme (je crois bien qu’il a aujourd’hui un nom connu)11 qui, le 6 août, au pied de l’escalier du Palais-Royal, remettait à M. Guizot un programme au nom de la jeunesse, programme qui commençait par ces mots : « On ne comprend pas l’état des choses. — Il faut être national et fort, avant tout et tout de suite… » Qu’était-ce enfin que cet ami de beaucoup d’esprit (dans lequel il m’est impossible de ne pas reconnaître M. de Rémusat, l’homme des idées, sinon de l’action), qui du fond de son département écrivait à M. Guizot, le 29 juin 1831, c’est-à-dire sous Casimir Perier déjà :

« L’état général des esprits me préoccupe ; je les ai vus s’altérer, se gâter rapidement depuis un mois… C’est un mélange d’irritation et de découragement, de crainte et de besoin de mouvement ; c’est une maladie d’imagination qui ne peut ni se motiver ni se traduire, mais qui me paraît grave. Les esprits me semblent tout à fait à l’état révolutionnaire, en ce sens qu’ils aspirent à un changement, à une crise, qu’ils l’attendent, qu’ils l’appellent, sans qu’aucun puisse dire pourquoi. Il faut que, pour votre compte, vous cherchiez et que vous répétiez au Gouvernement de chercher les moyens de guérir un tel mal… Je ne puis trop vous prier de réfléchir que nous ne sommes pas dans un moment de raison, où les moyens tout raisonnés du système représentatif suffisent… Je suis persuadé qu’une guerre serait utile, bien entendu si l’on ; parvenait à la limiter. »

Et il terminait par une épigramme, selon sa manière : « La France est, pour le moment, dans le genre sentimental bien plus que dans le genre rationnel. »

Il avait raison, et il aurait dû insister davantage. À y bien réfléchir, était-il possible qu’il en fût autrement et que le malaise des esprits ne fût pas au comble ? L’organisme des sociétés ressemble fort à celui du corps humain. Je vous le demande, quand un homme vigoureux et bien portant tombe d’un second dans la rue par accident, sans se faire trop de mal et sans se rien casser, le médecin ne prescrit-il pas immédiatement la saignée ou quelque puissant dérivatif, quelque révulsif puissant ? Que s’il traite son homme comme si rien n’était arrivé, s’il veut lui persuader qu’il n’a fait que sauter un ou deux degrés d’un perron et qu’il le remette au régime ordinaire, l’homme, au bout de quelques jours, sent un malaise suivi de désordres intérieurs plus ou moins graves. Ce qui n’a pas trouvé d’issue au dehors lui fait coup de sang au dedans ; il a des abcès par tout le corps. C’est ce qui arriva à la France de Juillet. Après une telle secousse, il aurait fallu une vaste effusion, une expansion de force au-dehors. Telle est du moins l’indication médicale, hygiénique, et peut-être politique.

Je la formulerai, si l’on veut, par un aphorisme : En tout corps organisé une perturbation violente se traite utilement par une perturbation en sens contraire.

La tête de la société alors ne l’entendit pas ainsi ; la bourgeoisie (sauf des exceptions) pensait comme la tête et était devenue cette tête elle-même. L’homme de talent et de vigueur qui aurait pu réaliser politiquement ce généreux système et le faire prévaloir ne se voyait nulle part. Ceux qui en avaient le sentiment, comme M. Thiers, durent l’ajourner, le rentrer en eux et n’étaient pas en mesure de l’arborer au début, c’est-à-dire quand il était temps. Lorsqu’ils l’essayèrent quelques années après, il était trop tard, et le système contraire était fondé. Il n’y eut donc, au lendemain de Juillet 1830, que des instincts et des passions dans le peuple et dans la jeunesse, et des déclamateurs à la Chambre parmi les députés de cette couleur. Encore une fois, le Casimir Perier de l’attaque fit défaut, il n’y eut que des Mauguin.

Les différents pas qu’on fit dans la voie négative et de résistance pure et simple à l’anarchie sont très bien marqués dans le livre de M. Guizot, et le lecteur impartial tire ses conclusions. On brusque, on bâcle, on replâtre ; on garde tant qu’on peut la même Chambre des députés ; on élude, pour la nouvelle monarchie, le péril d’une sanction nationale. En l’absence d’un homme énergique supérieur et capable de gouverner dans l’autre sens, c’était peut-être ce qu’il y avait de mieux à faire. Les d’Orléans n’étaient ni un principe ni une gloire nationale, ils étaient une utilité, un expédient ; on les prit pour ce qu’ils étaient. On entra par instinct de conservation dans cette voie, où Casimir Perier, le premier, apporta de la force, où M. Guizot bientôt déploya une admirable et spécieuse éloquence qui eut cela de singulier de monter toujours et de faire illusion sur la force qui défaillait peu à peu : tellement que, vers la fin, l’éloquence était au comble quand la force intérieure était au plus bas.

J’indique là les points extrêmes, le début et la terminaison ; mais, dans l’intervalle, que de fluctuations, de tâtonnements, d’allées et de venues, d’essais et de biais, d’accrocs et de reprises, de brouilles et de raccommodements ! Récapitulons :

Ministère des premiers mois, présidé par M. Laffitte ; confusion, optimisme, abandon, affaissement graduel, selon M. Guizot, qui fait du chef de ce Cabinet et de ses principaux collègues des portraits fort ressemblants ; M. Laffitte, en particulier, est pris sur le fait, bien au naturel, dans sa facilité agréable et indiscrète.

Ministère du 13 mars 1831, présidé par M. Casimir Perier : vrai point de départ du système négatif et défensif ; résistance pure et simple au-dedans, politique de la paix franchement et hardiment pratiquée au-dehors. Le ministère de M. Laffitte laissait tout aller, sans but précis : survient Casimir Perier (il était temps), qui, par son énergie, fonde et fixe le système du juste-milieu. Il inspire et communique à la majorité de la Chambre, à la bourgeoisie et à la garde nationale parisienne l’ardeur de l’ordre, dont il était lui-même enflammé et il s’y consume. On vit par lui, et à son cri d’alarme qui était aussi un cri de colère, les bourgeois devenus tout d’un coup comme des lions. Je me figure l’action de ce ministre passionné, violent et un peu convulsif dans la modération, par une image : le chardu gouvernement roulait sur la pente, à l’aventure, et menaçait de verser : il mit le bras en travers de la roue, se brisa lui-même, mais l’arrêta. M. Guizot a tracé de lui un portrait vigoureux de touche et plein de vérité, bien que les dissentiments du ministre avec le roi soient certainement adoucis ; mais ils se devinent de reste. « À la tribune, dit M. Guizot, il n’était ni souvent éloquent, ni toujours adroit, mais toujours efficace et puissant. Il inspirait confiance à ses partisans, malgré leurs doutes, et il imposait à ses adversaires au milieu de leur irritation. C’était la puissance de l’homme, bien supérieure à celle de l’orateur. » Le contraire est vrai de M. Guizot : la puissance de l’orateur fut très supérieure chez lui à celle de l’homme d’État.

Je continue, toujours d’après M. Guizot, notre revue des ministères : — ministère du 11 octobre 1832, dit de grande coalition. Casimir Perier mort, la gravité de la conjoncture fait ajourner les rivalités et contient les ambitions déjà produites ; chacun y met du sien, on se serre les coudes, on se cotise, et tous les chefs politiques (excepté M. Molé) s’entendent autour du roi, pour former un Cabinet qui change plusieurs fois de président, mais qui, tant qu’il dure, laisse au parti du juste-milieu toute son étendue et sa force. C’est le grand moment, l’âge héroïque du régime. Le faisceau se brisa en 1836, et sur une question secondaire. M. Guizot le déplore et nous fait toucher du doigt, sans trop le vouloir, le côté faible et fragile du mécanisme parlementaire. Je ne fais que traduire cette impression à ma manière en disant : En France, un caprice, une impression fugitive décide de tout, même dans les Assemblées réputées sérieuses : le Cabinet du 11 octobre, si essentiel à la stabilité du régime politique, est renversé par les partisans de ce régime même, presque au lendemain de l’attentat Fieschi, parce que, dans une question de conversion de rentes, M. de Broglie a dit à la Chambre des députés d’un ton un peu trop hautain : Est-ce clair ?

Ici l’on entre dans les ministères plus personnels : grand parti du gouvernement se disloque ; la base du juste-milieu est amoindrie. On a le Cabinet du 22 février 1836, présidé par M. Thiers, ministère de déviation, selon M. Guizot ; en effet, M. Thiers essaye là, à l’égard de l’Espagne, ce qu’il essayera quatre ans plus tard et aussi vainement pour la question d’Orient, d’intervenir, de donner à la politique extérieure de la France un peu plus d’action, d’influence déclarée par les armes, de lui valoir un peu de gloire : un baptême de gloire, ç’a toujours été une petite formalité assez essentielle pour sacrer une monarchie. On ne le lui permet pas, pour toutes sortes de raisons, relativement bonnes peut-être ; il se retire.

Alors M. Guizot entre au pouvoir avec M. Molé, sous M. Molé président : ministère du 6 septembre 1836, léger retour vers la résistance. Mais M. Molé et M. Guizot ne sympathisent pas et ne sauraient vivre en bon accord. M. Guizot bientôt se retire, et M. Molé, entouré de ministres secondaires, forme son Cabinet du 11 avril 1837, ministère d’amnistie et de conciliation, mais que ses adversaires appellent de concession, et contre lequel tous les princes de la parole, tous les grands amours-propres qui n’en sont pas, se coalisent pour le renverser, sans réussir le lendemain de leur victoire à en former un pour leur compte. Il fallut, après des mois d’efforts laborieux et d’impuissance, que l’émeute-Barbès, en éclatant dans les rues de Paris, fît l’office du forceps pour obliger le roi et la Chambre à accoucher d’un ministère, et d’un ministère bien neutre, celui du 12 mai 1839. La monarchie de Juillet avait reçu du fait de la Coalition un coup funeste dont ses partisans, acharnés qu’ils étaient désormais à se supplanter et à se combattre, ne mesurèrent pas la portée dans le moment. Il y avait eu scandale public, et l’on ne s’en doutait pas.

M. Guizot en est là de ses Mémoires ; je reviendrai, en terminant, sur le quatrième volume, qui contient le récit et le tableau de la Coalition en particulier. Dès à présent, et comme on n’a pas tout à fait oublié d’ailleurs ce qui s’est passé ensuite, on est en mesure, ce me semble, de répondre à la première question que je me suis posée : Quelle idée peut-on se former, d’après cette seule lecture, du régime politique que l’ouvrage est destiné à justifier ou même à glorifier ? Loin de moi la pensée systématique de dénigrer un état de choses qui avait tant de raisons d’être ! J’ai pu avoir alors mes impressions personnelles, mes passions même à un certain moment : je les avais étouffées ; j’ai su apprécier les douceurs de ce régime de dix-huit ans, ses facilités pour l’esprit et pour l’étude, pour tous les développements pacifiques, son humanité, les plaisirs d’amateur que causaient, même à ceux qui n’avaient pas l’honneur d’être censitaires, des luttes merveilleuses de talent et d’éloquents spectacles de tribune, et aussi les éclairs de satisfaction que donnaient à tous les cœurs restés français de brillants épisodes militaires. Mais il est pourtant impossible de faire d’un tel régime, dans son esprit et dans son ensemble, quelque chose de grand, — de grand par l’action, par l’impulsion soit au dedans, soit au dehors, — quelque chose dont on soit fier d’avoir été le contemporain ; et M. Guizot lui-même, passant en revue la politique des divers Cabinets d’Europe, et s’exagérant un peu, je le crois, la passion de la paix qui possédait en 1830 les gouvernements et les peuples, nous dit de l’empereur de Russie, Nicolas, auquel il attribue la même passion, jointe à beaucoup de malveillance pour Louis-Philippe et pour le trône de Juillet : « Il eût pu être tenté de profiter, par la guerre, des troubles de l’Europe ; il aima mieux les grands airs de la domination en Europe au sein de la paix. »

Or, ces grands airs de domination, on les acceptait, on ne cessa de les subir. Ce n’était pas un casus belli, dira-t-on, ce n’était qu’une vexation, et qui encore avait ses répits et ses intermittences ; mais n’est-ce pas trop que ces petites avanies pour le gouvernement d’un grand peuple ? Il existe de M. Guizot un morceau d’histoire, récemment publié en dehors des Mémoires, qui a pour titre : Le roi Louis-Philippe et l’empereur Nicolas. Il en résulte que la politique la plus digne et la plus hautaine consistait en ce temps-là, après un déplaisir et un léger affront reçu, à le constater : « Vous m’avez fait une insulte, je tiens à vous témoigner par mon attitude que je la ressens. » Et puis après… et puis après ?… Rien, rien, rien, comme le disait un spirituel député d’alors. De l’attitude, oh ! Beaucoup d’attitude ; le mot revient sans cesse. Je ne dis pas qu’on pût faire autrement, le régime et ses conditions étant donnés, avec un roi dont le mot d’ordre habituel à ses agents était : « Surtout ne me faites pas d’affaires ! » Mais il n’y a pas de quoi se vanter : et, pour parler franchement, je m’étonne que M. Guizot ne se soit pas rendu compte de l’effet singulier que produirait ce morceau de diplomatie rétrospective, par comparaison surtout et après la guerre de Crimée.

II.

J’arrive à la seconde question que suggère la lecture des Mémoires de M. Guizot : Quelle idée se fait-on du roi qui présida à ce régime des dix-huit années ? Et, ici encore, je n’ai point de parti pris, je ne suis qu’un observateur et un littérateur jugeant d’un livre d’histoire moderne, d’histoire contemporaine, et complétant mon idée des personnages par les traits mêmes qu’on me fournit.

Guizot a parlé très librement de Louis-Philippe, et nous l’en remercions. Ce prince estimable n’est point d’ailleurs de ceux qui prêtent au grandiose, et il gagne à la familiarité. Tel que M. Guizot nous le montre, et en oubliant même ce qu’on en savait déjà, il n’a rien du souverain proprement dit, rien de ce qui frappe l’imagination et de ce qui impose. Il ressemble trop à un bourgeois pour être respecté longtemps des bourgeois. De même que le roi de France n’était autrefois que le premier gentilhomme du royaume, il n’est, lui, que le premier bourgeois du pays. La Bruyère a remarqué que « le caractère des Français demande du sérieux dans le souverain. » Louis-Philippe n’a pas tout le sérieux voulu. À peine roi et roi par force, tout en jubilant du bonheur de l’être, il écrit à M. Guizot un billet qui honore son cœur, sur le départ de son cousin Charles X, embarqué sans accident à Cherbourg : « Enfin, voici des dépêches de nos commissaires qui me soulagent le cœur. » C’est humain, ce n’est pas royal de ton. Il a pris le trône sans être bien sûr qu’il en ait eu le droit ; il n’a pas foi en lui ni en sa race. Il n’est pas de ces grands ambitieux qui se légitiment eux-mêmes par leurs actes et leurs pensées. L’homme de 1791 est toujours là, qui en a beaucoup vu et qui pense qu’il peut en voir beaucoup encore ; philosophe, philanthrope, expansif, très verbeux, et ne choisissant pas, ne mesurant pas toujours ses expressions : la quantité l’emportait sur la qualité. M. Guizot nous le livre « dans l’abondance un peu précipitée de sa conservation », tâtonnant un peu, et, ce qui est fâcheux pour un roi, tâtonnant devant tous, n’ayant pas de précision dans le premier coup d’œil : « L’esprit du roi, lui dit un jour M. Guizot, a besoin d’y regarder à deux fois. » Un mot charmant de Louis-Philippe est celui qu’il dit à la reine Victoria au château d’Eu, dans le jardin potager ; il avait offert à la reine une pêche, elle ne savait comment la peler. Louis-Philippe tira un couteau de sa poche, en disant : « Quand on a été, comme moi, un pauvre diable vivant à quarante sous par jour, on a toujours un couteau dans sa poche. » Mais ce souvenir de sa misère ancienne le poursuivait trop quand il disait à M. Guizot, après bien des discours sur ses charges domestiques, sur les chances de l’avenir, et en lui prenant tout à coup les mains avec effusion : « Je vous dis, mon cher ministre, que mes enfants n’auront pas de pain. » C’était vers la fin son idée fixe et par trop bourgeoise. Ses enfants le lui rendaient entre eux en l’appelant familièrement le père. Il définissait son rôle de roi avec plus d’esprit que de dignité, quand il disait : « Le mal, c’est que tout le monde veut être chef d’orchestre !… Je fais ma partie de roi, que mes ministres fassent la leur comme ministres ; si nous savons jouer, nous nous mettrons d’accord. » On assure qu’il dit un autre jour, moins noblement : « ils ont beau faire, ils ne m’empêcheront pas de mener mon fiacre. » Il disait, en parlant de Casimir Perier, qu’il avait trouvé sous sa main bien à propos : « Savez-vous que si je n’avais trouvé M. Perier au 13 mars, j’en étais réduit à avaler Salverte et Dupont tout crus 12 ? » Du même M. Perier il disait assez imprudemment : « Perier m’a donné du mal ; mais j’avais fini par le bien enfourcher. » Ce roi avait du savoir-faire et s’en vantait. Il mettait de la rondeur dans la ruse. Il croyait avoir fait de grands sacrifices à la France en la gouvernant, et il s’étonnait qu’on ne lui en sût pas plus de gré. M. Guizot et les doctrinaires ne lui allaient pas tout d’abord, et M. de Broglie ne lui alla jamais ; il ne pouvait se faire à ces principes de droit absolu, lui homme de fait et de pratique. Les manières un peu roides de ces messieurs, leurs conditions toujours en avant et leur parti pris de n’aller jamais les uns sans les autres, l’éloignaient aussi ; il appelait cela un joug et s’y soumettait, après tout, d’assez bonne grâce. Il finit pourtant par distinguer M. Guizot des autres et par comprendre que cette roideur, très modifiée avec les années, n’était pas ce qu’elle paraissait. Il y eut même un jour où il lui dit (assure-t-on), — c’était vers 1845, — à un moment critique où on voulait le lui ôter comme ministre et où le vote de la Chambre avait hésité : « Monsieur Guizot, collez-vous à moi. » Mais, tout en appréciant avec estime le talent de l’homme qui le servait avec tant d’éclat, il ne partageait pas sa confiance ni cette intrépidité monarchique si absolue sur une base que lui-même sentait si étroite et si vacillante : « Vous avez mille fois raison, lui répétait-il souvent dans les dernières années ; c’est au fond des esprits qu’il faut combattre l’esprit révolutionnaire, car c’est là qu’il règne ; mais, pour chasser les démons, il faudrait un prophète. » Ce prince était donc, somme toute, un homme d’esprit, et bonne tête, tant qu’il ne faiblit pas. — « Cette bonne tête, ou plutôt cette bonne caboche , » disait de lui un de ses anciens ministres qui se reprenait, comme si le premier mot était un peu trop noble pour le sujet. C’est bien là l’idée que je me fais de ce prince et dans laquelle me confirment les Mémoires que je viens de lire. Quelque chose de plus et de vraiment royal, je ne le saurais admettre : M. Cuvillier-Fleury lui-même, cet homme compétent qui a si longtemps monté dans les carrosses, me le soutiendrait en face qu’il ne me persuaderait pas13.

Il me reste à tirer des Mémoires de M. Guizot l’idée qu’on doit se faire du ministre lui-même, de l’homme d’État, de l’orateur et de l’écrivain. On ne peut tout dire à la fois.