(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe, et d’Eckermann »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome III « Entretiens de Gœthe, et d’Eckermann »

Entretiens de Gœthe
et d’Eckermann43

Il a manqué à Gœthe d’être venu à Paris et d’y avoir passé six mois. Il y serait venu, j’imagine, vers 1786, un peu avant son voyage d’Italie ; il aurait trouvé l’ancienne société française dans sa dernière fleur ; il aurait été un moment à la mode comme tous ces princes du Nord qui y passèrent, comme tous ces princes de l’esprit et de la pensée, Hume, Gibbon, Franklin ; on se serait mis à lire Werther et le reste comme on aurait pu, à la volée, pour lui en parler et le bien recevoir. Il aurait apprécié de visu, ce qui est toujours mieux, cette légèreté, cette vivacité, ce bon sens un peu étourdi qu’il sentait très bien de loin, mais qu’il n’est que d’avoir éprouvé et observé de près ; lui-même, si attentif et si habile à profiter de tout, il y aurait appris peut-être à s’émouvoir un peu et à évertuer sa nature noble et digne. Pour nous, Français, c’eût été un grand avantage qu’il se fît voir dès lors, et qu’on le connût comme tant d’illustres étrangers devenus nôtres : on n’aurait pas eu à le découvrir plus tard à travers Mme de Staël et à l’étudier, à l’épeler graduellement ; il aurait eu son brevet à temps, à son heure. Il aurait été tenté depuis de revenir nous voir vers 1810, et de se rafraîchir dans l’idée de Paris ; on se serait lié avec lui, et lui avec nous ; il y aurait eu échange et prêté rendu comme avec Alexandre de Humboldt. Au lieu de cela, Gœthe, le plus grand des critiques modernes et de tous les temps (car il a profité des bénéfices de son siècle), est toujours resté pour nous un étranger, un demi-inconnu, une sorte de majestueuse énigme, un Jupiter-Ammon à distance dans son sanctuaire ; et tous les efforts qu’on fait, non pour le populariser (cela ne se pourra jamais), mais pour le naturaliser parmi nous, n’ont réussi jusqu’à présent qu’à demi.

Quelle plus belle occasion pourtant de le connaître presque tout entier que la traduction de ses Œuvres, due à la plume élégante et consciencieuse de M. Porchat ! Celui-ci, ancien professeur et recteur de l’Académie de Lausanne, auteur pour son compte d’agréables ouvrages en vers et en prose, consacre la fin de son honorable carrière à faire passer dans notre langue toutes les productions du vaste génie auquel il s’est voué44. Il ne faut point séparer de cette Œuvre, désormais française, de Gœthe, l’exacte et belle traduction de Schiller par M. Adolphe Regnier45; Schiller et Gœthe se complètent, se commentent, se pénètrent réciproquement. Un moment rivaux, bientôt unis de la plus tendre et de la plus généreuse amitié, ils se prêtent secours, ils s’échauffent ou se modèrent l’un l’autre, ils combinent leur sens pratique ou leur enthousiasme. À ceux qui s’obstinaient à les opposer, à les mettre en parallèle comme cela se pratique vulgairement pour le plus grand plaisir de la médiocrité, à préférer et à sacrifier l’un à l’autre, Gœthe impatienté répondit un jour : « Qu’avez-vous tant à vous disputer pour savoir qui est le plus grand de Schiller ou de moi ? Soyez donc contents une bonne fois d’avoir deux gaillards comme nous. »

Et cependant la Correspondance si curieuse, si élevée, un peu trop chargée de métaphysique sans doute, mais aussi animée partout des plus nourrissantes pensées, des plus cordiaux sentiments, entre Gœthe et Schiller, n’a pu être traduite encore et publiée chez nous dans son entier ; on se méfie de notre public, on attend qu’il ait témoigné désirer plus vivement la chose : une regrettable lacune subsiste donc entre cette double traduction, d’ailleurs complète et si satisfaisante, des Œuvres de Gœthe et de Schiller ; le pont n’est pas jeté entre elles. M. Regnier et M. Porchat attendent, l’un ou l’autre, le signal : l’honorable éditeur qui est leur ami a différé jusqu’ici de le donner et de croire l’instant propice ; et il sait mieux que personne ces sortes d’instants. Se peut-il que nous, lecteurs et public, nous soyons si froids et si patients dans notre désir, et que nous trouvions qu’il n’est pas temps enfin de connaître, après cinquante ans d’attente, et d’écouter dans toute son ampleur et sa fécondité la conversation à cœur ouvert de deux grands poëtes, de deux grands esprits46 ?

Aujourd’hui, ce sont non pas des lettres, mais des conversations proprement dites de Gœthe avec un de ses admirateurs et disciples pendant les dernières années de sa vie, que publie M. Hetzel. La traduction est de M. Charles, professeur au lycée Bonaparte. M. Charles de Nîmes, qui a été longtemps professeur à Montpellier, homme très-instruit, original et sincère, est allé étudier, pendant plusieurs années, l’allemand en Allemagne, là où il faut le prendre, c’est-à-dire à sa source, à sa souche et dans sa racine. « Vous avez bien fait, disait un jour Gœthe à un étranger qui venait apprendre l’allemand à Weimar, de venir chez nous. Ici, où vous n’apprenez pas seulement la langue avec facilité et rapidité, mais où vous pouvez aussi voir sur quels éléments elle repose ; notre sol, notre climat, notre manière de vivre, nos mœurs, nos relations sociales, notre constitution, votre esprit emportera tout cela en Angleterre. » C’était à un Anglais qu’il parlait. M. Charles à son tour a rapporté tout cela en France, et il l’inculque tant qu’il peut à ses élèves. Aujourd’hui nous lui devons une traduction fort bonne des Entretiens de Gœthe et d’Eckermann mais cette traduction, qu’il avait faite au complet, a été abrégée, taillée, — mise en coupe comme une forêt trop épaisse, — par les éditeurs, gens d’esprit et avisés, qui ont dû se soucier avant tout du succès auprès des lecteurs, et du goût français si aisé à dégoûter.

Oh ! que Gœthe le connaissait bien, ce goût qui, sous tous les masques, même les plus romantiques, est toujours un peu au fond le goût de M. Suard et de M. Andrieux, ce goût qui, avec la meilleure volonté du monde, reste le plus opposé aux habitudes, aux lenteurs et à la bonne foi germaniques, et comme il savait spirituellement le définir, quand il disait :

« Les Français sont dans une situation singulière avec la littérature allemande ; ils sont tout à fait dans la position de l’adroit renard qui ne peut rien tirer du vase à la longue encolure : avec la meilleure volonté, ils ne savent que faire de nos livres ; ce que nous avons travaillé avec art n’est pour eux qu’une matière brute qu’ils doivent remanier. C’est une pitié de voir comme ils ont défiguré et brouillé mes notes au Neveu de Rameau : rien absolument n’est resté à sa place. »

Les présents éditeurs des Entretiens ont dû procéder de même pour se conformer, disent-ils, « à l’usage de notre pays. » Ils ont fait exactement comme ces mamans prudentes et attentives qui, voyant le morceau, trop gros dans l’assiette de l’enfant, le coupent et le réduisent en minces bouchées pour que le cher petit puisse le manger plus aisément et sans risque d’indigestion. Les morceaux, d’ailleurs, pour être coupés menu, n’en sont pas moins exquis, et la lecture, telle quelle, est des plus succulentes.

Remarquez qu’on a également traduit en anglais ces Entretiens 47 et que là aussi on a cru devoir les abréger. Mais on les a abrégés bien moins que chez nous ; on a laissé subsister le cadre, on a respecté la suite et la liaison, on n’a supprimé que des hors-d’œuvre ; on a resserré la trame, mais avec discrétion et insensiblement. Il paraît qu’en fait de germanisme, le goût anglo-saxon lui-même ne peut pas tout porter ; mais il est plus robuste, il est moins petite bouche que le nôtre, et il permet de mordre davantage.

Je veux mordre ici en plein et sans tant de façons ; je veux parler de ces Entretiens, comme je les ai lus, au long, et en m’aidant moins encore de la traduction de M. Charles que de l’original lui-même, auquel une intelligence amie a bien voulu m’ouvrir un entier et facile accès.

Et qu’était-ce d’abord que l’interlocuteur, cet Eckermann, qui, venu à Weimar pour visiter et consulter l’oracle, y demeura durant les huit ou neuf dernières années que Gœthe vécut encore ? Eckermann n’avait en lui rien de supérieur ; c’était ce que j’ai appelé ailleurs une de ces natures secondes, un de ces esprits nés disciples et acolytes, et tout préparés, par un fonds d’intelligence et de dévouement, par une première piété admirative, à être les secrétaires des hommes supérieurs. Ainsi, en France, avons-nous vu, à des degrés différents, Nicole pour Arnauld, l’abbé de Langeron ou le chevalier de Ramsai pour Fénelon ; ainsi eût été Deleyre pour Rousseau, si celui-ci avait permis qu’on l’approchât. Eckermann sortait de la plus humble extraction ; son père était porte-balle et habitait un village aux environs de Hambourg. Élevé dans la cabane paternelle jusqu’à l’âge de quatorze ans, allant ramasser du bois mort et faire de l’herbe pour la vache dans la mauvaise saison, ou accompagnant l’été son père dans ses tournées pédestres, le jeune Eckermann s’était d’abord essayé au dessin, pour lequel il avait des dispositions innées assez remarquables ; il n’était venu qu’ensuite à la poésie, et à une poésie toute naturelle et de circonstance. Il a raconté lui-même toutes ces vicissitudes de sa vie première avec bonhomie et ingénuité.

Petit commis, puis secrétaire d’une mairie dans l’un de ces départements de l’Elbe nouvellement incorporés à l’Empire français, il se vit relevé, au printemps de 1813, par l’approche des Cosaques, et il prit part au soulèvement de la jeunesse allemande pour l’affranchissement du pays. Volontaire dans un corps de hussards, il fit la campagne de l’hiver de 1813-1814. Le corps auquel il appartenait guerroya, puis séjourna dans les Flandres et dans le Brabant ; le jeune soldat en sut profiter pour visiter les riches galeries de peinture dont la Belgique est remplie, et sa vocation allait se diriger tout entière de ce côté. Mais à son retour en Allemagne, et lorsqu’il se croyait en voie de devenir un artiste et un peintre, une indisposition physique, résultat de ses fatigues et de ses marches forcées, l’arrêta brusquement : ses mains tremblaient tellement qu’il ne pouvait plus tenir un pinceau. Il n’en était encore qu’aux premières initiations de l’art ; il y renonça.

Obligé de penser à la subsistance, il obtint un emploi à Hanovre, dans un bureau de la Guerre. C’est à ce moment qu’il eut connaissance des chants patriotiques de Théodore Kœrner, qui était le héros du jour. Le recueil intitulé la Lyre et l’Épée le transporta ; il eut l’idée de s’enrôler à la suite dans le même genre, et il composa à son tour un petit poëme sur la vie de soldat. Cependant il lisait et s’instruisait sans cesse. On lui avait fort conseillé la lecture des grands auteurs, particulièrement de Schiller et de Klopstock ; il les admira, mais sans tirer grand profit de leurs œuvres. Ce ne fut que plus tard qu’il se rendit bien compte de la stérilité de cette admiration : c’est qu’il n’y avait nul rapport entre leur manière et ses dispositions naturelles, à lui-même.

Il entendit pour la première fois prononcer le nom de Gœthe, et un volume de ses Poésies et Chansons lui tomba entre les mains. Oh ! alors ce fut tout autre chose ; il sentit un bonheur, un charme indicible ; rien ne l’arrêtait dans ces poésies de la vie, où une riche individualité venait se peindre sous mille formes sensibles ; il en comprenait tout ; là, rien de savant, pas d’allusions à des faits lointains et oubliés, pas de noms de divinités et de contrées que l’on ne connaît plus : il y retrouvait le cœur humain et le sien propre avec ses désirs, ses joies, ses chagrins ; il y voyait une nature allemande claire comme le jour, la réalité pure, en pleine lumière et doucement idéalisée. Il aima Gœthe dès lors et sentit un vague désir de se donner à lui ; mais il faut l’entendre lui-même :

« Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies. Ensuite je me procurai Wilhelm Meister, et sa Vie, ensuite ses drames. Quant à Faust, qui, avec tous ses abîmes de corruption humaine et de perdition, m’effraya d’abord et me fit reculer, mais dont l’énigme profonde me rattirait sans cesse, je le lisais assidûment les jours de fête. Mon admiration et mon amour pour Gœthe s’accroissaient journellement, si bien que je ne pouvais plus rêver ni parler d’autre chose.

Un grand écrivain, observe à ce propos Eckermann, peut nous servir de deux manières : en nous révélant les mystères de nos propres âmes, ou en nous rendant sensibles les merveilles du monde extérieur. Gœthe remplissait pour moi ce double office. J’étais conduit, grâce à lui, à une observation plus précise dans les deux voies ; et l’idée de l’unité, ce qu’a d’harmonieux et de complet chaque être individuel considéré en lui-même, le sens enfin des mille apparitions de la nature et de l’art, se découvraient à moi chaque jour de plus en plus.

Après une longue étude de ce poëte et bien des essais pour reproduire en poésie ce que j’avais gagné à le méditer, je me tournai vers quelques-uns des meilleurs écrivains des autres temps et des autres pays, et je lus non seulement Shakspeare, mais Sophocle et Homère dans les meilleures traductions… »

Eckermann, en un mot, travaille à se rendre digne d’approcher Gœthe quelque jour. Comme ses premières études (on vient assez de le voir) avaient été des plus défectueuses, il se mit à les réparer et à étudier tant qu’il put, au gymnase de Hanovre d’abord, puis, quand il fut devenu plus libre, et sa démission donnée, à l’Université de Gœttingue. Il avait pu cependant publier, à l’aide de souscriptions, un recueil de poésies dont il envoya un exemplaire à Gœthe, en y joignant quelques explications personnelles. Il rédigea ensuite une sorte de traité de critique et de poétique à son intention. Le grand poëte n’avait cessé d’être de loin son « étoile polaire. » En recevant le volume de poésies, Gœthe reconnut vite un de ses disciples et de ses amis comme le génie en a à tous les degrés ; non content de faire à l’auteur une réponse de sa main, il exprima tout haut la bonne opinion qu’il avait conçue de lui. Là-dessus et d’après ce qu’on lui en rapporta, Eckermann prit courage, adressa son traité critique manuscrit à Gœthe, et se mit lui-même en route à pied et en pèlerin pour Weimar, sans autre dessein d’abord que de faire connaissance avec le grand poëte, son idole. À peine arrivé, il le vit, l’admira et l’aima de plus en plus, s’acquit d’emblée sa bienveillance, vit qu’il pourrait lui être agréable et utile, et, se fixant, près de lui à Weimar, il y demeura (sauf de courtes absences et un voyage de quelques mois en Italie) sans plus le quitter jusqu’à l’heure où cet esprit immortel s’en alla.

Après la mort de Gœthe, resté uniquement fidèle à sa mémoire, tout occupé de le représenter et de le transmettre à la postérité sous ses traits véritables et tel qu’il le portait dans son cœur, il continua de jouir à Weimar de l’affection de tous et de l’estime de la Cour ; revêtu avec les années du lustre croissant que jetait sur lui son amitié avec Gœthe, il finit même par avoir le titre envié de conseiller aulique, et mourut entouré de considération le 3 décembre 1854.

Il était dans sa trente-troisième année seulement à son arrivée à Weimar ; il avait gardé toute la fraîcheur des impressions premières et la faculté de l’admiration. Il y a des gens qui ne sauraient parler de lui sans le faire quelque peu grotesque et ridicule ; il ne l’est pas. Il est sans doute, à quelque degré, de la famille des Brossette et des Boswell, de ceux qui se font volontiers les greffiers et les rapporteurs des hommes célèbres ; mais il choisit bien son objet, il l’a adopté par choix et par goût, non par banalité ni par badauderie aucune ; il n’a rien du gobe-mouche, et ses procès-verbaux portent en général sur les matières les plus élevées et les plus intéressantes, dont il se pénètre tout le premier et qu’il nous transmet en auditeur intelligent. Remercions-le donc et ne le payons pas en ingrats, par des épigrammes et avec des airs de supériorité. Ne rions pas de ces natures de modestie et d’abnégation, surtout quand elles nous apportent à pleines mains des présents de roi.

Gœthe, à cette époque où Eckermann commence à nous le montrer (juin 1823), était âgé de soixante-quatorze ans, et il devait vivre près de neuf années encore. Il était dans son heureux déclin, dans le plein et doux éclat du soleil couchant. Il ne créait plus, je n’appelle pas création cette seconde et éternelle partie de Faust, — mais il revenait sur lui-même, il revoyait ses écrits, préparait ses Œuvres complètes, et, dans son retour réfléchi sur son passé qui ne l’empêchait pas d’être attentif à tout ce qui se faisait de remarquable autour de lui et dans les contrées voisines, il épanchait en confidences journalières les trésors de son expérience et de sa sagesse.

Je ne craindrai pas de présenter à l’avance le jugement filial que portait Eckermann de ces conversations si vivantes, après que la mort du maître l’eut laissé dans un vide profond et dans un deuil inconsolable. Quand on a vécu dix ans auprès d’un vrai grand homme, on doit trouver le reste un peu terne et décoloré. « Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre », a-t-on dit. Pour son valet de chambre, soit, et encore s’il a l’âme servile ; mais s’il l’a libérale comme on en a vu, si cet homme de la maison est en même temps un ami, si ce n’est pas un espion comme on en a vu aussi, s’il est comme le page, comme le noble écuyer était au chevalier, si c’est en un mot un vrai secrétaire de cœur comme de nom, il n’a fait, en voyant de plus près l’esprit supérieur avec qui il a vécu, qu’être plus à même que personne de l’apprécier dans sa riche et haute nature. Ainsi Eckermann pour Gœthe. Il craignait toujours, plus tard, en se ressouvenant, de ne pas ressaisir au degré voulu la vivacité et l’éclat de ses impressions premières ; il attendait pour écrire que le parfait réveil se fît en lui, que les heures passées se peignissent dans sa mémoire toutes brillantes et lumineuses, que son âme eût retrouvé le calme, la sérénité et l’énergie où elle devait atteindre pour être digne de voir reparaître en soi les idées et les sentiments de Gœthe ; « car j’avais affaire, disait-il, à un héros que je ne devais pas abaisser. »

Ainsi pénétré du noble sentiment de sa mission, il la remplit avec une piété que nous ne trouverons jamais trop minutieuse ; et les grands traits, d’ailleurs, il ne les a pas omis, et il nous permet, ce qui vaut mieux, de les déduire nous-mêmes peu à peu de la réalité simple :

« Gœthe vivait encore devant moi, s’écrie-t-il en une de ses heures de parfait contentement et de clarté ; j’entendais de nouveau le timbre aimé de sa voix, à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Je le voyais de nouveau, le soir, avec son étoile sur son habit noir, dans son salon brillamment éclairé, plaisanter au milieu de son cercle, rire et causer gaiement. — Je le voyais un autre jour par un beau temps, à côté de moi, dans sa voiture, en par-dessus brun, en casquette bleue, son manteau gris clair étendu sur les genoux : son teint brun est frais comme le temps, ses paroles jaillissent spirituelles et se perdent dans l’air, mêlées au roulement de la voiture qu’elles dominent. — Ou bien, je me voyais encore le soir, dans son cabinet d’étude éclairé par la tranquille lumière de la bougie : il était assis à la table en face de moi, en robe de chambre de flanelle blanche ; la douce émotion que l’on ressent au soir d’une journée bien employée respirait sur ses traits ; notre conversation roulait sur de grands et nobles sujets ; je voyais alors se montrer tout ce que sa nature renfermait de plus élevé, et mon âme s’enflammait à la sienne. Entre nous régnait la plus profonde harmonie ; il me tendait sa main par-dessus la table, et je la pressais ; puis je saisissais un verre rempli, placé près de moi, et je le vidais en silence, et je lui faisais une secrète libation, les regards passant au-dessus de mon verre et reposant dans les siens. »

Touchante et muette adoration qui relève cette suite d’esquisses familières ! Qu’y manque-t-il ? n’est-ce pas là un charmant et varié tableau ? Eckermann avait commencé d’instinct par être dessinateur ; l’étude des modèles lui avait fait défaut ; mais sa vocation première est ici justifiée : on voit qu’il avait le sentiment du naturel et de la vérité. — Et encore dans des tons toujours naïfs, mais avec des couleurs plus poétiques et plus idéalisées, il dira :

« Sa conversation était variée comme ses œuvres. Il était toujours le même et toujours différent. S’il était occupé d’une grande idée, ses paroles coulaient avec une inépuisable richesse ; on croyait alors être au printemps, dans un jardin où tout est en fleur, où tout éblouit et empêche de penser à se cueillir un bouquet. Dans d’autres temps, au contraire, on le trouvait muet, laconique ; un nuage semblait avoir couvert son âme, et, dans certains jours, on sentait auprès de lui comme un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas, et qui coupe. Puis je le revoyais, et je retrouvais un jour d’été avec tous ses sourires ; je croyais entendre dans les bois, dans les buissons, dans les haies, tous les oiseaux me saluer de leurs chants ; le ciel bleu était traversé par le cri du coucou, et dans la plaine en fleur bruissait l’eau du ruisseau. Alors quel bonheur de l’écouter ! sa présence enivrait, et chacune de ses paroles semblait élargir le cœur48. »

C’est bien là l’effet que produisent en général la lecture et le commerce de Gœthe : étendre les vues ; élargir l’intelligence ; — Eckermann, qui l’a aimé, ajoute : élargir le cœur. Jugeons-en nous-mêmes par quelques exemples.

Eckermann, arrivé à Weimar depuis quelques jours, se présente chez Gœthe pour la première fois le 10 juin (1823). Midi était l’heure qui lui avait été indiquée. Il remarque tout dès le seuil, comme en entrant dans un temple, — l’intérieur du vestibule qui, sans être riche, a beaucoup de noblesse et de simplicité, quelques plâtres de statues antiques placées sur l’escalier, et qui annoncent le goût prononcé du maître du logis pour l’art plastique et pour l’antiquité grecque. La maison, à l’étage inférieur, était animée par le mouvement des gens de service, et l’on sentait la présence d’une famille. Un des beaux enfants d’Ottilie, la belle-fille de Gœthe, s’approcha du visiteur et le regarda avec de grands yeux. Conduit au premier étage par un domestique babillard, Eckermann est introduit dans une pièce qui a pour inscription, au-dessus de la porte, le mot Salve, présage d’un cordial accueil, et de là dans une autre pièce un peu plus grande. Peu d’instants après, Gœthe prévenu arrive « en redingote bleue et en souliers. »« Noble figure ! s’écrie Eckermann ; j’étais saisi, mais les paroles les plus amicales dissipèrent aussitôt mon embarras. Nous nous assîmes sur le sofa. Le bonheur de le voir, d’être près de lui, me troublait à tel point que je ne trouvais que peu ou rien à dire. »

C’est l’émotion dont est saisi tout jeune poëte ou artiste qui se trouve pour la première fois face à face en présence de l’objet vivant de son culte, l’émotion de tel d’entre nous et de nos générations devant Chateaubriand ou devant Lamartine, l’émotion de Wagner abordant dévotement Beethoven. Heureuse et enviable entre toutes l’impression vierge du premier jour qui se nourrit et se confirme avec les années, qui se fixe en respect inaltérable et en vénération !

Gœthe parle à Eckermann de son manuscrit, lui en fait l’éloge, lui promet d’en écrire au libraire Cotta. Il lui donne quelques conseils sur les projets de voyage qu’Eckermann formait à ce moment, et lui recommande ce qui lui reste à voir de curiosités à Weimar :

« Je ne pouvais me rassasier de regarder les traits puissants de ce visage bruni, riche en replis dont chacun avait son expression, et dans tous se lisait la loyauté, la solidité, avec tant de calme et de grandeur ! Il parlait avec lenteur, sans se presser, comme on se figure que doit parler un vieux roi. On voyait qu’il a en lui-même son point d’appui et qu’il est au-dessus de l’éloge ou du blâme. Je ressentais près de lui un bien-être inexprimable ; j’éprouvais ce calme que peut éprouver l’homme qui, après longue fatigue et longue espérance, voit enfin exaucer ses vœux les plus chers. »

Le lendemain matin, Eckermann reçoit de Gœthe une carte avec invitation de revenir. Gœthe a pensé à tout ; il a jugé d’un coup d’œil le jeune homme qui lui arrive ; il va l’essayer et se l’attacher comme auxiliaire : « Il ne faut pas que vous partiez si tôt, lui dit-il ; il faut que nous fassions plus ample connaissance. » Cette fois il paraît tout autre que la veille ; il a l’air vif et décidé comme un jeune homme. Le champ des généralités est bien vague ; la meilleure manière de se connaître est d’en venir au fait et de se donner rendez-vous sur un terrain déterminé, sur un sujet précis. Plaçant alors devant Eckermann deux volumes du Journal littéraire de Francfort, dans lequel il avait publié, très jeune, des articles de critique en 1772, 1773 :

« Ils ne sont pas signés, dit-il, mais comme vous connaissez ma manière de penser, vous les distinguerez bien des autres. Je voudrais que vous voulussiez bien examiner avec soin ces travaux de jeunesse, pour me dire ce que vous en pensez ; je désire savoir s’ils méritent d’entrer dans la prochaine édition de mes Œuvres. Ils sont maintenant si loin de moi que je ne suis plus compétent pour les juger. Mais vous, jeunes gens, vous pouvez dire s’ils ont pour vous de la valeur, et s’ils présentent quelque intérêt, à notre point de vue littéraire actuel. »

On voit, dès les premiers jours, le genre d’emploi qu’il assignera à Eckermann et la fonction que celui-ci exercera auprès de lui. Gœthe sent très bien qu’en vieillissant on n’est plus parfaitement au fait de l’esprit nouveau de la jeunesse, de ce qui plaît ou déplaît aux générations survenantes, de ce qu’elles produisent de remarquable et de digne d’être noté ; on a besoin d’être tenu au courant, d’être rafraîchi de temps en temps et d’être averti. Eckermann sera pour Gœthe, et par un côté du moins, cet informateur, ce baromètre vivant, cette pierre à aiguiser.

Qu’on veuille y penser : il n’en est pas de Weimar comme de Paris. À Paris on a tout sous la main et à tout instant ; on est informé, éveillé, excité, au risque d’en être harcelé ; on se sent dérouillé avant d’être rouillé, et au risque d’en être usé. On n’a guère à s’inquiéter de savoir comment on se tiendra au niveau et au courant : pour peu que vous soyez en vue, tout vous arrive, vous envahit, force la consigne, entre par la porte, par la fenêtre. La difficulté est bien plutôt de s’isoler, de se défendre du trop d’information qui, de droite ou de gauche, n’est qu’une distraction perpétuelle ; mais, à Weimar, Gœthe avait dû songer de bonne heure à la meilleure manière d’entretenir et de renouveler régulièrement l’activité, le mouvement dont il sentait le besoin, — la seule chose qui lui ait un peu manqué. C’était le seul reproche que lui faisait M. Cousin, de « rester toujours à la maison. »

Gœthe avait donc organisé sa vie avec ensemble, avec une suprême ordonnance, et dans l’intérêt de cette universalité de goûts qui était le caractère éminent de sa vaste intelligence. On a le tableau de ses applications multiples jour par jour. Très occupé jusqu’à la fin de s’agrandir, de se perfectionner en tout, de faire de soi « une plus noble et plus complète créature », il a auprès de lui des représentants des diverses branches d’études auxquelles il est constamment ouvert et attentif. Énumérons un peu : — Riemer, bibliothécaire, philologue, helléniste : avec lui Gœthe revoit ses ouvrages au point de vue de la langue et cause de littérature ancienne ; — Meyer, peintre, historien de l’art, continuateur et disciple de Winckelmann : avec lui, Gœthe causera peinture et se plaira à ouvrir ses riches portefeuilles où il fait collection de dessins et de ce qui est parfait en tout genre ; — Zelter, musicien : celui-là est à Berlin, mais il ne cesse de correspondre avec Gœthe, et leur correspondance (non traduite) ne fait pas moins de six volumes ; Zelter tient Gœthe au courant des nouveautés musicales, des talents et des virtuoses de génie, et, entre autres élèves célèbres, il lui envoie un jour Mendelssohn, « l’aimable Félix Mendelssohn, le maître souverain du piano », à qui Gœthe devra des instants de pure joie par une belle matinée de mai 1830 ; — puis Coudray encore, un architecte, directeur général des bâtiments à la cour. Tous les arts ont ainsi un représentant auprès de lui. Mais il y a autre chose que les arts ; Gœthe aura donc pour compléter son Encyclopédie ou son Institut à domicile, — M. de Müller, chancelier de Weimar : c’est un politique distingué ; il tient Gœthe au courant des affaires générales de l’Europe ; — Soret, Genevois, précepteur à la Cour, savant : il traduit les ouvrages scientifiques de Gœthe, et met en ordre sa collection de minéraux. N’oublions pas sa belle-fille, Mme de Gœthe, Ottilie : elle lui sert volontiers de lectrice ; elle a fondé un Journal polyglotte à Weimar, le Chaos, où toute la société weimarienne écrit ; les jeunes gens anglais ou français qui y séjournent, surtout les dames, tout ce monde collabore et babille dans cette Babel, chacun dans sa langue. « C’est une très jolie idée de ma fille », disait Gœthe. Partout ailleurs, c’eût été un affreux guêpier de bas-bleus : là, ce n’est qu’un jeu de société assez original et amusant, un passe-temps de dilettanti, qui entretient dans ce cercle l’activité de l’esprit et sauve des commérages. Enfin, indépendamment d’un secrétaire attitré, Gœthe fait l’acquisition d’Eckermann, qui va devenir son confident, son Ali (l’Ali de Mahomet), son fidus Achates. Ce rôle est connu, mais personne ne l’a jamais mieux rempli, plus honnêtement, plus loyalement, avec plus de bonhomie. Eckermann donne la réplique au maître, ne le contredit jamais, et l’excite seulement à causer dans le sens où il a envie de donner ce jour-là : avec lui, Gœthe cause de lui-même, de la littérature contemporaine en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en France, en Chine, partout ; et après des années d’un commerce intime, il lui rendra ce témoignage qui fait aujourd’hui sa gloire :

« Le fidèle Eckart est pour moi d’un grand secours. Il conserve sa manière de voir pure et droite, et il augmente tous les jours ses connaissances ; sa pénétration, l’étendue de sa vue s’agrandissent ; l’excitation qu’il me donne par la part qu’il prend à mes travaux me le rend inappréciable 49. »

Et c’est ainsi que se complète autour du grand esprit de Weimar ce ministère général de l’intelligence dont il est le régulateur et le président ; ou, si l’on aime mieux, on y peut voir un petit système planétaire très bien monté, très bien entendu, dont il est le soleil.

Gœthe a donc décidé sans peine Eckermann à demeurer avec lui à Weimar pour l’hiver, — un hiver qui sera suivi de plusieurs autres. Il lui présente, et avec raison, ce séjour comme un complément d’éducation littéraire et sociale dont le nouveau venu aura à profiter. Dans une visite que tous deux font à Iéna, il lui parle longuement (18 septembre 1823) de ses idées en poésie, et cet entretien qui nous est conservé forme un des chapitres principaux de la poétique de Gœthe :

« Il me demanda si j’avais, cet été, écrit des poésies : c’est ainsi que l’entretien commença. Je lui répondis que j’en avais bien écrit quelques-unes, mais que je manquais du calme nécessaire.

— Défiez-vous, me dit-il, d’une grande œuvre. C’est là le défaut des meilleurs esprits, de ceux justement chez qui l’on trouve le plus de talent et les plus nobles efforts. Ce défaut a été le mien aussi, et je sais le mal qu’il m’a fait. Combien d’eau a coulé hors de la fontaine ! Si j’avais fait tout ce que je pouvais fort bien faire, cent volumes n’y suffiraient pas.

Le présent a ses droits ; les pensées, les sentiments qui, chaque jour, se pressent dans une âme de poëte veulent et doivent être exprimés. Mais, si on a dans la tête un grand ouvrage, il anéantit tout ce qui n’est pas lui. Toutes les pensées étrangères sont éloignées, et toutes les aises même de la vie sont pour longtemps perdues. Quelle dépense, quelle tension des forces intellectuelles ne faut-il pas seulement pour ordonner en soi-même et pour organiser un grand ensemble, et quelles forces, quelle vie tranquille et sans troubles ne faut-il pas pour procéder à l’exécution, pour fondre tout, d’un seul jet d’expressions justes et vraies ! Si l’on s’est trompé dans le dessein de l’ensemble, te travail entier est perdu ; si dans un vaste sujet on ne se trouve pas toujours pleinement maître des idées que l’on vient à traiter, alors de place en place se voit une tache, et l’on reçoit des blâmes. Le poëte, pour tant de fatigues, pour tant de sacrifices, ne trouve ni joies ni récompenses, mais bien des ennuis qui paralysent son énergie. Au contraire, si le poëte porte chaque jour sa pensée sur le présent, s’il traite immédiatement, et quand l’impression est toute fraîche, le sujet qui est venu s’offrir à lui, alors ce qu’il fera sera toujours bon, et si par hasard il n’a pas réussi, il n’y a rien de perdu. »

Et Gœthe se mit à citer des exemples de poëtes allemands contemporains qui se sont attelés à un grand ouvrage et qui, sauf quelques beaux endroits, ont manqué d’haleine et de force pour l’ensemble. Nous aurions pu, Français, citer l’exemple de Millevoye, de Parny, qui réussissent dans l’élégie, dans les petits sujets personnels, et qui sont ennuyeux dans les longs poëmes chevaleresques. Combien d’esprits et de talents poétiques, dans le temps de la vogue des tragédies ou des poëmes descriptifs, s’y sont épuisés, qui auraient pu toucher ou plaire dans des genres moindres et plus vrais ! Ce que conseille proprement Gœthe, ce n’est pas de se disperser ni de se hâter, ni d’improviser ; et lui-même reconnaît qu’il y a des esprits excellents qui ne savent rien faire « le pied dans l’étrier », et qui ont besoin de recueillement : ce qu’il conseille à Eckermann et aux esprits nés poëtes, mais dénués pourtant du grand génie de la conception, ou même à ceux qui en sont doués et en qui les sentiments de chaque jour jaillissent et débordent, c’est de s’épancher, c’est de fixer dans des notes successives, et non pas pour cela fugitives, l’histoire de leur cœur. Combien de charmants livres de poésie, et dans des genres non conventionnels, on aurait ainsi ! Les Anglais, depuis William Cowper, le savent bien, eux à qui nous devons tant de recueils vrais, variés, autant d’âmes !

« Ainsi, comme le recommandait Gœthe à Eckermann et à ses pareils, les petits sujets que chaque jour vous présente, rendez-les dans leur fraîcheur, immédiatement, et il est certain que ce que vous ferez sera bon : chaque jour vous apportera une joie. Vous les publierez d’abord dans les Almanachs, dans les Revues, mais ne vous conformez jamais à des idées étrangères ; agissez toujours d’après votre inspiration propre.

Le monde est si grand et si riche, la vie si variée, que jamais les sujets pour des poésies ne manqueront. Mais toutes les poésies doivent être des poésies de circonstance, c’est-à-dire que c’est la réalité qui doit en avoir donné l’occasion et fourni le motif. Un sujet particulier prend un caractère général et poétique, précisément parce qu’il est traité par un poëte. Toutes mes poésies sont des poésies de circonstance ; c’est la vie réelle qui les a fait naître, c’est en elle qu’elles trouvent leur fond, et leur appui. Pour les poésies en l’air, je n’en fais aucun cas. »

Et je ne puis m’interdire ici une remarque à l’adresse de nous autres Français qui avons la manie de découper les pensées de Gœthe et de les détacher de ses conversations comme des axiomes. Faites bien attention que si Gœthe ne veut pas de poésies en l’air, il ne fait pas de pensées en l’air non plus. Tout ce qu’il a pensé, il l’a pensé à propos de quelque chose et dans un cas déterminé. Offrez-nous-le donc en son lieu autant que possible, et n’effacez pas la circonstance. Ne déracinez pas les pensées sous prétexte de les montrer plus nettes et plus dégagées ; elles y perdent de leur sève et de leur fraîcheur. — Je reviens à la poésie d’après Gœthe, et à ce qui la fait naître et l’alimente :

« Que l’on ne dise pas, ajoutait-il, que l’intérêt poétique manque à la vie réelle, car justement on prouve que l’on est poëte lorsque l’on a l’esprit de découvrir un aspect intéressant dans un objet vulgaire. La réalité donne le motif, les points principaux, en un mot l’embryon ; mais c’est l’affaire du poëte de faire sortir de là un ensemble plein de vie et de beauté. Vous connaissez Fürnstein, que l’on appelle le poëte de nature. Il a fait un poëme sur la culture du houblon, et il n’y a rien de plus joli. Je lui ai conseillé de faire des chansons d’ouvrier, et surtout des chansons de tisserand ; et je suis persuadé qu’il réussira, car il a vécu depuis sa jeunesse parmi des tisserands ; il connaît à fond son sujet, et il sera maître de sa matière. Et c’est justement là l’avantage des petits sujets. »

Tout se tient et se complète dans cette suite de recommandations poétiques : en conseillant la poésie naturelle, Gœthe ne dit pas de copier des scènes vulgaires ; en invitant le poëte à s’écouter lui-même, il ne dit pas non plus de roucouler des sentiments et des mélodies plus ou moins connus sur des thèmes et des sujets vagues : il veut un motif, un cadre et un dessin déterminés, et il demande que tout cela soit vu, observé, pris sur le fait, inspiré par la circonstance, dans les moyens et les données de celui qui chante et qui y met son accent, sa manière de comprendre et de sentir. Qu’on parcoure l’admirable volume de ses poésies à lui, chansons, paraboles, élégies, épigrammes50, vaste prairie de fleurs et de verdure où, quelque part que le regard tombe, chaque point vit, reluit ou scintille de sa couleur propre, et l’on comprendra tout le sens de ce conseil. — « Il n’y a pas une seule ligne de mes poésies, disait-il, qui n’ait été vécue. »

Nous avons tous plus ou moins, sur la foi des premiers témoins et visiteurs qui nous en ont parlé, cru Gœthe plus insensible qu’il ne l’était. Moi-même il m’est arrivé de l’appeler en un endroit « le Talleyrand de l’art », voulant indiquer par là qu’il tirait à temps son épingle du jeu et qu’il était homme à tricher quelquefois avec les passions mêmes qu’il exprimait. Le mot est bien près d’être injuste ; il l’est, et c’est par trop aussi tirer Gœthe du côté de Méphistophélès. Il ne se montre pas tel, en effet, dans l’habitude de la vie, et le diabolique en lui ne dominait pas. Il n’évitait en rien l’émotion, il y restait ouvert et accessible par tous les pores, mais dans les limites de l’art autant que possible ; et il s’appliquait surtout à exprimer cette émotion dès qu’elle devenait vive, à la revêtir poétiquement, et par conséquent à la dominer. C’est en ce sens qu’il a pu dire que, contrairement à Schiller, il ne mettait « rien de lui-même dans ses œuvres », tandis que l’autre y versait son âme. Gœthe y mettait des accidents de lui-même, sans entamer le fond. Il se maîtrisait. Il cueillait ses émotions à mesure qu’elles levaient en lui et ne les laissait pas s’étendre au-dedans et envahir toute l’âme qu’il eût fallu arracher ensuite pour les mettre dehors. Il est le poëte des émotions et des impressions, non des entrailles (exceptons toujours Werther). Gœthe avait beaucoup aimé Ovide dans sa jeunesse : c’était alors son poëte préféré. Herder lui en fit honte et le ramena à l’adoration et à la fréquentation des hautes sources ; mais Gœthe garda toujours de ce premier penchant, redressé depuis, rectifié et ennobli dans le commerce avec les grands dieux de la Grèce, un dégoût pour la laideur en soi, pour la souffrance, un besoin d’arrêter à temps l’émotion dès qu’elle menaçait de devenir trop douloureuse. C’était un point de désaccord entre lui et Schiller. Celui-ci avait gardé des premières ferveurs révolutionnaires et antisociales de sa jeunesse et de son drame des Brigands un certain goût de cruauté. Ainsi, lorsqu’on jouait le Comte d’Egmont de Gœthe, à la scène de la prison, pendant qu’on lisait au comte sa condamnation, Schiller chargé de l’arrangement et de la mise en scène, avait pris sur lui de faire apparaître dans le fond le duc d’Albe en masque et en manteau, pour qu’il pût se repaître de l’impression que la condamnation à mort produirait sur Egmont. C’était une manière de montrer le duc d’Albe insatiable de vengeance et de joies cruelles. « Je protestai, dit Gœthe, et le personnage fut écarté. » Mérimée qui, entre nos auteurs français du jour, était le favori de Gœthe, était bien pourtant un peu entaché lui-même de cruauté ou du moins de dureté dans ses scènes de passion, dans l’exposé et le récit de certaines horreurs (se rappeler surtout la Guzla) ; mais là encore il se contenait, il ne se laissait jamais entraîner en racontant, et il retraçait ces choses horribles avec sobriété et un parfait sang-froid, comme quelqu’un de neutre et d’impassible ; ce dont Gœthe lui savait gré. Gœthe abhorrait les images repoussantes, les symboles lugubres, le gibet, la croix. Il laissait reparaître en cela le fond de goût ovidien ou du moins olympien dont nous avons parlé. Il poussait même la conséquence logique de son idée du beau et de l’agréable jusqu’à ne pas aimer les lunettes à demeure sur le nez de quelqu’un, et rien ne lui déplaisait plus chez un visiteur que cette machine anguleuse et bizarre braquée et faisant obstacle entre le miroir de l’âme et lui. « La partie n’est pas égale, disait-il ; elle n’est pas loyale de la part de ces yeux armés qui sont tout occupés à m’observer et qui se dérobent. » Le fait est que les lunettes dont se servait, même dans les circonstances solennelles, un Charles-Quint, se concevraient mal sur le nez d’un Sophocle ou d’un Périclès.

Mais je n’ai pu qu’effleurer aujourd’hui cette mine si riche de pensées et de jugements. Nous avons à passer avec Gœthe la revue de presque tous nos auteurs en vogue dans les dix dernières années de la Restauration, à entendre sur eux son avis vrai et sans fard. Sur ce terrain, qui est tout nôtre, il ne saurait nous être indifférent de le voir venir et se développer.