(1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Octave Feuillet »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « M. Octave Feuillet »

M. Octave Feuillet

Scènes et proverbes. — Scènes et comédies —  Histoire de Sibylle, etc1.

Il ne faut pas trop vieillir pour bien juger les romans de son temps ; le roman est un genre essentiellement contemporain. Jeune, on lit tout naturellement les romans de sa jeunesse ; on en lit à tort et à travers, on lit tout : mur, on peut ne pas perdre de vue et suivre encore avec intérêt ce genre agréable chez ceux qui mûrissent avec nous et qui ne font que continuer. Plus tard pourtant, et peu à peu, tout ce qui est romans, nouvelles, commence à vous échapper, surtout venant d’auteurs jeunes, et, une fois le fil perdu, on ne le rattrape pas aisément. Ces productions légères veulent être saisies et goûtées au fur et à mesure, à l’heure où elles paraissent, non pas prises en bloc et soldées comme un arriéré. Le raccourci leur fait tort. Je le sens aujourd’hui et reconnais ma faute en venant parler si tard des romans, des scènes et proverbes de M. Octave Feuillet. Il y a dix ans que j’aurais du commencer à le faire.

Je l’aurais dû également pour d’autres : il y a des termes de comparaison et de contraste qui manquent à quiconque ne se tient pas dans tout le courant du genre, à qui ne vit pas en plein milieu. Pourquoi y a-t-il des romanciers distingués dont toute l’œuvre aura passé sans que j’aie dit le plaisir ou l’estime qu’on leur doit ? Pourquoi, par exemple, les agréables et élégantes productions de M. Amédée Achard ne m’ont-elles pas, un jour ou l’autre, arrêté ? Pourquoi les spirituelles, les vives et pétillantes peintures de M. About ne m’ont-elles pas sauté aux yeux et pris de force ? Pourquoi de vaillants essais (moi qui les aime en tout genre), de consciencieuses et fermes études de M. Ferdinand Fabre, un fort élève de Balzac, sur les curés de village dans le Midi, m’ont-elles seulement tenté sans me décider ? Et ainsi de plus d’un volume que je vois d’ici mis en réserve sur cette petite table ronde, et qui me sont autant de remord ? Pourquoi semblé-je ignorer, quand réellement j’en fais cas, et les délicats et les sensibles, les Deltuf et les Paul Perret, et les terribles dans le réel, les Barbara ; et Mme Figuier, le peintre des mœurs languedociennes, le Longus ou le Bernardin de Saint-Pierre de la Camargue ; et Claude Vignon, un observateur parisien et fin des mœurs de province ?… La vraie raison de mes omissions, ce n’est certes pas le dédain, j’en suis bien éloigné ; ce n’est pas non plus de la négligence ni de l’oubli : c’est, le dirai-je ? un peu d’embarras. Si on ne lit pas tout, presque tout, dans cette quantité de productions qui ont chacune leur qualité, si l’on a manqué le moment où elles passent pour la première fois sous nos yeux, on est en peine ensuite pour rétablir le point de vue ; un mouvement si compliqué, si divers, si fécond, et dans un genre indéfini qui menace de devenir la forme universelle, demande à être suivi jour par jour ; faute de quoi l’on ne sait plus exactement les rapports, les proportions des talents entre eux, la mesure d’originalité ou d’imitation, le degré de mérite des œuvres, ce qu’elles promettent au juste et ce que l’auteur peut tenir. L’étude sans doute peut y revenir et suppléer à ce qu’on a laissé fuir d’abord ; mais une étude, c’est un bien gros mot, et on ne la fait que rarement. Essayons-en pourtant cette fois envers un confrère et un romancier hors ligne, que j’appréciais sans doute depuis longtemps par bien des côtés, mais que je ne me suis mis à bien connaître tout entier que depuis quelques jours.

Pour se rendre bien compte de M. O. Feuillet à l’origine et dans sa première manière (car il en a eu deux, ou du moins sa première manière a pris, depuis, un second et très-grand développement), il faut voir où en était juste le roman lorsqu’il débuta, quels en étaient les sujets habituels et le ton dominant. Le vent était tout à la passion, sinon au vice. Les mœurs réglées, en elles-mêmes, sourient peu et n’amusent guère ; les mœurs bourgeoises notamment sont anti-romanesques, anti-dramatiques et anti-poétiques, et depuis longtemps tout ce qui avait talent et puissance avait cherché l’émotion et l’intérêt dans l’irrégularité des situations et dans les orages du cœur : — Mérimée, George Sand, Balzac, Dumas, Musset. Ce dernier surtout était l’auteur à la mode vers 1847. C’est de lui que procède M. O. Feuillet ; mais, en homme d’esprit, il ne songea à l’imiter qu’en le contredisant. Après quelque tâtonnement de courte durée, il trouva sa propre veine dans les jolis proverbes, la Crise, le Pour et le Contre, la Clé d’or, la Partie de dames, autant de saynètes morales et qui par là même avaient le mérite d’être neuves. Car, lui aussi, en introduisant sa dose de morale dans le roman, il a fait du neuf ; il a fait sinon mieux, du moins autrement que l’auteur en vogue à qui il succédait, et c’est pourquoi il a réussi. Dans tout succès un peu vif, il y a de ces contrastes et de ces à-propos.

Où en était-on à la veille de la Lucrèce de Ponsard, et de l’avénement de cette nouvelle école dramatique dont les principaux talents ont fait depuis bien autre chose et sont sortis de la ligne étroite et un peu secondaire où l’on prétendait les confiner d’abord, — mais où en était-on au théâtre, lors de leur premier début ? Hugo venait de donner les Burgraves dont le succès avait été lourd et difficile à décider. Le parterre rendait peu ; c’était une bataille non gagnée. Après la première représentation, le général en chef dépêcha l’un de ses jeunes aides de camp à un dessinateur de ses amis2, pour lui dire qu’il ne serait pas mal d’envoyer encore un renfort, une recrue de jeunes gens, de ceux qui sont tout dévoués sans tant de façons au succès d’une œuvre colossale et forte. « Allez dire à notre maître, répondit mélancoliquement l’artiste ami, qu’il n’y a plus de jeunes gens. » Le mot est mémorable et fait date ; il marque bien le dernier terme du mouvement purement romantique au théâtre (mars 1843). On était allé à l’extrême limite, on avait forcé tous ses moyens ; il n’y avait plus qu’à rétrograder. La corde était trop tendue. Aussi, le lendemain, je veux dire à peu de semaines de là, Lucrèce pouvait réussir avec l’éclat de succès qu’on a vu, tant à cause d’elle-même et de ses mérites qu’à cause du contraste. Il y avait détente. Il semblait qu’on passât d’une chambre étouffante à une pièce où il y avait de l’air et où l’on respirait.

Tel est le public : quand il est à bout d’une veine, il aime à en changer, et il adopte vite l’auteur à qui il est redevable d’une série de sensations nouvelles.

Qu’est-ce que la Crise, par exemple, l’un des premiers jolis proverbes de M. O. Feuillet ? Juste le revers de Musset et l’opposé des solutions passionnées jusque-là en honneur. Un point y est très-bien observé : la crise des honnêtes femmes, passé trente ans et aux approches de quarante. À cet âge, en effet, une singulière impatience prend quelquefois aux plus honnêtes, une démangeaison irrésistible ; elles veulent, elles aussi, tâter du fruit défendu avant qu’il soit trop tard. Oui, cela est singulier, et je livre le fait à l’explication des moralistes physiologistes : de même qu’aux environs de quarante ans, l’idée et la manie du mariage prend volontiers aux hommes, même volages et libertins, l’idée et l’envie d’un amant vient souvent aux femmes sages après la trentaine. La pudeur, la rougeur, cet apanage de la première jeunesse, leur a passé il y a beau jour ; l’audace va naître tout d’un coup, même chez les plus timides ; elles sont femmes désormais à faire les avances. C’est aux maris alors à se bien garer et à se tenir. M. O. Feuillet a pris spirituellement leur parti et a gagné leur cause dans ce joli proverbe qui n’était pour lui qu’un prélude. Le mari ici est un magistrat, un président de tribunal ; il est inquiet ; il s’aperçoit depuis quelque temps qu’il donne terriblement sur les nerfs à sa femme, et que, jusque dans les moindres choses, elle en a de lui, comme on dit, par-dessus la tête. Il consulte un ami intime, son docteur ; celui-ci l’éclaire et ne lui cache rien du danger : « Non ; il arrive un jour, te dis-je, où la meilleure est saisie d’une impatience fébrile, d’une avidité de savoir désespérée. L’épouse alors devient maussade, la mère négligente : elle ne se rend compte ni de l’objet de son trouble, ni du but de son anxiété ; mais son humeur, son langage, s’altèrent… » — « Mais le remède, le remède ! s’écrie le mari. » — « Il n’y a de remède, répond l’inexorable docteur, que dans le mal même. » À merveille ! Mais il s’aventure un peu trop, l’habile docteur, quand il exprime l’idée qu’on pourrait donner à la femme le dégoût du mal avant l’entière expérience, lui faire connaître les déboires de la trahison, avant qu’elle soit irréparable ; bref, mettre la femme en goût d’un amant et l’en déprendre avant qu’il soit trop tard : un vrai tour de passe-passe. Pris au mot par le confiant mari, le docteur se voit obligé de jouer lui-même le rôle du faux amant, et il y a des moments où l’on croirait qu’il le joue au naturel et au vrai. C’est très-ingénieux, mais bien scabreux. C’est une méthode de vaccination morale. Ce docteur vaccine ou inocule en quelque sorte Mme de Marsan ; il lui donne le vaccin de la passion. Elle veut un amant, il lui en sert, et il se réserve de faire avorter la crise, de sorte qu’après lui elle est préservée et ne cherchera plus : le bouton est sorti. C’est un remède dangereux ; pour y croire, j’ai besoin qu’il y ait plus d’une expérience.

Quelle que soit la confiance du mari dans son ami le docteur, l’impossible et l’indélicat même de la situation les font frémir tous deux, et le lecteur aussi. On est sur des charbons ardents. La femme mord au fruit défendu en toute franchise et toute ingénuité ; elle se monte la tête pour le docteur, si bon comédien, et qui, pris à son propre jeu, est tenté par moments, comme saint Genest, de passer de la feinte à la réalité. Elle trouve le temps, au milieu de sa fièvre, de tenir un Journal de ses impressions : ce Journal est bien fait, bien mené ; M. O. Feuillet excelle à écrire de ces Journaux de femme, de jeune fille. On dirait qu’il l’a été. Le dialogue est moins bien ; il y a trop de style ou de ce qu’on appelle ainsi : les personnages parlent trop comme on écrit quand on se soigne ; c’est du style habillé et paré. Souvent aussi, ils causent moins qu’ils ne dissertent. M. O. Feuillet arrivera plus tard à la franchise de l’expression dans Dalila ; mais jusque-là il y a quelques impropriétés, des tours assez peu naturels, sous une forme toujours élégante d’ailleurs et polie. Au moment où le docteur allait se prendre et sortir de son rôle en y entrant trop bien ; où la femme surtout, la tête en feu, se croyait déjà perdue sans retour, tout est sauvé par un effort heureux et un tour de clé habile du romancier. Mais que la leçon reste douteuse ! que l’avantage de la méthode est peu démontré ! Le cas étant donné, combien une autre conclusion est possible, combien elle est plus vraisemblable et, en réalité, plus fréquente ! Si le procédé a réussi une fois par hasard, il ne réussira pas deux. La situation particulière est construite tout exprès, et sur une base bien fragile. On sent donc là, comme dans d’autres proverbes du même auteur, une première observation vraie, beaucoup de finesse et de délié dans l’exécution et aussi un coin de faux par parti pris.

La Crise, qui me représente d’autres scènes pareilles, ayant même tendance, justifie ce qu’un bon juge du genre me disait en parlant de l’auteur :

« Il met ses personnages dans des situations critiques d’où ils ne peuvent raisonnablement se tirer qu’avec une infraction et un faux pas : et il les en tire moyennant un petit moyen vertueux, bourgeois, un enfant qui accourt vers sa mère le jour de sa fête avec un gros bouquet à la main, ou tout autre expédient. Il y aurait, de sa part, de l’inexpérience, s’il n’y avait plutôt de l’artifice, et, lâchons le mot, un peu de coquinerie ; car il y a aussi la coquinerie de la vertu. Il doit savoir que cela ne suffit pas et que, si cela suffit ce jour-là et au moment, cela ne tiendra pas le lendemain. Mais les femmes qui ont succombé peut-être à pareille épreuve lui savent gré d’avoir supposé qu’elles s’en sont tirées à bon marché, et de leur avoir ouvert une fausse porte pour entrer dans la bonne opinion de leur vertu. Elles lui savent un gré infini de sa préoccupation morale constante à leur égard, même quand cette préoccupation dissimulerait une bonne part de vérité. Elles sont si bien revenues d’un court moment d’erreur qu’elles s’imaginent, en le lisant, qu’elles n’ont jamais failli ; et, voyant un si habile avocat plaider pour elles, elles s’attendrissent à penser qu’elles sont restées quasi des anges de vertu. »

Ne soyons pas nous-même plus rigoriste qu’il ne convient ; un peu d’hypocrisie sociale est chose nécessaire et qui ne messied pas : il en faut même dans l’art ; il en faut, mais, comme dit la chanson, pas trop n’en faut.

Le Cheveu blanc est fort joli et inattendu. À ce seul titre, qui ne croirait qu’il s’agit du premier cheveu blanc qui se découvre, un matin, sur une tête blonde ou brune de femme ? Point du tout, vous y êtes attrapé : c’est du premier cheveu blanc d’un homme, d’un mari, qu’il est question. Sa femme attendait avec impatience ce premier signe de l’âge raisonnable. Clotilde est belle, de sa pleine et entière beauté, jeune encore, trente-quatre ans et demi, pas davantage ; elle est dans l’âge de la crise, mais le danger n’est pas le même pour elle que pour l’épouse précédente ; car elle, elle aime son mari, son Fernand ; elle fait, il est vrai, ménage on étage à part depuis huit ou dix ans, mais elle guette le moment de le reconquérir. Ce moment lui paraît venu. Elle l’a piqué de jalousie, ce soir même, au bal. Il est près de trois heures du matin ; elle vient de se retirer dans sa chambre ; son mari se présente, comme par hasard, un bougeoir à la main, elle l’invite à entrer. Un dialogue assez vif s’engage ; il est évident que lui, le mari, il commence à avoir grande peur de ce qu’il n’aurait que trop bien mérité ; il a comme vent et pressentiment (bien à tort toutefois) de je ne sais quel danger prochain, imminent. Il fait à sa femme une leçon de morale ; elle a l’air de s’en moquer et sort sous un prétexte. Resté seul un moment, il examine autour de lui ce lieu qui lui était à peu près inconnu et qui lui rend presque des désirs :

« Charmante petite chambre ! Quoi de plus ravissant au monde que la chambre d’une jeune femme distinguée, honnête et un peu coquette ? Partout l’empreinte d’un goût délicat et d’une main blanche… Une atmosphère doucement imprégnée des parfums favoris… Quelque chose à la fois de voluptueux et de sacré… Je ne sais quel demi-jour de pudeur voilant l’éclat d’un luxe profane… »

Il continuerait encore longtemps sur ce ton lorsque Clotilde rentre. Son mari la quitte et va pour rentrer à son tour dans son appartement ; il revient presque aussitôt, il n’a pu ouvrir, la serrure est brouillée. « Eh bien ! envoyez chercher un serrurier. »« Un serrurier à trois heures du matin ! » On devine le reste ; c’est la femme qui tout à l’heure est allée brouiller la serrure, en y jetant du sable ; elle retient insensiblement son mari chez elle ; ce jour même, elle a découvert sur la tête du volage ce bienheureux cheveu blanc si désiré, elle prétend bien en tirer parti ; elle s’en empare au moral, ouvre son cœur, exhale ses plaintes du délaissement auquel elle s’est condamnée, dix années durant, pour lui laisser une indépendance entière à laquelle il tenait tant et dont, elle, elle n’a jamais entendu se prévaloir ni s’autoriser ; elle dit et fait si bien qu’elle reconquiert enfin l’infidèle qui ne pense plus à sortir du délicieux réduit. Au moment où il s’y attendait le moins, il a retrouvé l’heure du berger.

Mais ceci n’est plus du Marivaux, c’est du Crébillon fils retourné : le Hasard du coin du feu, — la Nuit et le Moment ! M. O. Feuillet a eu l’art de faire du mariage une galanterie et une bonne fortune : piquante manière, et la seule peut-être à la lecture, de le remettre en bonne odeur, de le rafraîchir et de le raviver. Jugez si cela plaît aux femmes, bourgeoises ou non, à tout ce qui est légitime et qui retrouve le compte de la coquetterie jusque dans le devoir. Oh ! que je comprends, après cela, ce double cortège de pèlerines en sens contraire, et que quelqu’un ait dit : « Il y a un double courant de femmes, les femmes de Fanny et les femmes de Feuillet. » Et celles-ci, plus contenues, ne sont pas les moins ferventes. Ont-elles pensé seulement à se demander si, en tout ceci, il n’y avait pas oubli toutefois et méconnaissance d’un premier article que je crois avoir lu quelque part, admirablement développé : De la pudeur dans le mariage ?

Ainsi, chez leur cher auteur, il y a de toutes jeunes femmes qui exilent un mari de leur lit dès le premier soir (la Clé d’or), et qui lui font faire pendant bien des mois une juste quarantaine expiatoire. Il y en a d’autres qui ne les en chassent que deux ou trois ans après, pour leur tenir rigueur pendant des années entières et les reprendre ensuite et les raccrocher par une rouerie innocente et légitime. De ces tendres reprises conjugales, on sait, à point nommé, l’heure et la minute. Ces situations, notez-le bien, ces secrets d’alcôve dévoilés qu’on blâmerait ailleurs, sont ici mieux qu’excusés ; ils sont acceptés et loués parce qu’ils sont pour le bon motif. Et puis les romans d’alentour et d’auparavant n’avaient pas nui à y préparer par leurs tableaux d’un autre genre. M. O. Feuillet a discrètement profité des licences de ses devanciers et de ses adversaires eux-mêmes : il lui a suffi de réduire ces licences au taux moral et de les mettre au service du bien.

C’était son droit, et c’est son art à lui. Je ne veux pas dire pour cela que tout soit de parti pris dans cette direction première. Ce serait une égale injustice de faire de M. O. Feuillet un auteur qui s’est livré à cette veine de réhabilitation des bons ménages et des mœurs provinciales honnêtes par impuissance d’en comprendre et d’en peindre d’autres, ou, dans un autre sens, de faire de lui un auteur tout à fait dégagé, qui n’aurait choisi ce motif et ce thème de talent que comme le plus neuf et le plus opportun pour le quart d’heure, le plus susceptible de succès. M. O. Feuillet a prouvé dans plus d’une de ses compositions, notamment dans Dalila, et par la bouche de sa Leonora, de son Carnioli (une de ses plus heureuses créations), qu’il savait comprendre la passion, l’art à outrance, la frénésie de la sensation et du plaisir, et qu’il n’était nullement inférieur et insuffisant à les mettre en scène par d’émouvants personnages ; mais il est vrai aussi que, cette excursion faite, cette aventure épuisée et accomplie, il a son chez-lui préféré, sa ligne naturelle et sa voie dans laquelle il aime à rentrer, son inclination tracée et bien distincte. La nature de son esprit aussi bien que l’éducation première qu’il a reçue, son milieu d’enfance et de jeunesse, l’ensemble de ses, habitudes et de ses mœurs, le disposaient à être tout d’abord le peintre le plus distingué de l’honnête et élégante bourgeoisie, de la bonne compagnie de province, de la noblesse qui vit encore dans ses châteaux. Il a accepté résolument la cause que les autres évitaient ou refusaient de plaider. Il a refait à sa manière, et en prétendant beaucoup, le Camp des Bourgeoises, il l’a refait orné, élégant, tout semé de surprises agréables, et de grandes dames n’ont pas dédaigné d’en être : elles ont voulu l’ennoblir en y passant3.

Je me disais l’autre jour combien sa manière avait gagné en crédit, en voyant le Bout de l’an de l’amour de Théodore Barrière, un joli petit acte qui, par l’intention, pourrait être de M. O. Feuillet.

Et il ne s’est pas contenté des mœurs, il y a mêlé une chose très-chère à ce temps-ci, la question de la croyance. Mais, en cela, en voulant agrandir son domaine, il a un peu excédé les limites. C’est une marotte de notre temps de vouloir à toute force croire et de ne pouvoir. Jamais l’esprit humain n’eut, à cet égard, moins de fermeté ; dès qu’il a un peu de loisir, il s’obstine à chercher son assiette en l’air, sans jamais parvenir à la trouver. Cela le désole et l’amuse. À quelques descriptions, d’abord vraies et profondes, de cet état d’esprit singulier, ont succédé des déclamations sans nombre et bien des prétentions. Pour quelques-uns et quelques-unes qui ressentent sérieusement ce mal, combien s’affectent et s’en vont gémissant tête haute par les salons ! Le vide et le besoin de croyance est devenu un lieu commun de conversation dans un certain monde poli, et même, apparemment, dans des coins de demi-monde. Déjà, dans Rédemption, que décidément je n’aime pas, M. O. Feuillet nous a montré une comédienne en quête à la fois d’un amant et d’une croyance, et, à ce double coup de dés, faisant dépendre l’un de l’autre, tellement que le jour où elle a trouvé un amant honnête homme et sincère, elle écrit au curé : « Je crois en Dieu ! » Il est une autre petite scène de lui, fort appréciée de quelques esprits délicats, la Partie de dames, qui n’est aussi qu’une conversion. Deux vieilles gens (M. O. Feuillet ne se fait pas faute de nous offrir de ces intérieurs de vieillards, comme dans le Village ; il triomphe de la difficulté, et il ne craint pas, tant il y met de soin et de coquetterie, que ces vieilles amours nous paraissent sentir le rance), deux vieilles gens donc, Mme d’Ermel, femme de soixante-deux ans, et le docteur Jacobus, Hollandais, qui en a soixante-dix, jouent tous les soirs une partie de dames que le vieux médecin vient faire chez sa voisine à la campagne. Il est méthodique, ponctuel, à l’heure et à la minute ; mais cette année il retarde de cinq minutes sur l’an passé : sa vieille amie s’en aperçoit et tout bas s’en alarme ; elle y voit un acheminement à la fin prochaine. On vient déranger la dame et l’appeler : c’est le curé, un jeune homme de cinquante-neuf ans, et dont le docteur a tout l’air d’être un peu jaloux : il le laisse voir à sa vieille amie dès qu’elle reparaît, et aussi, par haine du rival, il se fait ce soir-là plus esprit-fort que jamais, surtout après qu’il a perdu sa partie de dames ; car il la perd. Il va même si loin, il blesse tellement par une sortie misanthropique et irréligieuse les sentiments de Mme d’Ermel, que celle-ci lui signifie nettement qu’il n’ait plus à remettre les pieds chez elle, s’il ne demande pardon à genoux et à elle et, sans doute aussi, à Dieu. Voilà le docteur mis en demeure, il lui faut opter. Elle est certainement la première à souffrir de cette exécution cruelle : « Mais je devais, se dit-elle, ce sacrifice à ma foi outragée, à ma piété. » Cette bonne dame qui chasse de sa maison le docteur, son ami platonique, parce qu’il a déclaré en vouloir au bon Dieu, ressemble fort dans son genre à Sibylle repoussant impitoyablement, pour pareil méfait, le jeune homme qu’elle aime et qui l’adore ; et comme elle aussi, mais plus à temps, par ce parti héroïque elle amène à résipiscence le récalcitrant et elle le convertit. Ils iront le lendemain ensemble visiter un malade d’abord, puis chez le curé, au presbytère : le docteur lui-même l’a demandé. Il y a des nuances délicates et fort curieusement observées et démêlées entre ces deux vieux cœurs amoureux de Mme d’Ermel et du docteur Jacobus : il est pourtant impossible de ne pas voir dans de telles productions d’art un genre de conte moral comme chez Marmontel, ou même de conte édifiant comme chez l’évêque Camus. La vérité de l’observation y est subordonnée à une intention, à un but.

C’est le côté par où l’art de M. O. Feuillet, tout distingué qu’il est dans sa grâce et dans son comme il faut, n’est que secondaire. L’auteur, on le sait, ne s’en est pas tenu là. Ses premiers essais si fins, et d’un arrangement si ingénieux, si industrieux, n’étaient qu’un prélude, une entrée de jeu pour un talent qui se sentait en fonds. Dans des œuvres plus considérables et plus développées, dont Dalila est la plus forte, le Roman d’un Jeune Homme pauvre la plus triomphante, et Sibylle la plus ambitieuse, il a déployé des facultés de drame, une habileté de construction et d’émotion qui ont laissé subsister les autres qualités nuancées : il a étendu et varié sa sphère. Mais s’est-il débarrassé de ce qui était but et système à l’origine ? l’a-t-il rejeté en s’élargissant, ou l’a-t-il admis également et dans une proportion même croissante ? Sans revenir sur des ouvrages si connus, si bien jugés de tous, et dont chacun demanderait une analyse à part, je prendrai pour sujet de quelques-unes de mes remarques la Petite Comtesse, qui est un récit entre les deux, ni trop court, ni trop long, et qui par là même est plus commode.

Le début a bien du vif et de l’agréable. C’est un ami en voyage qui écrit à son ami. Il a une mission ; il s’est chargé de décrire un monument historique, un vieux cloître ruiné en Normandie, et, pour mieux faire, il s’est établi dans un moulin, passant le jour à courir le pays ou à dessiner. Toutes ces descriptions sont naturelles et animées ; tout marche à ravir, jusqu’au moment où, après la rencontre d’une chasse, partie d’un château voisin, après l’avoir voulu fuir et en être même venu à bout, notre homme est relancé jusque dans son moulin et sa ruine, et où il devient l’hôte du château. La petite comtesse, qui apparaît comme le boute-en-train des chasses, n’est elle-même qu’une des nombreuses hôtesses du lieu, mais des plus impérieuses, des plus enfants gâtées et des plus étourdies : c’est une amazone à la mode du jour. Notre artiste, simple amateur et très-homme du monde, qu’une première maladresse a mis en position un peu fausse vis-à-vis d’elle, n’a d’ailleurs que de l’aversion pour cette petite personne très-inconséquente. Mais, quand on est à cet endroit du récit où l’action commence, deux dissertations surviennent qui interrompent et font vraiment hors-d’œuvre, l’une sur la cuisine classique et romantique, l’autre sur la noblesse et son rôle dans l’État. Que me fait, en vérité, cette double conversation oiseuse entre le jeune homme et le maître du château ? L’intérêt qu’il ne fallait pas laisser échapper un moment est tout entier dans les rapports, à peine entamés, de l’artiste et de la jeune dame. Un hasard a fait connaître à celle-ci le jugement si sévère qu’il porte sur elle : piquée au vif, elle prend à tâche de le réfuter. Toute cette partie, où l’amour-propre excité et l’amour naissant sont en jeu chez elle et se confondent, est encore des plus agréables. Mais pendant le bal et dans cette scène si bien amenée, où la jeune femme, qui n’a rien de grave, après tout, à se reprocher, tout émue enfin de tendresse, et transformée par la passion, se déclare au jeune amateur artiste et en vient à lui offrir son cœur, sa vie, sa main, — car elle est veuve, — d’où vient cette austérité subite et non motivée, cette pruderie farouche du jeune homme, déjà touché lui-même, et qui n’a plus aucune raison de la repousser ? C’est inhumain, c’est dur et bien peu naturel. En fait, les personnages étant ce qu’ils sont et les choses ainsi posées et amenées, que se passerait-il dans le monde, dans la vie réelle et hors du roman ? De deux choses l’une : le jeune homme deviendrait l’amant de la dame ou son mari, et peut-être les deux. Je sais que le roman ne dit pas tout, qu’il y a des dessous de cartes qu’on arrange et qu’il est bon d’arranger. Pas tout le vrai, j’en tombe d’accord ; mais jamais le faux !

Vous avez vu quelquefois un beau jeune homme de trente-cinq à trente-neuf ans environ : il a encore toute la physionomie de la jeunesse ; son œil est vif, sa tempe marquée à peine, sa moustache brune, toute son expression souriante. Son front même est ombragé de cheveux noirs comme dans sa première jeunesse, et l’on ne se douterait pas que la main du temps y a passé. Le premier cheveu blanc n’y est même pas. Mais qu’est-ce ? cet homme, jeune encore d’air et d’années, est assis devant vous, de côté, près d’une fenêtre ; le soleil se couche ; un rayon glisse et l’effleure, et alors, sur cette tête si riche et si fière de sa brune parure, vous voyez tout à coup se dessiner, avec une précision désespérante, quelques mèches qu’on ne soupçonnait pas et qui ont beau être mêlées artistement aux autres plus naturelles : une couleur rougeâtre, sous cette lumière rasante, les a trahies. Quel dommage ! Pourquoi cet élégant jeune homme a-t-il recours à l’artifice ? Pourquoi cette addition et cet ajustement inutile ? et combien il gagnerait à laisser voir, çà et là, sur un front plus nu, quelques places dépouillées ou éclaircies, quelques traces gravées qui ne sont pas encore des ravages !

C’est un reproche de cette nature que je ferai à l’art de M. O. Feuillet : il y a, au milieu d’observations vraies et charmantes, des traces de faux qui se reconnaissent aussitôt à certains reflets et qu’on voudrait en enlever.

Mais Sibylle mus appelle : un cortège d’admiratrices nous attend à l’avance sur ce terrain romanesque tout idéal et nous y défie.