(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy. »

Oeuvres inédites de la Rochefoucauld publiées d’après les manuscrits et précédées de l’histoire de sa vie, par M. Édouard de Barthélémy87.

Je ne sais si beaucoup de gens sont comme moi, mais j’avoue que par moments je commence a en avoir assez de la littérature du XVIIe siècle. On en abuse depuis quelque temps ; non qu’on puisse jamais nous en trop dire sur Molière, sur La Fontaine, sur Bossuet, sur Pascal, sur Mme de Sévigné, si ce sont des choses vraiment nouvelles qu’on nous apporte, soit des textes plus exacts, soit des documents biographiques plus certains ; mais si ce sont des redites, des inutilités, des parties secondaires qu’on nous donne pour principales, des papiers de valeur purement historique qu’on exalte comme des chefs-d’œuvre littéraires, ah ! c’est différent ; le goût se révolte ou se rebute : on se rejette ailleurs, on est rassasié. M. Cousin, à cet égard, a assumé une grande responsabilité à laquelle il est homme, pour sa part, à largement suffire. Il a fait des découvertes réelles, bien qu’il les ait un peu exagérées dans le principe ; mais à lui tout est permis, et il a, par son talent d’écrivain et par ses retouches successives, des manières de compenser ou de réparer, et, une fois averti, des empressements à rentier dans le vrai, qui ne retirent rien aux effets d’un premier éclat. C’est l’école que je redoute, ce sont les disciples non avoués d’un maître supérieur, mais un peu imprudent. M. Édouard de Barthélémy est évidemment un jeune homme qui a allumé son flambeau à la torche de l’ardent et amoureux investigateur, et qui s’est enflammé, un matin, d’un zèle extraordinaire pour la littérature Longueville, Sablé, etc. On l’a beaucoup loué, il y a trois ou quatre ans, pour avoir réimprimé un recueil de Portraits de société du XVIIe siècle, dont un petit nombre sont vraiment curieux, et la plupart d’une fadeur, d’une insipidité écœurante. Un critique littéraire, homme de goût et qui d’ordinaire est sobre d’éloges (M. Géruzez), l’a cité deux fois à ce sujet dans son Histoire de la Littérature française. Il semble qu’éditer un vieux livre déjà publié ou quelques bribes inédites insignifiantes soit aujourd’hui un titre plus digne d’estime que d’avoir du style et de la pensée. M. É. de Barthélémy, puisant et repuisant aux portefeuilles du médecin Valant, où M. Cousin avait pris d’emblée le meilleur, a publié récemment un livre sur la comtesse de Maure, l’amie de Mme de Sablé, sans assez se dire que le maître lui-même, en donnant tout un volume sur cette illustre marquise, avait excédé les proportions : une couple de chapitres eussent suffi. Nous voulons bien une tasse de café pur, une seconde tasse moins pure ; mais faut-il aller jusqu’au marc et jusqu’à la lie ? M. É. de Barthélémy ne s’est pas arrêté en si beau chemin ; il s’est épris, je ne sais pourquoi, d’un zèle chevaleresque en faveur de M. de La Rochefoucauld, de tous les hommes et de tous les esprits assurément celui avec lequel il a le moins de rapports ; sous prétexte de le défendre devant la postérité, il a voulu écrire sa vie et rechercher littérairement ses moindres vestiges ; il a pris ainsi les devants sur une édition que prépare un autre littérateur très exercé et qui a fait ses preuves par Vauvenargues (M. Gilbert). Tout s’est passé d’ailleurs avec égards et ainsi qu’il sied entre gens comme il faut, et M. de Barthélémy, en jouissant des honneurs de la priorité, entend bien ne préjudicier nullement à l’édition prochaine qui profitera de ses découvertes. Il n’est pas, en effet, sans avoir trouvé pour son compte quelque chose de neuf. Ayant eu accès dans les papiers de famille conservés au château de la Roche-Guyon, il nous donne en toute hâte aujourd’hui le résultat de ses recherches, quelques pensées ou Maximes inédites ou presque inédites (une vingtaine tout au plus), quelques chapitres de Réflexions morales. Il y a joint une Notice historique fort complète, c’est-à-dire amplement compilée et ramassée de toutes parts, sur le duc de La Rochefoucauld.

I.

M. É. de Barthélémy est si inoffensif, si indulgent même pour ses devanciers et pour ceux qu’il croit devoir contredire à l’occasion, qu’on hésite à venir troubler son contentement en disant ce qu’on pense de son travail, surtout quand il nous apporte quelques parcelles inédites d’un grand esprit : et pourtant il est sujet à parler à tout instant d’un excellent écrivain dans une si singulière langue, il apprécie un moraliste profond d’une manière si superficielle et si peu logique, qu’on ne peut s’empêcher vraiment de se demander à quoi bon toutes ces poursuites et ces religions du XVIIe siècle, avec toutes les belles lectures qu’elles supposent, si elles ne servent à vous former ni le jugement, ni la langue, ni le goût.

Il y a tant d’autres manières d’employer son temps, quand on est jeune, beau, riche, noble, un pied, je le crois, dans les fonctions publiques, que j’ai peine à m’expliquer, chez quelqu’un qui n’y est pas condamné par le sort, cette précipitation à écrire, à compiler, à copier, à éditer sans prendre même la peine de se relire. C’est par de telles habitudes que les Serieys et les Au-guis autrefois ont décrié le genre. Scribendi cacoethes, disait Juvénal. — Daunou disait du marquis de Fortia d’Urban, qu’il était atteint de stampomanie (la manie de se faire imprimer). M. É. de Barthélémy est atteint, on n’en saurait douter, de cette maladie courante. Les palmes d’éditeur l’empêchent de dormir : M. Cousin, en y passant, a attaché au métier un rayon. Soyez donc éditeur, si c’est votre plaisir et votre orgueil, mais soyez-le avec tous les soins qu’exige cette tâche épineuse ; et gare surtout si, auteur vous-même, vous laissez trop passer le bout de l’oreille ! vous donnez envie de le pincer.

Eh, mon Dieu ! je ne voudrais rien conseiller à la jeunesse que de convenable ; mais vraiment, lorsque après avoir lu et relu les Maximes de La Rochefoucauld, un éditeur d’un nom distingué comme M. de Barthélémy en vient à écrire dans un avertissement placé en tête du petit livre, exquis de tout point, que rien ne l’obligeait de réimprimer : « Nous signalons dans ce recueil une vingtaine de pensées inédites, dans lesquelles on retrouvera cependant quelquefois de lointaine parenté avec un certain nombre de celles de diverses éditions » ; que dire ? faut-il se taire ? faut-il remarquer que de lointaine, parenté n’est pas français ; qu’il faudrait mettre absolument, pour l’exactitude grammaticale, ou bien « quelque lointaine parenté », ou bien « une lointaine parenté ! »… Mais il fait beau, le temps sourit, l’été est radieux et splendide, tout vous appelle : jeune homme, laissez ces choses à ceux du métier, et si le trop de loisir ou d’activité vous tente, si le sang vous chatouille, dépensez votre zèle ailleurs ; allez à Ems, allez à Spa, et laissez-nous le soin, par ce soleil d’août, d’ajuster nos phrases qui nous clouent à notre fauteuil. Croyez que je ne m’exagère pas le mérite d’une phrase bien faite ou qui, tant bien que mal, tombe d’aplomb sur ses pieds ; un galant homme peut fort bien soléciser ; mais qui diantre l’oblige à imprimer ses solécismes ?

Vous voulez nous parler du plus poli des écrivains, de l’auteur d’un livre à jamais immortel dans son expérience amère et son élégante concision, et voilà comment vous vous exprimez : « Dès son retour à Paris (en 1657), il (M. de La Rochefoucauld) devint un des fidèles du salon de Mme de Sablé, de précieuse mémoire, et se lia avec l’académicien Esprit, pour lequel il ne cessa, dans ses lettres à la noble marquise, de montrer une déférence marquée… Pendant sa retraite, il avait composé des Mémoires, mais il paraît avoir de bonne heure ensuite pris goût à la mode des Maximes, inaugurées par Mme de Sablé et par Esprit, dont il suivit à cet égard ponctuellement d’abord les conseils… » — Mais, jeune homme, vous n’avez donc pas eu en votre temps un maître de rhétorique ou de seconde qui vous ait appris à mesurer vos phrases, à écrire sinon élégamment, du moins suffisamment, à ne pas accumuler les adverbes ? Deux et trois mis à la suite et à la file, c’est trop.

Et encore parlant du portrait de La Rochefoucauld par lui-même, de ce beau portrait si aisé, si net, et qui sent, comme on disait, son honnête homme, M. É. de Barthélémy ne craint pas de s’exprimer ainsi : « Ce premier travail montre de sérieuses qualités et le soin que La Rochefoucauld apportait au polissement de son style : il ne témoigne pas grandement, par exemple, en faveur de la modestie du duc. » On n’écrit pas de la sorte. On n’attache pas des étiquettes de la dernière platitude aux tableaux des maîtres.

Encore une fois, lui dirai-je, qui vous obligeait de vous hâter ainsi, de brusquer et de bâcler une Vie de La Rochefoucauld, laquelle, si elle n’est pas impossible, reste au moins une œuvre fort difficile et des plus délicates, à la bien exécuter ? Vous avez rêvé des lauriers littéraires, mais ils ne sont pas précisément où vous le croyez. Écrire de telles pages en tête d’une édition de La Rochefoucauld, c’est donner à juger son propre goût : c’est l’étaler et l’encadrer d’une manière fâcheuse. Je puis paraître porter bien loin la susceptibilité littéraire, mais j’aimerais mieux, si j’étais jeune, et par respect même pour la littérature, un tout autre emploi que celui-là de mon temps et d’un si bel âge ; la jeunesse offre tant d’autres distractions ! la saison est propice et favorable, allez en Suisse et voyez les montagnes ; allez à Bade, cherchez les ombrages et les fontaines ; chassez ailleurs ; soyez du turf, et faites même courir, s’il le faut : surtout ne faites pas imprimer de pareilles phrases en tête d’un La Rochefoucauld, au nom d’un Barthélémy. L’abbé Barthélémy était un pur, un élégant écrivain88.

Je ne voudrais à aucun prix décourager les amateurs. Le goût des lettres, à quelque degré et sous quelque forme qu’il se produise, est un noble goût, ou tout au moins un goût innocent. Un père me disait un jour, en voyant son fils pâlir dès l’âge de douze ans sur les vieux livres, non pour les lire et en tirer des pensées, mais pour en admirer les vignettes, les fermoirs, les reliures (et le fils est devenu depuis un bibliophile féroce) : « Au moins il a un noble goût. » Un galant marquis, âme ardente, qui avait connu toutes les passions, chasse, amour, cavalcades effrénées, et qui finissait par les livres, répondait à quelqu’un qui s’en étonnait : « Après tout, c’est encore moins ruineux que les femmes, les chevaux et les chiens. » Ainsi il peut être utile en même temps qu’il est honorable à un jeune homme de s’adonner aux curiosités des livres, et c’est rassurant pour les siens de le voir commencer par là ; mais alors pourquoi ne pas s’en tenir au simple goût d’amateur ? pourquoi mettre tous les six mois le public dans la confidence de ses tâtonnements, de ses démangeaisons et de ses faiblesses ? Rien ne ressemble moins à un amateur qu’un faiseur : mot odieux et laid comme la chose.

Je remplirais des colonnes, si je le voulais, de ces phrases du biographe de La Rochefoucauld qui font venir la chair de poule à quiconque a reçu les premiers éléments de l’art d’écrire. Vous voulez dire que M. de La Rochefoucauld était gêné, incommodé dans ses affaires, et vous dites : « La question financière gênait cependant toujours le duc de La Rochefoucauld. » Mais c’est ainsi qu’on qualifie, en effet, la question d’argent entre camarades, dans un monde à la Murger. La question financière, c’est là où le mal nous gratte ! Était-ce donc la peine de tant aller chez Mme de Sablé pour prendre tout à coup, et sans même s’en apercevoir, une expression à la bohème ?

En nous parlant du La Rochefoucauld de la fin, de celui qui n’était plus que l’auteur des Maximes et le plus aimable homme de la société, vous dites : « Il paraît aussi désormais s’être médiocrement occupé de la politique, quoique cependant il ait encore demandé, en 1666, la place de gouverneur du Dauphin… » Mais est-ce que c’était s’occuper de politique que de désirer la charge de gouverneur du Dauphin ? Évidemment, Monsieur, vous ne vous rendez pas bien compte de la valeur des expressions.

Je sais qu’il y a, chemin faisant, dans vos notice et préface, d’assez bons jugements de détail. Une discussion relative aux divers manuscrits des Mémoires de La Rochefoucauld peut offrir des raisonnements dignes d’être pris en considération. Vous êtes capable de parler affaires, je ne le nie pas ; mais si la question devient philosophique, vous n’y êtes plus ; et, par exemple, de ce que M. de La Rochefoucauld mourut avec bienséance, comme on sait, et après avoir reçu les sacrements, vous terminez votre Notice par cette conclusion inattendue et un peu étrange. « M. de La Rochefoucauld avait l’esprit trop élevé, l’intelligence trop haute, le sens moral trop profond pour ne pas être un catholique véritable ; la société au milieu de laquelle il vivait était essentiellement chrétienne, et, on aura beau faire, il faudra nous laisser cette grande illustration et renoncer à la joindre à la cour, trop brillante malheureusement, de l’incrédulité. »

Rien n’est plus estimable que d’être catholique fidèle et docile, surtout si l’on est à la fois chrétien de cœur ; je suis loin de prétendre que l’élévation de l’intelligence ne fût point compatible, en ce grand siècle, avec la croyance régnante, et l’on y eut d’assez beaux exemples de cette concorde et de cette union ; mais, en vérité, raisonner comme vous le faites, avec cette légèreté, cette sérénité imperturbable, et trancher ainsi une question de foi chez un moraliste de cet ordre et de cette école, chez un raffiné de la qualité et de la trempe de M. de La Rochefoucauld, c’est montrer que vous ne vous doutez même pas de la difficulté.

Il me répugne de faire plus longtemps le pédagogue89, et j’en viens à l’inédit, à ce qu’on doit à M. É. de Barthélémy de posséder quelques mois plus tôt qu’on ne l’aurait eu sans lui.

II.

Avant de parler de cet inédit de mince importance, j’ai pourtant un mot à dire de celui dont on est redevable à M. Cousin. Cet heureux et infatigable chercheur a retrouvé dans les papiers Conrart, et a publié dans la troisième édition de Madame de Longueville une pièce fort curieuse, un Discours ou Mémoire d’une vingtaine de pages, intitulé Apologie de M. le prince de Marsillac. C’est un exposé des raisons qui décidèrent La Rochefoucauld (qu’on appelait encore à cette date le prince de Marsillac) à se jeter dans la Fronde et à déclarer la guerre à Mazarin. Le Mémoire où les griefs du prince sont fort bien déduits, avec fierté, roideur, beaucoup de tenue, et dans une forme de phrase assez compliquée et bien balancée, annonce du talent sans doute, mais un talent quelque peu empesé encore, et qui se sent du voisinage des héros de Corneille. Je ne puis admettre avec M. Cousin que la publication de ce Mémoire soit un événement pour l’histoire littéraire : pourquoi cet éternel besoin de surfaire sa marchandise et de tirer de son côté la couverture ? C’est bien assez que ce Mémoire soit curieux pour l’histoire de la Fronde. Mais venir soutenir qu’un morceau tout à fait inconnu jusqu’ici, — ou très peu connu, même en admettant qu’il ait couru et circulé en quelques mains vers 1649, — enlève à Pascal l’honneur d’avoir le premier dégagé la langue et va désormais s’introduire comme de droit, dans l’histoire de notre littérature, entre le Discours de la Méthode et les Provinciales, c’est vraiment imposer ses imaginations à un public trop docile ; c’est trop magnifiquement traiter La Rochefoucauld comme auteur, après l’avoir tant dénigré dans sa vie, au moral. Ce Mémoire, est-il besoin de le rappeler ? n’eut en son temps aucun effet littéraire ni autre, aucun retentissement ni aucune sorte d’influence : aujourd’hui c’est un simple témoignage de la manière dont écrivaient les grands seigneurs quand ils s’en donnaient la peine, vers 165090. Retz et Saint-Évremond et Bussy et Clérembaut et d’autres encore écrivaient plus ou moins de ce ton-là, quand ils s’en mêlaient. S’étonner et s’émerveiller qu’ils sussent si bien le français avant la publication des Provinciales, c’est vraiment y mettre trop de naïveté. Tout ce monde-là parlait d’origine la même langue, et la parlait comme sienne, chacun avec sa légère différence d’accent, et sans en demander la permission au voisin. Pascal le premier fit non pas même un livre, mais un pamphlet, une suite de lettres qui fut dès le premier jour un événement, et qui devint au bout de l’année un monument. Voilà le fait établi et durable. Tout le reste n’est que raisonnement et construction artificielle après coup. Je ne puis, en un mot, souscrire à l’éloge littéraire exagéré que M. Cousin a fait de ce Mémoire, très-précieux d’ailleurs historiquement.

Je demande pardon à mes maîtres de leur résister ainsi en matière de goût. Si M. Cousin daignait un jour revenir sur un premier entraînement et enthousiasme, je ne doute pas qu’il n’apportât à la seconde expression de son jugement des réserves qui le rendraient pleinement acceptable.

M. É. de Barthélémy, lui, n’hésite pas. Du premier jour, il a tout accepté ; je dirais, si j’osais, qu’il a tout gobé de la veille. Décidément, à ses yeux, « La Rochefoucauld, depuis la découverte du Mémoire de 1649, prend place avant Pascal dans l’histoire de la langue. » On avait dit, à propos du livre des Maximes publié en 1665, que l’auteur avait « cette netteté et cette concision de tour que Pascal seul, dans ce siècle, avait eues avant lui. » M. de Barthélémy s’empare de cet éloge : « C’est donc au duc à qui en revient désormais tout l’honneur, dit-il ; la date du Mémoire ne peut le lui laisser contester. » Mais la difficulté n’est pas dans la date ; le Mémoire de 1649, si on le lit de sang-froid et sans se monter la tête, n’offre pas précisément cette netteté et cette concision de tour, ou du moins ne l’offre pas à un haut degré : il a d’autres qualités, mais pas celles-là éminemment. Ainsi la question est autre part que dans une date matérielle, et Pascal, par les Provinciales, demeure hautement en possession : il continue d’être le premier écrivain qui ait mis en circulation ces qualités si françaises. Oh ! que l’histoire littéraire est donc difficile à établir et à maintenir dans ses lignes délicates, et qu’il y aura d’à-peu-près et de contresens qui s’y glisseront de plus en plus ! Notre rôle de sentinelle est bien inutile vraiment et bien ingrat.

J’aime à prendre mes autorités dans le siècle même. Un homme de ce temps et de cette race, un contemporain de la Régence et de la Fronde, que M. Cousin ne cite pas volontiers, parce qu’il n’a pas eu l’idée de le découvrir, et dont M. Giraud nous prépare une sorte de résurrection littéraire, Saint-Évremond, dans une conversation avec M. de Candale, disait de La Rochefoucauld, bien avant les Maximes et au début de la seconde Fronde (1650) :

« La prison de M. le Prince a fait sortir de la Cour une personne considérable que j’honore infiniment : c’est M. de La Rochefoucauld, que son courage et sa conduite feront voir capable de toutes les choses où il veut entrer. Il va trouver de la réputation où il trouvera peu d’intérêt ; et sa mauvaise fortune fera paraître un mérite à tout le monde, que la retenue de son humeur ne laissait connaître qu’aux plus délicats. En quelque fâcheuse condition où sa destinée le réduise, vous le verrez également éloigné de la faiblesse et de la fausse fermeté, se possédant sans crainte dans l’état le plus dangereux, mais ne s’opiniâtrant pas dans une affaire ruineuse, par l’aigreur d’un ressentiment, ou par quelque fierté mal entendue. Dans la vie ordinaire, son commerce est honnête, sa conversation juste et polie : tout ce qu’il dit est bien pensé ; et dans ce qu’il écrit, la facilité de l’expression égale la netteté de la pensée. »

Voilà un La Rochefoucauld avant la lettre et jugé par un de ses pairs.

Ils étaient tous, dans cette forte et puissante génération, fins, délicats, polis et vifs de langage, et aucun, à proprement parler, ne devançait l’autre.

Pascal lui-même, à le bien prendre, et quoique inférieur de rang et de naissance, n’était qu’un honnête homme comme eux tous, un curieux, un amateur, qui ne devint écrivain de profession que par occasion et par rencontre. Cette rencontre, on ne peut pourtant lui en retirer le bonheur et l’honneur après deux siècles.

Mais le Discours ou Mémoire retrouvé et publié par M. Cousin a cela véritablement de très-curieux qu’il nous montre à quel point, à cette date de 1649, à l’âge de trente-six ans, La Rochefoucauld avait déjà souffert dans son orgueil et était déçu et ulcéré dans son ambition. La distinction honorifique du tabouret, qu’il vit refuser à sa femme, n’était que la goutte qui fit déborder le vase. Il avait dû croire, dès l’avènement d’Anne d’Autriche, de cette reine dont il était depuis des années le serviteur dévoué et qui l’avait surnommé publiquement son martyr, à un crédit réel, à une influence, à une participation dans l’exercice du pouvoir ; il s’était pu considérer un moment comme futur ministre. Le Mémoire où il a condensé son ressentiment et sa plainte nous donne exactement à mesurer de quel faîte d’ambitieuses espérances il fut précipité, non en un seul jour et en une seule fois, mais par degrés et comme de cascade en cascade. Avant d’en venir à son dernier mot d’expérience amère, il avait eu plusieurs existences écroulées sous lui. En se faisant homme de parti au sortir de la Cour, et homme de guerre au profit d’une faction, La Rochefoucauld ne rendait pas ses chances meilleures et ne faisait que s’exposer à d’autres mécomptes. Il est bon de savoir aussi que, quelque brave qu’il pût être de sa personne, il n’avait pas le génie de la guerre. Un homme qui n’avait que ce talent-là, mais qui l’avait, et qui vit de près La Rochefoucauld à l’œuvre, le comte de Coligny, a dit de lui, tout en reconnaissant qu’il avait du cœur comme soldat, mais en le déprisant et l’anéantissant comme capitaine : « C’est le génie le plus bouché pour la guerre qui ait été en France depuis il y a cent ans. » Le mot dans sa crudité est mémorable. Battu en politique et en intrigue, malheureux à la guerre, finalement malheureux en amour, étant allé de mécompte en mécompte, M. de La Rochefoucauld n’avait plus de ressource véritable que du côté de l’esprit, et il demanda, en effet, au sien, tout ce qu’il put lui offrir de consolation, de dédommagement et de vengeance permise.

III.

J’en viens aux quelques Maximes inédites ou que M. de Barthélémy nous donne pour telles. On sait comment La Rochefoucauld adopta cette forme et ce genre de sentences morales. Il y eut du hasard plus que du choix. On jouait aux maximes dans le salon de Mme de Sablé comme on jouait précédemment aux portraits, comme on joue encore tous les jours aux proverbes, aux charades. Chacun faisait des maximes et en essayait. M. de La Rochefoucauld fit les siennes ; il y prit goût ; il eut l’idée d’y mettre en entier les résultats de sa philosophie et de son expérience, et c’est ainsi que de simples jetons de société sont devenus par lui des médailles immortelles. Il n’est pas impossible pourtant qu’il s’y soit glissé une légère pointe de taquinerie et de gageure. L’auteur s’amusait à faire dire à tout ce beau monde élégant : « Se peut-il qu’on croie le cœur humain si corrompu ? mais c’est affreux ! » Il soutenait en effet que l’intérêt était partout, était tout, inspirait tout ; il ne croyait pas à l’essence des vertus :

« La vertu est un fantôme formé par nos passions, à qui on donne un nom honnête, afin de faire impunément ce qu’on veut.91 »

Cette pensée est l’âme du petit livre de La Rochefoucauld. Les plus hantes vertus ne sont pas respectées par lui ; elles ne lui imposent pas. Il a vu la tapisserie humaine par l’envers : il la décompose en la montrant. « La constance des sages n’est qu’un art avec lequel ils savent enfermer leur agitation dans leur cœur. » La générosité n’est que le désir de se donner le rôle où l’on se trouve le plus grand, le plus à sa gloire ; ou, comme il le dit avec sa subtilité profonde, « c’est un industrieux emploi du désintéressement pour aller plus tôt à un plus grand intérêt. » La magnanimité n’est qu’un trafic plus grand et plus hardi que les autres : « La magnanimité méprise tout, pour avoir tout. » Ou encore (et ceci, je le crois, est inédit en effet) : la magnanimité, c’est « le bon sens de l’orgueil et la voie la plus noble pour recevoir des louanges. » Les plus humbles vertus, après les grandes, y passent à leur tour ; pas une ne trouve grâce devant lui. Vous êtes modeste : prenez garde ! tâtez-vous bien ! c’est que vous vous sentez au fond tel que vous êtes, et que vous ne pourriez entreprendre beaucoup. Vous êtes chaste et sobre : faites bien attention ! écoutez-vous ! c’est que vous n’avez que désirs médiocres, médiocre puissance. Si ce n’est pas vous qui faites ce raisonnement et ce calcul, il y a quelque chose qui, d’instinct, le fait sourdement en vous. L’amour-propre est le fond de toutes nos pensées, de toutes nos actions et déterminations. Il est vrai qu’il se masque souvent, à ne pas le reconnaître. Parfois il se déguise en Ange de lumière. Il se fait quelquefois son propre ennemi en apparence et son persécuteur acharné : pourvu qu’il subsiste, tout lui est bon. La description ou le portrait de l’Amour-propre, qui est en tête de la première édition des Maximes, est un admirable morceau d’ensemble qu’on n’a pas réfuté encore ; c’est un morceau digne de Pascal, de celui des Pensées, et qui cette fois, par sa date, a bien réellement devancé la publication posthume de l’ouvrage de Pascal, et dans un même genre.

Et n’y a-t-il pas tous les jours, sous nos yeux, de ces amours-propres qui se déguisent en charité ? On a besoin de se croire supérieur aux autres, de croire qu’on a raison sur eux, qu’on a dans sa main la clef des vérités ; on veut se donner les avantages publics du triomphe. Comment s’y prendre ? L’amour-propre, s’il est fin, change de ton et de voix ; il a des gémissements et des soupirs ; il se fait inquiet sur le sort de ses frères, sur le danger que courent des âmes fidèles et simples ; il faut, à tout prix, préserver les faibles : et l’amour-propre agit et s’en donne alors en toute sûreté de conscience et, comme on dit, à cœur joie : il accuse l’adversaire, il le dénonce, il le conspue, il le qualifie dans les termes les plus outrageux, les plus humiliants ; et comme il ne veut point cependant paraître, même à ses propres yeux, de l’amour-propre, il se retourne, quand il a fini, et se fait humble aussitôt ; il demande pardon à son semblable d’en avoir agi de la sorte : il n’a voulu que le toucher, le convertir ; on assure même qu’il est de force à lui proposer en secret (après l’avoir insulté en public) de lui donner le baiser de paix et de l’embrasser. Un bien flatteur dédommagement en effet ! Et l’amour-propre, se croyant ainsi assuré de n’en être plus un, cumule et savoure à souhait toutes les douceurs et tous les honneurs. C’est un habile chimiste que l’amour-propre. C’est l’éternel Protée. Ô Amour-propre, je t’ai vu à l’œuvre dans ton plus beau zèle, dans ta flamme et avec ta rougeur de chérubin, et je te reconnais, même quand tu es assis dans la Compagnie au bout de la table, à la place la plus humble et où tu te fais le plus petit, à celle d’où il est le plus commode, le plus doux pour toi d’assister à ton jeu et à ton triomphe !

L’amour-propre est dans les Lettres, dans la critique ; il y est d’autant et plus encore, s’il est possible, que partout. C’est une rivalité de chaque jour, une guerre sourde ou déclarée, à peine interrompue de trêves. Chacun, s’il n’y prend garde, s’aime et se préfère à tous les autres ; chacun se trouve si naturellement sous sa main comme type et premier modèle de l’espèce de talent et du genre de beauté qu’il accueillera et louera chez autrui, en repoussant plus ou moins tout ce qui en diffère ! Je ne parle pas ici en un sens vulgaire et grossier. Il n’est que trop vrai qu’en tout le premier mouvement est de juger les autres d’après soi et de les rapporter directement à son image. Que ceux qui, dans leur vie, se sont accoutumés à céder volontiers à des sentiments d’âcre passion ou à des calculs d’intérêt immédiat vous prêtent ces uniques mobiles, peut-on s’en étonner ou s’en plaindre ? Il leur en coûterait trop d’en supposer d’autres chez les voisins et les adversaires. Vous avez bien parlé de quelqu’un, c’est que vous vouliez le flatter ; vous avez parlé sévèrement d’un autre, c’est que vous aviez contre lui une dent et une rancune. Vous ajournez un jugement que vous avez déjà l’un des premiers énoncé, mais vous en ajournez le développement : c’est que vous voulez vous ménager et nager entre deux eaux. Ah ! messieurs les gens d’esprit, que cette manière d’appliquer la doctrine de l’amour-propre aux Lettres est donc brutale et, autant qu’il me semble, injuste, à force de frapper à bout portant ! Si cela même vérifie ma maxime que « chacun mesure le prochain à son aune », j’entends et je demande que ce soit du moins dans un sens un peu plus délicat. Je parle en ce moment des plus sincères, des plus élevés et de ceux qui ont le droit de se croire le plus désintéressés dans la critique des choses de l’esprit. Chacun, quoi qu’il fasse, y porte son intérêt le plus fin, je veux dire son idéal secret, composé du moi subtilisé, quintessencié, poussé au plus haut degré et au sublime. On ne s’y reconnaît plus directement ; mais sous cette forme pourtant, sous cette idée-là, on continue de se voir encore et de se mirer ; on s’adore. Pour l’un, c’est la littérature morale et haute, sévère et abstraite, ce qu’il appelle l’esprit pur, qui lui fait illusion ; pour l’autre, c’est la littérature négligente, aimable et facile, la seule joyeuse et vraiment heureuse ; pour un autre, c’est la marotte d’une noble cause dont il se figure être la personnification vivante et le représentant tout chevaleresque. Et moyennant cela, on juge, on coupe et l’on découpe, sur son patron à soi, tout ce qu’on rencontre. Et moi-même tout le premier qui écris ceci, si je me plais à tout moment à briser le moule auquel je serais tenté de m’asservir, si je me force d’aimer ce que je ne suis pas ou le contraire même de ce que je suis, ce n’est pas désintéressement du moi : c’est que je me pique peut-être de n’être rien en particulier et que je m’aime mieux apparemment sous cette forme brisée, multiple et fuyante que sous toute autre. Non, non, honnêtes et bonnes gens, La Rochefoucauld bien compris n’a pas tort si aisément que vous le croyez.

Pour les cœurs sensibles, je veux pourtant ajouter un mot : La Rochefoucauld s’est réfuté lui-même une fois, et mieux que personne ne saurait faire ; il s’est réfuté par une de ses larmes, non de celles qu’il versa sur la mort et la blessure de ses fils : cela était trop naturel et trop simple ; mais il lui est échappé une autre larme, toute désintéressée. Chacun sait ce beau mot du lieutenant général d’artillerie, Saint-Hilaire, au moment où le coup de canon qui tuait M. de Turenne lui emportait le bras. Son fils présent se jeta à son père en criant et pleurant. « Taisez-vous, mon enfant, lui dit-il en lui montrant le corps de Turenne étendu mort, voilà ce qu’il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable. » Et lui-même il se mit à s’affliger et à pleurer. Mme de Sévigné, qui nous fait ce récit, ajoute : « M. de La Rochefoucauld pleure lui-même en admirant la noblesse de ce sentiment. » Pourquoi cette larme ? au nom de quel intérêt ? Ne questionnons pas trop La Rochefoucauld, ne lui en demandons pas plus ; jouissons de cette inconséquence, ou de ce qui semble tel, et tenons-lui compte de cet hommage muet, rendu à la nature humaine92.

— La critique dès qu’elle est sincère, porte avec elle ses inconvénients. M. Édouard de Barthélémy ayant publié, depuis son La Rochefoucauld, un autre volume intitulé : Les Amis de la marquise de Sablé (1865), a mis en tête une Dédicace à une dame, et j’y trouve ces mots à mon adresse : « En travaillant, on est exposé à se heurter sur sa route à des inimitiés et à des jalousies plus ou moins franches, plus ou moins rudes. Mais le jour où l’on rencontre de sympathiques encouragements, on est amplement dédommagé de ces petites misères… » Je puis assurer que je n’ai contre M. de Barthélémy aucune inimitié et que je n’ai pas même de jalousie : j’ai eu, je l’avoue, de l’impatience de le voir, pensant si peu et écrivant si mal, s’imaginer qu’il allait être le biographe définitif d’un moraliste et d’un écrivain tel que La Rochefoucauld. Aujourd’hui, dans ce volume des Amis de Mme de Sablé, il publie les restes des portefeuilles du médecin Valant, lesquels, en effet, n’étaient pas tout à fait vidés encore. Dans une Introduction qui n’offre rien de nouveau, il vient après MM. Monmerqué, Walckenaer, Rœderer, Charles Labitte, Paulin Paris, Géruzez, Le Roux de Lincy, après MM. Cousin, Livet, Amédée Roux, etc., etc., faire à son tour une histoire du monde poli d’alors. On a, grâce à lui, les dernières et les moindres balayures du salon des Précieuses. Quand donc ce chapitre Rambouillet finira-t-il ? Dans ce livre où, à propos des correspondants de Mme de Sablé, il a eu occasion de me rencontrer plus d’une fois, M. de Barthélémy s’est efforcé, autant qu’il l’a pu, de me chercher chicane pour des vétilles et de m’être désobligeant : c’était trop juste. Mais à un endroit il est allé plus loin, il essaye de me prendre en défaut sur la logique. Il s’agit de la marquise de Sablé elle-même et du jugement que j’ai porté sur elle : « M. S.-B., nous dit M. de Barthélémy, a consacré dans son Port-Royal la moitié d’un chapitre à Mme de Sablé, qu’il juge avec peu de bienveillance. L’historien de Port-Royal, qui élève fort haut la valeur de tous les habitants de l’abbaye, me paraît en cette circonstance peu « logique, car il dément constamment le jugement porté par les pieuses amies de Mme de Sablé, et qui doivent cependant ici éclairer l’opinion et la former. M. S.-B. explique cette bienveillance de Mesdames et de Messieurs de Port-Royal par l’influence de la marquise et par sa générosité, ce qui donnerait une triste idée de ces saints solitaires… » Toute cette critique est aussi inexacte que mal raisonnée. Je n’ai ni bienveillance ni malveillance pour Mme de Sablé ; à la distance où l’on est d’elle, ces mots n’ont point de sens. La marquise de Sablé étant allée, un jour, se loger tout à côté du monastère de Port-Royal, et étant devenue l’une des amies des patronnes et des protectrices, si l’on veut, ou des affiliées de la sainte abbaye, j’ai cherché à déterminer le vrai caractère de ces rapports. Je n’ai point pris parti systématiquement, comme le donne à entendre M. de Barthélémy, pour aucune des religieuses, ni pour aucun des solitaires. Je n’ai point, pour parler son langage, élevé fort haut la valeur de tous les habitants de l’abbaye. J’ai tâché de les bien voir et de les montrer comme je les ai vus, chacun avec sa physionomie. Quant à ce qui est de Mme de Sablé, si l’on consulte les témoignages du temps, il y a éloge et éloge : il y a l’éloge extérieur, banal, convenu ; il y a le jugement secret plus intime. J’ai tâché, en toute occasion, d’y atteindre. C’est par des témoignages mêmes du temps et du dedans que j’ai fait sentir quelques-uns des petits ennuis, des tracas légèrement ridicules, qu’apportait au grave monastère le voisinage de la marquise, et comment les inconvénients compensaient peut-être les avantages. L’austère abbaye avait à sa porte le village des Petits-Soins. Il n’y a rien, en tout ceci, qui indique le manque de logique. M. de Barthélémy, évidemment, se fait de la logique une fausse idée, et, en s’exprimant comme il l’a fait, il a trahi lui-même, une fois de plus, son côté faible, qui est celui de la critique et de la judiciaire.