(1866) Nouveaux lundis. Tome V « La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier (suite et fin.) »
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(1866) Nouveaux lundis. Tome V « La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier (suite et fin.) »

La comtesse d’Albany par M. Saint-René Taillandier (suite et fin.)

Lettres inédites de Sismondi, Bonstetten, Mme de Staël, Mme de Souza, etc. publiées par le même.

J’essaye toujours, quand j’ai à tracer un portrait de femme, de me la définir par ses traits principaux et par ce qui la caractérise entre toutes. Ce caractère est le plus souvent délicat à saisir et à déterminer. On y parvient au moyen de témoignages contemporains rapprochés et contrôlés, et surtout si l’on a, de la personne qu’on étudie, des lettres ou toute autre production directe de son âme ou de son esprit. On a trop peu de lettres ou de notes écrites de Mme d’Albanv ; on en possède assez toutefois pour bien se la représenter dans l’habitude et le train ordinaire de ses sentiments et de ses pensées.

I.

Elle visita l’Angleterre et Londres avec Alfieri en 1791 : on a son Journal et ses notes de voyage, dont M. Saint-René Taillandier a publié quelques extraits. Mais on remarquera, avant tout, ce voyage que la veuve du Prétendant, du feu roi soi-disant légitime, ne craignit pas de faire en Angleterre, c’est-à-dire dans le pays où il semble qu’elle dût le moins aller. Visiter l’Angleterre pour elle, c’était abdiquer tout le passé de son rôle de reine, et en sacrifier désormais jusqu’au rêve et à la gloriole ; c’était reconnaître les faits accomplis et couronnés. On voyait, il y a quelque trente ans, à Paris, un de ces malheureux fous qui se croyaient le dauphin Louis XVII : celui-ci était parfaitement doux, paisible et nullement incommode ; seulement lorsqu’il lui arrivait, en compagnie de quelqu’un, d’être près du jardin des Tuileries et à l’entrée d’une des grilles, il quittait son monde pour faire le grand tour. — « Vous sentez bien, Mesdames, disait-il un jour d’un air mystérieux à deux dames qu’il avait accompagnées jusque-là, que je me dois à moi-même de ne pas traverser ce jardin. » Pour lui, traverser les Tuileries, c’eût été sanctionner l’usurpation et reconnaître l’intrus qui logeait au château. Mme d’Albany n’eut pas de ces scrupules en 1791 ; elle eut trop de bon sens peut-être, et pas assez de fierté en cela. Sa dignité, une fois au bras d’Alfieri, n’était pour elle qu’un soin secondaire : elle la fit céder, dans le cas présent, à son instruction et à son plaisir. « Mon amie, nous dit Alfieri, en donnant les raisons qu’il avait de faire ce voyage, désirait aussi voir l’Angleterre, pays qui diffère si fort de tous les autres. » Arrivée à Londres, elle poussa la curiosité jusqu’à désirer de plus être présentée à la Cour. On a, sur ce point, les détails les plus précis par les lettres d’Horace Walpole ; ce spirituel épistolaire, qui est comme la Sévigné de la littérature anglaise, écrivait à son amie miss Berry, qui voyageait alors en Italie :

Jeudi 19 mai 1791.

« … La comtesse d’Albany n’est pas seulement en Angleterre, à Londres, mais en ce moment même, je pense, au palais de Saint-James, — non pas restaurée par une aussi rapide révolution que la française, mais, comme on le remarquait hier soir à souper chez lady Mount-Edgecumbe’s, par suite de ce sens dessus dessous universel qui caractérise l’époque présente. Depuis ces deux derniers mois, le pape a été brûlé à Paris, Mme Du Barry, maîtresse de Louis XV, a dîné avec le lord maire de Londres, et voilà la veuve du Prétendant présentée à la reine de la Grand-Bretagne. »

Horace Walpole, bon juge des impressions du moment, ne paraît pas autrement choqué de cette curiosité qu’a eue la comtesse d’Albany, et qu’il note seulement comme piquante. Avant de fermer sa lettre, dans le post-scriptum, il ajoute :

Jeudi soir.

« Eh bien, j’ai eu un compte exact de l’entrevue des deux reines par quelqu’un qu’y assistait de près. La douairière fut annoncée comme princesse de Stolberg ; elle était très bien mise et pas du tout embarrassée. Le roi lui parla assez longtemps, mais seulement de la traversée, de la mer, de choses générales ; la reine de même, mais moins. Ensuite elle se trouva entre les ducs de Glocester et de Clarence, et elle eut une assez longue conversation avec le premier, qui peut-être l’avait rencontrée en Italie. Pas un mot entre elle et les princesses ; on ne m’a rien dit non plus du prince (de Galles), mais il y était, et probablement il lui a parlé. La reine l’a regardé avec beaucoup d’attention. Pour ajouter à la singularité du jour, c’était l’anniversaire de la naissance de la reine. Autre particularité bizarre : à l’Opéra, au Panthéon, Mme d’Albany fut conduite dans la loge du roi et y a puis place. Cela ne va plus avec cette présentation à la Cour, si elle continue de cacheter avec les armes royales. »

Mme d’Albany fut invitée quelques jours après à dîner par le prince de Galles ; elle avait été présentée à mistress Fitzherbert, maîtresse du prince. Horace Walpole eut lui-même occasion de la rencontrer, et il écrivait le 2 juin :

« Eh bien, j’ai vu Mme d’Albany, qui n’avait pas un rayon de royauté autour d’elle. Elle a de beaux yeux et de belles dents, mais je pense qu’elle ne peut guère avoir eu jamais plus de beauté qu’il ne lui en reste, excepté la jeunesse. — Elle est polie et facile de manières, mais Allemande et ordinaire. Lady Ailesbury a fait une petite assemblée pour elle lundi, et ma curiosité est satisfaite. »

Seize on dix-sept ans auparavant Bonstetlen, si l’on s’en souvient, l’avait trouvée au contraire plus Française qu’Allemande ; mais les années avaient pu développer et faire ressortir, au moins dans le physique, quelque chose du type originaire.

Reçue et traitée par les Anglais avec cette parfaite convenance et ce médiocre enthousiasme, Mme d’Albany le leur rendait par une observation également modérée et raisonnable. On lit dans son Journal de voyage écrit en français ; — car c’est en français qu’écrivait volontiers Mme d’Albany ; elle n’avait même, chose singulière ! appris l’italien auquel elle excella vite, qu’au commencement de sa liaison avec Alfieri et pour lui complaire ; jusque-là, on ne parlait que français dans son salon ; — elle disait donc de l’Angleterre, en termes justes et excellents :

« J’ai passé environ quatre mois en Angleterre et trois à Londres. Je m’étais fait une toute autre idée de cette ville. Quoique je susse que les Anglais étaient tristes, je ne pouvais m’imaginer que le séjour de leur capitale le fût au point où je l’a trouvé. Aucune espèce de société, beaucoup de cohues… Comme ils passent neuf mois de l’année en famille où avec très peu de personnes, ils veulent, lorsqu’ils sont dans la capitale, se livrer au tourbillon…

« Toutes les villes de province valent mieux que Londres ; elles sont moins tristes, moins enfumées ; les maisons en sont meilleures. Comme tout paye, les fenêtres sont taxées aussi ; par conséquent, on n’a que deux ou trois fenêtres sur la rue, ce qui rend la maison étroite et incommode, et comme le terrain est extrêmement cher, on bâtit sa maison tout en hauteur. Le seul bien dont jouit l’Angleterre, et qui est inappréciable, c’est la liberté politique… Son gouvernement étant un mélange d’aristocratie, de démocratie et do monarchie, ce dernier élément, quoique très-limité, est assez puissant pour faire aller la machine sans le secours des deux autres, et pas assez pour nuire au pays ; car, quoique le ministre ait la majorité dans la Chambre, s’il veut faire quelque entreprise nuisible à la nation, ses amis l’abandonnent, comme il arriva dans la guerre de Russie. Le peuple n’a au gouvernement que la part qu’il doit avoir, c’est-à-dire dont il est susceptible, et, quoiqu’on prétende qu’il est acheté aux élections, son choix tombe sur des personnes qui ne voudraient pas se déshonorer en soutenant une mauvaise cause, nuisible à la nation et contraire à leurs propres intérêts. L’aristocratie est aussi une partie de ce gouvernement, car c’est un certain nombre de familles qui compose la Chambre haute ; mais elle ne blesse pas, parce que la Chambre des communes est remplie des frères de ces lords, et qu’il n’y a pas un des membres de la Chambre basse qui ne puisse aspirer à devenir lord, si les services qu’il a rendus à l’État le méritent. Mais il n’y a pas de pays où chaque ordre soit plus classé qu’en Angleterre. Le peuple sent sa liberté, mais rend ce qui est dû à chacun. Ce peuple est né pour la liberté ; il y est habitué, et, en respectant son supérieur, il sait qu’il est son égal devant la loi. Si l’Angleterre avait eu un gouvernement oppressif, ce pays, ainsi que son peuple, serait le dernier de l’univers : mauvais climat, mauvaise terre, productions par conséquent qui n’ont aucun goût ; il n’y a que la bonté de son gouvernement qui en a fait un pays habitable. Le peuple est triste, sans aucune imagination, sans esprit même, avide d’argent, ce qui est le caractère dominant des Anglais… »

Ainsi parlait du pays, dont son défunt mari avait prétendu être le roi légitime, cette femme de trente-neuf ans, mûre désormais, une vraie femme du XVIIIe siècle, et des meilleures, sensible et sensée. On n’est pas plus modérée, on n’est pas moins ultra-royaliste qu’elle. « Il faut avoir vu ce pays unique dans le monde », disait-elle encore de l’Angleterre.

Revenue sur le continent, elle eut aussi le désir d’aller faire un tour en Hollande, pour voir « ce beau monument de l’industrie humaine. » Dans son séjour à Paris, pendant plusieurs années (1787-1792), elle avait connu la haute société, des gens de lettres, des savants, Mme de Staël, Mme de Beauharnais (la future impératrice), Mme de Genlis, Vicq-d’Azyr, Beaumarchais, André Chénier, Villoison, etc. En vain elle essayait d’apprivoiser Alfieri avec le monde : il a consacré dans ses Mémoires sa répulsion invincible. Ils ne quittèrent Paris qu’après le 10 août, et ne parvinrent à franchir la barrière (la barrière Blanche) qu’avec de grandes difficultés et à travers de véritables dangers. S’ils n’étaient point partis ce jour-là, leur sûreté et leur vie eussent été compromises. Une demi-reine, comme l’était la comtesse d’Albany, n’eût pas laissé d’être une proie agréable pour les niveleurs et massacreurs de toute royauté. Alfieri, comme une âme rigide qui se fige pour jamais en un moment décisif et en un sentiment unique, nous voua dès lors une malédiction immortelle, et emporta en son cœur la haine de la France et des « singes-tigres », comme il les appelait, qui y avaient usurpé la domination. C’est alors que ce mot célèbre lui échappa : « J’avais connu jusqu’ici les grands, maintenant je connais les petits. » Mme d’Albany, à côté de ce grand haïsseur, sut maintenir l’équité ou du moins la modération de ses jugements.

Ils revinrent en Italie et s’établirent à Florence pour ne la plus quitter, sauf de rares excursions. La vie de Mme d’Albany s’y partage en deux périodes distinctes, de 1793 à 1803, c’est-à-dire pendant les dix ans que vécut encore Alfieri ; et de 1803 jusqu’en 1824, pendant les vingt années qu’elle lui survécut.

II.

Les dix années qu’elle passa avec son ami furent tout entières consacrées par elle à adoucir son amertume, à favoriser ses goûts, à y entrer autant qu’elle le pouvait, soit qu’il voulût jouer la tragédie, — ses propres tragédies, — à domicile (ce qu’il fit d’abord avec le feu et l’acharnement qu’il mettait à toute chose), soit qu’il lui plût de s’enfermer et de tirer le verrou pour travailler comme un forçat, versifier jour et nuit ou étudier le grec à mort : c’étaient les seules diversions assez fortes pour l’absorber et pour l’aider, tant bien que mal, à endurer les invasions intermittentes de la Toscane par les armées républicaines. La comtesse, « qui savait assez bien l’anglais et l’allemand, qui possédait parfaitement l’italien et le français et connaissait à fond ces diverses littératures, qui n’ignorait pas non plus tout ce qu’il y avait d’essentiel dans les littératures anciennes, ayant lu les meilleures traductions de l’antiquité qu’on trouve dans ces quatre langues modernes, pouvait causer de tout avec lui », et elle lui était une ressource continuelle d’esprit comme de cœur. On a quelques témoignages directs de sa vie, à elle, par des lettres qu’elle écrivait en ces années, et dont MM. de Goncourt ont donné des extraits96 :

« C’est un grand plaisir, disait-elle (décembre 1802), que de passer son temps à parcourir les différentes idées et opinions de ceux qui ont pris la peine de les mettre sur le papier. C’est le seul plaisir d’une personne raisonnable à un certain âge ; car les conversations sont médiocres et bien faibles, et toujours très-ignorantes. Il y a quelquefois des étrangers qui passent et qui sortent du commun, mais c’est encore bien rare, et je puis vous assurer que les soirées que je passe seule avec le poète me paraissent bien plus courtes. Nous repassons ce que nous avons lu, et le temps s’écoule sans y penser. »

Et ailleurs :

« Je passe ma journée, au moins une grande partie, au milieu de mes livres, qui augmentent tous les jours… Je ne trouve pas de meilleure et plus sûre compagnie : au moins on peut penser avec eux. »

Ce goût de lecture devint chez elle une passion qui ne fit que croître et augmenter jusqu’à la fin. Elle lisait de tout, histoire, morale, romans, philosophie, idéologie, théologie même, et, sans faire la savante, elle jugeait aussi de tout dans une mesure très-raisonnable. Elle se rendait compte avec une sérieuse attention, et la plume à la main, de la plupart de ses lectures. Ses jugements, qu’elle n’écrivait que pour elle seule, sont trop naturels et trop en déshabillé peut-être pour pourvoir être donnés au public sans quelque préparation ; des gens d’esprit qui les ont cités s’y sont mépris tout les premiers : ils ont cru voir de l’agitation et une ardeur inquiète là où il n’y avait qu’un emploi tranquille et animé des heures. M. Saint-Réné Taillandier lui-même, citant d’elle une note écrite après la lecture du livre de Mme de Staël : De l’Influence des passions sur le bonheur, et qui commence par ces mots : « Ce livre est un ramassis d’idées prises un peu partout… », estime qu’il est difficile d’accumuler plus d’erreurs et d’injustices. Je suis de ceux qui ont fait l’apologie du livre de Mme de Staël, qui en ont de leur mieux démontré et mis en lumière les bonnes parties, et cependant je ne puis trouver si faux en somme le jugement résumé de Mme d’Albany ; j’y vois plus de sévérité que d’erreur. Elle ne rend pas du tout justice, il est vrai, à l’éloquence de Mme de Staël, mais elle ne se trompe pas trop sur les défauts d’obscurité et de subtilité qu’elle reproche à son ouvrage. J’aurais voulu voir le biographe de Mme d’Albany faire dans un sens ce que j’ai fait dans un autre, quand j’avais l’honneur d’être le biographe de Mme de Staël. Il y a plus d’un point de vue sur les mêmes choses. Aimez donc votre sujet, épousez-le, embrassez-le, biographe ou peintre ; et, s’il y a doute et conflit, prenez parti pour, plaidez pour : ne rendez pas les armes dès le premier moment.

J’ai défendu l’éloquence de Mme de Staël : eh bien, à votre tour, défendez et maintenez envers et contre tous le bon sens et la raison de Mme d’Albany. Elle en avait beaucoup, en parlant soit des hommes, soit des livres.

Mme d’Albany était, je le répète, une personne de son siècle ; sa forme d’esprit, si agréablement revêtue dans la jeunesse, était surtout modérée, judicieuse, capable d’expérience en avançant, et même positive. Heureuse autant qu’on pouvait l’être après une première existence très éprouvée, elle savait au fond ce que vaut la plus idéale des félicités humaines. Il entre de la tranquillité et, par conséquent, de la monotonie à la longue dans le bonheur. Elle en jouissait, mais sans illusion, mais non sans se rendre compte, à chaque instant, du déchet et du dépouillement croissant de la vie, non sans voir la fuite et le néant de tout. Ne vous étonnez pas qu’elle aimât Montaigne, et qu’elle sentît comme lui, dans la vue de l’incertitude universelle :

« On nous a jetés dans ce inonde on ne sait pourquoi, et il faut finir son temps pour devenir je ne sais quoi. — C’est mon bréviaire, ajoutait-elle, que ce Montaigne, ma consolation, et la patrie de mon âme et de mon esprit ! »

Et sur son La Bruyère, on lisait :

« Ce livre appartient en 1804 à la comtesse d’Albany, et elle y fait les notes d’après ses observations sur ce monde où elle a trop vécu, à l’âge de cinquante et un ans, après avoir perdu tout ce qui l’attachait à cette malheureuse vie. »

Que j’aimerais à avoir sous les yeux et à étudier de près cet exemplaire-là ! Chaque cœur, chaque esprit sincère pourrait ainsi noter toute sa vie morale sur les marges de son La Bruyère. Il a donné le texte : on n’y met plus que les variantes.

III.

Alfieri était mort le 8 octobre 1803, à cinquante-quatre ans, usé et consumé avant l’âge, épuisé par la fièvre et la rage du travail. Les lettres écrites à ce sujet par la comtesse sont des monuments de tendresse et de désolation. Au chevalier Baldelli, alors à Paris, elle écrit, le 24 novembre 1803 :

« Vous pouvez juger, mon cher Baldelli, de ma douleur par la manière dont je vivais avec l’incomparable ami que j’ai perdu. Il y aura samedi sept semaines, et c’est comme si ce malheur m’était arrivé hier. Vous qui avez perdu une femme adorée, vous pouvez concevoir ce que je sens. J’ai tout perdu : consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m’est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée, depuis dix ans, par les circonstances terribles dont nous avons été témoins ; mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir ; toutes les occupations me sont odieuses ; j’aimais tant la lecture ! Il ne m’est plus possible que de lire les ouvrages de notre ami, qui a laissé beaucoup de manuscrits pour l’impression. Il s’est tué à force de travailler, et sa dernière entreprise de six comédies était au-dessus de ses forces. Tous les ans, il en a été malade à mourir, et puis il a succombé.

Il ne voulait, depuis six mois, quasi plus manger pour n’avoir pas la digestion pénible, et il s’était tant affaibli les entrailles, que, la goutte s’y étant portée, il n’a plus été possible de l’en tirer. Il a succombé en six jours, sans savoir qu’il finissait, et a expiré sans agonie, comme un oiseau ou comme une lampe à qui l’huile manque. Je suis restée avec lui jusqu’au dernier moment. Tous jugerez comme cette cruelle me me persécute ; je suis malheureuse à l’excès. Il n’y a plus de bonheur pour moi dans ce monde, après avoir perdu à mon âge un ami comme lui, qui, pendant vingt-six an ?, ne m’a pas donné un moment de chagrin, que celui que les circonstances nous ont procuré à l’un et à l’autre. Il est certain qu’il y a peu de femmes qui puissent se vanter d’avoir eu un ami tel que lui ; mais aussi je le paye bien cher dans ce moment, car je sens cruellement la perte… J’ai trouvé du courage dans toutes les circonstances de ma vie : pour celle-ci, je n’en trouve pas du tout ; je suis tous les jours plus accablée, et je ne sais pas comment je ferai pour continuera vivre aussi malheureuse… »

Au docte helléniste Villoison elle écrivait une lettre dans le même esprit, presque dans les mêmes termes (9 décembre) ; on y lisait :

« … Ah ! monsieur, quelle douleur ! j’ai tout perdu : c’est comme si on m’avait arraché le cœur ! Je ne puis pas encore me persuader que je ne le reverrais plus. Imaginez-vous que, depuis dix ans, je ne l’avais plus quitté, que nous passions nos journées ensemble : j’étais à côté de lui quand il travaillait, je l’exhortais à ne pas tant se fatiguer, mais c’était en vain : son ardeur pour l’étude et le travail augmentait tous les jours, et il cherchait à oublier les circonstances des temps en s’occupant continuellement. Sa tête était toujours tendue à des objets sérieux, et ce pays ne fournit aucune distraction. Je me reproche toujours de ne l’avoir pas forcé à faire un voyage : il se serait distrait par force. Son âme ardente ne pouvait pas exister davantage dans un corps qu’elle minait continuellement. Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs ; sa gloire va augmenter : moi seule, je l’ai perdu ; il faisait le bonheur de ma vie. Je ne puis plus m’occuper de rien. Mes journées étaient toujours trop courtes, je lisais au moins sept ou huit heures ; à présent je ne puis plus ouvrir un livre. Pardonnez-moi de vous entretenir de mon chagrin. Je sais que vous avez de l’amitié pour moi, et que vous aimiez cet ami incomparable : c’est ce qui fait que je me livre avec vous à ma douleur. »

Enfin, le 4 août 1804, à un correspondant qu’on ne nomme pas :

« Voilà cinq mois que j’ai perdu cet ami incomparable, et il me paraît que c’est hier ; je le pleure tous les jours, et rien ne pourra m’en consoler. Vous jugez ce que c’est qu’une habitude de vingt-six ans, et de la manière dont nous vivions ensemble ! La philosophie, qui m’a toujours servi dans toutes les occasions de ma vie, m’est inutile dans celle-ci. J’ai perdu mon bonheur, mon soutien, ma consolation dans ce monde horrible que je déteste déjà depuis dix ans, et que je ne supportais que parce que j’étais nécessaire à mon ami. Si vous saviez combien de fois j’appelle la mort à mon secours ; mais elle est sourde, elle ne vient que pour ceux qui sont utiles à leurs parents ou à leurs amis. Il y a une injustice dans les choses de ce monde qui fait horreur. Si je n’avais pas des devoirs à remplir, je crois que j’aurais eu le courage de finir ma carrière, qui m’est odieuse. Ah ! tous les malheurs, je les ai éprouvés, mais le plus grand de tous est celui de perdre un ami incomparable. Aussi la vie ne m’est plus rien, je la déteste… Il s’est tué à force de travailler : il ne m’a pas voulu écouter ; je lui avais bien dit qu’il ferait le malheur de ma vie après en avoir fait le bonheur. Ma santé est bonne, parce que je suis de fer, pour mon malheur. Plaignez-moi, je suis bien malheureuse. Je m’occupe un peu à lire Cicéron, Montaigne, des livres qui me donnent un peu de force à l’âme ; mais elle est accablée. »

N’entendons-nous pas le cri de l’âme ? Est-il possible maintenant de venir épiloguer sur de pareils témoignages et de peser jusqu’à quel point Mme d’Albany était sincère en exprimant un tel deuil pour son grand ami disparu ?

IV.

Voyons donc les choses humaines comme elles sont ; considérons la réalité morale sans verre grossissant et sans prisme. Le seul tort, bien involontaire, de la comtesse fut de vivre et de survivre. « Je vis parce que je ne puis pas mourir », disait-elle. Du moment qu’elle vivait, elle dut arranger sa vie. Peut-on lui en faire un tort et une tache ? Seulement elle obéit à la loi des ans et au déclin des saisons. Elle baissa d’un cran. Un jeune peintre, élève de David, avait été présenté à elle et à Alfieri dans les dernières années : Fabre de Montpellier (c’était son nom), grand prix de Rome, s’était arrêté à Florence et avait fait le portrait des deux amis. Amateur et curieux, un peu paresseux comme le sont volontiers les causeurs, il avait plus d’esprit et de finesse que d’ambition, et était plus fait pour la société et le dilettantisme que pour la gloire. Son talent toutefois s’annonçait d’abord avec un certain éclat et présageait un artiste d’un vrai mérite, capable à son tour et digne peut-être du laurier. Il admira la comtesse et se donna à elle : elle l’agréa. Il était de quatorze ans plus jeune qu’elle ; il avait trente-sept ans à la mort d’Alfieri ; elle en avait cinquante et un. On sait le mot de la duchesse de Chaulnes, près de se remarier avec M. de Giac : « Une duchesse n’a jamais que trente ans pour un bourgeois. » Bonstetten, qui, revit Mme d’Albany en 1807, a dit sans plus de façon : « Elle vivait avec le peintre Fabre, qui n’habitait point dans sa maison, mais qui mangeait avec elle. Ce troisième mari avait plus l’air de complaisant que de mari et ne paraissait que rarement. » On sent bien que ce mot de mari ne vient ici qu’en manière d’épigramme. Fabre cependant paraissait plus que Bonstetten ne le dit là, et il se montrait tout à fait à son avantage, sans jamais pourtant sortir de son rôle de déférence et de discrétion, sinon de respect. Il y avait une nuance très-particulière qu’il eut toujours le tact d’observer : il était comme un homme à qui l’on n’avait pas besoin de faire ressouvenir que, s’il succédait à Alfieri, il ne le remplaçait pas. L’appartement du poète, à l’étage supérieur de la maison, resta toujours fermé et comme sacré ; il y avait de même une place au moral que personne n’occupa97. Fabre, d’ailleurs, tenait son rang, et des plus distingués, dans le cercle de la comtesse ; il y marquait par son tour d’idées et par l’accent de son esprit. Il n’était, après tout, la doublure de personne. Paul-Louis Courier, en le mettant en scène comme il a fait dans son fameux dialogue (Conversation chez la comtesse d’Albany, à Naples, le 2 mars 1812), l’a immortalisé. Quand il lui aurait prêté plus de choses encore que Platon n’en prêta à Socrate, il résulte au moins de cette Conversation que Fabre était un causeur spirituel, original et volontiers paradoxal. Simond, l’auteur du Voyage en Italie, nous a présenté également Fabre sous cet aspect, — un connaisseur dans les arts qui dit des choses singulières, surprenantes au premier abord, et qui se trouvent vraies. Le raisonnement que Simond nous rapporte de lui au sujet des tableaux attribués à Raphaël, dont les onze douzièmes sont nécessairement peu authentiques, est tout à fait dans le goût et le tour des raisonnements que Courier s’est plu à développer sous son nom dans la Conversation de Naples98.

C’est pendant cette dernière partie de sa vie et dans les années de l’arrière-saison, que la comtesse d’Albany, qu’Alfieri en ses humeurs retirait souvent du monde pour le tête-à-tête et la solitude à deux, eut tout loisir d’avoir, sans plus d’interruption, le salon fréquenté et célèbre qui acheva de lui faire une si douce renommée, un de ces salons dont on pouvait dire comme Saint-Évremond disait de celui de la duchesse de Mazarin : « On y trouve la plus grande liberté du monde ; on y vit avec une égale discrétion. Chacun y est plus commodément que chez soi, et plus respectueusement qu’à la Cour. » Tout ce qui passait en Italie d’illustre et de distingué allait à Florence et se faisait présenter chez Mme d’Albany. La quantité de lettres à elle adressées par Mme de Staël, la duchesse de Devonshire, Sismondi, etc., nous ouvre des jours intéressants sur cette société très-variée et en partie composée d’étrangers les plus notables. M. de Chateaubriand, à son premier voyage d’Italie, vit la comtesse et lui fut présenté en 1803, dans le temps même de la mort d’Alfieri ; il a, depuis, dans une page désobligeante de ses Mémoires, affecté trop ouvertement de la sacrifier à Mme Récamier. Il faut citer ce passage, afin de le réduire à sa valeur :

« J’ai connu Mme d’Albany à Florence ; l’âge avait apparemment produit chez elle un effet opposé à celui qu’il produit ordinairement : le temps ennoblit le visage, et, quand il est de race antique, il imprime quelque chose de sa race sur le front qu’il a marqué : la comtesse d’Albany, d’une taille épaisse, d’un visage sans expression, avait l’air commun. Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à Mme d’Albany à l’âge où je l’ai rencontrée. Je suis fâché que ce cœur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d’un autre appui. »

M. de Chateaubriand ne tient aucun compte, dans ce portrait dénigrant, d’un certain « air majestueux » que d’autres ont reconnu jusqu’à la fin à Mme d’Albany. « Elle recevait avec dignité et politesse. » Heureusement un autre poète, qui fut présenté à la comtesse en 1810 ou environ, et qui l’a revue plus tard, nous a donné d’elle un portrait plus vrai, et qui répare l’injustice du précédent :

« Rien, nous dit M. de Lamartine en son VIIe Entretien, rien ne rappelait en elle, a cette époque déjà un peu avancée de sa vie, ni la reine d’un empire, ni la reine d’un cœur. C’était une petite femme, dont la taille un peu affaissée sous son poids avait perdu toute légèreté et toute élégance. Les traits de son visage, trop arrondis et trop obtus aussi, ne conservaient aucune ligne pure de beauté idéale ; mais ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer. Sa parole suave, ses manières sans apprêt, sa familiarité rassurante, élevaient tout de suite ceux qui l’approchaient à son niveau. On ne savait si elle descendait au vôtre ou si elle vous élevait au sien, tant il y avait de naturel dans sa personne. »

Vous avez lu Chateaubriand, vous venez de lire Lamartine sur le même sujet, en face du même modèle : vous voyez maintenant ce qu’une bienveillance sympathique peut ajouter de perspicacité de coup d’œil et de vérité de couleur, même au génie. Là où M. de Chateaubriand n’a vu que l’enveloppe et la forme, M. de Lamartine a senti et discerné le rayon.

V.

Un fait significatif, et qu’on ne saurait cependant omettre dans la vie de Mme d’Albany, s’était passé en 1809. Elle fut tout à coup mandée à Paris parle maître souverain et brusque qui avait l’œil à tout et dont l’attention avait été éveillée, je ne sais comment, sur ce salon des bords de l’Arno. Fabre l’accompagna dans ce voyage qu’elle fit à petites journées. Mme d’Albany, à son arrivée, fut reçue par l’Empereur qui lui dit :

« Je sais quelle est votre influence sur la société florentine, je sais aussi que vous vous en servez dans un sens opposé à ma politique ; vous êtes un obstacle à mes projets de fusion entre les Toscans et les Français. C’est pour cela que je vous ai appelée à Paris, où vous pourrez tout à loisir satisfaire votre goût pour les beaux-arts. » Mme d’Albany était traitée comme une puissance, elle s’en serait bien passée. Forcée ainsi de rentrer dans ce Paris, alors si brillant, dans ce paradis d’où Mme de Staël se plaignait au contraire de se voir exilée, elle en profita quelques mois, y noua quelques relations agréables et n’eut rien de plus pressé que de repartir dès qu’elle en obtint la permission. Elle était de retour à Florence à la fin de 1810. Elle y revenait aussi prudente que jamais et bien avertie de l’être, mais au fond du cœur, on le conçoit, médiocrement reconnaissante.

La modération était, d’ailleurs, dans les habitudes de son esprit. Elle regardait les événements qui bouleversaient l’Europe, de son fauteuil et par la fenêtre. Elle avait « une manière judicieuse et tranquille d’envisager les choses. » Ne lui demandez plus rien de romanesque. Telle qu’elle était devenue et que l’expérience l’avait faite, c’était une personne toute pratique, sachant jouir des dédommagements à sa portée et consentir graduellement aux diminutions nécessaires. Elle avait des maximes pleines de sens : « Il y a un âge où il faut se contenter du bien sans chercher le mieux. »« Le bonheur est comme chacun l’entend, il est relatif. »« La santé et les affaires d’intérêt sont les deux bases du bonheur, il faut les soigner et les ménager. » Chez elle la passion était usée et éteinte il y avait beau jour.

Puisque le temps continuait d’aller et les années de courir, elle avait dû y pourvoir en personne sensée, et il lui avait bien fallu, elle-même, mettre une rallonge à sa vie ; mais la sensibilité n’a qu’un âge, et ce qui est passé, ce qui est perdu et véritablement irréparable, ne se recommence pas.

Sa vie, comme la vie italienne en général, et celle que l’on mène à Florence en particulier, était très-régulière, et jusqu’à la monotonie. En toute saison, quand le temps le permettait, elle sortait le matin, et en été avant sept heures. Elle allait vers les Casernes, qui à cette heure-là étaient très-solitaires, seule, sans femme, sans domestique. Tout le monde la connaissait, avec son costume invariable, son grand chapeau et son châle, sa marche résolue, un peu lourde, et ses mains souvent appuyées sur ses hanches. — Je suis ici pas à pas M. de Reumont, le plus exact des rapporteurs.

Revenue à la maison, la comtesse, après le déjeuner, allait dans sa bibliothèque et y lisait : c’était sa dernière passion. Elle s’occupait de sa correspondance très étendue et la tenait dans un ordre parfait. Elle recevait aussi la visite de quelques amis les plus intimes. Elle-même ne faisait que peu de visites. Elle n’invitait à dîner que fort peu de personnes, jamais plus de deux à la fois. Ses réceptions étaient pour la soirée. Dans les derniers temps, elle ne sortait plus, et son salon était ouvert tous les soirs. Elle était toujours assise à la même place, dans un fauteuil, vêtue d’une robe de soie noire taillée sans grand souci de la mode régnante ; elle portait un fichu blanc à larges plis ; ses cheveux blancs étaient bouclés de chaque côté et ornés d’un gros nœud.

Si une dame de haut rang entrait, elle se levait à demi de son siège ; pour toutes les autres, elle se contentait de les saluer d’un geste de la tête et de la main. On voit qu’il était resté en elle un peu de la souveraine. Il ne faudrait pas croire que la conversation fût tous les jours chez elle aussi concertée et aussi académique que l’a montrée M. de Lamartine dans l’Entretien déjà cité. En hiver, la comtesse donnait souvent de petits bals. Le dimanche soir régulièrement, elle réunissait toute la jeunesse de la ville, jeunes filles et jeunes garçons qui venaient jouer et danser. « Aucune de mes demoiselles du dimanche ne s’est mariée », écrivait-elle à Foscolo en janvier 1816. Elle s’ingéniait, en un mot, à animer et à égayer la vie autour d’elle.

Mme d’Albany, mourant en 1824, nomma Fabre son légataire universel, et Fabre, à son tour, étant revenu mourir dans sa ville natale, a légué à celle-ci, en 1837, tous ses trésors, tableaux, livres et manuscrits. Professeur de littérature française à Montpellier et citoyen adoptif de la cité savante, M. Saint-René Taillandier, excité par tant de souvenirs et placé aux sources de la meilleure information, nous devait cette figure de la comtesse d’Albany. En le remerciant de ce qu’il a fait, oserai-je exprimer ce vœu qu’à une seconde édition il nous la donne plus complète, plus nettement dessinée encore, dégagée de quelques dissertations inutiles et qui nuisent véritablement à l’unité du ton ? Il y a mis sans nécessité, ce me semble, quelques taches et trop d’ombres. Je ne suis pas de ceux qui veulent à tout prix des mensonges, ni qu’on leur crée des existences fabuleuses et plus belles qu’elles ne l’ont été de leur temps ; mais quand je rencontre quelque part, dans un passé encore voisin de nous et si aisé à vérifier, de ces vies paisibles, ornées, décorées de grâce et de courtoisie, et jalouses d’en répandre le reflet autour d’elles ; quand, au milieu de cet envahissement comme forcené d’ambition, d’activité et d’industrie qui nous pousse et nous déborde en tout genre, je découvre, en me retournant, une île enviable et fortunée, une oasis d’art, de littérature, d’affection et de poésie, je demande qu’on n’en diminue pas le tableau à mes yeux sans de bonnes et fortes raisons, et que ceux qui sont dignes d’apprécier ce cercle heureux et de le peindre nous le rendent, ainsi que la noble figure qui y préside, avec tout le charme qui s’y attachait réellement, et dans un miroir non terni, dans une glace pure, unie et fidèle.

Je me promets de revenir un jour, et bientôt, sur l’un des correspondants et des amis de Mme d’Albany, sur Sismondi, dont M. Saint-René Taillandier nous a donné des lettres à elle adressées, un homme instruit, cordial, excellent, mais qui ne la vaut certes pas pour une certaine fermeté et justesse de vue.