(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Legkzinska »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « La reine Marie Legkzinska »

La reine Marie Legkzinska

Étude historique
par Madame la Comtesse d’Armaillé, née de Ségur51.

C’est un doux et pur sujet d’étude que la figure et la vie de Marie Leckzinska, et l’on comprend qu’une jeune femme de mérite s’y soit arrêtée. Fille et petite-fille des Ségur historiens, Mme d’Armaillé a fait un livre agréable, bien coupé, sans longueur, sérieux et reposé, exact, édifiant, pas du tout ennuyeux. Elle a profité du livre de l’abbé Proyart sans s’y noyer, et des révélations toutes modernes sans s’y trop distraire. On sent suffisamment ce qu’elle ne dit pas et ce qui est en dehors de son cadre : le cadre se détache avec une figure simple, unie, souriante, touchante, une figure de bonne reine et presque de sainte. L’image est ressemblante, bien qu’un peu flattée et embellie. Nous sommes des hommes, nous sommes des curieux, non pas grossiers, je l’espère, mais chercheurs et aimant à faire le tour des choses. Nous userons du charmant biographe, et nous ferons un peu autrement. Nous ne pourrons faire mieux, car dans un portrait il n’est rien de tel que la vérité et l’unité de la physionomie, et Mme d’Armailléy a atteint du premier coup. Mais elle a peint, elle a dessiné, et nous, nous causons, nous écoutons, nous répétons,

I.

La vertueuse épouse de Louis XV n’a eu de romanesque que les commencements. Fille d’un roi électif et détrôné, ayant connu de bonne heure les vicissitudes extrêmes de la fortune, moins princesse que noble et pauvre demoiselle, elle était avec son père et sa mère au château de Wissembourg, profitant de l’hospitalité française à la frontière et vivant avec les siens d’une pension assez mal payée, lorsqu’on vint lui annoncer qu’il ne tenait qu’à elle d’être reine de France.

Au premier avis qui lui en vint (avril 1725), Stanislas ne voulait pas y croire ; quand il vit que c’était sérieux, il faillit s’évanouir de joie, et il y en a même qui disent qu’il s’évanouit tout à fait. L’on raconte qu’entrant dans la chambre où étaient sa femme et sa fille, il leur dit pour premier mot à toutes deux : « Mettons-nous à genoux et remercions Dieu. — Ah ! mon père, s’écria la princesse Marie, vous êtes donc rappelé au trône de Pologne ? — Non, ma fille, reprit Stanislas : le Ciel nous est bien plus favorable, vous êtes reine de France. »

La jeune fille, douce, modeste, soumise, assez peu aimée de sa mère, adorée de son père, voyait se réaliser le plus beau songe. Le père ne savait qu’élever les mains au Ciel, implorer les bénédictions d’en haut sur sa fille et pleurer.

Que s’était-il passé cependant à la Cour de France ? qu’avait-il fallu pour produire cette espèce de miracle ? À la mort du Régent, une révolution ministérielle et plus que ministérielle s’était accomplie. Le duc de Bourbon, premier ministre, désirait marier Louis XV le plus tôt possible, et assurer au trône des héritiers contre les d’Orléans. Le roi avait quinze ans passés. On se résolut à rompre l’union de famille contractée avec l’Espagne, à éconduire et à renvoyer l’Infante beaucoup trop jeune. Mais qui choisir ? On fit une revue des princesses à marier en Europe, et l’on en trouva de prime abord jusqu’à quatre-vingt-dix-neuf : de cette foule le comte de Morville, ministre des Affaires étrangères, avait tiré une élite, une liste de dix-huit princesses réellement en état d’être mariées avec le roi. Chaque nom, dans le rapport, était suivi d’un signalement, d’une note marquant les avantages et les inconvénients. Marie Leckzinska n’y venait qu’au n° 18 et dernier ; on y lisait :

« 18. Marie Leckzinska, fille de Stanislas Leckzinski. — Il a plusieurs parents peu riches, mais on ne sait rien de personnel qui soit désavantageux à cette famille. »

Ce maigre éloge tout négatif fut le point de départ. La marquise de Prie, qui gouvernait le duc de Bourbon, ne se tenant pas pour satisfaite, dépêcha en Allemagne un explorateur ad hoc qui, sous le titre de chevalier de Méré, fit une véritable tournée matrimoniale et rédigea un rapport qui doit exister aux Affaires étrangères. Le portrait de Marie Leckzinska, par lequel probablement le chevalier commençait sa revue, y était très flatté. Nous n’en pouvons parler, du reste, que d’après Lemontey qui avait lu la pièce et qui en reproduit indirectement les termes : « Ces mœurs naïves et pures, dit-il, ce mélange d’études graves et de gaieté innocente, ces devoirs pieux et domestiques, cette princesse qui, aussi simple que la fille d’Alcinoüs, ne connaît de fard que l’eau et la neige, et qui, entre sa mère et son aïeule, brode des ornements pour des autels ; tout retraçait dans la commanderie de Wissembourg l’ingénuité des temps héroïques. » L’idylle ici venait singulièrement en aide à la politique. Le duc de Bourbon, du moment qu’il résistait à donner au roi une de ses sœurs, crut ne pouvoir trouver une personne plus à son gré et dans sa main que cette espèce de Nausicaa ou de Noémi si humble et si simple ; on comptait l’avoir à sa dévotion. Le mariage fut décidé sur-le-champ et dut être déclaré aussitôt après le départ de l’Infante.

Un moment, tout avait failli manquer. Une calomnie de fabrique rivale avait insinué que la princesse était épileptique : on envoya de nouveau aux informations ; on dépêcha un médecin : la santé de Marie Leckzinska en sortit à son honneur et parut aussi claire que sa vertu.

« Vertueuse Esther, le temps de l’épreuve est passé, celui de la gloire commence ! » Ce mot, qui fut proféré dans son oraison funèbre, aurait pu en effet lui être dit alors. Mais ces comparaisons idéales clochent toujours par quelque côté, et elles ne sont vraies qu’un moment.

Le duc d’Antin, envoyé à Strasbourg au-devant de la princesse, fut chargé de la demande solennelle ; on fit partir la maison future de la reine pour aller à sa rencontre. Tout habile courtisan qu’était d’Antin, il commit une faute dans sa harangue qu’il avait concertée avec la marquise de Prie. Il fit comme cet homme qui, assis à table entre Mme de Staël et Mme Récamier, s’échappa à dire : « Me voilà entre l’esprit et la beauté. » Ce qui fit dire à Mme de Staël, relevant la sottise : « C’est la première fois qu’on médit que je suis belle. » Le duc d’Antin, faisant allusion au projet qu’on avait un moment suggéré à M. le Duc de marier le roi avec la plus jeune de ses sœurs, s’oublia à dire (ou à peu près) qu’ayant à choisir entre les grâces mêmes et la vertu, le prince n’avait cherché que cette dernière. Sur quoi Mademoiselle de Clermont, surintendante de la future maison de la reine, s’était récriée de son ton le plus haut : « Apparemment que d’Antin nous prend, mes sœurs et moi, pour des c… ? » Le mot est cru, mais authentique. Mademoiselle de Clermont, dont Mme de Genlis a fait dans un joli roman une héroïne si sentimentale, était une personne qui ne marchandait pas. Je ne relève le trait que pour faire voir qu’involontairement le divorce entre la vertu et les grâces se marquait dès le premier jour.

Voltaire, que l’auteur de la nouvelle Vie de Marie Leckzinska appelle léger, et qui est moins grave en effet que l’abbé Proyart, était à Fontainebleau à l’arrivée de la reine (5 septembre 1725), et il nous a peint à ravir ces premiers instants. Il était lancé alors dans son premier train d’ambitieux et de courtisan poète. Il n’avait pas reçu encore l’affront sanglant qu’il essuya l’année suivante, et qui changea la direction de sa vie. Il est donc à la Cour sur le pied de poète bel esprit et voudrait bien y être sur un autre pied encore ; il se plaint par lettres à la présidente de Bernières, mais on voit bien qu’il s’amuse plus qu’il ne le dit, et que l’espérance le mène :

« Cependant, dit-il après quelque plaisanterie (7 septembre), on fait tout ce qu’on peut ici pour réjouir la reine ; le roi s’y prend très bien pour cela. Il s’est vanté de lui avoir… (Mais il faut toujours sauter un peu en citant du Voltaire). La reine fait très bonne mine, quoique sa mine ne soit point du tout jolie. Tout le monde est enchanté ici de sa vertu et de sa politesse. La première chose qu’elle a faite a été de distribuer aux princesses et aux dames du palais toutes les bagatelles magnifiques qu’on appelle sa corbeille : cela consistait en bijoux de toute espèce, hors des diamants. Quand elle vit la cassette où tout cela était arrangé : « Voilà, dit-elle, la première fois de ma vie que j’ai pu faire des présents. » Elle avait un peu de rouge le jour du mariage, autant qu’il en faut pour ne pas paraître pâle. Elle s’évanouit un petit instant dans la chapelle, mais seulement pour la forme. Il y eut le même jour comédie. J’avais préparé un petit divertissement que M. de Mortemart ne voulut point faire exécuter. On donna à la place Amphitryon et le Médecin malgré lui ; ce qui ne parut pas trop convenable. Après le souper, il y eut un feu d’artifice avec beaucoup de fusées et très peu d’invention et de variété ; après quoi le roi alla se préparer à faire un dauphin,

Voltaire, en voyant tout et en peignant tout si gaiement, ne s’oublie pas. Dans ce premier moment de presse et de fracas, il n’a garde de se faire présenter à la reine qui le connaît déjà de réputation : il attendra, dit-il, que la foule soit écoulée et que Sa Majesté soit un peu revenue de son étourdissement ; alors il tâchera de faire jouer Œdipe et Marianne devant elle ; il lui dédiera l’un et l’autre, car elle lui a déjà fait dire qu’elle lui en donnait la permission. À moins de six semaines de là (17 octobre), nous le retrouvons en pleine voie de succès :

« J’ai été ici très bien reçu de la reine. Elle a pleuré à Marianne ; elle a ri à l’Indiscret ; elle me parle souvent, elle m’appelle mon pauvre Voltaire. Un sot se contenterait de tout cela ; mais malheureusement j’ai pensé assez solidement pour sentir que des louanges sont peu de chose, et que le rôle d’un poète à la Cour traîne toujours avec lui un peu de ridicule, et qu’il n’est pas permis d’être en ce pays-ci sans aucun établissement. »

Cet établissement si désiré, même lorsqu’il se flatta de ravoir obtenu vingt ans plus tard, manqua toujours par quelque endroit. La reine, on le voit par ce début, aimait assez les Lettres ; elle allait un peu vite en appelant d’emblée Voltaire son pauvre Voltaire ; elle eut bientôt, parmi les gens d’esprit d’alors, d’autres choix et des préférences : on la verra plus tard goûter Fontenelle, le président Hénault, se plaire surtout avec ce dernier et avec Moncrif ; mais pourtant, malgré les lectures sérieuses qu’elle faisait, c’est tout au plus si l’on peut dire,-avec son nouveau biographe, « qu’elle ne s’isolait pas du mouvement intellectuel de l’époque. » Cette idée de mouvement ne cadrait en rien avec sa nature d’esprit, et si c’est un éloge, ce n’est pas elle, c’est Mme de Pompadour, à son heure, qui le méritera.

La nouvelle reine arrivait dans le monde le plus gâté, le plus embrouillé d’intrigues, le plus capable d’abominations de toute sorte, et il lui eût fallu un vrai génie pour s’y reconnaître de bonne heure et y prendre la place qu’on aurait hésité peut-être à lui disputer ; mais elle n’était pas une Élisabeth de Parme ; elle n’avait que de la droiture et de la vertu.

II.

Elle avait affaire aussi au prince le plus gâté d’avance par le pire des défauts chez un roi, Tinertie, la mollesse, une timidité qui allait jusqu’à la lâcheté. Je ne prétends pas dénigrer Louis XV, ni ajouter au mal qu’on a dit de lui ; j’ai lu bien des Portraits de ce roi : je n’en connais point de plus juste que celui qu’a tracé un homme qui l’aimait assez et qui le voyait tous les jours, Le Roy, lieutenant des chasses de Versailles ; on peut s’y fier : c’est un philosophe qui parle et qui, pendant de longues années de service, n’a cessé devoir de près son objet. Je donnerai de ce Portrait peu connu les principaux endroits ; et le physique d’abord, — ayez soin seulement de le rajeunir un peu en idée pour voir Louis XV dans ce premier éclat de beauté dont chacun a été ébloui :

« La figure de Louis XV était véritablement belle ; il avait les cheveux noirs et bien plantés, le front majestueux et serein ; ses yeux étaient grands, son nez bien formé ; sa bouche était petite et agréable ; il n’avait pas les dents belles, mais elles n’étaient pas assez mal pour défigurer son sourire, qui était charmant, Un air de grandeur très remarquable était empreint sur sa physionomie, qui était encore rehaussée par la manière dont il s’était fait l’habitude de porter sa tète. Cette manière était noble sans être exagérée, et quoique ce prince fût naturellement timide, il avait assez travaillé sur son extérieur pour que sa contenance ordinaire fût ferme, sans la moindre apparence de morgue ; en public, son regard était assuré, peut-être un peu sévère, mais sans autre expression : en particulier, et surtout lorsqu’il adressait la parole à quelqu’un qu’il voulait bien traiter, ses yeux prenaient un singulier caractère de bienveillance, et il avait l’air de solliciter l’affection de ceux auxquels il parlait. La taille de ce prince, quoiqu’un peu au-dessus de la médiocre, était sans noblesse ; ses épaules étaient rondes et un peu ravalées, ses hanches renflées et ses jambes trop grêles : une partie de ces défauts était peut-être due à l’excès avec lequel il se livrait à l’exercice du cheval. »

Il n’acquit sans doute ce dernier défaut qu’avec les années. Le trait dominant de sa nature était, je l’ai dit, la paresse, l’apathie, la timidité. N’ayant jamais été mis en demeure d’en triompher parle travail, il s’y était totalement livré. Son caractère moral en résulta et se forma en conséquence : l’observateur philosophe qui avait chevauché pendant tant d’années à ses côtés, en a démêlé et nous en fait suivre à merveille tous les tours, les déguisements et les replis :

« Cet homme, toujours subjugué, était toujours tourmenté parla crainte de l’être ; cette disposition influa constamment sur la conduite qu’il eut avec ses ministres. Son indolence le portait à céder facilement à tout ce qu’ils lui proposaient, sans prendre la peine de l’examiner, encore moins de le contredire ; son jugement sain et l’expérience qu’il avait des affaires lui faisaient souvent désapprouver en secret leur conduite et leurs mesures ; rarement il se permettait des représentations, il n’y insistait jamais : la consolation de ces âmes indolentes, que la faiblesse domine sans leur ôter l’intelligence, est le mépris pour ceux qui les conseillent mal, soit par ignorance, soit par des passions particulières. Louis XV savait apprécier ceux qu’il employait ; mais son estime n’influait en rien sur son abandon ; peut-être même était-il disposé à céder avec moins de résistance à celui qu’il estimait le moins. Cependant un désir sourd de ne pas paraître toujours dominé lui faisait prendre quelquefois des airs glacés et des regards de maître, qui imprimaient la terreur aux plus audacieux et déconcertaient ceux qui se croyaient le plus avant dans sa confiance : dans ces moments, sa faiblesse semblait vouloir s’étayer de tout ce que le pouvoir a d’imposant ; mais les ministres qui le connaissaient bien savaient qu’il ne fallait que gagner du temps et qu’en multipliant les intrigues, la persévérance les ferait toujours venir à bout de leurs desseins. Une chose les inquiétait beaucoup plus, c’est la connaissance qu’ils avaient de la défiance et de la profonde dissimulation de ce prince : on ne sait si elles lui étaient naturelles ou si elles lui avaient été de bonne heure inspirées parle cardinal, mais il en était venu à regarder la dissimulation comme une qualité qui lui était absolument nécessaire, et c’est à dissimuler que se bornait pour lui l’art de gouverner. »

Ce lieutenant des chasses qui avait en lui, à Versailles, du Tacite et du Suétone, n’a pas fini, et il continue d’analyser son maître sur ce ton, intus et in cute. Il nous le montre, vers la fin, devenu si défiant qu’on pouvait fort douter s’il croyait encore à la probité : ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il regardait les personnes vertueuses comme peu capables, et s’il fallait s’en remettre à quelqu’un, c’étaient les plus malhonnêtes sans hésitation, et les plus signalés au mépris, qu’il employait de préférence et sans réserve : l’excès de défiance l’avait mené ainsi, de degrés en degrés, à son contraire :

« Cette défiance, ajoute Le Roy en terminant, justifiée malheureusement par un grand nombre de faits, avait donné dans les derniers temps de l’immoralité à son caractère et mis le comble à son apathie ; elle avait surtout fait des progrès rapides, depuis qu’on avait attenté à sa vie. Comme jusqu’alors ses intentions avaient été droites, il désespéra de pouvoir jamais faire le bien, parce qu’on est toujours plus disposé à regarder comme impossible en soi ce qu’on n’a pas le courage de faire… C’est à ce point qu’était parvenu par degrés un homme qui, s’il fût né particulier, aurait été jugé, par son intelligence et son caractère, au-dessus du commun et ce qu’on appelle proprement un galant homme. Si, étant né prince, il eût reçu une bonne éducation, s’il se fût trouvé surtout dans des circonstances qui l’eussent obligé d’employer avec un peu d’énergie les facultés que la nature lui avait données, il est vraisemblable que peu de princes eussent mieux mérité du genre humain par la bonté qui aurait sûrement dirigé ses actions, si ses actions avaient été à lui. »

C’est là qu’en était venu le Louis XV des derniers temps, celui qui disait : « Après moi le déluge ! » Il était loin encore de cette profonde démission morale, mais il était déjà sur le chemin, au moment où cette épouse de vingt-deux ans lui fut donnée.

III.

Lorsque Marie Leckzinska arriva en France, l’ancien évêque Fleury, qui eut une si triste influence sur son élève et qui, à l’inverse des bons précepteurs, ne travailla qu’à se rendre toujours nécessaire et indispensable, n’était pas encore cardinal ; mais il s’acheminait tout doucement à l’être, ainsi que premier ministre de fait. L’ambition, si elle avait longtemps tardé, lui poussait avec les années comme une excroissance d’égoïsme, comme une avarice dernière. Le malheur de la reine (qu’on hésite à appeler la jeune reine, puisqu’elle avait six ou sept ans de plus que le roi), ce fut de voir tomber, presque en arrivant, le prince ministre qui l’avait appelée, à qui elle devait reconnaissance, et de voir succéder celui qui la craignait avec une jalousie de vieillard et qui devait tout faire pour établir une glace entre les époux.

Il n’y avait point de glace d’abord et pendant les premiers temps, mais seulement de la timidité de part et d’autre. La reine ne déplaisait pas au jeune roi : plutôt suffisante que charmante, il n’était pas homme encore à faire des comparaisons. Elle n’excitait rien d’extrême. Ni belle ni laide, laide même, si l’on veut, mais assez agréable d’ensemble, ce fut l’impression générale qu’on eut d’elle à première vue, et chacun se louait de sa modestie, de sa raison, de sa bonté. Elle était arrivée en France dans un temps d’affreuse misère, et avait pu voir de ses yeux l’état lamentable des provinces qu’elle traversait. Son âme pieuse et tendre en avait reçu une blessure au milieu de sa joie. Elle se dit qu’elle était vouée, pour ce grand bienfait du Ciel envers elle, à un immense ministère de bienfaisance et de charité ; elle ne se ralentit jamais là-dessus ; ce fut et ce sera son côté à jamais respectable. Elle était déjà aumônière, étant pauvre : que sera-ce donc, étant reine ? Elle pratiqua saintement cette vertu royale tous les jours de sa vie.

Avant l’exil du duc de Bourbon et le renvoi de Mme de Prie, la reine avait pu voir dans quel monde de cabales, de médisances et de noirceurs elle était tombée, et quel jeu croisé se jouait autour d’elle. On avait remarqué dès son arrivée que Mme de Prie, dont elle était assurément le plus bel ouvrage et qui devait en être fière, l’accompagnait partout et ne la quittait non plus que son ombre. Les bourgeois de Paris eux-mêmes en avaient jasé, et l’avocat Barbier, qui était aux écoutes, parlant du premier voyage de Fontainebleau, disait dans son journal : « Cette princesse est obsédée par Mme de Prie. Il ne lui est libre ni de parler à qui elle veut, ni d’écrire. Mme de Prie entre à tous moments dans ses appartements pour voir ce qu’elle fait, et elle n’est maîtresse d’aucune grâce. » Or, un matin, la reine trouva sur sa table un papier d’une fort belle écriture, et elle y lut, sous ce titre d’Instruction de Mme de Prie à la reine de France et de Navarre, les mauvais vers suivants qui parodiaient le discours d’Arnolphe à Agnès avec la gaieté de moins :

Marie, écoutez-moi : laissez là le rosaire,
Et regardez en moi votre ange tutélaire,
Moi qui suis de Bourbon l’amante et le conseil,
Moi qu’il chérit autant et plus que son bon œil52 :
Notre roi vous épouse, et cent fois la journée
Vous devez bénir l’heur de votre destinée,
Contempler la bassesse où vous avez été,
Et du prince qui m’aime admirer la bonté ;
Qui de l’état obscur de simple demoiselle,
Sur le trône des Lys par mon choix vous appelle.

Après une suite de recommandations insistant sur une parfaite et plate obéissance :

C’est à vous de chérir ceux que nous chérissons,
C’est à vous de haïr ceux que nous haïssons,

l’écrit satirique se terminait par une insultante menace, en cas de mécontentement :

Le renvoi de l’Infante est la preuve certaine
Qu’à rompre votre hymen on aura peu de peine ;
Et nous aurons alors de meilleures raisons
Pour vous faire revoir vos choux et vos dindons.

Elle se dit bien vite qu’il serait heureux pour elle, au milieu de ce monde méchant et corrompu, de pouvoir se faire une petite société d’honnêtes gens et sûrs ; et en effet, lorsqu’elle les aura une fois distingués et choisis, elle s’y tiendra avec une fidélité inviolable.

De quelque côté que l’on considère cette reine, on aboutit sur son compte à des éloges et à rencontrer en elle d’estimables qualités. Que lui a-t-il manqué ? Je ne sais quel don, quelle supériorité de nature et de caractère, ce qu’il lui aurait fallu d’énergie poursuivre le conseil de Villars qui lui disait dès le lendemain de son arrivée à Fontainebleau : « Madame, la satisfaction est générale du mariage et des commencements, et tout ce qui connaît les grandes qualités qui sont en vous désire que vous preniez empire sur l’esprit du roi. »

Ambition, génie, éclair, étincelle, feu d’enfer ou feu sacré, de quelque nom qu’on vous appelle, quand des particulières qui ne savent qu’en faire vous possèdent, on est en droit de vous réclamer chez les reines ! Celle-ci ne faisait que s’approcher du but sans y atteindre. Elle n’avait que l’âme douce, elle n’avait point un grand cœur ; elle avait des vertus, elle ne manquait même pas d’un certain agrément : mais cela n’allait pas jusqu’au charme ; elle en était loin, et l’empire qui ne suit pas toujours la royauté ne lui vint jamais.

Lorsque, avant son arrivée à Fontainebleau, on louait devant elle la figure et les grâces du roi, elle avait répondu : « Hélas ! vous redoublez mes alarmes. » Elle resta toujours en sa présence cette personne intimidée et alarmée. Sa modestie, qui exprimait des vertus précieuses, accusait aussi cette défiance secrète.

Elle s’aperçut pour la première fois d’un refroidissement sensible du roi après moins de quatre mois de mariage. C’était en décembre 1725, lors du conflit ministériel, déjà sourdement engagé, entre le duc de Bourbon et l’évêque de Fréjus. Celui-ci prétendait être toujours présent quand M. le Duc travaillait avec le roi, et M. le Duc, de son côté, prétendait avoir des audiences particulières, ce qui était assez raisonnable pour un premier ministre. Fleury ne cédait pas et s’arrangeait pour être toujours chez le roi une demi-heure avant que le prince y arrivât. Un jour M. le Duc essaya de tourner la difficulté et de s’affranchir de cette sujétion par le moyen de la reine qui se prêta au petit complot. Le 18 décembre (1725), sur les six heures du soir, au moment où le roi était en entretien avec M. de Fréjus, la reine envoya le marquis de Nangis, son chevalier d’honneur, prier Sa Majesté de vouloir bien passer chez elle. M. le Duc s’y trouvait : ils gardèrent le roi deux heures, et M. de Fréjus, à qui le roi avait promis de revenir sur-le-champ, s’impatienta et partit.

Le lendemain matin, M. de Fréjus, devenu tout à fait ambitieux et voulant essayer d’un grand moyen, écrivit une lettre au roi bien humble, bien affligée et mortifiée, bien tendre, et le rusé mentor joua sa comédie de se retirer de la Cour pour finir ses jours dans la retraite à Issy. Il croyait le moment venu et risquait le tout pour le tout. Le roi ne reçut la lettre qu’au retour de la chasse ; il se montra affligé, pensif, voulut être seul ; l’enfant et le roi se combattaient en lui, ou plutôt s’accordaient en ce moment pour vouloir une seule et même chose. L’enfant redemandait son maître d’habitude ; le roi s’irritait d’avoir été joué et disait qu’après tout il était le maître aussi. M. de Mortemart, premier gentilhomme, qui pénétra jusqu’à lui en ce moment, et qui l’encouragea dans sa pensée de révolte, fut dépêché sur l’heure à M. le Duc avec injonction pour lui d’envoyer sans retard à Issy et de notifier à M. de Fréjus l’ordre de revenir. Cela ne se termina point sans quelque reproche à la reine ; celle-ci pleura. C’étaient les premiers pleurs, le premier démêlé domestique. Voltaire était encore à Versailles, et il nous a rendu cette impression, comme il sait faire :

« Il y avait ce jour-là spectacle à la Cour : on jouait Britannicus. Le roi et la reine arrivèrent une heure plus tard qu’à l’ordinaire. Tout le monde s’aperçut que la reine avait pleuré ; et je me souviens que lorsque Narcisse prononça ce vers :

Que tardez-vous, seigneur, à la répudier ?

presque toute la salle tourna les yeux sur la reine pour l’observer avec une curiosité plus indiscrète que maligne »,

La reine, par reconnaissance pour M. le Duc, avait commis une faute : elle avait oublié que dès les premiers jours de son mariage, demandant au roi pour sa propre direction s’il aimait M. de Fréjus, il avait répondu : « Beaucoup » ; et que pour la même question au sujet de M. le Duc ; il avait dit sèchement : « Assez. » — Le crédit et la considération ; de la reine parurent tomber dès ce moment ; d’autres observateurs encore que ; Voltaire, et très attentifs à tous les changements d’air de la Cour, en ont fait la remarque. Pour la première fois qu’elle se mêlait de politique, elle s’était montrée bien faible et médiocre.

Ces petites brouilleries se prolongèrent jusqu’au changement de ministère et à l’avènement définitif de Fleury en juin 1726. Le maréchal de Villars, fort consulté par tout le monde, nous initie volontiers à ces tiraillements et à ces intrigues. Un mois après le retour d’Issy et ce qu’on appelait alors une seconde Journée des dupes, il nous fait part d’une confidence de la reine et de ce qu’il répondit :

« La reine, nous dit-il, me mena le même jour (20 janvier) dans son cabinet, et me parla avec une vive douleur des changements qu’elle voyait dans l’amitié du roi. Ses larmes coulaient abondamment. Je lui répondis : « Je crois, Madame, le cœur du roi bien éloigné de ce qu’on appelle amour : vous n’êtes pas de même à son égard ; mais, croyez-moi, ne laissez pas trop éclater votre passion : qu’on ne s’aperçoive pas que vous craignez de la diminution dans ses sentiments, de peur que tant de beaux yeux qui le lorgnent continuellement ne mettent tout en jeu pour profiter de son changement. Au reste, il est plus heureux pour vous que le cœur du roi ne soit pas fort porté à la tendresse, parce qu’en cas de passion la froideur naturelle est moins cruelle que l’infidélité. »

La glace était posée désormais, et c’est le vieux précepteur qui l’avait mise ; elle ne fit que s’entr’ouvrir et ne disparut jamais entièrement depuis. La reine avait de la tendresse et une passion des plus vives pour son jeune époux ; le roi, même dans le temps où il se contenait dans le devoir, ne lui marquait que peu de tendresse ; ces froideurs d’alors, nous assure-t-on, étaient moins éloignement pour la reine que timidité de la part du roi. On pourrait noter à leur date ces alternatives d’indifférence conjugale et de complaisance, mais l’indifférence gagnant toujours. Nous avons presque à nous excuser de savoir si bien et si à point nommé ces choses de l’alcôve ; mais il nous est impossible de n’avoir pas lu les Mémoires de d’Argenson, de Richelieu, de Maurepas, le Journal du duc de Luynes ; nous en savons trop ; aussi, sans y mettre plus de façons qu’il n’est convenable en un cas si éclatant, nous dirons le fait comme il a été, et entre dix versions toutes plus ou moins concordantes, nous donnerons celle de l’un des hommes les moins médisants et les mieux informés, de ce même M. Le Roy, le veneur ordinaire, un La Bruyère à cheval :

« Né avec un goût vif pour les femmes, nous dit-il du roi, des principes de religion, et plus encore beaucoup de timidité naturelle, l’avaient tenu attaché à la reine, dont il avait eu déjà huit ou dix enfants. Le cardinal de Fleury craignit trop peut-être que l’ennui ne lui fît chercher des distractions ailleurs. Il redoutait le moment où il pourrait échapper à sa dépendance, s’il rencontrait quelque maîtresse qui eût du caractère et le désir de se mêler des affaires. On prétend qu’il fit choix lui-même de la comtesse de Mailly qu’il jugea propre à remplir ses vues. Cette dame était fort loin d’être jolie, mais elle avait beaucoup de grâce dans la taille et dans les manières, une sensibilité déjà connue, un caractère de complaisance fait pour abréger les formalités. Cela était nécessaire pour vaincre la timidité d’un prince encore novice, que la moindre réserve eût effarouché. On était sûr d’ailleurs du désintéressement de celle qu’on destinait à devenir favorite, et de son éloignement pour tout projet sérieux d’ambition. Ce ne fut pas sans peine qu’on parvint à établir une familiarité complète entre un prince excessivement timide et une femme à laquelle sa naissance du moins imposait quelques bienséances… Tout le monde sait quelles suites elle eut, quel empire le goût pour les femmes exerça sur Louis XV ; combien la variété lui devint nécessaire, et combien peu la délicatesse et toutes les jouissances des âmes sensibles entrèrent dans ses amusements multipliés. »

Ce qu’on vient de lire est exact, presque à la lettre ; cette reine, dont la destinée de loin paraît celle d’une femme délaissée, donna en effet au roi, avant l’éclat des désordres, jusqu’à dix enfants : deux garçons seulement, dont un seul vécut ; tout le reste n’était que des filles, et Louis XV avait fini par ne plus compter sur autre chose avec la reine : il semblait voir dans cette monotonie l’image de leurs froides amours. Car, le croirait-on, ces deux époux, qui avaient eu tant d’enfants, avaient de tout temps très peu causé ensemble. La familiarité et la confiance ne s’étaient jamais établies entre eux. Ce fut après plus de six ans de mariage et quatre ans avant leur séparation de lit que les infidélités du roi commencèrent. Les courtisans étaient aux aguets ; ils ont noté le jour et l’heure. Dès 1732, le 24 janvier de cette année, le roi étant en orgie à la Muette avec vingt-quatre convives, porta la santé d’une inconnue, et après avoir bu il cassa son verre, invitant tout le monde à faire de même. Il avait alors vingt-deux ans. Cette inconnue était-elle déjà Mme de Mailly ? Ce n’est pas probable, quoique l’intrigue avec cette dame ait commencé bien plus qu’on ne le sut généralement alors, et qu’elle ait été menée pendant les premières années très secrètement.

Il était temps et grand temps au gré de la jeunesse ; il ne se pouvait de Cour moins amusée et moins galante que pendant toute cette période de l’étroite habitude du roi avec la reine. Le roi marquait du dégoût pour tout autre plaisir que celui de la chasse ; on n’avait d’autre nouvelle piquante que de savoir qu’après une chute ; et la légère indisposition qui en était résultée, ou après quelque froideur, il s’était remis à vivre maritalement avec la reine. Ce fut un tort à Marie Leckzinska de ne pas comprendre, de ne pas deviner qu’en France il faut être davantage à la française. Pourquoi le devoir s’arrange-t-il pour être si souvent ennuyeux ? Pourquoi la vertu n’est-elle pas visitée aussi du génie ou du démon de plaire ? Marie Leckzinska n’y songea pas assez : elle ne voulait d’aucun démon, tandis qu’il aurait fallu y mettre de l’invention, de la fantaisie, même avec de l’honnêteté, quelque chose de français qui fît trêve à l’ennui. Une sage reine n’y suffisait pas ; il aurait fallu quelque fée. Villars, tout vieux qu’il est, nous rend bien ce sentiment de maussaderie et de fatigue que chacun éprouvait alors, et dont on s’est trop revanché plus tard. Un jour qu’en janvier 1729 il y avait eu par extraordinaire quelques courses de traîneaux, il se prenait à dire : « Ces courses de traîneaux ont fait espérer aux dames un peu plus de vivacité au roi pour elles. On a dansé après souper ; et, si cela recommence souvent, il n’est pas impossible que quelque belle courageuse ne mette la main sur le roi. » Mais il fallut quelques années de stage encore. Mme de Mailly, très enhardie par les entours, fut cette première courageuse.

Ici commence une triste période pour la pauvre reine : elle put s’y faire, s’y accoutumer par la suite ; tant qu’elle le put, elle ignora : il est impossible que, quand elle sut tout à n’en pas douter, elle n’en ait pas cruellement souffert. Mme de Mailly était dame du palais de la reine ; un jour qu’elle lui demandait sous quelque prétexte la permission d’aller à une maison de plaisance où était le roi, la reine lui dit pour toute réponse : « Vous êtes la maîtresse. » Cette bonne reine, on le voit, ne manquait pas du tout d’esprit.

J’avoue ma perplexité : nous sommes ici avec la reine devant des portraits assez différents ; c’est bien la même personne, mais elle est vue par les uns bien en beau, et par les autres assez en laid. C’est selon les jours et les moments, c’est selon les âges. Elle ne parut peut-être jamais mieux ni plus à son avantage que quand elle eut pris son parti et qu’elle ne lutta plus. La vieillesse ou l’âge tout à fait mûr lui alla bien avec ses douceurs, ses solidités, ses gaietés même assez fines et un certain enjouement qui tenait de l’esprit et de l’âme. Nous tâcherons de ne pas être injuste et de ne pas trop céder à des caprices de goût, là où domine le respect.