(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite et fin.) »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome VIII « Marie-Antoinette (suite et fin.) »

Marie-Antoinette (suite et fin.)

Correspondance inédite
Publiee
par M. le comte Paul Vogt d’Hunolstein.
Lettres de Louis XVI, de Marie-Antoinette et de madame Élisabeth
publiées par M. Feuillet de Conches.

I.

Nous entrons dans une voie pleine d’embûches et de fausses routes. On donna dans presque toutes successivement.

Marie-Antoinette, qui avait fait rappeler M. Necker au pouvoir, ne le soutint pas jusqu’au bout. On n’a sur le rôle de la reine pendant les dix premiers mois du ministère Necker (août 1788-juillet 1789) que de rares indications, mais non douteuses. Elle fut éprouvée dans cet intervalle par une vive douleur : le premier Dauphin, tombé depuis quelque temps dans une sorte de rachitisme, mourut le 2 juin 1789 à l’âge de sept ans. La reine fut très sensible au peu d’effet que causa cette mort, au milieu des graves événements qui se préparaient. La nation avait bien autre chose à quoi penser, et l’attention publique était ailleurs. Les États-Généraux venaient d’être convoqués. La reine avait commencé par appuyer M. Necker et par donner son assentiment à la double représentation accordée au Tiers-État. Elle avait visiblement la main aux affaires. « Elle assista, contre tous les usages, aux séances du Conseil où furent délibérés les principes et les formalités des élections et de la convocation des États-Généraux64. » Elle ne se montra point contraire à ce qui fut résolu ; en cela elle se séparait dès lors de son monde intime et du comte d’Artois, aveuglément voué aux intérêts de la Noblesse. Elle avait vu cette Noblesse à l’œuvre dans la première assemblée des Notables, et ses lettres nous ont appris comment elle l’avait jugée ; on se flattait d’abord d’avoir meilleur marché du Tiers-Ordre. M. Necker, indécis sur bien des points, trop renfermé dans la préoccupation de sa dignité, et sans vigueur d’initiative, était un pilote bien insuffisant ; mais enfin il y était, on l’avait mis au gouvernail, et lorsqu’il se décida à donner le mouvement, à poser les bases d’une Constitution, à faire parler le roi en roi, mais en roi constitutionnel, il ne fallait pas le lâcher : c’est pourtant ce que fit la reine, cette fois regagnée et reprise par la coterie des princes. Son influence dans la question se marqua par un incident qui parut alors sans exemple. La Cour était à Marly dans le premier deuil de la mort du petit Dauphin ; avant le Conseil, la reine voulut voir M. Necker, et de concert avec les frères du roi présents à l’entretien, elle s’efforça de le dissuader de présenter le projet de déclaration royale. M. Necker tint bon. Le Conseil se réunit au sortir de là ; il venait de s’ouvrir lorsqu’un officier de service entra, s’approcha du roi et lui parla à voix basse : le roi, appelé par la reine, sortit, et en rentrant il ajourna la délibération, disant qu’elle serait reprise à Versailles. La reine, qu’on avait retournée, faisant un dernier effort, venait elle-même de retourner le roi. On sait les suites. La séance royale fut retardée, le projet de déclaration de M. Necker tout à fait changé, et le ministre, désavouant tacitement ce qui n’était plus sa pensée, s’abstint de paraître à la séance du 23 juin. L’effet de cette séance qui aurait pu être aussi nationale que royale fut manqué. La Noblesse crut dans le premier instant à un triomphe ; les gentilshommes, en quittant la séance, allèrent chez la reine qui leur présenta son dernier fils, le nouveau Dauphin, et leur dit : « Je le confie à la Noblesse ; je lui apprendrai à la chérir, à la regarder toujours comme le plus ferme appui du trône. » Cependant, après que le roi était sorti, suivi de la Noblesse et d’une partie du Clergé, la séance continuait ; Mirabeau lançait à M. de Dreux-Brézé le mot mémorable ; l’Assemblée s’enhardissait, s’investissait du pouvoir et faisait acte de souveraineté. Au-dehors, on applaudissait M. Necker ; des manifestations populaires entouraient son hôtel, et lorsqu’il offrait sa démission le jour même, le roi dut insister pour qu’il restât à son poste ; la reine, qui pour la première fois entendait de près ces sortes de clameurs, déjà menaçantes, ajouta que « la sûreté personnelle du roi y était intéressée. » Necker céda aux royales instances ; et aussitôt après, dès le lendemain, on recommençait le même jeu ; la cabale du comte d’Artois reprenait le dessus ; on faisait un rassemblement de troupes ; on menaçait l’Assemblée nationale. La reine lâchait de nouveau Necker et obéissait aux suggestions de M. de Breteuil. Elle écrivait, le 11 juillet 1789, à la duchesse de Polignac :

« Je ne peux me coucher, mon cher cœur, sans vous dire que M. Necker est parti. MM. de Breteuil et de La Vauguyon seront demain appelés au Conseil. Dieu veuille qu’enfin nous puissions faire le bien dont nous sommes uniquement occupés ! Le moment sera affreux, mais j’ai du courage, et pourvu que les honnêtes gens nous soutiennent sans s’exposer inutilement, je crois avoir assez de force en moi pour en donner aux autres. Mais il faut plus que jamais penser que toutes les classes d’hommes, quand ils sont honnêtes, sont nos sujets également, et savoir distinguer ceux qui le sont, partout et dans tous les états. Mon Dieu ! si l’on pouvait croire que c’est là ma véritable pensée, peut-être m’aimerait-on un peu ; mais il ne faut pas penser à moi. La gloire du roi, celle de son fils et le bonheur de cette ingrate nation, voilà tout ce que je peux, tout ce que je dois désirer ; car, pour votre amitié, mon cher cœur, j’y compte toujours : elle fait ma consolation… »

On voit par cette lettre tout le cœur de la reine avec ses bonnes intentions, et aussi les incertitudes de son esprit. Il est besoin pourtant de quelque explication. Les honnêtes gens dont parle la reine écrivant à la duchesse de Polignac, ce sont messieurs de la Noblesse à qui elle demande de soutenir le roi, sans toutefois s’exposer inutilement ; mais, en bonne souveraine, elle ajoute qu’il y a d’honnêtes gens ailleurs, dans toutes les classes d’hommes, c’est-à-dire même dans le Tiers-État, et que le roi et elle ne veulent que du bien aux bons, dans quelque condition qu’ils soient. C’est là le sens. Cette ingrate nation reviendra souvent sous sa plume. Qui oserait l’en blâmer ? Mais il est à remarquer qu’elle dit toujours cette nation, et jamais notre : elle n’était pas devenue, malgré tout son effort et son désir, partie intégrante de cette nation. Elle s’en distingue toujours65 !

C’est par de telles inconséquences et tergiversations, on ne doit jamais l’oublier, que cette Cour imprudente et inconsistante se vit amenée à un conflit déclaré avec cette ingrate nation : ces deux imputations opposées, ingrate et inconsistante, appliquées chacune à qui de droit, s’appellent et se répondent ; il serait injuste de faire aller l’une sans l’autre. Le 14 Juillet et les journées qui suivirent brisèrent la résistance de la Cour ; mais ce ne fut pas encore du premier coup : les imprudences qui devaient amener le mouvement d’octobre se renouvelèrent ; l’illusion de la reine dura jusqu’à la dernière heure, et vers la fin de septembre 1789, comme un de ses fidèles et dévoués serviteurs, le comte de La Marck, fort lié avec Mirabeau, faisait dire par une voie confidentielle qu’on n’eût pas à se défier de cette liaison, et qu’il avait pour objet de modérer le plus possible le grand tribun et de le préparer à être utile au roi quand on jugerait le moment venu, la reine répondit, après quelque politesse pour M. de La Marck : « Nous ne serons jamais assez malheureux, je pense, pour en être réduits à la pénible extrémité de recourir à Mirabeau. »

II.

Le beau moment moral de la reine — un long moment — commence avec les journées d’octobre, c’est-à-dire avec sa captivité. On a, à partir d’alors, toute une série de lettres d’elle adressées au comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur de l’empereur, et dont elle avait fait l’homme de son entière confiance66.

 

Dans ces lettres toutefois il y a à distinguer les plus confidentielles et qui sont tenues par des mains sûres, de celles qui pouvaient, à la rigueur, être surprises et lues en chemin. Dès le 7 octobre 1789, la reine, à peine installée aux Tuileries, lui écrivait, comme si sa lettre pouvait être vue, ou du moins dans une intention évidente de le rassurer :

« Je me porte bien, soyez tranquille. En oubliant où nous sommes et comment nous y sommes privés, nous devons être contents du mouvement du peuple, surtout ce matin. J’espère, si le pain ne manque pas, que beaucoup de choses se remettront. Je parle au peuple : milices, poissardes, tous me tendent la main : je la leur donne. Dans l’intérieur de l’Hôtel de Ville, j’ai été personnellement très bien reçue. Le peuple, ce matin, nous demandait de rester. Je leur ai dit de la part du roi, qui était à côté de moi, qu’il dépendait d’eux que nous restions ; que nous ne demandions pas mieux ; que toute haine devait cesser ; que le moindre sang répandu nous ferait fuir avec horreur. Les plus près m’ont juré que tout était fini. J’ai dit aux poissardes d’aller répéter tout ce que nous venions de nous dire… »

Trois jours après, le 10, elle écrivait plus à cœur ouvert :

« Je n’ai reçu qu’aujourd’hui, monsieur, votre lettre du mardi 6. Je conçois toutes vos inquiétudes, ne doutant pas de votre parfait attachement. J’espère que vous avez reçu ma lettre de mercredi, qui vous aura un peu rassuré. Je me porte bien, et malgré toutes les méchancetés qu’on ne cesse de me faire, j’espère pourtant ramener la partie saine et honnête de la bourgeoisie et du peuple. Malheureusement, quoiqu’en assez grand nombre, ils ne sont pas les plus forts ; mais, avec de la douceur et une patience à toute épreuve, il faut espérer qu’au moins nous parviendrons à détruire l’horrible méfiance qui existait dans toutes les têtes, et qui a toujours entraîné dans les abîmes où nous sommes. »

Elle annonçait que l’Assemblée allait venir s’installer à Paris, bien que réduite par la désertion de quelques membres ; elle exprimait le vœu que ceux qui étaient partis pour les provinces travailleraient à les calmer, au lieu de les animer sur les événements accomplis : « Car tout, disait-elle, est préférable aux horreurs d’une guerre civile. » Revenant sur les journées des 5 et 6 octobre, elle les résumait sommairement en disant :

« Jamais on ne pourra croire ce qui s’y est passé (à Versailles) dans les dernières vingt-quatre heures. On aura beau dire, rien ne sera exagéré, et au contraire tout sera au-dessous de ce que nous avons vu et éprouvé. »

Elle écrivait encore au comte de Mercy dans le même temps :

« Vous n’avez pas besoin de me dire votre douleur, et je n’exprimerai pas ce que je sens ; il me suffit d’être sûre que vous avez apprécié tout ce que j’éprouve. Je ne me découragerai sûrement pas plus que vous, mais l’âme a un furieux travail à faire pour supporter les peines du cœur et pour renfermer tout ce que l’on sent. Pour m’armer de courage, je n’en suis pas davantage rassurée sur les suites du plus horrible de tous les attentats. J’ai vu la mort de près ; on s’y fait, monsieur le comte. Le roi a une grâce d’état ; il se porte aussi bien que si rien n’était arrivé… »

Tout à côté des paroles douloureuses et concentrées de la reine, on a de ces journées un récit complet, circonstancié, par une correspondante qui ne va plus cesser d’écrire durant ces trois années, et qui est du caractère le plus naturel, le plus accentué, le plus vif, je veux dire Madame Élisabeth. C’est dans le recueil de M. Feuillet de Conches que l’on apprend à la bien connaître. La princesse écrit tantôt à Mme de Bombelles, tantôt à Mme de Raigecour, ses intimes amies ; elle cause sans réticence, avec familiarité, avec effusion et d’un ton dégagé, presque gai, presque leste, qui contraste singulièrement avec ce qu’elle raconte et avec tout ce qui l’entoure. Cette gaieté et cette sérénité, Madame Élisabeth les puisait dans son humeur et surtout dans sa piété, dans sa confiance absolue en Dieu. Tout d’abord je dois dire, pour qu’il n’y ait pas à se méprendre sur les éloges si dus à cet état d’une belle âme inaltérable et pure, que l’angélique princesse est au fond dans l’inintelligence politique la plus entière de la situation ; elle voit nettement les faits, et elle les rend comme elle les voit ; mais la raison, la nécessité qui les produit et les enchaîne lui échappe. Elle a du cœur, elle a du ressort, et si elle était homme, elle voudrait combattre ; si elle était roi, elle ne se laisserait pas ainsi enlever la couronne morceau par morceau sans mot dire. Ce sentiment est noble ; il est chevaleresque ; elle est tout à fait à cet égard comme une émigrée du dedans. Les idées modernes n’ont point de prise sur elle. Elle sent et pense comme une personne de son sang et de son éducation doit sentir ; religieuse avant tout, elle a tous les préjugés d’une princesse de la race et presque du siècle de saint Louis : le jour où l’Assemblée accordera aux Juifs la possibilité d’être admis à tous les emplois lui paraîtra le plus horrible des jours et marqué d’une note sacrilège ; elle attribue tout ce qui se passe à la colère du Ciel, à sa vengeance ; puis elle espère qu’il se laissera toucher aux prières des bonnes âmes. En attendant, elle assiste à ces horreurs ou à ces tumultes comme à une étrange comédie, qui n’a ni raison ni sens. La nuit du 4 août racontée par elle est d’une vivacité pittoresque ; quelques jours après, elle écrit ; « Samedi au soir, il a été décidé que l’on porterait au roi l’arrêté du 4 août, pour qu’il y campât sa sanction. » Les journées des 5 et 6 octobre sous sa plume se dessinent en traits d’une exacte et parlante réalité : ce qu’elles ont d’atroce y est montré, mais sans rien de chargé ; ce qu’il y a eu de bien s’y entremêle ; tout se succède et court. Il règne et circule dans son récit comme un rayon venu on ne sait d’où. C’est vu nettement, d’une manière légère, comme à vol d’oiseau, — quelqu’un me dit, à vol de colombe. Écoutez plutôt : je donnerai toute la dernière partie ; on est sur la route de Versailles ; on a passé Sèvres, on approche de Paris :

« … Au Point-du-Jour, les cris les plus continus de Vive le Roi ! la Nation ! ont commencé et n’ont pas discontinué jusqu’à l’Hôtel de Ville. À la porte de Paris, M. Bailly avait présenté au roi les clefs de la ville, en lui faisant un petit discours très respectueux, fort bon, auquel le roi répondit qu’il se verrait toujours avec plaisir et confiance dans sa bonne ville de Paris. M. Bailly le répéta à la ville ; mais il oublia la confiance. La reine le lui rappela, et pour lors il reprit avec esprit : « Messieurs, vous êtes bien plus heureux que si je « ne m’étais pas trompé. » Ce fut beaucoup de cris de : Vive le Roi ! la Reine ! et nous tous ! Il n’y a à Paris que le roi, la reine, Monsieur, Madame, les enfants et moi. Mes tantes sont à Bellevue. Mon appartement donne dans la cour. Le mercredi il s’assembla beaucoup de monde sous mes fenêtres qui demandèrent le roi et la reine. Je les fus chercher. La reine parla avec toute la grâce que vous lui connaissez. Cette matinée fit très bien pour elle. Toute la journée il fallut se montrer aux fenêtres ; la cour et le jardin ne se désemplissaient pas. À présent il y a moins de monde : la garde nationale y a mis ordre. Le jeudi il y eut un peu de bruit au Mont-de-Piété, parce que l’on avait mis dans les papiers publics que la reine avait dit qu’elle payerait tout ce qui serait au-dessous d’un louis : c’était l’affaire de trois millions. Vous jugez dans quelle intention ce bruit avait été répandu. Il est impossible de mettre plus de grâce et de courage que la reine n’en a mis depuis huit jours. Tout est tranquille ici ; je m’y plais bien plus qu’avec les gens de Versailles. M. de La Fayette s’est parfaitement conduit ; la garde nationale aussi. Tout est tranquille. Le pain est en abondance. La Cour est établie presque comme autrefois. On voit du monde tous les jours. Il y a jeu dimanche, mardi et jeudi ; dîners en public dimanche et jeudi, et peut-être grand couvert dimanche. Tout cela, mon cœur, ne me déplaît point ; vous savez que je suis aisée à m’accommoder de tout…

« Dis à ton mari, de ma part, de se tranquilliser ; que l’on ne pouvait pas prendre un meilleur parti que de venir habiter Paris ; que nous y serons mieux que partout ailleurs. Ce n’est pas parce que ma lettre sera lue que je te parle ainsi ; non, mon cœur, c’est que je le pense de bien bonne foi. Rappelle à ton mari qu’il me dit au mois de juillet que j’étais à peu près la seule qui vît juste dans ce moment. Rappelle-le-lui, pour qu’il prenne confiance en ce que je te mande, qui est ma véritable manière de voir. Adieu, mon cœur… »

Je ne sais trop si, en effet, dans les premiers jours de cette installation à Paris, la famille royale ne crut pas avoir été amenée par force à prendre le meilleur parti et si la reine elle-même ne se flatta point de pouvoir agir de près sur les esprits ; mais on dut vite s’apercevoir que la situation était et restait affreuse. On était mis directement en contact avec la mer montante et avec les flots, et on ne pouvait ni céder toujours sans se perdre, ni résister le moins du monde sans émouvoir et irriter l’élément mobile. On n’allait pas sans doute à sa perte d’un train égal et continu : il y avait des instants de calme et de bonace, des temps de répit assez longs ; mais, à chaque crise, on restait à la merci du mouvement fatal. M. de La Fayette, en ces années, était le véritable maître de Paris, et sa probité roide, son étroitesse de vue et de ligne ne permettaient de rien concerter avec lui. Il y avait, sans doute, des têtes dans l’Assemblée, une entre autres, qui sentaient où l’on allait et que la monarchie, déjà désemparée, était près de s’abîmer si l’on n’y mettait au plus tôt bon ordre. Mais comment discerner ces têtes capables et d’une arrière-pensée bienveillante, comment avoir l’idée de les rapprocher de soi, quand elles apparaissaient chargées de toutes les souillures, presque de tous les crimes, et quand on était soi-même avec un triple bandeau de préventions sur les yeux ? M. de Mercy-Argenteau eût été sans doute un bon conseiller pour la reine ; mais cette qualité d’ambassadeur de l’empereur son frère le rendait suspect, et sa présence seule était un inconvénient. Le soupçon veillait de toutes parts. La reine, dans ce cercle resserré qu’elle parcourt d’un coup d’œil juste, se rend compte désormais de tous les périls : du premier jour elle s’est mise à la raison par nécessité ; c’en est fait de toutes ses vivacités passées : « Le seul moyen, pense-t-elle, de nous tirer d’ici est la patience, le temps, et une grande confiance qu’il faut leur inspirer. » Elle se fait d’ailleurs bien peu d’illusions ; après les premiers mois écoulés, elle ne voit qu’accroissement de dangers autour d’elle et sombres présages pour l’avenir ; de faibles et rares retours de l’opinion, des fluctuations d’une heure en sens favorable ne l’abusent point ; le courant général est trop fort ; les violents et les ardents entraînent les faibles. « On aurait pu, dit-elle, espérer d’abord que le temps ramènerait les esprits, mais je ne rencontre que de bonnes intentions et pas un courage. » (10 mars 1790.)

III.

Ce fut vers ce moment que l’idée de recourir à Mirabeau germa dans les têtes royales, soit qu’elle y vînt d’elle-même, soit qu’elle eût été suggérée. Une lettre de la reine au baron de Flachslanden, publiée par M. Feuillet de Conches, si la date qu’il lui assigne est exacte (22 avril 1790), ne cadre point parfaitement avec les indications, d’ailleurs si précises, données par le comte de La Marck, et qu’il faut chercher dans la publication de M. de Bacourt. Il y a d’un côté ou de l’autre un mois d’erreur. Cela s’explique très bien par une inadvertance, par un lapsus de plume ou de mémoire. Quoi qu’il en soit, la reine, en abordant l’idée d’une relation directe avec Mirabeau, n’avait pas encore surmonté sa prévention violente. Le 26 février 1790, elle écrivait à son frère l’empereur Joseph, déjà mort depuis quelques jours sans qu’elle le sût :

« Mon cher frère, la situation des choses, je le reconnais avec vous, est très mauvaise, et votre dernière lettre apprécie très juste les dangers que nous courons ; vous craignez que je ne me fasse encore trop d’illusions : j’en ai bien peu. On est à côté de moi très résigné à accepter une part très modeste ; pour mon compte je ne ferais pas si bon marché du pouvoir du trône ; plus on accorde aux factions, plus elles se montrent exigeantes ; nous en avons la preuve chaque jour. Je me suis beaucoup entretenue à ce sujet avec le comte de M. (Mercy), et il partage entièrement ma manière de voir. L’Assemblée est le foyer du mal ; elle tend à s’emparer de tous les pouvoirs et à annihiler complètement le roi : il m’avait semblé qu’on aurait dû essayer de composer avec les meneurs et de les gagner. Le premier et le plus dangereux de tous est Mirabeau dont je vous ai déjà parlé ; mais son immoralité inspire une telle horreur, et on a fait un tel portrait de lui aux journées des 5 et 6 octobre dont il a été le l’auteur et le meneur, qu’on ne saurait se déterminer à avoir de près ni de loin aucun rapprochement avec cet homme67… »

C’était faux. Mirabeau n’était pour rien dans ces journées. M. de La Marck, qui ne le quitta point pendant toute la journée du 5, l’atteste. Quand Mirabeau sut que la reine avait eu de lui cette pensée, il changea de visage. « Il en devint jaune, vert, hideux. L’horreur qu’il éprouvait était frappante. » Cette calomnie des journées d’octobre c’était son affaire du Collier, à lui.

La même prévention obstinée que la reine avait contre Mirabeau, elle l’eut aussi contre Barnave, et elle la manifesta vivement quand M. de Laborde, son banquier, lui dit un jour qu’il était bien disposé pour elle et pour le roi. Elle recommença la même erreur. Elle s’aperçut ensuite qu’elle s’était trop prévenue et que Barnave revenait à eux. C’est ainsi que l’horloge des Tuileries retardait toujours : le cadran de l’Hôtel de Ville avançait.

L’entrevue avec Mirabeau eut lieu à Saint-Cloud le 3 juillet 1790, dans l’appartement de la reine. On a le compte rendu de la reine à son frère l’empereur Léopold, dans une lettre du 7 :

« Mon cher frère, M. de Mercy vous a sans doute fait connaître après combien d’incertitudes nous nous sommes déterminés à faire parler à Mirabeau. J’avais cherché un moyen qui m’a longtemps échappé ; il me fallait une personne sûre et bien posée68, qu’il ne pût pas déjouer… Enfin, la personne la plus propre à une pareille négociation, le comte de La Marck, s’est rencontré sous ma main et je l’ai employé sur-le-champ. Il paraît qu’il était avec Mirabeau pendant la plus grande partie des funestes journées d’octobre de l’année dernière : il m’a affirmé que Mirabeau, loin d’y avoir pris aucune part, s’était montré dans cette circonstance exaspéré contre. J’avais besoin de cette assurance pour me décider ; le frisson me restait encore malgré cette affirmation, qui cependant devait être une certitude, vu le caractère de celui qui parlait. Mirabeau a été mis d’abord en rapport avec le comte de Mercy, qui m’a dit en avoir été complètement satisfait, et a même ajouté que depuis longtemps Mirabeau, dégoûté de la marche des affaires, se sentait en disposition de s’entendre avec la Cour et s’attendait à des ouvertures de ce genre ; qu’on pouvait voir d’ailleurs, par ses travaux dans l’Assemblée, qu’au fond il avait toujours été l’homme des principes monarchiques. L’accord a été bientôt conclu. Mirabeau a fait remettre au roi des mémoires d’un très bon esprit… Après la lecture de plusieurs mémoires de Mirabeau, un surtout très fort, on a trouvé qu’il serait à propos qu’il me vît pour prendre des instructions générales. J’avoue que le frisson d’horreur me reprit plus que jamais à cette idée ; mais comme, en le voyant, on pouvait résumer en une demi-heure beaucoup d’idées dont il faudrait rechercher le détail en cent lettres éparses, et qu’on pouvait s’entendre et se concerter sur toute chose une bonne fois pour toutes, j’ai consenti à une entrevue secrète, j’ai donc vu le monstre ces jours derniers avec une émotion à être malade, mais que son langage a bien vite contre-balancée sur le moment. C’était à Saint-Cloud, il y a quatre jours ; le roi était auprès de moi et a été fort content de Mirabeau, qui lui a paru de la meilleure foi et tout à fait dévoué ; on croit tout sauvé. La première condition du plan de Mirabeau est notre éloignement avec toute la famille hors de Paris, non pas à l’étranger, mais en France… »

Si la reine avait été charmée de Mirabeau, celui-ci, comme nous l’apprend de son côté M. de La Marck, sortit de l’entrevue plein de flamme et d’enthousiasme, « La dignité de la reine, la grâce répandue sur toute sa personne, son affabilité lorsque avec un attendrissement mêlé de remords il s’était accusé lui-même d’avoir été une des principales causes de ses peines, tout en elle l’avait charmé au-delà de toute expression. » Quand on la voit plus tard produire exactement le même effet sur Barnave, il faut reconnaître qu’elle avait de près ce don des femmes, le charme, la fascination.

Ce n’est pas le lieu de revenir ici sur le plan de Mirabeau : il ne fut suivi qu’incomplètement et d’après la méthode éclectique de Louis XVI ; on y substitua en partie celui de M. de Breteuil. Mirabeau voulait que le roi sortît de Paris en roi, en plein jour, non déguisé ni, certes, en domestique, sans rien de ce qui avilit aux yeux d’une nation ; il voulait aussi l’appui d’un général, de M. de Bouillé ; la guerre civile peut-être, non la guerre étrangère… La reine, cependant, commençait à reconnaître qu’il y aurait eu avantage et peut-être salut à suivre plus tôt cette voie de conciliation et d’intelligence avec quelques-uns des hommes influents de l’Assemblée. « Je crains de m’être bien trompée, disait-elle, sur la route qu’il aurait fallu suivre. »

Que de variations, que de vicissitudes durant cette année (avril 1790-avril 1791) jusqu’à l’heure de la mort de Mirabeau ! Il est fort douteux, malgré tout, que le plan de celui-ci eût jamais pu réussir. Mirabeau, avec tout son génie et avec les vues de haut bon sens qui y entraient, avait des écarts d’imagination, des bouffées subites, et il était sujet à illusion, à optimisme ; il n’avait pas la géométrie de l’exécution. Et, de plus, on n’avait pas absolument confiance en lui ; on l’écoutait, et on en écoutait d’autres. Il y avait des jours où, sentant le besoin de maintenir, de raviver sa popularité en souffrance, et cédant sans doute aussi à son tempérament d’orateur révolutionnaire, il reprenait sa voix tonnante dans l’Assemblée, et alors on se croyait trahi comme par un transfuge, on était furieux contre lui aux Tuileries. Louis XVI qui, dans son apathie de nature, n’était peut-être pas fâché d’échapper à ce puissant conseiller qui le pressait trop d’agir, disait : « Voilà ce que c’est que d’employer des gens peu estimables ! » La reine elle-même, pleine de doutes et d’anxiétés, écrivait le 22 octobre 1790 à son frère Léopold :

« Nous voilà retombés dans le chaos et dans toutes nos défiances. Mirabeau avait fait remettre quelques notes un peu vives, mais raisonnées, sur la nécessité de prévenir les usurpations de l’Assemblée, et de ne pas lui laisser lancer un décret déclarant la compétence à la nomination des ministres. Il avait proposé plusieurs noms, et le roi était disposé à examiner la question quand, à propos de troubles survenus sur une escadre, il a prononcé un discours de violent démagogue, à épouvanter les honnêtes gens. Voilà encore nos espérances toutes renversées de ce côté ; le roi est indigné, et moi désespérée. Il a écrit à un de ses amis (M. de La Marck) en qui j’ai beaucoup de confiance et qui est un galant homme, très dévoué, une lettre explicative que l’on m’apporte à l’instant et qui me semble fort peu de nature à rien expliquer ni excuser. Cet homme est un volcan qui mettrait le feu à un empire ; comptez donc sur lui pour éteindre l’incendie qui nous dévore ! Il aura fort à faire avant que nous ayons repris en lui confiance… Comment faire goûter ses avis, quand d’un autre côté on donne dans les excès incendiaires ?… La Marck défend Mirabeau et soutient que s’il a parfois des par-delà comme il dit, il est de bonne foi pour la monarchie et fidèle, et qu’il réparera cet écart de son imagination, où son cœur n’est pour rien. Voilà ce que le roi ne voudra pas croire ; je l’ai vu hier fort irrité. La Marck dit qu’il ne doute pas que Mirabeau a cru bien faire en parlant ainsi, pour donner le change à l’Assemblée et trouver plus de crédit dans des circonstances plus graves encore. Ô mon Dieu ! si nous avons commis des fautes, nous les avons bien expiées ! »

IV.

Il faut distinguer, ai-je dit, entre les lettres où la reine se contient un peu et celles où elle peut découvrir le fond de son cœur. Je choisis naturellement celles-ci. L’empereur Léopold, prince sage, prudent, peu disposé à intervenir, très occupé à contenir les émigrés, n’était pas toujours bien au fait des dispositions de sa sœur ; il la croyait quelquefois affaiblie, découragée ; il lui écrit un jour en ce sens et lui donne le conseil de quitter la partie, d’échapper à ce rôle de victime. Elle lui répond en déchargeant son cœur et en le dégorgeant à outrance (27 décembre 1790) :

« Oui, mon cher frère, notre situation est affreuse, je le sens, je le vois, et votre lettre a tout deviné. La nature humaine est bien méchante et monstrueuse ; et cependant cette nation, j’en ai eu des preuves singulières, n’est pas mauvaise au fond. Son défaut est d’être trop mobile. Elle a des élans généreux qui ne se soutiennent pas ; elle se laisse enflammer comme un enfant et mener, et, une fois égarée, on lui ferait commettre tous les crimes, sauf à se repentir avec des larmes de sang. Il est bien temps quand le mal est fait ! Vous me rappelez que j’avais considéré les États-Généraux comme un foyer de trouble et l’espoir des factieux ; ah ! depuis ce temps-là, nous avons fait bien du chemin. Je suis journellement abreuvée d’injures et de menaces. À la mort de mon pauvre cher petit Dauphin69, la nation n’a pas seulement eu l’air de s’en apercevoir. À partir de ce jour-là, le peuple est en délire, et je ne cesse de dévorer des larmes. Quand on a subi les horreurs des 5 et 6 octobre, on peut s’attendre à tout. L’assassinat est à nos portes. Je ne puis paraître à une fenêtre, même avec mes enfants, sans être insultée par une populace ivre, à qui je n’ai jamais fait le moindre mal, bien au contraire, et il se trouve assurément là des malheureux que j’aurai secourus de ma main. Je suis prête à tout événement, et j’entends aujourd’hui de sang-froid demander ma tête. Mes chagrins s’augmentent, mon cher frère, de l’état de votre santé ; je ne saurais vous dire combien j’ai été touchée de la bonne longue lettre que vous m’avez écrite de votre lit de souffrance. Je reconnais bien là votre cœur, et je vous remercie de toutes mes forces ; mais, pardonnez-moi, je vous en conjure, si je continue à me refuser à votre conseil de quitter : songez donc que je ne m’appartiens pas ; mon devoir est de rester où la Providence m’a placée et d’opposer mon corps, s’il le faut, aux couteaux des assassins qui voudraient arriver jusqu’au roi. Je serais indigne du nom de notre mère, qui vous est aussi cher qu’à moi, si le danger me faisait fuir loin du roi et de mes enfants. »

Et un autre jour, aux discours qu’on lui rapporte de Vienne, et qui feraient supposer que son frère la considère comme menée par La Fayette ou tel autre personnage du dedans, elle s’indigne, elle se révolte (20 janvier 1791) :

« Nous sortons tous d’un sang trop noble, écrit-elle à M. de Mercy, pour qu’aucun de nous puisse soupçonner l’autre d’une telle bassesse ; mais il y a des moments où il faut savoir dissimuler, et ma position est telle et si unique que, pour le bien même, il faut que je change mon caractère franc et indépendant. »

Elle chargeait le comte de Mercy de réfuter en bon lieu ces bruits malveillants que semaient les émigrés exaltés et la cabale du comte d’Artois, afin de donner prétexte et carrière à leurs plans aventureux. Elle ajoutait dans tout le feu de son indignation et l’ardeur profonde de son mépris :

« Je ne vous charge pas de faire mon apologie ; vous connaissez depuis longtemps le fond de toute mon âme, et jamais le malheur n’y pourra faire entrer la moindre idée vile ni basse ; mais aussi ce n’est que pour la gloire du roi et de son fils que je veux me livrer en entier, car tout le reste que je vois ici m’est en horreur, et il n’y en a pas un, dans aucun parti, dans aucune classe, qui mérite qu’on fasse la moindre chose pour lui. »

Voilà les accents du cœur, l’âme même qui déborde. Telle était Marie-Antoinette dans les mois qui précédèrent la fuite de Varennes et lorsque le projet de cette évasion était déjà arrêté en idée. Elle n’a pas d’elle-même de plan général de politique, et eût-elle eu la capacité d’en concevoir un, elle n’aurait pas été assez influente auprès du roi pour l’y fixer. On ne fixait pas Louis XVI, on ne le tenait pas. Le comte de Provence (Louis XVIII) disait du caractère de son frère : « Figurez-vous des boules d’ivoire huilées, que vous vous efforceriez de retenir ensemble. » Marie-Antoinette pouvait donner un moment d’impulsion, mais cela ne durait pas. Il fallut sans doute, pour déterminer Louis XVI à cette fuite même de Varennes, les événements des 17 et 4 8 avril 1791, c’est-à-dire l’obstacle que mit la populace à ce qu’il partît pour Saint-Cloud, où il voulait aller passer la semaine sainte et faire ses Pâques en catimini par le ministère de prêtres non constitutionnels. Ce scrupule de conscience atteint et blessé en lui le détermina à exécuter enfin cette fuite toujours retardée. La reine, dans ces longs mois de captivité aux Tuileries, s’était mise avec courage à tout ce qu’exigeait sa position nouvelle. Elle écoutait les donneurs d’avis, lisait des mémoires, des notes, en copiait de sa main, étudiait même, comme nous dirions, de certaines questions, même de finances. Elle avait l’esprit juste, elle comprenait ; mais la suite et l’ensemble n’étaient guère son fait. Ce qui la caractérise à jamais durant ce long supplice qui date du 6 octobre, c’était le motif qui l’inspirait, la source élevée de ses sentiments, la conscience de ce qu’elle était et de ce que la nature l’avait faite, le dévouement à ses devoirs de royale épouse et de mère, un courage de chaque heure, une constance qui ne se démentit en public à aucun moment, non plus que son air de dignité et de grâce. C’est ce diadème doublé d’épines que, dans tout portrait fidèle, il faut lui voir nuit et jour attaché au front.

Il y aurait, comme accompagnement et contraste, à citer la correspondance de Madame Élisabeth, qui fait une manière d’aparté perpétuel. Cette sainte et dévote princesse, je l’ai dit, a son franc-parler à elle et exprime son libre avis sur toute chose et sur chacun ; elle n’a pas le sens commun ou moderne, le sens politique : elle pense comme une enragée d’émigrée, mais elle est soumise comme une sœur, son abandon à la Providence fait sa joie. Ce qui est certain, c’est qu’elle est gaie dans sa cage et qu’elle chante comme un oiseau du bon Dieu. « La sérénité d’Élisabeth, disait la reine, nous soutient et nous relève tous. » — Madame Élisabeth, telle qu’elle ressort de cette Correspondance aujourd’hui complétée, se révèle comme une sainte des plus originales. Réservons cette noble, innocente et spirituelle figure, pour nous y consacrer un jour.

Nous n’en sommes qu’à la fin du premier volume donné par M. Feuillet de Conches. La suite de ce riche présent historique, dont on ne saurait trop le remercier, la marche même de la publication, nous obligera à revenir plus d’une fois sur les personnages et les événements qui y gagnent en lumière.

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