(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure  »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Journal et Mémoires, de Mathieu Marais, publiés, par M. De Lescure  »

Journal et Mémoires
de Mathieu Marais
publiés
par M. De Lescure 1

L’éditeur ou l’introducteur de ces Mémoires est un jeune écrivain qui s’est fait remarquer depuis quelques années par son zèle, son feu, son talent. Les premiers sujets qu’il a choisis (les Maîtresses du Régent, l’édition des Philippiques de La Grange-Chancel), bien qu’assez scabreux d’apparence et semblant indiquer une prédilection peu sévère, n’ont point été attaqués par lui d’une manière frivole ; il a cherché la vérité historique et même une sorte de moralité, à travers cette veine périlleuse d’érudition qui frise le Pétrone. Dans son livre des Amours de Henri IV, il a poussé plus loin encore cette application de la chronique scandaleuse à l’histoire, et a prétendu l’élever jusqu’à la hauteur d’une méthode. Quoi qu’il en soit de sa théorie, la curiosité de M. de Lescure a voulu suppléer spirituellement au silence d’un grave historien moderne, qui n’avait rien oublié, dans le tableau du règne de Henri IV, que de parler de la belle Gabrielle ; l’omission était piquante2. Lui, M. de Lescure, il a non seulement parlé de Gabrielle, mais il a trouvé de compte fait jusqu’à cinquante-six maîtresses connues à ce roi vaillant, et il nous en offre les portraits ou les médaillons. Don Juan, voyant la liste, dirait que c’est peu. M. Poirson, moins exigeant, doit trouver que c’est assez ; il a désormais son Procope, et l’histoire publique n’a plus qu’à s’accommoder comme elle peut de cette histoire secrète qui la côtoie. De tous les écrits déjà nombreux de M. de Lescure, ceux qui sont le plus à mon gré et dont je louerais le plus volontiers la direction, sont ses articles sur la littérature française pendant l’émigration et sur quelques-uns des écrivains distingués de cette période, Rivarol, Sénac de Meilhan. Il se propose de poursuivre plus avant dans cette voie, et il a recueilli des documents précieux qu’il saura mettre en œuvre. En revanche, l’ouvrage de lui que j’aime le moins est son Panthéon révolutionnaire démoli, un titre à fracas ; je n’en aime ni l’affiche, ni le but, par la raison qu’il faut prendre garde, quand on se met à démolir un édifice, de renverser dans son entrain bien des bustes et des statues dignes de rester debout : le Musée de l’histoire est bien voisin de son Panthéon. Dans ce livre, l’auteur, animé des plus généreux sentiments, a trop confondu les bourreaux et les victimes, quand ces victimes n’étaient pas de son bord ; il a jeté trop de têtes pêle-mêle dans le même panier. On annonce de M. de Lescure une Vie de la princesse de Lamballe, qui fera pendant à sa chaude esquisse de Marie-Antoinette. Dans tous ces écrits, dans le texte, les préfaces, les moindres notes, dans tout ce qui sort de la plume de M. de Lescure, on sent l’âme, le cœur, la sève, un bouillonnement d’esprit et de noble ambition ; l’âge lui en retirera assez, et, loin de le blâmer de ce trop de vivacité et de ferveur, je suis tenté plutôt de lui appliquer le mot de Chateaubriand : « Laissons l’écume blanchir au frein du jeune coursier. »

Aujourd’hui il a rencontré sur son chemin, dans le cours de son ardente recherche en tous sens, le Journal manuscrit de Mathieu Marais, et il nous le donne avec des suites de lettres de ce même avocat curieux et savant.

Mathieu Marais n’était jusqu’ici connu que des littérateurs de profession. Nous allons essayer, après M. de Lescure, de le bien définir et de donner de lui l’idée qui pourra le rendre jusqu’à un certain point reconnaissable à ceux même qui le liront peu, mais qui aiment assez les Lettres pour vouloir qu’un nom cité à la rencontre leur représente quelque chose.

 

I.

Né en octobre 1665, à Paris, sur la paroisse Saint-Eustache, rue du Bouloi, mort à l’âge de soixante-douze ans, en juin 1737, même paroisse, même rue et peut-être même logis, Mathieu Marais est une de ces figures secondaires, mais non vulgaires et nullement effacées, qui peuvent servir à personnifier une génération et toute une classe d’esprits. C’est un esprit français, bourgeois, de bon aloi et de bonne trempe. Reçu avocat en novembre 1688, il prit sa profession très au sérieux, ne visa pas à être seulement un avocat élégant et beau plaideur comme Patru, mais voulut être et fut, en effet, un jurisconsulte appliqué, savant, un praticien habile et des plus consultés. Avec cela il aima vivement les Lettres et les alla prendre à leur source ; il aima et cultiva plusieurs des grands hommes de son temps en ce genre, Despréaux, Bayle, le président Bouhier, se fit estimer d’eux, leur fut des plus utiles comme auditeur plein de justesse et de savoir, comme informateur aussi et correspondant excellent ; il est si bien entré dans les intérêts de leur gloire et dans l’intelligence de leur esprit, qu’il est impossible de parler d’eux au complet, sans parler un peu de lui.

Et pour commencer par Boileau, il est un de ceux qui virent le plus assidûment l’illustre poète dans sa vieillesse. « Il y a plaisir » disait-il, « à entendre cet homme-là, c’est la raison incarnée. » L’honnête homme en Boileau ne l’attirait pas moins que l’esprit judicieux et le critique : « C’est un homme » ajoutait-il, « d’une innocence des premiers temps et d’une droiture de cœur admirable, doux et facile, et qu’un enfant tromperait. On ne croirait jamais que c’est là ce grand satirique. Le portrait qu’il a fait de lui-même dans l’Épître à ses Vers ne peut être plus ressemblant. » Marais écrivait chaque fois, en le quittant, la substance des entretiens qu’il venait d’avoir avec lui, les jugements, les pensées qu’il avait recueillis de sa bouche : ce serait, si l’on avait le tout, la matière d’un Bolæana bien supérieur à celui de Monchesnay. Boileau, vieux, discourait volontiers à tout propos, un peu abruptement, et parlait seul à la façon d’un Royer-Collard ; mais les sujets étaient circonscrits ; il se renfermait dans la poésie et les Lettres pures.

« L’Horace de M. Dacier, disait-il un jour, est, de ses livres, celui qui s’est le mieux vendu. Je peux dire que c’est moi qui ai fait connaître les Satires d’Horace. On ne parlait que de ses Odes ; dans les collèges, on ne lisait presque que cela. Je m’appliquai à lire ses Sermons ; j’y trouvai mille beautés, et je m’appliquai à écrire dans ce genre. Tout le monde voulut revoir son Horace. Et voilà ce qui a tant fait vendre le livre de M. Dacier… »

Ce culte d’Horace s’est conservé intact et ininterrompu jusqu’à nos jours, et je me rappelle qu’un soir que nous étions chez feu le chancelier Pasquier, dans le temps où M. Patin publia son Horace, M. Zangiacomi, de la Cour de cassation, dit en entrant au nouveau traducteur : « Sur quinze que nous sommes dans notre Chambre, ce matin nous nous sommes trouvés onze qui avions acheté votre Horace pour le relire. » Cela vient originairement de Boileau, qui a remis en vogue les Satires et Épîtres. Et voilà pourquoi l’Horace de M. Patin s’est vendu comme celui de M. Dacier.

Boileau disait de la comédie, de celle du déclin de Louis XIV, et en oubliant trop Regnard assurément et peut-être Dancourt et Dufresny :

« Depuis Molière, il n’y a point eu de bonnes pièces sur le Théâtre-Français. Ce sont des pauvretés qui font pitié. On m’a envoyé le théâtre italien ; j’y ai trouvé de fort bonnes choses et de véritables plaisanteries. Il y a du sel partout… Je plains ces pauvres Italiens (on venait de les supprimer) ; il valait mieux chasser les Français. »

Sur la Comédie en général, il disait très sagement et avec une vérité incontestable :

« J’écrirai quelque jour pour la défense de la Comédie. Je leur montrerai bien qu’il faut nécessairement avoir des spectacles dans un État pour purger les passions. Cette purgation dont parle Aristote n’est point une chimère. Tel homme qui a été trois heures attentif à la Comédie aurait peut-être, en rêvant ou demeurant seul, conçu quelque mauvais dessein ou de se tuer ou de tuer son voisin. La nature veut qu’il y ait des spectacles, et la religion n’est qu’une perfection de la loi naturelle. Il faut connaître l’homme pour bien traiter cette matière-là. »

Que l’on rapproche cette parole de Boileau, qui est la sagesse même, de la réponse que fit le duc de Bourgogne aux Comédiens qui venaient lui demander sa protection et la continuation des bontés qu’avait eues pour eux feu Monseigneur son père : « Pour ma protection, non ; mais, comme votre métier est devenu en quelque sorte nécessaire en France, consentez à y a être tolérés. » Après quoi il leur tourna le dos, et, moyennant cette tolérance de mépris, les théâtres furent rouverts. Bien étroite et bien triste manière pour un prince de comprendre l’humanité et la société! Des deux, c’est Boileau qui pensait sur cet article en homme d’État.

Toujours Mathieu Marais maintiendra la mémoire de Despréaux et s’y montrera fidèle, même alors que le goût public aura le plus changé et que l’esprit des Fontenelle et des La Motte prévaudra. À propos du clinquant qu’il avait reproché au Tasse, Boileau avait été blâmé par un traducteur du Tasse et déclaré plus poète que critique : contrairement à ces sentences du nouveau siècle, Marais tient ferme et reste dans les termes de sa première admiration : « Je dis que Despréaux était grand critique, qu’il l’a montré par ses Satires qui sont des critiques en vers, et que son Art poétique est un des plus beaux ouvrages de critique que nous ayons, aussi bien que ses Réflexions sur Longin. » Le président Bouhier, dans une dissertation savante, avait parlé un peu légèrement de Despréaux et de Bayle, les deux cultes de Marais ; celui-ci, après avoir lu la pièce manuscrite que lui avait communiquée l’auteur, le supplie (et il y revient avec instance) de modifier ce qu’il a dit d’eux et d’adoucir un peu ses expressions ; et il en donne, en définitive, une touchante et haute raison, tirée de Cicéron même, cette source de toute belle pensée et de toute littérature : « Multum parcendum est caritati hominum, ne offendas eos qui diliguntur. Il faut avoir grandement égard à la tendresse humaine et ne point s’attaquer à ceux qui se sont fait beaucoup aimer3. »

 

Belle pensée dont j’ai eu plus d’une fois l’occasion de reconnaître et de vérifier la justesse. Il est tel homme de lettres des plus célèbres en ce temps-ci, tel éloquent écrivain et historien qui bien souvent pourtant a heurté mon goût, froissé mes habitudes, et que j’ai été tenté mainte fois de reprendre assez vivement. Mais, d’autre part, j’ai un jeune ami des plus distingués à qui, dans un mouvement d’explosion sincère, il est arrivé de dire devant moi, à propos de ce même historien : « Le jour où M*** disparaîtrait, je sentirais une fibre se briser dans mon cœur. » J’ai compris dès lors que, pour être ainsi aimé et chéri, pour exciter en des âmes d’élite de tels tressaillements, il fallait que cet homme aux brillants défauts, à la parole pénétrante, eût quelque chose d’à part et de profond qui m’échappait, je ne sais quel don d’attrait et d’émotion qui a ou qui a eu sa vertu, et depuis ce jour je me suis mis à le respecter et à respecter en lui ceux qui le sentent si tendrement et qui l’aiment.

Je ne m’écarte pas trop de Marais en parlant de la sorte, et je ne lui prête pas plus qu’il ne convient en marquant chez lui le côté affectueux. Ce n’était point du tout une nature sèche d’annotateur et de commentateur, on l’a déjà pu voir ; il avait l’âme ouverte en même temps que l’esprit ; ses préférences n’étaient point exclusives ; il a écrit sur La Fontaine ; il a dit de Fénelon avec qui il paraît avoir eu quelque liaison assez particulière : « J’attends ce que l’archevêque de Cambray me promet. Il faut connaître tous les grands hommes, et celui-ci a le cœur si étendu et l’âme si tendre que par les sentiments il est au-dessus des lumières de l’esprit. — Adieu, madame, il fait toujours bon connaître ceux qui nous apprennent à aimer. » C’est dans une lettre à une amie qu’il a glissé cette pensée.

L’admiration de Marais pour Boileau est absolue d’ailleurs, et n’excepte pas les derniers fruits de sa veine et les œuvres de sa vieillesse, pas même la triste Satire de l’Équivoque, si critiquée à sa naissance et si tombée depuis, conception étroite et bizarre, où toute l’histoire de l’humanité est renfermée dans celle de la casuistique ; l’amitié, en ceci, abuse Marais et lui fait d’étranges illusions :

« J’ai vu l’Équivoque manuscrite, écrit-il à une amie (mars 1711) ; c’est un chef-d’œuvre non seulement de la poésie, mais de l’esprit humain. Je l’ai lue avec transport, et je n’ai jamais si bien lu. Imaginez-vous une tradition, suivie depuis le commencement du monde jusqu’à présent, des maux que la fausseté peut avoir faits. On la prend dès le Paradis terrestre dans la bouche du tentateur : de là elle passe sous le titre de serpent dans l’arche ; elle fait le paganisme, l’idolâtrie, les oracles et leurs réponses normandes, la superstition, etc. Dieu envoie son Fils pour ramener la vérité dans le monde ; ses apôtres la prêchent ; mais elle est bientôt altérée par les équivoques d’un mot, d’une syllabe, d’une lettre : de là l’Arianisme et tant d’autres hérésies… »

Marais était un homme de sens et, qui plus est, de goût. Mais ces imaginations trop confinées au seuil domestique, rétrécies d’horizon, qui n’avaient quasi rien vu qu’à travers les vitres d’une étude et en sortant des dossiers, prenaient aisément le change sur les couleurs, sur les tableaux, sur la matière et l’exécution de la poésie. L’art n’était pas leur fait. Ce qui est triste pour nous et ingrat, ce qui est terne et gris, leur paraissait relativement gai, riche, fin et incomparable. On peut dire que la lumière habituelle répandue dans l’atmosphère de chaque siècle n’est pas la même, et en chaque siècle elle varie ou variait selon les lieux et les conditions. Aujourd’hui, il y a plus d’égalité, plus de lumière dans l’air et une lumière plus universelle. Les rues sont moins étroites. Chacun a pu voir l’Italie ; chacun peut lire Goethe, Shakespeare et Byron. On court risque, je le sais, de s’engouer dans un autre sens ; mais, somme toute, on compare, on voit plus de choses, on voit mieux. Le champ visuel du goût, si j’ose ainsi parler, s’est agrandi.

On apprend, par cette même lettre de Marais, que les tracas et les contrariétés qui affectèrent Boileau au sujet de cette dernière Satire, dont le Père Tellier empêcha la publication, hâtèrent probablement sa fin :

« Je vous avoue, madame, qu’un si grand homme fait bien regretter sa perte, et que le dernier chagrin qu’il a eu, qui a été comme un assassinat, indigne bien les honnêtes gens. »

La Satire de l’Équivoque, chère à l’auteur pour plusieurs raisons et parce qu’elle était son dernier-né, ne put être imprimée qu’après sa mort. Neuf exemplaires l’avaient été du vivant de Despréaux, et distribués à des amis seulement.

Marais, à le bien lire, nous apprend ainsi quantité de détails curieux sur nos grands auteurs ses contemporains ; il donne la clef de particularités, déjà obscures. Il y a un petit mot de Boileau jeté en passant, qu’il m’a expliqué sans y songer. Dans son Épître à M. de Lamoignon sur les plaisirs de la campagne, Boileau commence par dire qu’il habite en ce moment un petit village ou plutôt un hameau, et il met en note : « Hautile, petite seigneurie près de La Roche-Guyon, appartenante à mon neveu l’illustre M. Dongois. » Dongois, neveu de Boileau, était greffier en chef du Parlement. Pourquoi cette épithète d’illustre ? Est-elle ironique et dite par manière de plaisanterie ? est-elle sérieuse ? D’Alembert et Daunou se le demandent. Pour moi, je la crois sérieuse, et je n’en veux d’autre preuve que le petit article suivant que je lis dans le Journal de Mathieu Marais, du mois de juillet 1717 :

« M. Dongois, greffier en chef du Parlement, est mort âgé de quatre-vingt-trois ans. Il a été enterré dans la basse Sainte-Chapelle. Dans le billet d’enterrement, il y a protonotaire et greffier en chef. Tout le Parlement y a été en corps, M. le premier président à la tête, et tous les présidents à mortier. Il laisse deux millions de biens à sa fille unique, mariée au président Gilbert… »

Il me semble que l’épithète d’illustre, appliquée à Dongois, commence à s’expliquer ; il y a greffier et greffier. Celui-ci, millionnaire, était bien une manière de seigneur, et Boileau avait de quoi être fier d’un tel neveu.

Revenons au sérieux véritable. Marais, lié de correspondance avec Bayle et porté vers lui par tous les sentiments d’estime et d’admiration, n’eut rien de plus à cœur que de le mettre en de bons rapports à distance avec Despréaux et d’obtenir du grand Aristarque quelque jugement favorable. Il y parvint et se hâta d’en informer le célèbre réfugié (mai 1698) :

« M. Despréaux me pria de lui prêter votre livre (le Dictionnaire historique), et après en avoir lu une partie, il m’en parla avec une admiration qu’il n’accorde que très rarement, et il a toujours dit que vous étiez marqué au bon coin, et de cette marque il n’en connaît peut-être pas une douzaine dans le monde. La vivacité de vos expressions, l’étendue de vos connaissances, jointe à une netteté qu’il dit n’avoir jamais vue ailleurs, le charmèrent. Il en revenait toujours au bon coin, qui est le mot du guet entre les savants de la haute volée. »

Bayle, flatté comme il devait l’être d’un tel suffrage auquel il ne s’était peut-être pas attendu, répondait en louant à son tour, mais avec bien de la finesse et avec une modestie qui, sous son air provincial et un peu exotique, cachait bien de l’urbanité ; sa lettre est la première de celles qu’on a de lui, adressées à Mathieu Marais (2 octobre 1698) :

« Je me borne à répondre aujourd’hui, monsieur, à quelques-uns des endroits de votre lettre. Je commence par celui où vous m’apprenez que mon Dictionnaire n’a point déplu à M. Despréaux. C’est un bien si grand, c’est une gloire si relevée, que je n’avais garde de l’espérer. Il y a longtemps que j’applique à ce grand homme un éloge plus étendu que celui que Phèdre donne à Ésope : Naris emun-ctæ 4, natura nunquam verba cui potuit dare (homme au nez fin, à qui la nature n’a jamais pu donner le change). Il me semble aussi que l’industrie la plus artificieuse des auteurs ne le peut tromper. À plus forte raison ai-je dû voir que je ne surprendrai pas son suffrage en compilant bonnement, à l’allemande, et sans me gêner beaucoup sur le choix, une grande quantité de choses. Mon Dictionnaire me paraît, à son égard, un vrai voyage de caravane où l’on fait vingt ou trente lieues sans trouver un arbre fruitier ou une fontaine ; mais moins j’avais espéré l’avantage que vous m’annoncez, plus j’y ai été sensible. »

II.

  Entre Bayle et Boileau, Mathieu Marais a donc eu l’honneur d’être le lien. Il ne choisissait pas mal ses points d’attache. Auquel des deux tenait-il le plus ? Ce serait une question vaine. Chacun des deux pèse d’un poids égal pour lui dans les plateaux de sa balance. Mais c’est Bayle surtout, c’est son admiration, sa prédilection pour ce libre et vaste esprit qui constitue, à proprement parler, l’originalité de Mathieu Marais à nos yeux, et qui lui fait son rôle dans l’histoire littéraire. Il est plus rare à lui d’avoir si fort admiré Bayle que d’avoir admiré Boileau. Cinquante ans plus tard, il y en a qui vivront surtout par leur admiration pour Voltaire et parce qu’ils auront été ses premiers disciples, ses premiers lieutenants. Eh bien ! Marais, à sa date, est quelque chose comme cela pour Bayle ; il est bayliste (le mot est de lui ou il l’accepte), comme d’autres seront bientôt voltairiens. Sans Mathieu Marais, Bayle n’est pas complet ; c’est l’Élisée d’Élie. C’est le d’Argental (et mieux) de ce Voltaire.

Du vivant de Bayle, Marais était pour lui un correspondant, un chargé d’affaires à Paris, un auxiliaire. Il le tenait au courant des nouveautés, des bruits de tout genre. Quand des lettres de Catinat couraient en Hollande et que Bayle voulait savoir si les Parisiens les tenaient pour authentiques, c’était à Marais qu’il s’adressait. Quand il voulait savoir le vrai, non ce qui s’affiche et se répète, mais le fin mot sur les illustres du temps, il ne s’en rapportait qu’à lui :

« Que j’admire, lui écrivait-il (2 octobre 1698), l’abondance des faits curieux que vous me communiquez touchant M. Arnauld, Rabelais, Santeul, La Bruyère, etc. ! Cela me fait juger, monsieur, qu’un Dictionnaire historique et critique que vous voudriez faire serait l’ouvrage le plus curieux qui se pût voir. Vous connaissez amplement mille particularités, mille personnalités, qui sont inconnues à la plupart des auteurs, et vous pourriez leur donner la meilleure forme du monde. Il est vrai que, pour bien faire, votre imprimeur devrait être en ce pays-ci : il faudrait avoir deux corps, l’un à Paris pour y ramasser ces matériaux, et l’autre en Hollande pour y faire imprimer l’ouvrage que l’on en composerait… »

J’ai eu souvent, je l’avoue, une idée analogue. À mon retour de la Suisse française où j’avais gardé des amis, vers 1840, je concevais un parfait journal littéraire dont il y aurait eu un rédacteur double, l’un à Paris pour tout savoir, l’autre à Lausanne ou à Neuchâtel pour tout dire, — j’entends tout ce qui se peut dire honnêtement et avec convenance. Mais ces convenances varient et s’élargissent vite en raison même des distances. On peut, avec probité et sans manquer à rien de ce qu’on doit, bien voir à Paris sur les auteurs et sur les livres nouveaux ce qu’on ne peut imprimer à Paris même à bout portant, et ce qui, à quinze jours de là, s’imprimera sans inconvénient, sans inconvenance, dans la Suisse française. Je l’ai éprouvé durant les années dont je parle (1843-1845). J’avais en ces pays un ami, un de ceux de qui l’on peut dire qu’ils sont unanimes avec nous, un autre moi-même, M. Juste Olivier, et nous nous sommes donné le plaisir de dire pendant deux ou trois ans des choses justes et vraies sur le courant des productions et des faits littéraires. On le peut, on le pouvait alors sans être troublé, ni même soupçonné et reconnu. J’excepte la politique, mais, pour la littérature, Paris ne s’inquiète que de ce qui s’imprime à Paris.

Bayle, qui profita si bien des avantages de l’éloignement et de la liberté qu’on a à l’étranger, sentait aussi les inconvénients qui sont tous dans le manque de précision et d’information sûre. Marais y suppléait avec sagacité et zèle. Que de soins et de bonheur, en effet, il faut au critique même le plus attentif pour ne pas être dupe quelquefois des livres et des imprimés ! Je prends un exemple que Marais tout justement me fournit. Vous vous occupez, je suppose, de Mme de Maintenon, vous cherchez les témoignages pour ou contre cette vertu tant controversée ; vous ouvrez le recueil des pensées et dires de Sorbière, le Sorberiana, à l’article Scarron ; vous y trouvez ce charmant éloge de Mme de Maintenon jeune et sous sa première forme d’épouse vierge et immaculée d’un mari impotent :

« L’histoire du mariage de M. Scarron ne serait pas le plus sombre endroit de sa vie. Cette belle personne de l’âge de seize ans, qu’il se choisit pour se récréer la vue et pour s’entretenir avec elle lorsqu’il demeurerait seul, plutôt que pour aucun usage auquel il la pût appliquer, en ferait le principal ornement. L’indisposition de son mari, mais surtout la beauté, la jeunesse et l’esprit galant de cette dame n’ont fait aucun tort à sa vertu, et quoique les personnes qui soupiraient pour elle fussent des plus riches du royaume et de la plus haute qualité, elle a mérité l’estime générale de tout le monde par la sagesse de sa conduite ; et on lui doit même cette justice de dire qu’elle s’est piquée d’une belle amitié conjugale sans en pratiquer les principales actions. »

Certes, c’est là un témoignage qui compte de la part d’un contemporain, d’un homme qui ne passe pas pour trop scrupuleux et qui s’exprime en général assez librement. Mais gare ! Sorbière avait parlé d’elle tout autrement en effet ; c’est Pellisson, à qui le livre était dédié, qui, s’apercevant qu’à l’article Scarron il y avait des choses qui n’auraient pas fait plaisir à la dame, alors régnante, se conduisit en vrai courtisan, fit réformer toute l’édition, qui était déjà tirée, et mettre un carton où se trouvent aujourd’hui les belles louanges qui passent sur le compte de Sorbière. Il y a, dans tous les temps, de ces dessous de cartes de livres et d’auteurs. Que de fois, avec nos modernes aussi, vous croyez lire du Sorbière, et vous avez du Pellisson, ou un peu moins que cela !

La liaison de Marais avec Bayle, sans qu’ils se soient jamais vus, alla jusqu’à la piété et la tendresse. À la mort du célèbre critique et à son intention, il se lia fort avec une bonne et docte dame, Mme de Mérigniac, qui avait le même culte, et les lettres qu’il lui adresse (1707-1712) sont des plus intéressantes pour les curieux et pour ceux qui aiment à entrer dans la familiarité des génies. C’est bien là qu’on voit qu’en dépit de tous les raisonnements sur la propriété littéraire, les vrais et légitimes héritiers d’un grand homme sont ceux qui le comprennent le mieux et qui l’aiment. Bayle, célibataire et sans enfants, n’avait laissé après lui qu’un neveu qui ne lui ressemblait en rien, libertin, dévot et même affilié aux Jésuites : si, par hasard, ce neveu avait eu aussi bien liaison avec des Jansénistes, c’en était fait du Bayle posthume, tous les papiers étaient perdus. Les Jésuites furent plus coulants et laissèrent faire. Mais ce M. Bruguière (c’était son nom) est bien négligent, bien lent, bien froid pour la mémoire de son oncle ; il a des éclipsés et des absences qu’il passe on ne sait où, en retraite ou ailleurs ; le congréganiste revient de là en assez piteux état, les yeux malades, et comme un homme « qui n’a pas gagné ce mal d’œil à lire les ouvrages de son oncle. » Il faut lui arracher les papiers un à un et le stimuler sans cesse. Tout ce trésor à grand-peine obtenu de lui, on l’envoie à imprimer en Angleterre à Des Maizeaux, ce biographe et cet éditeur si connu ; mais, de près, c’est peu de chose que Des Maizeaux, « un petit esprit occupé de fadaises, et un auteur pauvre qui court après le libraire pour gagner. » Quand on lui parle Bayle, il répond Saint-Évremond. Il sasse et ressasse ce dernier auteur et n’en sort pas. On ne tire de lui rien de précis ; il ajourne, il est malade, il ne sait quand il travaillera ; « enfin, c’est un sot homme. » On voit par les lettres de Marais et du président Bouhier en quelle médiocre estime le tenaient ces vrais savants : lui, il n’était qu’un courtier de savants. A l’occasion d’une édition de Boileau qu’il préparait (1727) :

« Des Maizeaux fera pis que des vignettes, écrit Marais ; il fera des Notes de sa façon, qui sont toujours basses et plates, et nous donnera un Despréaux aussi beau que sa Vie 5 ; je sais qu’il s’est adressé à M. de Valincour qui, sur son nom seul, a refusé tout éclaircissement, et moi de même. »

Et voilà pourtant l’homme qui est chargé d’introduire dans le monde savant les Lettres de Bayle et d’écrire sa Vie ; on est encore trop heureux de l’avoir, faute de mieux. « Que ne suis-je à sa place ! » s’écriait Marais ; « je vous assure, madame (il parle à Mme de Mérigniac), qu’il n’y manquerait rien. » Et mêlant un cri de l’âme ces choses de l’esprit, il disait encore : « Que l’on est heureux, madame, d’avoir des amis officieux et qui trouvent dans leurs cœurs des ressources contre la tyrannie de la mort et ses oublis éternels ! » Ce sont ces nobles sentiments, autant que la solidité de son esprit, qui élèvent Mathieu Marais au-dessus des disciples ordinaires des grands hommes.

N’allez donc point le confondre le moins du monde avec le peuple des caudataires littéraires et des commentateurs, avec les Brossette et consorts ; s’il est disciple, il l’est selon la moelle et l’esprit. Voyez plutôt ce qu’il dit du savant et pesant Le Duchat, qui a tant travaillé sur la Satyre Ménippée, sur Rabelais et même sur Bayle :

« Il lui manque, dit-il, un certain esprit qui fait entrer dans le sens et le génie d’un auteur, et qui découvre des traits fins et ingénieux. De là, son Commentaire sur Rabelais a plutôt passé pour l’ouvrage d’un grammairien et d’un scholiaste que d’un interprète habile et pénétrant. Il a beau dire qu’il n’avait que ce dessein-là, il en devait prendre un autre. »

Ni Le Duchat, ni Brossette ! En fait d’éditeurs et de commentateurs, Marais n’admet pas plus les lourdauds que les badauds.

Bayle, le grand précurseur de Voltaire, mais un Voltaire à la hollandaise et le moins parisien des écrivains, est devenu assez difficile à sentir et à goûter ; il l’était même du temps de Mathieu Marais. Le fruit chez lui vaut mieux que l’écorce. J’ai vu des gens reprocher au style de Bayle d’être lourd, traînant, et de manquer aussi de politesse ; on le disait dès le temps de La Bruyère. Marais ne convient point de ces défauts. Il avait demandé à La Monnoye un distique latin pour servir d’inscription au portrait du maître ; La Monnoye lit deux vers dont voici le sens : « Je suis ce Bayle qui corrige les autres quand ils se trompent, et qui sais moi-même toujours plaire, même en péchant. » Peu satisfait de l’aveu trop humble, Marais le pria de refaire un autre distique plus élogieux : « Je n’ai jamais pu souffrir, écrit-il à Mme de Mérigniac, que notre commune maîtresse eût des défauts. » Quand il ne peut nier absolument ces défauts de son auteur chéri, il les atténue et les explique. Et sur la politesse d’abord :

« Je suis en colère contre M. Basnage qui reproche à notre ami le défaut de politesse, et c’est M. Bayle qui, le premier, a rendu dans notre langue les livres d’érudition agréables et la critique lisible. Il n’y avait qu’à demander au Père Maimbourg, contre lequel même il avait écrit, s’il ne le croyait pas poli. M. Basnage met la politesse dans l’arrangement et dans la recherche des mots ; mais il ne songe pas à l’ennui dont il couvre son Journal et dont il accable ses lecteurs, qui aimeraient mieux dix lignes de M. Bayle que dix pages des siennes. »

Ce même Basnage, qui avait écrit une Histoire des Juifs, avait mêlé les réflexions et la critique au récit ; il avait fait le philosophe dans une histoire, ce que Marais estimait une confusion, tellement que l’un, disait-il, dégoûterait de l’autre, si l’on n’était soutenu par la nouveauté du sujet :

« Notre ami (c’est-à-dire Bayle) a bien senti ce dégoût, ajoutait-il ; aussi a-t-il mis la partie historique à part ; mais il y a des gens qui croient plaire par tout ce qu’ils font et qui ne veulent pas étudier le goût des autres. C’est, qu’ils ne sont pas polis comme était notre ami, que je soutiens toujours qui l’était, malgré ceux qui n’ont que la politesse des paroles. »

L’admiration de Marais pour l’auteur de ce curieux Dictionnaire historique, où la part des faits et celle des réflexions sont en effet distinctes, n’allait pas cependant jusqu’à lui passer l’article David où l’érudit s’était par trop émancipé en malices, et où il avait donné carrière à un certain libertinage d’esprit qui calomniait ses mœurs. Il lui conseillait de le corriger.

Critiquant Basnage et son style trop peu approprié, il disait encore, revenant toujours à Bayle dont l’idée ne le quittait pas : « Je voudrais qu’on parlât sérieusement dans des ouvrages sérieux, et il faut être aussi grand maître que lui pour faire recevoir ce badinage. » Les livres pesants de Basnage, malgré la part d’estime qu’il leur accorde, lui servaient de repoussoir et le rejetaient de plus en plus vers ses premières amours, vers ce Bayle à qui il accordait toutes les sortes d’esprit :

« Plus je lis cet ouvrage (l’Histoire des Juifs), moins je me trouve digne d’avoir commerce avec un homme si profond. Vous me direz : Mais qui était donc M. Bayle ? Et à cela, je vous répondrai : il avait plusieurs esprits ; il en avait de familiers, et c’était avec ceux-là que j’avais commerce. Mais les savants à hébreu sont peu communicatifs. »

Marais a raison, et il n’a manqué à Bayle, à « ce charmant auteur », comme il l’appelle, que la coupe française pour ainsi dire. Il en est de lui comme d’un homme qui a le fonds et la source de la délicatesse, qui paraît rustique ou négligé au premier abord, mais à qui, pour être à la mode, il ne manque qu’un tailleur de Paris et six mois de monde.

Ce n’est pas le comte de Maistre, comme on l’a cru et imprimé, c’est un autre qui a dit : « Tout est dans Bayle, mais il faut l’en tirer. » Marais l’avait dit avant moi. Parlant de la Réponse aux Questions d’un Provincial : « Si l’on examinait bien, dit-il, on y trouverait tout. » Et à propos de je ne sais quelle historiette qui se trouve dans les Nouvelles de la République des Lettres, et d’où lui-même l’avait tirée pour une citation : « Car il faut toujours faire honneur à Bayle qui a tout dit. » — M. de Tracy disait exactement la même chose de Voltaire.

Il est touchant de voir Marais si occupé jusqu’à la fin de défendre envers et contre tous la mémoire de son maître et ami. Un abbé Le Clerc, de Lyon, un prêtre sulpicien, avait été scandalisé, non sans quelque raison et motif, des réflexions de Bayle en matière de religion et de son penchant aux libres propos (turpiloquium) ; ce premier scrupule l’avait conduit à faire des ouvrages de Bayle toute une critique étendue et minutieuse. Marais le réfute par lettre, discute pied à pied avec lui et conclut juste en disant (juin 1725) :

« Je sais bien ce qui arrivera de cette grande lettre (de l’abbé) de 600 pages : il y aura peut-être 600 fautes corrigées ou plus, et ce sera 600 endroits qu’on relira avec grand plaisir, parce que ces fautes de fait seront environnées de traits éloquents, vifs, agréables, et qui feront toujours admirer l’esprit et la pénétration de l’auteur critiqué. Cela me fera peut-être lire des endroits que je n’ai jamais lus. »

Voilà l’effet ordinaire des critiques contre Bayle et des critiques aussi contre Voltaire : elles vous renvoient à l’auteur critiqué, et vous voilà débauché par lui de plus belle. Marais le dit encore en un autre endroit assez agréablement ; c’est dans une lettre au président Bouhier (10 novembre 1725) :

« Je vous renverrai incessamment la longue et éternelle lettre de l’abbé Le Clerc ; non est in tanto corpore mica salis (pas un grain de sel dans un si grand corps). Je lui avais bien dit que, pour vérifier sa critique, on irait à Bayle et qu’on resterait sur Bayle sans retourner à sa critique : c’est ce qui m’est arrivé, car l’article censuré m’amuse, puis me mène au suivant, et j’oublie M. l’abbé… »

Marais n’est pas précisément un esprit fort ; il a des principes de religion ; ce n’est pas un pyrrhonien pur : il trouve précisément dans Bayle comme un moyen terme à son usage. Bayle n’est pas dogmatique ; il n’affirme ni ne nie absolument ; il ne serre pas trop le bouton à vos croyances ; il ne vous met pas le couteau de la raison sur la gorge. Les objections de Bayle sont disséminées ; on est libre avec lui, comme avec Montaigne, de ne pas les ramasser et, selon l’heureuse expression de Marais, de ne pas « mettre en corps cette armée-là. » Bayle fait la part des nécessités de la société, des infirmités des hommes, et de ce qu’il faut accorder aux impressions machinales qu’excitent les passions. Quand il fait cette dernière part, on ne sait trop sans doute s’il parle sérieusement ou s’il raille doucement et s’il est ironique ; mais le bon sens, qui ne pousse pas à bout, y trouve son compte. « Si tous les hommes, dit Bayle, cité par Marais, étaient philosophes, on ne se servirait que de bons raisonnements ; mais, dans l’état où sont les sociétés, il faut quelque autre chose que la raison pour les maintenir, et pour conserver la prééminence quand on l’a une fois acquise. » On ne sait si c’est une justification ou une simple explication ; mais Marais, qui cite le passage en le tronquant un peu, s’en contente.

Quoi qu’il en soit du degré où il admettait le scepticisme de Bayle, il nous représente mieux que personne le mouvement de ferveur et d’enthousiasme qui signala en France l’apparition de ce fameux Dictionnaire ; car cet ouvrage qu’on se borne aujourd’hui à consulter et à ouvrir par places, se lisait tout entier, se dévorait à sa naissance. La première édition de Rotterdam (1697) n’était pas achevée d’imprimer que le libraire en avait vendu tous les exemplaires ; il dut augmenter le tirage des feuilles non encore imprimées, et réimprimer en toute hâte ce qui était épuisé. On n’en permit point la réimpression chez nous, et on en interdit même l’entrée, ce dont Bayle ne fut point trop fâché tant pour Battrait qu’a toujours le fruit défendu que pour des raisons moitié commerciales, moitié politiques : il évitait du même coup la contrefaçon et aussi de paraître en Hollande trop peu protestant et trop favorable à la France. Le livre n’en fit pas moins son chemin. Son succès, longtemps contenu comme tant d’autres choses, n’en éclata que mieux sous la Régence ; c’était, en son genre, un des signes manifestes de la réaction contre Louis XIV ; et lorsque le danois Holberg, qui allait être le disciple de Molière dans le Nord, vint à Paris, où il séjourna pendant une partie des années 1715-1716, il put noter, comme un fait mémorable, qu’à la Bibliothèque Mazarine, la première en date de nos bibliothèques publiques, « l’empressement des étudiants à demander le Dictionnaire de Bayle était tel qu’il fallait arriver longtemps avant l’ouverture des portes, jouer des coudes et lutter de vitesse pour obtenir le précieux volume6. » On faisait queue pour le lire, dans ce même lieu où l’on fait queue maintenant pour entrer aux séances de l’Académie.

Pour ajouter au piquant, il faut savoir que la Bibliothèque Mazarine, depuis 1688 et pendant tout le XVIIIe siècle, était sous l’administration et la direction de la maison de Sorbonne. Les docteurs, depuis si vigilants sur l’article de la philosophie, ne paraissaient pas se douter en 1715 qu’ils distribuaient un premier poison. L’in-folio couvrait tout.

Quand on fut en plein Système de Law, Bayle, chose singulière ! y fut mêlé et s’en ressentit. L’édition de 1720, bien qu’imprimée en Hollande, fut dédiée au duc d’Orléans Régent ; au-dessus de l’Épître dédicatoire due à la plume de La Motte, se trouvait un portrait du Régent au milieu d’une vignette. Par malheur, cette vignette, gravée par Picard, avait été faite au moment où le Système était florissant : on y voyait, à gauche, la France triste et affligée portant une corne d’abondance vide, d’où sortaient de maigres et secs billets ; mais, à droite, on avait figuré la Banque royale assiégée de la foule, avec une France triomphante et des Génies tenant une corne d’abondance d’où sortaient des espèces en quantité, des flots d’or et d’argent. Au bas était un sauvage tenant une carte du Mississippi, source indiquée de cette abondance. Mais, quand la vignette parut, le Système était à vau-l’eau, la Banque était tombée en discrédit, et l’éloge se tournait dès lors en une sanglante satire. Le Régent furieux se défit aussitôt de son exemplaire et voulut empêcher l’entrée de l’édition ; mais il n’en fut plus le maître.

Il y a mieux : Bayle, qui avait la vogue, fut compris lui-même dans le négoce ; on en trafiqua ; un agioteur, nommé La Grange, qui avait beaucoup gagné au Mississippi et qui sentait que son papier allait perdre, se dépêcha de le troquer contre un papier meilleur, et, dans cette vue, il acheta au libraire Prosper Marchand, retiré à La Haye, ou à ses successeurs, et fit venir de Hollande tous les exemplaires de cette quatrième édition du Dictionnaire de Bayle en grand papier et la plus grande partie de ceux du petit. C’est ce qu’on appelait dès lors réaliser. Sur quoi Mathieu Marais ne peut s’empêcher de s’écrier : « Que dirait Bayle, cet homme si simple et si ennemi de l’intérêt, s’il voyait son Dictionnaire entre les mains des usuriers ? Il ne croyait pas travailler pour eux. » Bayle était alors, commercialement parlant, une excellente valeur.

Mais bientôt ses actions, à lui aussi, baissèrent. Moins de vingt-cinq ans après, Voltaire qui d’abord s’était annoncé si peu comme devant être le successeur de Bayle et celui qui le détrônerait, Voltaire qui inaugurait ce nouveau rôle philosophique par ses Lettres sur les Anglais (1733), disait vers le même temps dans ce charmant poème du Temple du Goût, à l’endroit où il se représente comme visitant la bibliothèque du dieu : « Presque tous les livres y sont de nouvelles éditions revues et retranchées. Les œuvres de Marot et de Rabelais sont réduites à cinq ou six feuillets ; Saint-Évremond, à un très petit volume ; Bayle, à un seul tome ; Voiture, à quelques pages7. »

Je ne loue pas cette méthode, je la constate. Impuissante et fausse à l’égard de Rabelais, elle a trop raison sur tous les autres. Bayle réduit à un seul tome, selon la recette française et à la dernière mode de Paris, quel déchet ! Ce qui dut paraître alors à quelques-uns, et certainement à Mathieu Marais, qui vivait encore, une énormité et un blasphème, devint bientôt un jugement tout simple, qui résumait le dernier mot de l’avenir.

Vicissitude des livres ! Versatilité des goûts ! Quand on vient comme moi de relire tant de pages que le temps a déjà fanées et qu’on sort de tous ces noms qui circulaient alors et qui signifiaient quelque chose, Basnage, l’abbé Le Clerc, Sorbière, Bouhier lui-même, Bayle, une tristesse vous prend, et je suis frappé de ceci : c’est qu’il n’en est pas un seul dont j’osasse conseiller aujourd’hui à mes propres lecteurs la lecture immédiate et pour un agrément mêlé d’instruction ; car tout cela est passé, bon pour les doctes et les curieux seulement, pour ceux qui n’ont rien de mieux à faire que de vivre dans les loisirs et les recherches du cabinet. Le reste, comme disait Bayle lui-même, était destiné à s’aller perdre à la voirie des bibliothèques, nous dirions plus poliment a la fosse commune. L’esprit lui aussi, — l’esprit des livres — s’en va en poussière comme le corps. Il en sera ainsi de vous un jour, auteurs modernes si fiers et si vains de la vogue et du bruit ; il en sera ainsi de vos trois cents volumes si vantés, de ces ouvrages même pour lesquels on fait queue à leur naissance, qu’on se dispute à la porte du libraire ou qu’on s’arrache dans la rue au sortir de chez le brocheur. Un jour, et bientôt (car dorénavant tout va de plus en plus vite), le grand flot de l’intérêt contemporain se déplacera, le courant de la société sera ailleurs. Des branches entières de la production littéraire et même de ce savoir humain que chaque matin nous préconisons seront comme des vaisseaux échoués, laissés à sec par le reflux, et la marée montante ne reviendra pas. L’histoire littéraire est toute remplie et toute faite, pour ainsi dire, de ces plages abandonnées. Honneur dernier et presque funèbre ! on vous visitera de temps à autre ; on vous consultera, on vous citera encore ; ce sera un jour une érudition de vous avoir parcourus. Qui survivra ? Qui saura se faire lire ? Qui pourra se flatter d’être immortel ? Et pour combien de temps ? 

Nous n’avons pas tout à fait fini de Mathieu Marais, de son Journal et des anecdotes qu’il y raconte.

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