(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Appendice. Discours sur les prix de vertu »
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(1867) Nouveaux lundis. Tome IX « Appendice. Discours sur les prix de vertu »

Appendice.
Discours sur les prix de vertu

Avant été nommé directeur, c’est-à-dire président de l’Académie française, pour le second trimestre de l’année 1865, je me suis vu chargé du Rapport public sur les prix de vertu ; de là le discours que je reproduis ici :

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française du 3 août 1865.

Messieurs,

L’idée de couronner, de récompenser et de proclamer publiquement la vertu est une idée toute particulière au xviiie  siècle et à l’époque philanthropique de Louis XVI. De toutes les manières d’entendre et de définir ce mot de vertu (et il en est plus d’une, assurément, depuis Aristote jusqu’à Franklin), le xviiie  siècle avait préférablement choisi et adopté celle qui se résume dans l’idée de bienfaisance. C’est beaucoup, ce n’est pas tout. L’idée de force, inhérente au sens antique de vertu, avait peu à peu disparu ; la sensibilité prédominait et couvrait tout. Lorsqu’en 1782 un généreux anonyme, qui n’était autre que le respectable M. de Montyon, pria l’Académie d’agréer la fondation d’un prix de vertu et de louer publiquement le fait le plus vertueux qui se serait passé depuis deux ans à Paris ou dans le rayon de la banlieue, les plaisanteries ne manquèrent pas ; on essaya du ridicule. Paris en a toujours à son service, et du plus fin, pour toute nouveauté. On affectait de ne voir dans l’estimable fondateur, lorsqu’on sut son nom, qu’un homme de gloriole, un courtisan du public, à l’affût de tous les petits succès. On prétendait que l’Académie allait se faire l’émule et la rivale des curés de Paris. C’était le temps, il est vrai, où la philanthropie dans toute sa confiance et son ingénuité se donnait carrière, où le sentiment exalté d’humanité qu’aucun échec n’avait encore averti se passait toutes ses espérances et tous ses rêves, où des zélés en venaient jusqu’à proposer de créer des espions du mérite et de la vertu pour dénoncer les beaux génies inconnus et modestes, pour découvrir les belles actions cachées, avec la même vigilance et la même adresse qu’on met à découvrir les mauvaises. Le temps, Messieurs, a fait justice de ces légers travers comme de ces railleries, et n’a laissé subsister dans l’œuvre de M. de Montyon, dans ce bienfait perpétuel, largement renouvelé et confirmé par lui après 1816, que les bons effets d’une fondation si louable. L’idée utile a pris le dessus. La religion, loin de s’en alarmer ou de s’en étonner comme d’un empiétement et d’une concurrence, s’y est associée ; l’extrême humilité des vertus chrétiennes a consenti à se laisser dévoiler et divulguer dans l’intérêt de tous. La philosophie, de son côté, a rabattu d’une première affiche sentimentale, d’une première prétention peut-être à l’effet et à l’éclat ; elle n’a pris du sentiment que l’extrême nécessaire, n’a pas recherché avant tout la singularité et s’est parfaitement accommodée des vertus chrétiennes quand elle les rencontrait devant elle dans son examen. Rien ne met d’accord les bons esprits et les bons cœurs comme l’idée et surtout la vue du bien, le bien en action. Aujourd’hui rien n’est mieux compris., plus incontestablement accepté, reconnu plus convenable et plus utile que le récit que fait annuellement l’Académie des actes de vertu, et les récompenses, si modérées d’ailleurs, qu’elle y attache.

Et s’il était séant de sortir un moment en idée de cette enceinte et du cercle même de la patrie, s’il était possible de se considérer et de se juger du dehors, j’ajouterais hardiment : Il était juste que, chez la nation réputée la plus aimable et qui est certainement la plus sociable entre toutes, la vertu se traduisît sous cette forme attrayante et douce ; qu’elle y reçût solennellement ces hommages émus et gracieux.

Appelé pour la première fois, Messieurs, et par un honneur que je ressens comme je le dois, à rendre compte des motifs et des choix de l’Académie, on me permettra de dire mon impression la plus sincère : c’est que jamais, devant aucun tribunal, examen ne s’est fait avec plus de scrupule et de conscience, que celui des dossiers qui chaque année nous sont soumis. Il est naturellement interdit aux vertueux de se proposer eux-mêmes : il y aurait une certaine contradiction, même aux yeux de la philosophie, entre s’estimer soi-même digne du prix et en être digne en réalité. C’est une sorte de cri public qui désigne les candidats. D’ordinaire des personnes notables et autorisées, sachant que de tels prix existent et que des sujets, à leur connaissance, sont aptes à les mériter, se mettent en avant et entament la candidature. On écrit à l’Académie, on l’avertit ; on rédige des mémoires, on envoie des attestations comme dans un procès. L’Académie, ainsi que le disait très bien M. de Carné dans un rapport préparatoire, que je regrette de ne pouvoir vous présenter, car il vous dispenserait du mien, — l’Académie a à se défendre tantôt des dossiers trop informes, des renseignements trop naïfs et trop primitifs, tantôt au contraire des Mémoires trop bien faits : ceci est plus délicat. Il y a des actions qui nous arrivent si bien présentées, que l’on peut craindre que l’art et l’habileté du narrateur n’y soient pour quelque chose. Oh ! que le vrai en tout genre demande de l’attention et de la précaution pour le bien démêler ! Manquerai-je en ce moment à la discrétion, n’obéirai-je pas plutôt au sentiment le plus impérieux de respectueuse déférence, si je dis que, parmi ceux de nos confrères qui chaque année se consacrent pendant plusieurs mois au dépouillement, à la vérification, à la comparaison des pièces, il en est un dont la vue plus qu’à demi usée ne se lasse pourtant jamais, ne se décourage pas et veut jusqu’au bout se rendre compte des moindres documents qui nous sont adressés ? Et c’est l’auteur de l’Histoire de la Grande Armée, c’est un brave et éloquent guerrier dont la jeunesse s’est prodiguée sur les champs de bataille, c’est lui-même qui, depuis vingt ans et plus, a donné ainsi ses soins scrupuleux, minutieux, à compulser, à peser les actions d’humbles filles, de pauvres domestiques, à tâcher que rien d’essentiel n’échappe, que chaque mérite atteigne juste à son degré de rémunération. Homme de devoir, cela lui paraît tout simple : cela m’a paru touchant. Que de fois, dans le doute, il a remporté chez lui les dossiers, les a repassés tout entiers une dernière fois, de peur de ne pas être assez juste ! Noble historien de la Grande Armée, témoin véridique de nos grandeurs et de nos héroïques désastres, vous avez mérité aussi que l’on dise de vous que vous êtes le juge d’instruction modèle dans cet ordre pacifique des vertus. Laissez nos cœurs parler une fois en toute liberté et vous exprimer notre vénération reconnaissante.

Cette année, Messieurs, l’Académie n’a pas d’action d’éclat à célébrer et à couronner ; elle a mieux, si j’ose dire : elle a des existences, des vies tout entières dévouées au bien à récompenser et à raconter devant vous. Je le ferai dans les termes les plus simples, en me rapprochant le plus possible de mes dossiers, de mes sources. Loin de moi les phrases pompeuses, lors même que j’en saurais faire ! En pareil cas, ce sont les témoins les plus immédiats qui parlent le mieux ; ils disent comme ils ont vu et comme ils sentent.

La première récompense, le premier prix, sur quatre-vingt-neuf concurrents, est décerné à Mlle Rosalie Marion, institutrice communale à Beaumont-Hague, département de la Manche. Cette respectable personne, née en 1791, est par conséquent âgée aujourd’hui de soixante-quatorze ans. Ses premières années nous échappent. Enfant du pays et d’une commune peu éloignée, elle avait vingt-cinq ans lorsqu’elle arriva à Beaumont, en qualité d’institutrice, dans les premiers jours de janvier 1816, et, depuis ce temps, c’est-à-dire depuis tout à l’heure un demi-siècle, elle a été pour cette commune à la fois la maîtresse d’école, la garde-malade, la sœur de charité, cumulant et trouvant moyen de remplir tant de fonctions sans les confondre.

Comme institutrice, elle ne s’est pas ralentie un seul jour durant ce long espace de temps. Ses heures de classe sont pour elle sacrées : ce sont les seules qu’elle n’ait jamais cru pouvoir sacrifier au soin des infirmes et au service des malades. Demandez-lui le sacrifice de ses repas, de ses jours de congé, de ses nuits, elle les accorde, elle les prodigue avec joie ; mais ses heures de classe, elle n’y touche jamais. C’est au point qu’après huit ou dix nuits, et quelquefois plus, passées au chevet des malades, elle a toujours trouvé assez de force et d’énergie pour ne pas prendre ne fût-ce qu’un quart d’heure de repos sur le temps dû à l’école. La classe, c’est pour elle la tâche stricte, le devoir rigoureux.

Sa charité pourtant s’y sentait à l’étroit, et, dès les premiers temps de son installation dans la commune, elle s’annonça pour ce qu’elle devait être toute sa vie ; elle devint la sœur de charité ordinaire, une infirmière de bonne volonté, au service de tous. On s’y est vite accoutumé autour d’elle, et dès que dans une famille pauvre il éclate une affliction soudaine, dès qu’une maladie se déclare, le premier mot est : « Vite, allez chercher la maîtresse. » Avec elle arrivent la consolation et le secours.

Ici le Mémoire très bien fait que j’ai sous les yeux, et qui émane évidemment d’une plume distinguée autant que d’une belle âme, a cru devoir entrer dans des détails précis, circonstanciés, sur les rebuts et les dégoûts inhérents à la pratique de la charité : je me garderai de le suivre ; nous sommes pour cela trop délicats. Oh ! la charité, c’est un beau mot à prononcer, une belle chose à célébrer un jour de fête en Académie ; mais les conditions habituelles, journalières, la réalité et le matériel, si j’ose dire, de la charité, y pense-t-on bien ? ces misères amoncelées et croupissantes, ces horreurs, ces laideurs, ces six étages à monter dans les villes, ces pailles infectes et ces fumiers à remuer dans les campagnes… ; qu’il suffise de dire que la maîtresse (comme on l’appelle à Beaumont) exerce la charité dans tout ce qu’elle a de pénible, de repoussant, d’odieux pour les sens, de contagieux et de dangereux pour la santé : elle panse, elle lave les plaies, elle ensevelit ceux dont on s’éloignait par effroi. Plus d’une fois elle a porté la peine de son zèle et de ses pieux excès : après s’être dévouée à soigner des familles entières dans une épidémie de fièvre typhoïde qui sévit dans la contrée en 1839, elle tomba malade elle-même et faillit succomber :

D’autres fois, après avoir surmonté toutes ses nausées auprès de certains malades, après avoir fait l’impossible en constance, en patience, en refoulement de toutes les délicatesses, la nature à la fin se révolte et se revanche ; il y a un lendemain ; et le devoir accompli, le malade soigné, le mort enseveli, la courageuse infirmière est demeurée des huit jours entiers le cœur soulevé, rassasié, sans pouvoir prendre presque aucune nourriture : elle a eu le contrecoup de son dévouement.

Et elle n’a pas le dévouement seul : elle a l’esprit d’ordre et d’administration, comme il en faut dans tout ce qui dure. Elle s’aperçut de bonne heure que de toutes les privations que la maladie révèle dans ces existences pauvres, la plus fréquente de toutes, c’est le défaut de linge, si nécessaire pourtant en pareil cas. Avec le conseil de M. le docteur Le Taillis et moyennant la contribution bienfaisante de feu M. et Mme Du Mesnildot, propriétaires du château de Beaumont, elle a depuis des années établi une lingerie, — la lingerie des pauvres, qu’elle sait entretenir à peu de frais. Pendant la guerre de Crimée, grâce au zèle et à l’industrie de l’humble maîtresse, la commune de Beaumont, qui est peut-être la plus pauvre du canton, fournit plus de linge qu’on n’en recueillit dans aucune autre.

Je finirai par un trait d’elle, qui nous ramène à l’institutrice. En 1841, l’instituteur de la commune étant frappé d’une fièvre typhoïde qui menaçait de se prolonger longtemps, la maîtresse, non contente de lui donner ses soins, demanda et obtint l’autorisation de le remplacer auprès des petits garçons, afin qu’il ne perdît point sa place. Pendant trois mois donc, elle fit successivement l’école aux petits garçons et aux petites filles : aux premiers, de sept heures à dix heures du matin, et de une heure à quatre du soir ; aux petites filles, de dix heures à midi, et de quatre à sept heures du soir. Ainsi, pendant trois mois, elle fit onze heures de classe par jour. Les chiffres en disent assez.

L’Académie, édifiée par tous ces renseignements éloquents dans leur précision et dont je n’ai fait que donner une idée, décerne à Mlle Rosalie Marion le premier prix Montyon.

De la commune rurale nous passons à la grande ville. Il existe à Paris, dans le quartier Notre-Dame-de-Lorette, une femme, nous a-t-on dit, qui, depuis quarante ans, dans une condition des plus médiocres, a fait autant de bien à elle seule que les familles riches et les bureaux de bienfaisance qui l’entourent. Il y avait d’abord, à une pareille assertion, de quoi surprendre et étonner ; mais ici nous étions à la source même, à portée des renseignements, et bientôt tout s’est expliqué et vérifié.

Mme Navier (Félicité Barilliet), née à Paris, le 13 février 180G, sur la paroisse de l’Assomption, a aujourd’hui tout près de soixante ans. Elle perdit son père de bonne heure : sa mère était infirme. Il y avait quatre enfants en bas âge ; elle était l’aînée, et elle se dit que c’était à elle de faire l’office de chef de famille, de s’occuper de ses frère et sœurs, de es élever : elle le fit si bien et avec tant de suite, que bientôt elle n’était connue dans le quartier que sous le nom de la petite mère. « Chacun était émerveillé de voir cette enfant en élever d’autres, et s’improviser mère à l’âge ou l’on est à peine une jeune fille. »

La baronne Pasquier, épouse de notre illustre et respecté confrère, laquelle demeurait alors rue d’Anjou, eut l’idée de recourir à la jeune fille pour les bonnes œuvres qu’elle pratiquait. Cette dame charitable se servait beaucoup de Félicité Barilliet « pour lui garder ses pauvres », pour lui veiller ses malades. Mme Navier a commencé, dès l’âge de douze ans, ce ministère de veilleuse. D’autres personnes de bien imitèrent la baronne Pasquier, et virent dans la jeune fille un auxiliaire tout trouvé de leur bienfaisance. C’est ainsi qu’on s’explique que Mme Navier, portée à la charité, ait pris de plus en plus le goût, l’habitude, le besoin des bonnes œuvres. Rencontrant autour d’elle des âmes généreuses qui lui fournissaient les occasions et les moyens, elle se prodiguait elle-même de sa personne avec dévouement. En peu d’années, la première impulsion était devenue une habitude, une direction constante, une nécessité : nous cherchons bien des noms à ce que les chrétiens appellent d’un mot abrégé, une grâce. Veiller les nuits, élever et recueillir chez elle des orphelins, se charger de fardeaux disproportionnés, et les porter à bon port sans fléchir, ce fut sa manière d’être. Elle n’en conçoit point d’autre ; elle trouve cela tout simple et croit n’en avoir jamais fait assez.

Le mariage, un petit commerce qu’elle tenait, qu’elle tient encore (celui de grainetière), ne l’ont pas détournée un seul instant de sa voie ; elle eut des devoirs et des difficultés de plus : voilà tout.

Au moment des révolutions, le soir des journées sanglantes, elle allait, inaperçue, ramassant les blessés des divers partis et les cachant dans son magasin à paille. La charité ne connaît pas de drapeau. Les faits particuliers qui nous sont attestés et qui nous donnent la mesure de son zèle au bien ne sauraient se reproduire ici : enfants nouveau-nés, trouvés sous des portes cochères, et qu’on va déposer d’abord chez Mme Navier ; — jeunes filles de dix ans, abandonnées par d’indignes parents, quelle recueille, qu’elle instruit, quelle ne laisse qu’après les avoir mises en lieu sûr ; — quelquefois des familles entières qu’elle entreprend de sauver de la détresse, et dont elle place les différents membres ; — des orphelins même qu’on lui envoie de province, comme si ce gouffre de Paris ne lui suffisait pas : — on admire, rien qu’à y jeter les yeux et à l’entrevoir un moment, cette série d’œuvres continuelles et cachées, ce courant salutaire et pur à côté d’autres qui le sont moins ou qui sont tout à fait contraires : c’est ainsi, selon une juste remarque, qu’au sein des sociétés humaines subsiste et se renouvelle incessamment cette dose de bien nécessaire à l’équilibre moral du monde.

De tels actes, une telle activité bienfaisante et, pour tout dire, une telle agence de charité instituée et gouvernée pendant des années par une simple particulière, n’ont pas été sans attirer les regards des supérieurs dans l’ordre spirituel. Un jour Mme Navier, qui s’était fort fatiguée à soigner un enfant malade appartenant à une famille pauvre, vit entrer chez elle l’archevêque, M. Morlot, qui lui dit : « Je viens pour vous défendre de veiller les nuits ; vous devez vous ménager pour les vôtres et pour les pauvres. » Et il lui remit une médaille avec cordon rouge.

Mme Navier a été en rapport avec la mère des trois Scheffer, femme profondément respectable, qui a eu dans sa vie des moments douloureux. Nous avons tous admiré son portrait, où, sous le pinceau attendri d’un fils, transpirait l’âme maternelle. Mme Navier avait directement connu Mme Scheffer dans l’une de ces circonstances intimes qui rapprochent. Il lui est arrivé plus tard de rencontrer Ary Scheffer chez le duc d’Elchingen. L’artiste se prit d’affection et de vénération pour l’humble grainetière. Lorsqu’il était malade, il lui demandait de venir le soigner : parfois, elle lui donnait des consolations (qui donc n’en a pas eu besoin ?) et même d’excellents conseils. Un jour, chez le duc d’Elchingen, Scheffer trouva un dessin très bien fait qu’il crut d’abord du jeune Michel, fils du duc : on lui dit qu’il était du petit Gabriel Navier, fils de la grainetière. Scheffer étonné appela dans son atelier l'enfant qui marquait ces heureuses dispositions, lui dit de revenir tous les jours et en fit un peintre de mérite, qui tient aussi de la bonté de sa mère. Mme Navier a gardé pour Ary Scheffer une vénération profonde. Elle n’a jamais pensé à ce qui brille, et elle ne s’attendait certes pas que le nom de Scheffer ferait jamais épisode dans sa vie. Nous devons en tout ceci plus d’un détail précieux et sûr à l’obligeance de notre intègre et très honoré confrère M. Dufaure.

L’Académie décerne à Mme Navier, marchande grainetière, rue Chaptal, n° 7, le second prix Montyon.

Des huit médailles de première classe que l’Académie a ensuite accordées, je ne rappellerai ici que les deux qui sont en tête, l’une donnée à un militaire, l’autre à un ecclésiastique. Elles ont l’une et l’autre ce caractère d’originalité que l’Académie ne cherche pas, mais qu’elle n’est pas fâchée de rencontrer.

Le militaire est Paul Alabert, en dernier lieu sergent de grenadiers dans le 61me de ligne, aujourd’hui retiré à Cazères (Haute-Garonne). Ses chefs, tant qu’il servit, nous le présentent comme « le type du vrai et excellent sous-officier d’élite, apportant dans l’exercice de ses devoirs un zèle, une fermeté et un dévouement exemplaires, faisant parfaitement honneur à sa modeste position, et trouvant le moyen de venir constamment en aide à sa bonne mère, sans jamais en dire mot à personne : une enquête a été nécessaire pour arriver à la preuve de sa belle action et de sa pieuse conduite filiale. » En 25 ans de service, c’est à peine si quelques punitions sont venues le frapper, et pour les manquements les plus légers : trois fois en tout consigné, et une seule fois à la salle de police ; il paraît que c’est rare et presque phénoménal eu égard à la sévérité de la discipline militaire.

Alabert est le sergent irréprochable, et de plus un modèle de fils. Il a un frère et des sœurs, mais sa bonne mère, âgée aujourd’hui de 80 ans, n’a jamais dû compter que sur lui. Il mit tout à sa disposition en la quittant, et la part qui lui revenait dans la succession paternelle, et le prix de son engagement ; plus tard il lui envoyait celui de son rengagement, le fruit de ses économies, et à son retour dans ses foyers il lui apporta les secours qu’il avait obtenus et mérités par ses longs et honorables services. Il est décoré de la médaille militaire. L’Académie lui confère une médaille civile. Honneur à ces types modestes, laborieux et solides, à ces hommes de devoir, de vertu, d’abnégation, à ces chevilles ouvrières de toute bonne et forte organisation sociale, sergents dans l’armée, contremaîtres dans l’industrie, sur qui pèsent et roulent le labeur et la peine de chaque jour, et qui, dans des relations de chaque heure avec l’élément populaire individuel, font respecter en eux l’autorité dont ils occupent le moindre grade, mais dont certes ils ne remplissent pas le moins courageux office !

D’une milice à l’autre il n’y a qu’un pas. L’abbé Félix Brandelet, curé de Laviron (département du Doubs), a été signalé à l’Académie par une sorte de rumeur et de dénonciation publique venue de la contrée qu’il habite et où il exerce son ministère depuis quarante ans. Qu’a donc fait ce simple curé, qui le tire du pair d’avec ses humbles confrères les desservants ? Il a, nous écrit-on dans un premier résumé, il a reconstruit l’école des filles de Bournois, sa première paroisse ; construit, fondé et doté une école de filles à Villars-lez-Blamont, son pays natal ; créé à Blamont un pensionnat, un orphelinat et un ouvroir destinés aux filles du canton ; il a construit une église catholique à Villars-lez-Blamont où il n’y avait d’abord qu’un bâtiment commun pour les protestants et les catholiques ; il a reconstruit l’église de Laviron, sa propre paroisse ; il a fait élever et instruire à ses frais sept enfants orphelins appartenant à des familles pauvres, etc. Son patrimoine, ses économies, ses privations ont passé à ces œuvres pies, à ces œuvres utiles, qu’il a accomplies en toute simplicité, sans aucune idée de gloire ni d’honneur ; et comme après l’inauguration solennelle des grands établissements de Blamont, son œuvre capitale, on s'étonnait devant lui que son nom fût le seul qui n’eût pas été prononcé dans les comptes rendus de la cérémonie, il répondit : « Je suis très-content qu’il ne soit pas question de moi ; c’est assez que le bon Dieu le sache, c’est de lui seul que j’attends ma récompense. »

De fait, l’abbé Brandelet a le goût des fondations, des constructions, et ce qui est beau à lui, c’est d’avoir su trouver moyen d’en faire un si grand nombre en les rendant utiles. Dès son début à Bournois, il y a quarante ans (1825), la maison d’école des petites filles ayant été incendiée, il en fit bâtir, presque uniquement à ses frais, une autre qui coûta plus de 3,000 francs, sur lesquels la commune ne put fournir que la minime somme de 400 francs. La charité de M. Brandelet a fait tout le reste. — À Villars-lez-Blamont, village mixte, comme il en est plusieurs à cette frontière, et qui, je l’ai dit, renferme un nombre à peu près égal de protestants et de catholiques, une seule petite église était possédée en commun par les deux communions, et les cérémonies du culte s’y faisaient successivement. Il en résultait des inconvénients, nuisibles à la tolérance même. L’abbé Brandelet en avait été frappé dès l’enfance, car il est né dans ce village ; il avait formé le vœu de le doter un jour d’une église pour les catholiques seuls ; et cette pensée, il l’avait eue moins dans un esprit de division que dans un esprit de charité, moins pour sauver le contact que pour prévenir tout conflit. Bien des années se passèrent avant qu’il pût réaliser ce vœu qui lui était cher ; ce ne fut qu’en 1849-1850 qu’il lui fut donné de l’accomplir. Il avait eu d’abord à faire partager son idée à ses supérieurs et à quelques personnes pieuses qui lui promirent leur secours. Simplicité et désintéressement, c’étaient ses moyens de persuasion. Il réussit dans cette première œuvre qui coûta plus de 43,000 francs, et à laquelle il contribua personnellement pour 3,000. Ce fut le point de départ des autres œuvres et des sacrifices de tout genre dans lesquels il n’allait plus s’arrêter. L’église de Villars n’était pas terminée que déjà il fondait dans le même village, et de ses deniers encore, un établissement de deux sœurs de charité pour l’instruction des jeunes filles du lieu et pour soigner les malades (1850) : c’était décidément une vocation. Encouragé, enhardi par son premier succès, l’abbé Brandelet entreprit de bâtir une église dans sa paroisse même, à Laviron ; la vieille église, insuffisante pour contenir les fidèles, avait de plus l’inconvénient grave de menacer ruine. Le vœu des habitants était unanime ; il ne s’agissait quelle trouver l’argent. On fit une première souscription, à la condition expresse que ce serait le curé qui présiderait à tout. Le Conseil municipal de la commune vota des fonds, à cette même condition également. Mais, malgré cette bonne volonté et ces avances de premier mouvement, c’était ici toute une lourde machine à mouvoir ; on était loin du compte en commençant. On juge des efforts que le curé de village dut faire. Que de démarches ! que de sollicitations ! que de quêtes ! et aussi chemin faisant, et à plus d’une porte, ainsi qu’il arrive en pareil cas, des humiliations et des refus !

Le bon curé se mettait sur les bras des entreprises énormes, en apparence impossibles, qui lui devenaient une source de tribulations. C’est ainsi que, pour bâtir son église de Laviron, il dut lui-même présider au transport des matériaux, à l’achat des bois de construction ; c’est à lui qu’on s’adressait pour solder les dépenses, payer les journées de travail : cela dura plus de deux ans (1859-1864). Il faisait face à tout, à la fois architecte, entrepreneur de travaux, directeur de l’atelier des ouvriers, leur médecin quelquefois, leur providence toujours, profitant de la circonstance et des contretemps même pour ramener les débauchés ou prêcher les ivrognes.

Ô respectable curé de Laviron, pardonnez-moi le rapprochement, quoique ce soit un rapprochement mixte, d’une communion à l’autre, et laissez-moi dire qu’il y a dans votre conduite, dans votre bonté, dans votre intrépide confiance, dans votre touchante imprévoyance, quelque chose qui rappelle le bon vicaire de Wakefïeld de charitable et immortelle mémoire81 !

Au fond, je ne répondrais pas que l’abbé Brandelet n’ait pas un faible pour la bâtisse ; que ces embarras même que j’énumère ne l’aient pas attiré et charmé quelquefois ; mais, s’il se mêle involontairement un sourire au récit de ses vertus, il est vite noyé dans une larme. Le cardinal archevêque de Besançon, en nous attestant de sa main la vérité des faits qui concernent ce digne prêtre de son diocèse, ajoutait : « Je sens couler mes larmes en écrivant ces lignes, comme elles ont souvent coulé pendant que je bénissais le bon abbé Brandelet pour ses œuvres toutes de détachement, de zèle, et d’une persévérance vraiment admirable. »

L’abbé Brandelet s’est surpassé en dernier lieu par l’achat qu’il fit, à ses risques et périls, de l’ancien château fort de Blamont mis en vente par l’État en 1859. Il n’hésita pas à s’en rendre adjudicataire pour une somme de 13,500 francs qu’il n’avait pas, qu’il dut chercher : sur ces entrefaites, un spéculateur lui offre 25,000 francs pour lui racheter le château : fi donc ! Mais la somme nécessaire, indispensable, dont il est en peine, il la trouve enfin ; il la dépasse aussitôt, il fait faire dans le bâtiment les réparations et Appropriations convenables, en vue d’y établir un pensionnat, un orphelinat et un ouvroir pour les jeunes filles, trop exposées dans les fabriques horlogères et autres dont le pays est couvert. Voilà, Messieurs, le plus beau titre, l’œuvre maîtresse, pour ainsi dire, de ce brave prêtre qui est de ceux qui parlent peu et qui agissent beaucoup. L’établissement de Blamont, cédé et abandonné par lui aux religieuses appelées filles de la Retraite chrétienne, aux conditions, est-il besoin de le dire ? les plus gratuites et les plus généreuses, est aujourd’hui en exercice et a commencé de fonctionner. — Dans le Mémoire détaillé que j’ai sous les yeux, on évalue à près de 4 33,000 francs ce qu’ont pu coûter toutes les fondations réunies, dues au zèle et à l’initiative de l’abbé Brandelet, et il n’y a pas contribué de sa bourse pour moins de 30,000 francs. Aussi, après avoir vendu pièce à pièce son bien patrimonial, est-il resté endetté d’un tiers de la somme, dont il sert les intérêts. Écoutons un témoin fidèle, l’institutrice de l’endroit, dans son langage le plus simple : « Quoique ne se plaignant jamais, M. l’abbé s’est trouvé souvent dans le besoin ; je lui ai, de mes épargnes, acheté par trois fois une soutane, et je connais un monsieur qui lui a acheté souliers et chapeau. Je sais aussi de sa domestique, qui le sert depuis quarante ans, qu’elle lui a donné tous ses gages pour l’aider dans une heure de détresse au sujet d’un payement. » Voilà une domestique qui pourrait aussi être proposée pour un prix de vertu. L’Académie demande à l’Église la permission d’aller choisir et distinguer jusque dans ses rangs l’un des plus méritants et des plus humbles, l’un de ceux dont on peut dire véritablement qu’ils sont dévorés du zèle de la maison du Seigneur : elle décerne une médaille de première classe à M. l’abbé Brandelet.

C’est assez pour cette fois, Messieurs ; les autres noms, avec leurs titres, se liront dans le livret qui sera distribué. — Vertu, beau nom, admirable chose, respectable sous toutes ses formes et dans toutes ses variétés ! En France, dans le pays de la sociabilité, il est tout simple, je le répète, que la plus aimable, la plus bienfaisante des vertus soit couronnée ; mais la vertu, sous ses formes réelles, elle est à chaque pas ; elle échappe aux couronnes, de même qu’elle se rencontre à qui la cherche, à qui sait l’observer, virile, courageuse, terrestre, travailleuse, contribuant à la civilisation et à la richesse générale, à la sueur de son front et par ses peines ; s’appliquant à tout, vaillante au progrès, servant la société dans l’humilité, la docilité et le silence, parfois aussi dans la lutte et le combat ; — oui, parfois (si l’on se transporte dans l’ordre de la pensée et des idées), sachant et osant protester contre la société même, lui résister en face, et résignée dès lors à tous les sacrifices, à toutes les privations et aux ignominies peut-être, en vue de la vérité. Il y a, Messieurs, reconnaissons-le, une grande bonne volonté de nos jours : chacun s’entend, se rapproche, se cotise pour faire le bien, pour soulager les maux et en diminuer la somme. Ce spectacle même, à s’en donner un moment la vue, est consolant et beau : sur le trône la bonté dans sa magnanimité ou dans sa grâce ; sur les marches du trône et dans les plus hauts rangs de la société, intelligence, générosité, discernement et activité pour le bien, pour l’allégeance des misères ; à tous les degrés de l’échelle, des associations utiles et secourables : et malgré tout il y a des problèmes insolubles ou non résolus encore, des intérêts rivaux qui semblent ennemis, qui sont certainement contraires et qu’il n’est pas donné aux meilleures intentions, aux résolutions les plus louables, d’accommoder ni de trancher. La science sociale y travaille encore. Oh ! du moins, sur ce terrain de conciliation et de paix où nous sommes, tâchons que toutes les concessions possibles se fassent, que tous les rapprochements d’égards, de bienfaits, d’estime et de mutuelle sympathie s’opèrent. Je ne voudrais pas faire de fausse sensibilité, mais je défie des personnes, fussent-elles d’opinion, de point de départ et de doctrines les plus opposées, qui se sont rencontrées une fois dans une même œuvre de charité active, au lit d’un malade, d’un mourant, de se haïr, de se dédaigner, de se rejeter. C’est quelque chose. Si l’avenir, comme il est inévitable, garde à la vertu bien des épreuves et des combats, tâchons, par le bon  usage et le salutaire emploi des intervalles, que ces combats soient encore les plus humains, les plus civilisés possible.

Ayant été nommé rapporteur au Sénat pour la loi votée par le Corps législatif sur la Propriété littéraire, qu’on évita toutefois d’appeler de ce nom, je lus mon Rapport dans la séance du vendredi, 6 juillet 1866 ; le voici :

Messieurs les Sénateurs, la loi sur les droits des héritiers et des ayants cause des auteurs, votée le 27 juin dernier par le Corps législatif, est assurément une loi qui vous arrive dans les conditions les meilleures selon lesquelles une loi puisse vous êtes soumise : mûrie, prudente, libérale, pesée à diverses reprises, discutée en tous sens, avec science, talent, éclat et conviction.

En conséquence, et tout naturellement, votre Commission est d’avis à l’unanimité qu’elle ne rentre dans aucun des cas prévus par l’article 26 de la Constitution et que rien ne s’oppose à ce que, si longtemps attendue, préparée, élaborée, passée, si je puis dire, au creuset jusqu’au dernier moment elle soit promulguée et reçoive enfin son application.

Mais ce serait mal répondre au caractère d’une telle loi, à la nature des idées qu’elle fait naître et qu’elle remue, que de ne pas dire quelques mots de l’état des choses qui l’a rendue nécessaire et des intérêts élevés auxquels elle pourvoit.

Et d’abord, sans prétendre en rien rouvrir une discussion générale, où tous les arguments de part et d’autre semblent avoir été épuisés, et qui pourtant resterait encore inépuisable, il est impossible de ne pas rappeler devant vous qu’il y a eu (et même dans la Commission dont j’ai l’honneur d’être l’organe) deux manières d’envisager la question des droits d’auteur : l’une qui la généralise et la simplifie, qui la constitue et l’élève à l’état de principe, de droit absolu, de propriété inviolable et sacrée, revendiquant hautement sa place au soleil ; et l’autre manière de voir, plus modeste, plus positive, plus pratique sans doute, qui ne s’est occupée que d’améliorer ce qui avait été fait déjà, de l’étendre aux limites qui semblent le plus raisonnables, en tenant compte des différences de matière et d’objet, en mettant la nouvelle loi en rapport avec les articles qui dans notre Code régissent le mariage, les successions, et en combinant le mieux possible les droits des auteurs et ceux du public. Chacun de ces points de vue a trouvé, dans une autre enceinte, des avocats brillants, éloquents, magnifiques, ingénieux aussi et d’une fine élégance.

Messieurs, il n’a pas fallu beaucoup de temps au rapporteur de votre Commission, même dans le petit nombre de séances où elle a pu se réunir, pour se convaincre que le Sénat, si, à son tour, il avait à se livrer à une discussion complète et approfondie de la loi, trouverait dans son sein des orateurs pleins de feu, des argumentateurs pressants et des jurisconsultes consommés, maîtres du sujet, qui maintiendraient le débat à la hauteur où il s’est élevé dans une autre assemblée.

Mais il ne s’agit point ici de débat : la loi est faite et bien faite ; elle est sage ; elle réunit l’unanimité des suffrages, de la part de ceux qui se combattaient auparavant, mais qui se sont rencontrés sur un terrain aussi largement délimité.

Elle réunit et ceux d’entre vous, Messieurs, qui, animés d’une certaine flamme, dont se préservent malaisément les esprits qu’a une fois touchés le génie des lettres, ne se contentent pas de vouloir le bien, et qui aspirent au mieux ; qui sans doute auraient tenu à réaliser d’un coup leur idéal de propriété intellectuelle, qui continuent d’y croire et de le contempler dans le lointain, mais qui en même temps ne sont pas assez excessifs pour dire : Tout ou rien, pour renoncer à ce qui est offert, à ce qui est possible, pour ne pas s’en tenir satisfaits d’ici à un assez long temps. Ceux-là, ils ressemblent, le dirai-je ? à ces guerriers noblement ambitieux qui auraient bien voulu entrer, enseignes déployées, dans une capitale conquise, mais qui, faute de ce complet triomphe, savent s’arrêter et signer la paix après une victoire.

Elle réunit, cette même loi, les hommes moins enthousiastes, qui, accoutumés à la discussion des intérêts divers et si compliqués que la société met sans cesse aux prises, savent les difficultés de la pratique, aiment à voir agir en tout l’expérience, ne recourent que dans les cas extrêmes aux principes de métaphysique, toujours contestables, et qui ont reconnu bien souvent que la réalité des choses, en se développant, déjoue la plupart des espérances ou des craintes que l’imagination s’était faites à l’avance. Ceux-là, ils ressemblent à de sages diplomates qui savent concéder ce qui convient à l’esprit d’une époque, ce que l’opinion réclame, et qui estiment après tout qu’une trêve à très longue échéance équivaut à une bonne paix.

Mais ce ne serait pas assez dire, Messieurs, à l’appui de la loi qui vous est soumise, et le rapporteur de votre Commission, homme de lettres lui-même, vous demande de vouloir bien lui permettre d’insister sur un ou deux points de vue.

La littérature, Messieurs (et par ce mot j’entends toute la culture des choses de l’esprit, se manifestant par l’impression ou par la représentation dramatique), a pris de nos jours un caractère qu’il ne faudrait ni dénigrer ni préconiser outre mesure. On produit beaucoup, — beaucoup plus qu’autrefois. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? C’est un fait. Tout va plus vite dans la société actuelle ; tout va plus loin en moins de temps : il faut, pour vivre et durer, pour se faire un nom et le garder, recommencer et récidiver sans cesse. La nature qui crée un génie, un talent, le laisse libre, jusqu’à un certain point, de produire plus ou moins activement, plus ou moins fructueusement. Tout est relatif ; la société et le moment sont ce qui détermine l’abondance de la production. Celui à qui l’on demande beaucoup, donne beaucoup, et souvent il ne donne pas, pour cela, une œuvre moins bonne en qualité. Or, de nos jours, le nombre a été grand de ceux qui, doués d’une faculté rare et d’un talent fécond, ont été mis en demeure d’en prodiguer les fruits à chaque saison. Je supprime les noms célèbres qui me viennent à la pensée et qui sont présents à la vôtre. Que de talents en ce siècle, et de talents vraiment prodigieux, je le dis sans flatterie ! Vous qui ouvrez un journal, ou si le journal vous paraît chose trop légère, vous qui lisez ces recueils qu’on appelle des Revues, représentez-vous bien ce que vous devez, les longs soirs d’hiver au logis ou les après-midis d’été à la campagne, à ces esprits charmants, faciles, élevés, inépuisables, qui, depuis trente ans et plus, vous ont donné, dans des récits variés, de continuelles jouissances et des surprises de lecture devenues pour vous une habitude, — et qui vous les donnent sans trace d’effort, comme l’arbre donne ses fruits, comme la source verse l’onde. Eh bien ! ce n’est pas là seulement un charme, c’est là une richesse aussi, une richesse et une valeur au sens de l’économie politique. Or, il importe, quand une richesse est créée dans la société, qu’elle n’aille pas au hasard, qu’elle reste et revienne à qui il appartient ; qu’elle soit possédée par celui qui le mérite le mieux : il importe d’en régler la distribution. De là, Messieurs, la nécessité actuelle et urgente d’une loi qui, en d’autres temps, pouvait sembler moins exigée, moins opportune. Il y a eu de grands siècles littéraires : nul né les salue et ne les admire plus profondément que moi ; mais de nos jours la littérature a pris un développement plus suivi, plus régulier, en rapport avec une société moyenne ou démocratique qui consomme prodigieusement. Ces besoins, ces demandes de la société créent ou développent des genres autrefois fort resserrés et qui rendaient peu.

En employant ces termes, Messieurs, en les empruntant à la science économique, je ne crois pas diminuer ce dont je parle devant vous. Et moi-même, si j’osais me citer en exemple, avant que la bonté toute particulière de l’Empereur voulût bien m’appeler à l’honneur de siéger parmi vous, qu’étais-je ? Un producteur dans un genre relativement facile, un producteur que l’exigence du journal stimulait, que la bienveillance du public encourageait à donner souvent et à faire de son mieux.

Messieurs, il y a dans la loi qui vous est soumise une préoccupation touchante : c’est celle qui concerne le conjoint survivant, c’est-à-dire, dans la plupart des cas, la veuve de l’homme de lettres :

« Pendant une période de cinquante ans, est-il dit, le conjoint survivant, quel que soit le régime matrimonial, et indépendamment des droits qui peuvent résulter, en faveur de ce conjoint, du régime de la communauté, a la jouissance des droits dont l’auteur prédécédé n’a pas disposé par acte entre-vifs ou par testament. »

Déjà cette préoccupation avait inspiré Napoléon Ier, lorsque par son décret du 5 février 1810, qui étendait à vingt ans le droit des enfants des auteurs, d’abord fixé et limité à dix ans par la loi du 19 juillet 1793, il établissait que la veuve, si les conventions matrimoniales lui en donnaient le droit, jouirait viagèrement de la propriété garantie a l’auteur lui-même.

Aujourd’hui, quel que soit le régime matrimonial, soit dotal, soit commun, la veuve est admise à la jouissance des droits qui ne comprennent pas moins d’un demi-siècle : autant dire toute sa vie. Il n’y a plus de distinction entre veuve et veuve.

Cela est juste. Le jurisconsulte éminent qui préside le Sénat, dans ses commentaires judicieux et savants, au titre du Contrat de mariage, avait déjà indiqué les raisons de cette sorte de complaisance de la loi pour l’épouse et la veuve, en ce qui est de cette espèce d’héritage. « Sans doute, disait M. le président trop long, l’œuvre de la pensée est la plus personnelle de toutes ; mais, tandis que le mari était occupé à ses compositions, la femme se dévouait aux soins du ménage, à l’éducation des enfants : chacun d’eux a donc mis à la masse commune sa part. »

Et qu’il soit permis à l’homme de lettres célibataire d’ajouter quelques mots sur la condition de l’homme de lettres marié.

Longtemps on a cru qu’il y avait sinon incompatibilité, du moins médiocre convenance entre la condition de l’homme de lettres ou de l’homme d’étude et l’engagement étroit du mariage. Il ne serait pas difficile d’emprunter aux vieux érudits, aux spirituels et malins tels-que Bayle, des mots légers au désavantage des épouses. Ces savants ont tort. La pratique et l’exemple parlent contre eux. L’état le plus naturel à l’homme qui étudie, comme à celui qui compose avec suite, même dans l’ordre de l’imagination, et qui par conséquent a besoin de longues heures de travail, est encore la vie domestique, régulière, intime. Quoi de plus touchant (et, en parlant ainsi, j’ai présentes à l’esprit des images vivantes) que de voir dans un intérieur simple, modeste, ce travail intellectuel de l’homme, ce recueillement et ce silence de la pensée respecté, compris par la femme qui quelquefois même, dans un coin du cabinet et l’aiguille à la main, y assiste ! Se figure-t-on, à la mort du mari, cette femme qui a assisté à la composition de l’œuvre, qui y a prêté son attention, quelquefois sa plume, qui a été la confidente, l’auxiliaire, le secrétaire par moments d’un mari distingué ou illustre, se la figure-t-on privée d’un droit utile et cher, et voyant un étranger s’en emparer légalement après un laps de temps déterminé ? Non, cela est impossible : la loi est juste, et la justice, en cette question, s’est introduite et s’est étendue, grâce surtout à la considération de la femme, de la veuve. C’est là un des beaux motifs de la loi.

Il est vrai que, par ce mot plus général de conjoint, elle prévoit aussi le cas où ce serait la femme qui serait auteur, qui serait célèbre, et où le mari ne ferait qu’assister à cette renommée, à cette gloire. Ici la situation se retourne. Ne sourions pas. Le rôle de mari de femme de lettres, de femme artiste, est sans doute délicat à porter :

La gloire d’une épouse est un pesant fardeau.

Mais aussi il n’est rien de respectable et de touchant (je reprends le mot, et, pour ma part, je sais aussi de tels exemples) comme de voir un homme, lui-même laborieux ou distingué dans son étude, dans sa profession, s’honorer d’une femme remarquable par un talent et un don qui la rend célèbre et qui ne la laisse pas moins aimable ; lui en permettre le libre et facile exercice, s’y prêter ; ne parler d’elle qu’avec respect et une sorte de modestie ; oser l’admirer et cependant rougir presque lui-même quand on la loue. Le propre de la société moderne est de comprendre et de maintenir le plus possible le sérieux et l’égalité dans toutes les choses honorables et bonnes.

J’ai dit le côté de sentiment qui n’est pas étranger à la loi et qu’il est permis d’y apercevoir ; mais la loi est une œuvre non de sentiment, mais d’équité. Je voudrais être homme de droit, Messieurs, et avoir qualité pour vous signaler avec précision en quoi la présente loi corrige et améliore la législation précédente ; en quoi aussi elle innove et rompt assez gravement avec le passé.

Elle innove, en ce que le conjoint auteur ou, pour parler un langage plus commode, le mari auteur qui, dans l’état de la législation antérieure, ne pouvait, par donation ou testament, enlever à la femme la survivance des droits, le pourra aujourd’hui. Et ceci n’est pas en contradiction avec ce qui a été remarqué de favorable à la femme.

Il est tel cas, en effet, rare sans doute, mais à prévoir, et dont un auteur seul est juge, où il lui importe de laisser en des mains plus fermes que celles d’une femme le soin de reproduire sa pensée et d’exercer ses droits.

Il est d’autres cas encore où, même sans disposition formelle de sa part, le mari auteur sera présumé avoir enlevé à la femme cette survivance de ses droits :

Par exemple, si la femme, lors du décès, a vu prononcer contre elle la séparation de corps, et si cette séparation n’a pas été éteinte par réconciliation. La femme alors n’est vraiment plus la veuve intéressante, la compagne unie et fidèle que nous vous avons présentée.

Elle ne l’est pas davantage si elle se remarie, car alors elle a prouvé qu’elle n’a plus pour la mémoire de l’époux ce culte exclusif qui est le fondement de la puissance qu’on lui attribue, de la faveur rémunératoire dont elle est l’objet.

Je laisse de côté quelques autres restrictions toutes secondaires et qui se rapportent à des accidents tout à fait particuliers de succession. Il faudrait entrer dans le menu du Code : je reste dans l’esprit de la loi.

J’allais oublier de rappeler à titre d’innovation, et d’une innovation juste qui a été suggérée par la fréquence des exemples, autrefois plus rares, que le mari de la femme auteur aura dorénavant le droit qu’avait seule autrefois la femme du mari auteur.

En résumé, dans l’état actuel de la législation, avant la promulgation de la loi présente, l’auteur, maître absolu de son œuvre sa vie durant, laissait, s’il était marié, la jouissance viagère de ses droits à sa veuve, à la condition que le mariage eût été contracté sous le régime de la communauté.

Les lois ou décrets, qui s’étaient succédé depuis le point de départ du 19 juillet 1793 jusqu’à la dernière loi du 8 avril 1854, avaient porté de dix ans à vingt, puis à trente, le droit des enfants des auteurs, à dater de la mort de l’auteur ou de sa veuve, s’il laissait une veuve.

L’auteur mort célibataire ne laissait qu’un droit de dix ans après sa mort.

Aujourd’hui le laps étendu de cinquante ans s’applique à tous les cas.

Ce n’est qu’une étape, disent les partisans de la perpétuité. — C’est, assurément, une belle marge, répondrons-nous avec les auteurs de la présente loi. C’est un vrai bienfait.

Et notez bien — historiquement parlant — que jusqu’ici, toutes les fois qu’on a voulu faire plus, faire mieux, embrasser davantage et procéder autrement, par voie de théorie, on a échoué. En fait, les grands projets dits de Propriété littéraire, soumis à des Commissions ou à des Chambres, le projet de 1825, celui de 1844 devant la Chambre des députés et celle des pairs, la question reprise à fond par ordre de l’Empereur, et soumise en 1864 à une Commission présidée par M. le comte Walewski, n’ont pu aboutir et se traduire en loi, malgré les lumières et les talents combinés, qui, certes, n’y ont pas fait faute.

Tenons-nous donc, quels que soient nos vœux personnels ou nos théories, heureux et reconnaissants de la loi présente. En ceci, comme en beaucoup de choses, gardons-nous d’être ingrats ; ne pensons pas toujours à un lendemain trop immense, qui est sujet à fuir devant nous : rappelons-nous ce qu’on avait la veille, et jouissons de ce qu’un bon, un grand et glorieux Gouvernement réalise.

Messieurs les Sénateurs, je me suis écarté le moins possible de mon sujet. Vous voudrez bien m’excuser si, à l’occasion d’une semblable loi, j’ai paru motiver plus qu’il n’était besoin un vote qui, d’ailleurs, ne fait pas question, et que votre Commission, à l’unanimité, vous propose.