(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Les cinq derniers mois de la vie de Racine »

Les cinq derniers mois de la vie de Racine97

Il me semble que quand on sait quelque chose de particulier et d’un peu nouveau sur Racine, on n’est pas libre de le garder pour soi et qu’on le doit à tous. Je suis dans ce cas depuis quelque temps. Grâce à de respectables amis que j’ai en Hollande et qui sont en partie les héritiers (et de bien dignes héritiers) des derniers papiers manuscrits, des dernières reliques de Port-Royal, j’ai pu lire une Correspondance tout intime d’un des plus fidèles amis du poète, de l’un de ceux qui l’assistèrent dans sa dernière maladie et jusque dans ses derniers instants. Par lui, par M. Vuillart (c’est le nom de cet humble ami), nous avons quelques détails de plus, parfaitement authentiques, sur les derniers mois de la vie de Racine, sur les circonstances de sa mort et sur ce qui suivit. Une de ces lettres est écrite du cabinet même de Racine, le jour du décès, et tandis que les restes mortels sont encore là, avant les funérailles. Je ne m’exagère point l’importance de ces détails dont la plupart ont passé dans la Vie de Racine écrite par son fils ; mais, si l’on n’y doit rien trouver de tout à fait neuf, on sentira du moins une pure et douce saveur originale, je ne sais quel charme d’honnêteté parfaite et d’innocence. Au lieu donc de réserver ce surplus de renseignements confidentiels pour une édition dernière de mon livre sur Port-Royal que je prépare, je m’empresse ici, dès à présent, d’en faire part à tous nos lecteurs.

Mais auparavant, puisqu’il est question de Racine, je ne puis manquer de recommander la nouvelle édition de ses Œuvres qui se publie dans la collection des Grands Écrivains de la France, chez MM. Hachette. M. Paul Mesnard, qui s’en est chargé, et qui s’en acquitte en toute conscience, a mis en tête une Notice biographique puisée aux sources, la plus complète qu’on ait et, je dirai même, la seule vraiment critique jusqu’ici. Racine fils, en effet, si utile et si abondant, n’a pas apporté en bien des points l’entière exactitude qu’on recherche et qu’on aime aujourd’hui. M. Mesnard a fait tout ce qui est possible pour éclaircir les points de généalogie, d’alliance, de parenté. Après être remonté jusqu’à l’aïeul et bisaïeul du coté de père et de mère, il a suivi Racine pas à pas dès sa naissance, dès son enfance, l’a accompagné dans le cours de ses études, l’a épié et surpris dans ses premiers divertissements, a insisté (et même avec surcroît) sur ses moindres relations de cousinage, les premières occasions prochaines de sa dissipation, et n’a rien laissé passer de vague ni d’indécis, pas plus dans sa vie de famille que dans sa carrière poétique : il a tiré à clair les amours de théâtre et les querelles littéraires. Parmi les choses controversées, il a discuté la tradition si courante de la disgrâce de Racine, qui l’aurait frappé à mort. Sans la repousser ni sans l’adopter absolument, M. Mesnard la réduit à ce qu’elle dut être en effet, à un simple mécontentement du roi, à une éclipse passagère. Il n’en fallut pourtant pas davantage, sans doute, avec la sensibilité qu’avait Racine, pour lui donner cette maladie de foie qui, un peu plus d’une année après, causa sa mort. Au nombre des textes nouveaux et des témoignages peu connus que produit M. Mesnard concernant le caractère de Racine et sa position à la Cour, je citerai le passage suivant des Mémoires de Spanheim, lequel était en ce temps-là l’envoyé de l’électeur de Brandebourg et son chargé d’affaires à Paris. Ce passage, qui avait été publié pour la première fois par un curieux bibliophile suisse, M. Gaullieur, nous montrera comment un étranger, homme d’esprit, jugeait Racine, après en avoir causé sans doute avec quelque courtisan railleur et caustique. Les lettres que nous avons à citer nous-même auront toute leur valeur et tout leur prix, quand on les mettra en opposition avec ce jugement dont elles sont la meilleure réfutation et dont elles montrent l’injustice.

« M. de Racine, disait Spanheim, a passé du théâtre à la Cour, où il est devenu habile courtisan, dévot même. Le mérite de ses pièces dramatiques n’égale pas celui qu’il a eu de se former en ce pays-là, où il fait toutes sortes de personnages, où il complimente avec la foule, où il blâme et crie dans le tête-à-tête, où il s’accommode à toutes les intrigues dont on veut le mettre ; mais celle de la dévotion domine chez lui : il tâche toujours de tenir ceux qui en sont le chef. Le Jansénisme en France n’est plus à la mode ; mais, pour paraître plus honnête homme et pour passer pour spirituel, il n’est pas fâché qu’on le croie janséniste. On s’en est aperçu, et cela lui a fait tort. Il débite la science avec beaucoup de gravité ; il donne ses décisions avec une modestie suffisante, qui impose. Il est bon grec, bon latin ; son français est le plus pur, quelquefois élevé, quelquefois médiocre, et presque toujours rempli de nouveauté. Je ne sais si M. de Racine s’acquerra autant de réputation dans l’histoire que dans la poésie, mais je doute qu’il soit fidèle historien. Il voudrait bien qu’on le crut propre à rendre service, mais il n’a ni la volonté ni le pouvoir de le faire ; c’est encore beaucoup pour lui que de se soutenir. Pour un homme venu de rien, il a pris aisément les manières de la Cour. Les comédiens lui en avaient donné un faux air, il l’a rectifié, et il est de mise partout, jusqu’au chevet du lit du roi, où il a l’honneur de lire quelquefois : ce qu’il fait mieux qu’un autre. S’il était prédicateur ou comédien, il surpasserait tout en l’un et l’autre genre. C’est le savant de la Cour. La duchesse de Bourgogne est ravie de l’avoir à sa table ou après son repas, pour l’interroger sur plusieurs choses qu’elle ignore : c’est là qu’il triomphe.98»

Et voilà pourtant comme se trompent ceux qui se croient fins et qui s’en tiennent au dehors. Tout certainement n’est pas faux dans ce portrait à demi satirique, et il y a des traits qui doivent avoir été observés au naturel : le contre-sens est dans l’intention générale et dans l’ensemble. Il n’y est tenu aucun compte de l’élément intérieur, du ressort principal qui explique les actions et toute la conduite de Racine dans ses dernières années, de son inspiration religieuse véritable, de son âme en un mot : et c’est elle qu’un ami du dedans va nous découvrir dans toute sa sincérité.

Mais, avant tout, qu’était-ce que ce M. Vuillart que j’ai seulement nommé, — ce « cher monsieur Vuillart » comme l’appelait Racine lui-même ? M. Germain Vuillart était un homme lettré, des plus lettrés, et un saint homme. Il avait servi de secrétaire, pendant vingt-quatre ans et plus, à M. Le Roi, abbé de Haute-Fontaine, personnage estimable, généreux de nature et d’humeur libérale, de plus d’ambition peut-être que de talent, d’un mérite réel toutefois, et qui est fort connu dans l’histoire ecclésiastique du XVe siècle. Cet abbé de Haute-Fontaine, qui avait de grandes liaisons, les avait en quelque sorte transmises et léguées à son ancien secrétaire. Celui-ci était, à six mois de distance, du même âge que Racine, et il avait tout près de soixante ans quand le grand poëte mourait à plus de cinquante-neuf. Il vivait habituellement dans le quartier Saint-Jacques, près le collège de Saint-Jean-de-Beauvais, tout à la prière, à l’étude et aux services à rendre aux amis. Il relisait avec M. de Tillemont les volumes manuscrits de son Histoire ecclésiastique ; il surveillait la réimpression des Réflexions morales du Père Quesnel ; il collationnait avec de nouveaux traducteurs de saint Augustin, et l’original à la main, le texte de leur traduction. Il correspondait fidèlement avec les absents et les informait des nouvelles qui pouvaient les intéresser et les édifier. « Je vous régalerai, écrivait-il à l’un d’eux (et il l’aurait pu dire également à chacun en particulier), de tout ce que la main de la Providence mettra entre les miennes et que je croirai pouvoir servir de nourriture agréable et utile à l’amour que Dieu vous a donné pour toute vérité. » Les lettres que nous avons sous les yeux sont une de ces correspondances qui, le croirait-on ? devinrent par la suite un crime d’État. Elles sont adressées à M. de Préfontaine, frère de l’abbé Le Roi, et qui avait été secrétaire des commandements de Mademoiselle de Montpensier : alors retire du monde, il habitait dans sa terre de Fresne, près Montoire, dans le Vendômois. Quand on a lu cette correspondance et qu’on a vu de quoi s’entretenaient en secret ces hommes respectables ; quand on sait de plus que, peu d’années après, M. Vuillart fut arrêté un matin (2 octobre 1703) comme coupable de correspondre avec le Père Quesnel et comme agent d’intrigues ; qu’il fut mis à la Bastille, où il ne demeura pas moins de douze ans et d’où il ne sortit qu’en 1715, après la mort de Louis XIV, pour mourir lui-même presque aussitôt, à l’âge de soixante-seize ans passés, on ressent une indignation profonde de ces iniquités qui flétrirent la fin d’un grand règne, et l’on conçoit une horreur nouvelle pour les hypocrites ou les fanatiques qui les conseillèrent. Je ne crains pas de dire que l’embastillement de M. Vuillart est un des crimes moraux qui signalèrent l’influence triomphante des Tartufes sur la conscience de Louis XIV. Mais il nous faut chasser ces images et, pour aujourd’hui, nous tenir avec l’humble et pieux M. Vuillart dans la chambre de Racine malade où il nous introduit. Il va rendre compte, dans ses lettres à M. de Préfontaine, du mal et du mieux, de la guérison que d’abord on croyait complète et des rechutes, de tout ce dont il est le témoin. Il y a un bon intervalle que remplit une fête de famille. Chaque parole, chaque action respire la piété et la simplicité. Nous le laisserons dorénavant parler sans presque l’interrompre.

C’est dans une lettre datée du 5 novembre 1698 qu’on a la première nouvelle d’une maladie sérieuse dont Racine relevait à peine. S’excusant de n’avoir pu écrire de lettres pendant le mois précédent, M. Vuillart donne pour raison divers soins qui l’ont partagé, des épreuves à corriger pour les éditions d’ouvrages du Père Quesnel et d’autres amis, et il ajoute :

« Mon ami M. Racine a été longtemps malade. Il me coûtait, de deux jours l’un et quelquefois tous les jours presque, une matinée ou une après-dinée ; car il le souhaitait, et son épouse, comme lui, m’assurait que cela lui faisait plaisir. Il est guéri, et il est à Melun pour la profession de sa seconde fille… »

Ce voyage de Melun et les émotions qu’il y éprouva causèrent bien de la fatigue à Racine. L’apparence de sa guérison ne laissait pas de tromper les amis ; ils espéraient ce qu’ils désiraient :

« Sa convalescence, après une assez longue maladie qui nous a fort alarmés, se confirme de jour en jour (18 décembre), et elle doit augmenter notablement par la grande joie que lui donne l’heureux retour de son fils avec M. de Bonrepaux, qui l’avait mené à La Haye et qui l’a ramené, pour le remener en Hollande après un peu de séjour qu’il est venu faire à la. Cour par ordre ou du moins avec l’agrément du roi. »

Cependant, dans une lettre que l’on connaît d’ailleurs et que Racine écrivait à son fils, alors à Versailles, il lui parlait de la tumeur qu’il avait toujours au côté :

« Je n’en ressens presque aucune incommodité, lui disait-il. J’ai même été promener cette après-dînée aux Tuileries avec votre mère, croyant que l’air me fortifierait ; mais à peine j’y ai été une demi-heure qu’il m’a pris dans le dos un point insupportable qui m’a obligé de revenir au logis. Je vois bien qu’il faut prendre patience sur cela, en attendant le beau temps. »

Racine parlait ainsi, le 30 janvier 1699, à la veille d’une rechute. Il s’était passé dans l’intervalle un grand événement domestique que l’état de sa santé l’avait averti sans doute de conclure sans trop de retard. Sa fille aînée semblait d’abord aussi peu disposée au mariage que la cadette, et si Port-Royal à cette date avait pu recevoir des novices, il est fort possible et même probable que sa vocation eut été de ce côté. Mais l’obstacle qu’elle trouvait à ce bonheur parfait dans le sacrifice la détermina autrement et lui permit d’entrer dans les vues de son père. Au lieu d’une seconde prise de voile, nous allons donc assister à un mariage chrétien, à la dernière joie de cœur de Racine. M. Vuillart est d’autant plus à écouter en cette occasion, que ce fut lui qui ménagea le parti le plus sortable à la fille de son illustre ami :

« Mais voici, dit-il (31 décembre 1698), une nouvelle particulière qui va vous faire un vrai plaisir : c’est le mariage de Mlle Racine avec le fils du bonhomme99 M. de Moramber. Voici ce qui donna lieu à l’idée qui m’en vint. On me dit que M. Racine pensait à marier sa fille. Moi qui savais qu’elle avait passé six mois nouvellement auprès de sa grande tante l’abbesse de Port-Royal, je doutai d’abord. Pour m’assurer du fait, je dis à M. Racine ce que j’apprenais et le priai de former lui-même le langage que je tiendrais aux personnes qui m’en parleraient comme me croyant son ami. Alors il m’ouvrit son cœur et m’expliqua confidemment ses idées sur le mariage et la qualité de l’alliance qu’il cherchait pour sa fille, ajoutant que s’il trouvait de quoi remplir solidement ces idées, comme serait un jeune avocat de bon esprit, bien élevé, formé de bonne main, qui eût eu déjà quelque succès dans des coups d’essais et premiers plaidoyers, avec un bien raisonnable et légitimement acquis, il le préférerait sans hésiter à un plus grand établissement, quoi que lui fissent entrevoir et espérer des gens fort qualifiés et fort accrédités qui voulaient marier sa fille. Il m’invita bonnement à y penser. M. de Moramber le fils, qu’on nomme Riberpré, du nom d’un fief qu’a le père à Éclaron, me vint voir quelques jours après à son retour de la campagne. Il y avait passé deux mois, à un autre lieu près de Beaumont-sur-Oise, où ils ont aussi du bien, et me dit que durant ces deux mois il avait étudié sept heures par jour avec son père. Outre que je lui savais tout ce que M. Racine désirait, je le trouvai de plus si formé et plein de tant de raison, de bons sentiments et de bon goût, qu’après avoir pris langue du père et de la mère qui m’applaudirent, je fis la proposition à M. Racine. Il l’agréa fort. On a fait ensuite toutes les démarches qu’il convient pour parvenir à ces bons comptes qui font les bons amis. Tout a cadré à souhait. On est très-content de part et d’autre et des personnes et des biens. M. Racine ne donne que vingt mille écus, mais en très-bon bien. M. de Moramber ne veut pas qu’on le sache, en donnant plus de quinze mille a son fils qui a de grandes espérances encore de père, de mère, et de sa sœur aînée qui ne se veut point marier… La demoiselle a dix-huit à dix-neuf ans, et le cavalier vingt-cinq à vingt-six. Chacun les trouve assortis à souhait. M. Racine me nomme le Raphaël de cette alliance, et dit le dernier jour au pasteur et bon ami de Saint-Séverin100 qu’il n’oublierait jamais l’obligation qu’il a à l’entremetteur. Comme je suis témoin et charmé de la bonne éducation qu’ils ont eue tous deux, je n’ai qu’à souhaiter que le Raphaël valût prix pour prix la jeune Sara et le jeune Tobie. Ils seront mariés le 7 de janvier. Les articles furent signés le 23 de ce mois. On publie les bans à trois fois selon l’ordre et selon l’inclination de si bons paroissiens de part et d’autre. L’alliance est tout à fait belle du côté de Mme de Moramber : sa mère était cousine germaine du président de Périgny, père de Mme Daguesseau et de La Houssaye, et alliée des Montholon, Séguier, Le Picard, Le Coigneux, Angran, etc. Il n’y aura que neuf ou dix conviés de part et d’autre, et M. Despréaux avec le Raphaël, les deux amis des époux et des deux familles. Cet article est un peu long ; mais vous estimez M. Racine et vous aimez M. de Moramber, et vous daignez avoir mille bontés pour moi. Je recommande cette alliance à vos prières, monsieur. »

Puis vient le récit de la noce, des cérémonies et de l’allégresse toute modeste qui anime cette alliance entre deux familles chrétiennes. C’est un tableau de mœurs bourgeoises, encore à demi patriarcales :

« (10 janvier 1699)… Le mariage fut célébré le 7. M. de Saint-Séverin en fit la cérémonie à Saint-Sulpice avec l’agrément du curé, car c’est depuis quelques années la paroisse de M. Racine, auparavant de celle de Saint-Séverin sur laquelle est M. de Moramber. M. Racine donna le dîner des noces. M. le Prince101 lui avait envoyé pour cela, deux ou trois jours auparavant, un mulet chargé de gibier et de venaison ; il y avait un jeune sanglier tout entier. Le soir il n’y eut point de souper chez le père de l’époux, avec lequel on était convenu qu’il donnerait plutôt un dîner le lendemain, afin qu’il n’y eût point deux grands repas en un jour. Tout finit donc le soir des noces par une courte et pathétique exhortation de M. de Saint-Séverin sur la bénédiction du lit nuptial qu’il fit. M. et Mme Racine se retirèrent à huit (heures) et demie. Les jeunes gens firent la lecture de piété ordinaire à la prière du soir avec la famille. Le père, comme pasteur domestique, répéta la substance de l’instruction de M. le curé, et tout était en repos comme de coutume avant onze heures. Il n’v eut point d’autres garçons de la noce, ou plutôt amis des époux, que M. Despréaux et moi. Ainsi l’on y vit l’effet des prières de la bonne mère abbesse de Port-Royal, grande tante de l’épouse, et de l’excellent ami que vous allez reconnaître, monsieur, à son style ordinaire auquel vous êtes fait102. Comme il est ami de M. Racine qu’il avait su mon voisin, à la rue des Maçons103, il lui en donne toujours le nom. J’avais recommandé cette alliance à ses prières. Voici donc sa réponse : « Je félicite l’illustre voisin de l’heureuse alliance dont vous êtes l’entremetteur ou plutôt le médiateur, médiateur entre Dieu et vos amis, car un bon mariage ne peut venir que de Dieu : Domus et divitiæ dantur a pcirentibus : a Domino autem proprie uxor prudens. Le Seigneur vous a donc choisi pour ménager, de sa part et en son nom, un mariage qui, selon votre rapport, a tant de marques de la destination et du choix de Dieu. Je m’acquitterai du devoir de l’offrir à Dieu et en même temps tous ceux qui y ont part, afin qu’il daigne se trouver à ces noces chrétiennes et y apporter de ce bon vin que lui seul peut donner, qui met la vraie joie dans le cœur, et qui donne aux vierges une sainte fécondité en plus d’une manière : Vimim germinans virgities, comme parle un prophète. »

Vous éprouvez sans doute, monsieur, qu’il n’est besoin de vous nommer l’auteur, ni de vous le désigner plus clairement. »

Ainsi échangeaient de loin leurs bénédictions, ainsi s’exprimaient entre eux avec une prudence mystérieuse ces hommes de piété et de ferveur dont le commerce semblait un crime, et en qui l’esprit de parti prétendait découvrir de dangereux conspirateurs. Ils ne conspiraient que pour le salut, en vue de l’éternité.

Mais voici encore autre chose. Le respectable ami auquel écrivait M. Vuillart, M. de Préfontaine, en lui répondant, avait semblé regretter de sa part une omission : c’est que celui qui avait fait le personnage d’ange Raphaël dans ce mariage de Tobie et de Sara n’eût point ajouté aussi le conseil que l’ange avait autrefois donné au jeune homme, de s’abstenir durant les trois premières nuits, de les passer à deux, à genoux, mains jointes, en continence et en prière. N’oublions pas que nous sommes avec des chrétiens redevenus primitifs et qui remontent aux moindres paroles de l’Écriture comme à une source sacrée. M. Vuillart, entrant dans la pensée de son ami, pensée qui eût fait sourire un profane, mais où lui ne voyait qu’un sujet d’édification de plus, répondait assez agréablement :

« Il eût été à désirer, monsieur, que l’on eût fait cadrer en tout la comparaison de Tobie le jeune et de la jeune Sara avec nos jeunes et nouveaux conjoints. Mais comme le His tribus noctibus Deo jungimur (Ces trois premières nuits n’appartiennent qu’à Dieu)… dépend de la seule inspiration de l’Esprit du Seigneur et d’une grâce aussi rare que précieuse, même pour un temps, et que l’exhortation à une pratique si respectable convenait au pasteur conjoignant, et n’était nullement du ressort ni de l’entremise du médiateur de l’alliance, ç’a été lettres closes pour lui. Mais la réflexion que vous faites, monsieur, sur cette belle circonstance de l’histoire de ces anciens enfants des Saints, convient tout à fait à la haute idée qu’une religion aussi éclairée que la vôtre donne de l’image de Dieu qui est dans l’homme, et de l’alliance que Jésus-Christ a élevée à ia dignité de sacrement… »

Et il prenait de là occasion pour citer, à son tour, plus d’une parole de l’Écriture se rapportant à l’union mystique du Verbe avec la nature humaine et du Sauveur avec son Église, toutes choses divines dont le mariage humain, en tant que sacrement, n’est que l’ombre et la figure. Puis il terminait en disant (car il avait eu depuis peu des soupçons sur la fidélité de la poste, et il avait craint que quelque curieux ou malveillant ne s’immisçât pour intercepter la correspondance) :

« Après de telles réflexions que vous faites, monsieur, et que vous me mettez en voie de faire aussi, voyez si je n’ai pas grand sujet de désirer que vos lettres me viennent en leur entier et que Dieu continue de me faire par vous, jusqu’à la fin de votre vie ou de la mienne, le bien qu’il a daigné me faire durant près de trente ans par feu monsieur votre frère, mon très-honoré père en Jésus-Christ et mon très-libéral bienfaiteur104.… »

J’abrège un peu, car il le faut, mais j’ai toujours quelque regret, je l’avoue, à ne pas laisser les phrases de ces dignes gens dans toute leur longueur, afin de mieux respecter aussi l’intégrité de leurs sentiments. Et combien ces sentiments sont profonds, gravés à jamais, ineffaçables ! La foi communique à tout ce qu’ils sentent et ce qu’ils pensent un caractère d’éternité. — La joie de la famille Racine dura peu :

« Nous passâmes avant-hier l’après-dînée chez votre sœur. Elle est toujours fort gaie et fort contente, et vous garde de très-bon chocolat dont elle me fit goûter. »

C’est ce que nous lisons dans une lettre de Racine à son fils aîné, alors à Versailles (30 janvier 1699). — Cette sœur chez qui on va passer une après-dînée n’est pas du tout, comme l’a cru un ancien annotateur, la religieuse de Melun ; ce ne pouvait être que la nouvelle mariée, Mme de Riberpré. Mais déjà vers cette date, et un mois à peine écoulé depuis la cérémonie nuptiale, le mal, qui n’avait jamais entièrement cessé, se faisait de nouveau sentir. Il reprenait plus fort que jamais quelques semaines après, et il y avait crise. M. Vuillart écrivait le 19 mars :

« M. Racine a été malade à mourir ; il revient des portes de la mort. C’était une rechute. Son mal était si pressant que lui et sa famille me souhaitant auprès de lui par amitié, je fus privé jeudi passé de la consolation de vous écrire. A jeudi prochain le reste. »

Dès le mardi suivant, 24 mars, M. Vuillart reprend la plume, et après avoir rapporté une nouvelle intéressante (l’arrivée de la Bulle condamnant le livre des Maximes de Fénelon) qu’il avait apprise de l’abbé Renaudot dans la chambre même de Racine, il continue ainsi :

« Il (l’abbé Renaudot) me laissa chez le malade parce que je voulus voir lever le premier appareil d’une incision qu’on lui avait faite la veille au côté droit, un peu au-dessous de la mamelle. C’est une incision cruciale. Il en sortit une demi-poilette (palette) de pus bien cuit. Il n’en est point sorti depuis, mais il lui faut quelques jours pour se former. On ne sait s’il n’y a point d’abcès au poumon ou au foie. La patience et la douceur du malade, naturellement prompt et impatient, est un vrai ouvrage de la miséricorde du Seigneur. Il est en danger, mais si bien disposé qu’il témoigne plus craindre le retour de la santé que la fin de sa vie. — « Je n’ai jamais eu la force de faire pénitence, disait-il confidemment le dernier jour à une personne. Quel avantage pour moi que Dieu m’ait fait la miséricorde de me donner celle-ci ! » Il est tout plein de semblables sentiments. Il lui en échappe quelques-uns quand il sent près de lui quelqu’un de confiance. Je le recommande, monsieur, très-instamment à vos prières. Tout Paris prend grande part à son danger comme toute la Cour ; et tout le monde souhaite passionnément sa conservation105. Il est dans une réputation de candeur, de droiture, de probité, qui le rend plus précieux à ses amis et aux honnêtes gens que son bel esprit. Son gendre et sa sœur, Mlle de Moramber, sont sans cesse à le servir avec son fils et son épouse, et tous se surpassent, chacun en sa manière. »

Et dans la même lettre, reprenant la plume le lendemain (car le jour du courrier n’était que le jeudi) :

« Ce 25 mars, vers le soir. — Je sors de chez le pauvre M. Racine. On le trouve toujours en danger, quoique les accidents diminuent : je crains beaucoup la fin. Elle peut n’être pas si proche : mais, selon les apparences, elle sera triste pour nous. Il est entre les mains de Celui qui deducit ad inferos et reducit, qui eripü de portis mortis, qui dixit populo suo : Ego sum Domîmes, sanator tuns, et de qui saint Augustin dit : Omnipotenti Medico nihil est inscinabile. Il est le Seigneur tout-puissant et le Médecin tout-puissant aussi. Rien donc n’est hors de son pouvoir. Nulle maladie n’est incurable pour lui. Il n’y a qu’à l’adorer et à le laisser faire. »

Telle était l’atmosphère de religion, d’absolue croyance, au sein de laquelle habitait Racine converti et où vivait comme lui tout ce qui l’approchait et l’entourait. On peut méditer sur la différence des temps.