(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Idées et sensations : par MM. Edmond et Jules de Goncourt. »

Idées et sensations :
par MM. Edmond et Jules de Goncourt112.

MM. de Goncourt sont deux auteurs qui n’en font qu’un et dont le nom a acquis toute sa signification depuis leurs deux ou trois derniers romans très-remarquables, mais surtout par ce drame d’Henriette Maréchal qui a fait éclat et qui les a bombardés tout d’un coup à la célébrité. J’ai le plaisir de les connaître particulièrement, et j’ai tant entendu déraisonner sur eux à propos de ce dernier drame spirituel et passionné, vif et hardi, incomplet et brusque, qui méritait la critique et l’attention, — j’ai tant entendu débiter, à ce sujet, de lieux communs et de fadaises (Melpomène, la dignité des genres, la Maison de Molière, etc.), que l’envie me prend d’esquisser le portrait littéraire de ces deux frères unis, ou plutôt de l’extraire du présent volume qu’ils viennent de publier, Idées et Sensations, — un recueil de pensées, de fantaisies et de petits tableaux, qu’ils ont dédié à Gustave Flaubert.

MM. de Goncourt qui, à huit ans de distance l’un de l’autre, sont jumeaux ; qui pensent et sentent à l’unisson ; qui non-seulement écrivent, mais causent comme un seul homme, l’un seulement avec plus de réflexion et de suite, l’autre avec plus de pétillement et de saillies, sont entrés dans la littérature par la peinture, par les arts : ne l’oublions pas, et eux-mêmes, dans ce qu’ils écrivent, ne permettent jamais de l’oublier. De plus, ils sont entrés dans la littérature et dans l’art par le xviiie  siècle d’abord, par le xviiie  siècle exclusivement : ç’a été là leur première et unique Antiquité, et de cette étude ils ont passé immédiatement à celle des mœurs et des personnages du jour, sur les traces et à l’exemple de Gavarni. C’est à l’œuvre et par la pratique qu’ils se sont formés. Ils ont commencé par l’excès, par l’abus ; ils ont abondé dans leur sens, ils ont beaucoup hasardé : mais bientôt ils ont tant vu et compulsé de pièces de ce xviiie  siècle qu’ils chérissent et où ils ont placé leurs origines, ils ont tant recherché et comparé de tableaux, d’estampes et d’images, tant recueilli de détails, tant colligé d’anecdotes, tant dépouillé de journaux, de correspondances, en finissant par les gros livres et par les ouvrages de poids, qu’ils sont devenus à leur tour des habiles, des peintres et témoins fidèles, des experts de première qualité dans la connaissance de cet âge si voisin de nous et si compliqué, si raffiné. Chaque fait du xviiie  siècle est pour eux un fait contemporain qui vit, qui fourmille de mille incidents, qui chatoie de mille reflets, qui s’anime de mille circonstances ; ils le voient comme s’ils y étaient ; ils s’en souviennent comme d’un souvenir à eux ; ils en veulent tout rendre à la fois. — Présentez-leur un tableau quelconque de cette époque, signé ou non signé, et ils vous diront aussi sûrement que personne de qui il ne peut pas être, de qui probablement il est. Ils savent les styles, ils ont le coup d’œil, le tact. « Apprendre à voir, ont-ils dit, est le plus long apprentissage de tous les arts. » Ils ont fait depuis longtemps cet apprentissage ; ils sont passés maîtres en matière de xviiie  siècle.

Mais ce n’est pas impunément qu’on place ses plus hauts horizons d’antiquité à un siècle si rapproché de nous : il en résulte un dégagement d’arriéré, une légèreté de mouvement et d’allure, une hardiesse et, par moments, une irrévérence de jugement qui tient au manque de religion littéraire première. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je me bornerai, dans le cas présent, à bien constater le résultat singulier d’une telle éducation libre, personnelle, et sincèrement poussée jusqu’à ses extrêmes conséquences. Je ne conseillerais à personne un pareil régime. MM. de Goncourt ont commencé le dîner par le dessert : ce n’est pas précisément le meilleur moyen de se faire, en général, un tempérament solide ; mais une fois n’est pas coutume, et eux, ils ont su se faire, à ce régime, un tempérament exquis. Or « il n’y a de bon, disent-ils, que les choses exquises ! » Un bon ordinaire n’existe pas pour eux dans les choses de l’esprit : il leur faut le rare.

Il y a eu la querelle des anciens et des modernes ; cette question est loin d’être épuisée, et elle recommence toujours. MM. de Goncourt sont des modernes déterminés, résolus, d’aventureux oseurs, de hardis négateurs. Jusqu’où ne vont-ils pas ? Ils sont allés jusqu’à dire : « L’Antiquité a peut-être été faite pour être le pain des professeurs. » Que vous en semble ? Cela est encore plus fort en irrévérence que la Belle Hèlene. — Les genres dits nobles et élevés ne leur imposent pas le moins du monde. La religion de l’histoire, le numen historiæ de Pline le Jeune et de Tacite, ils n’en ont pas une bien haute idée, ils ne l’admettent pas : « L’histoire, disent-ils, est un roman qui a été ; le roman est de l’histoire qui aurait pu être. » — La tragédie, ils n’en pensent pas mieux que de l’histoire, mais ils la redoutent davantage, et ils lui en veulent comme au fantôme ennemi qu’on évoque de temps en temps et qu’on fait semblant de ressusciter contre les genres vivants et modernes ; ils disent :

« Il est permis en France de scandaliser en histoire : on peut écrire que Néron était un philanthrope, ou que Dubois était un saint homme ; mais en art et en littérature les opinions consacrées sont sacrées : et peut-être, au xixe  siècle, est-il moins dangereux, pour un homme de marcher sur un crucifix que sur les beautés de la tragédie. »

Artistes jusqu’à la moelle, ils voient le monde par ce côté unique de l’art ; c’est par là qu’ils sont offensés, c’est par là qu’ils jouissent ; c’est à être un artiste indépendant, sincère, absolu et sans concession, qu’ils mettent le courage civil :

« Il faut plus que du goût, il faut un caractère pour apprécier une chose d’art. L’indépendance des idées est nécessaire à l’indépendance de l’admiration. »

Ils veulent du présent, du vif, du saignant dans les œuvres :

« En littérature, on ne fait bien que ce qu’on a vu ou souffert. »

L’Antiquité leur paraît encore à juger ; ils ne paraissent accepter rien de ce qu’on en dit ; ils croient que tout est à revoir, et que le procès à instruire n’est pas même commencé ; ce respect du passé en littérature, ce culte des anciens à tous les degrés, qu’il s’agisse des temps d’Homère ou du siècle de Louis XIV, est, selon eux, la dernière des religions qu’on se prendra à examiner et à percer à jour :

« Quand le passé religieux et politique sera entièrement détruit, peut-être commencera-t-on à juger le passé littéraire. »

Ils ne font grâce entre les anciens qu’à Lucien, peut-être à Apulée, à cause de l’étonnante modernité qu’ils y retrouvent : ce sont pour eux des contemporains de Henri Heine ou de l’abbé Galiani.

Après tout, en parlant ainsi, c’est pour leurs goûts et leurs préférences, c’est pour leur art favori, c’est pour leur maison qu’ils plaident :

« Lire les auteurs anciens, quelques centaines de volumes, en tirer des notes sur des cartes, faire un livre sur la façon dont les Romains se chaussaient, ou annoter une inscription — cela s’appelle l’érudition ; on est un savant avec cela ; on est de l’Institut, on est sérieux, on a tout : mais prenez un siècle près du nôtre, un siècle immense ; brassez une mer de documents, trente mille brochures, deux mille journaux, tirez de tout cela non une monographie, mais le tableau d’une société, vous ne serez rien qu’un aimable fureteur, un joli curieux, un gentil indiscret. Il se passera encore du temps avant que le public français ait de la considération pour l’histoire qui intéresse. »

Le xviiie  siècle revu et repeint par eux prend un aspect tout neuf et bien vivant ; ils en adorent surtout les peintres. Watteau, Chardin, Latour, jusqu’à Greuze et Fragonard ;-ils ont fait sur ces grands ou charmants artistes, et sur d’autres bien moindres dits les petits maîtres, des Études curieuses, approfondies, fouillées, qui sont des merveilles en ce genre de monographie descriptive. Leur prose rivalise avec la palette pour refléter la physionomie des œuvres. Ils n’ont jamais assez de couleurs et de nuances pour nous les rendre ; il leur semble qu’ils n’en ont jamais assez dit, assez exprimé. « L’excès en tout est la vertu de la femme, ont-ils dit. — Trop suffit quelquefois à la femme. » Ils sont de ces critiques délicats et raffinés qui ont cette, vertu féminine : ils veulent du trop ; ils s’en contentent quelquefois. Pour tout ce qui est art du xviiie  siècle, je leur rends les armes : en ce qui est des auteurs, c’est différent, et j’aurais, sur plus d’un nom, maille à partir avec eux. Comme ils sont entrés dans cette époque par l’art et par les tableaux, les livres ne sont venus pour eux qu’en second, et quand ils ont abordé les livres, ils ont commencé par les plus minces, les plus légers, les plus piquants, les plus analogues aux peintures de genre. Mme d’Épinay et Galiani les ont plus attirés que l’Esprit des Lois et le Dictionnaire philosophique de Voltaire. De là des jugements qui, pour avoir leur part de justesse, ne laissent pourtant pas d’étonner et de déconcerter à première vue. Quand ils ont vu du grand dans le xviiie  siècle (et il y en a eu), ils l’ont étrangement placé : « Il y a eu du grand dans le xviiie  siècle, disent-ils, mais on ne veut pas le voir : on masque avec Brimborion les écuries de Chantilly. » D’autres verraient le grand du siècle dans l’Histoire naturelle, dans l’idée de l’Encyclopédie, dans la monarchie universelle de Voltaire ; mais ce sont les abstraits qui jugeraient ainsi : MM. de Goncourt sont des plastiques. Ils ont raison d’admirer le grandiose de ces écuries de Chantilly ; mais leur point de vue en reste marqué.

Dans ce siècle qu’ils aiment de prédilection, ils traiteront incomparablement moins bien les gens de lettres que les peintres. Voici une page que je trouve d’une grande dureté et d’une véritable injustice pour les lettrés philosophes :

« Habiles gens, ces philosophes académiques du xviiie  siècle, les Suard, les Morellet, plats, serviles, rentés par les seigneurs, à peu près entretenus de pensions par des grandes dames, avec, aux jambes, les culottes de Mme Geoffrin. Ces âmes d’hommes de lettres-là font tache dans ce libre xviiie  siècle par la bassesse sourde du caractère sous la hauteur des mots et l’orgueil des idées. Le monde de l’art, au contraire, contient les nobles âmes, les aines mélancoliques, les âmes désespérées, les âmes fières et gouailleuses, — comme Watteau, qui échappe aux amitiés des grands et parle de l’hôpital ainsi que d’un refuge ; comme Lemoyne, qui se suicide ; comme Gabriel de Saint-Aubin, qui boude l’officiel, les Académies, et suit son génie dans la rue… Aujourd’hui nous avons changé cela : ce sont les lettres qui ont pris cette libre misanthropie de l’art. »

Je le répète, cette page n’est pas juste. Ces Suard, ces Morellet, tout académiciens qu’ils sont devenus, n’étaient ni plats ni serviles ; ils savaient au besoin se faire mettre, comme d’autres, à la Bastille ou dans un château fort. MM. de Goncourt, qui sont des hommes de nuances, ont manqué là une nuance qu’ils étaient dignes de saisir. Je n’exige pas qu’ils aiment Suard et Morellet, mais qu’ils les voient tels qu’ils étaient, ni plus ni moins, dans ce milieu social où tout se passait encore avec convenance, avec mesure. Pourquoi sabrer en gros les hommes de lettres, les déporter, pour ainsi dire, en masse, quand on fait si bien la part à chaque individualité, grande ou petite, parmi les peintres ?

Une autre de leurs pensées est celle-ci :

« Malheur aux productions de l’art dont toute la beauté n'est que pour les artistes !… » Voilà une des plus grandes sottises qu’on ait pu dire : elle est de d’Alembert. »

Oh ! ici il y aurait toute une bataille en règle à livrer. D’Alembert, en demandant à l’art de sortir du cercle des initiés et des intimes, a-t-il dit là, réellement, une si grande sottise ? Toute la question, la question principale du moins, que soulèvent plusieurs des dernières productions de MM. de Goncourt, pourrait se résumer en ce point délicat ; leur théorie elle-même est en cause. Hommes d’observation, de sincérité et de hardiesse, ils se sont fait une doctrine à leur usage : ils se sont dit de ne pas répéter ce qui a été dit et fait par d’autres ; ils vont au vif dans leurs tableaux, ils pénètrent jusqu’au fond et aux bas-fonds ; ils veulent noter la réalité jusqu’à un degré où on ne l’avait pas fait encore ; ils tiennent, par exemple, à copier et à reproduire la conversation du jour et du moment, les manières de dire et de parler si différentes de la façon d’écrire, et que les auteurs, d’ordinaire, ne traduisent jamais qu’incomplètement, artificiellement ; ils ne reculent pas au besoin devant la bassesse des mots, fussent-ils dans une jolie bouche et du jargon tout pur, confinant à l’argot ; ils imitent, sans rien effacer, sans faire grâce de rien ; ils haïssent la convention avant tout ; pas d’école : « Aussitôt qu’il y a l’école de quelque chose, ce quelque chose n’est plus vivant. » Ils haïssent la fausse image et le ponsif du beau : « Il y a un beau, disent-ils, un beau ennuyeux, qui ressemble à un pensum du beau. » Très-bien : Je les comprends, je les approuve, je les suis volontiers, ou à très-peu près, jusque-là. Ils ne craignent pas la crudité quand il le faut. Très-bien, passe encore ! Maïs ne la recherchent-ils point parfois ? N’isolent-ils point comme à plaisir ce qui est extrême et pénible dans l’impression causée, ce qui est exclusivement vrai d’une vérité triste, nue, affreuse ? Ne forcent-ils pas le réel en le découpant de la sorte ? Ne lui donnent-ils pas un relief sans accompagnement ni contre-partie ? Ne s’abstiennent-ils pas, avec une rigueur qui est, certes, de la force, mais qui ressemble parfois à une gageure, de tout ce qui pourrait adoucir, compenser l’effet produit, non pas l’amortir, mais le racheter et consoler à côté le regard (témoin Germinie Lacerteux) ? Eh bien ! l’art, parce qu’il doit surtout satisfaire les artistes, c’est-à-dire les connaisseurs, doit-il donc se condamner ainsi à ne plaire qu’à eux, à eux seuls, à déplaire nécessairement aux bourgeois (ce mot va loin), à la moyenne du public, à l’ensemble d’une société, à nos semblables ? Je ne le pense pas, et d’Alembert, en exprimant la pensée que relèvent avec un tel dédain nos jeunes amis, n’a fait qu’exprimer quelque chose de sensé et d’humain, qui n’est sans doute pas l’essentiel et le propre de l’art, mais qui ne saurait non plus être incompatible avec lui. On a beau être artiste jusqu’au bout des ongles, on est d’un temps, d’une époque ; on exprime les choses avec art et talent, pour être, apparemment, en sympathie avec quelqu’un, avec le plus d’amateurs ou d’admirateurs possible. Pourquoi limiter à l’avance ce nombre ? Pourquoi repousser, de propos délibéré, des natures, même incomplètes, qui ne demandent qu’à être attirées et à venir à vous par de certaines qualités qui sont en vous et qui ne sont pas absentes en elles ? Pourquoi se retrancher, s’interdire à soi et aux autres, quand il y a lieu, l’agrément, l’émotion bienfaisante et salutaire ? Quelle lâcheté ou quelle sottise y a-t-il à désirer que l’artiste, supérieur aux autres par ses moyens d’expression, reste d’ailleurs un homme autant qu’il se peut ?

Mais que fais-je ? Je me juge moi-même en parlant de la sorte : je me classe parmi les lettrés plus que parmi les artistes. Voilà que je suis un éclectique aussi113.

C’est pour Diderot, presque seul entre les gens de lettres de son temps, que MM. de Goncourt sont justes et qu’ils se montrent pénétrés d’un enthousiasme auquel je m’unis de grand cœur et j’applaudis :

« Diderot, Beaumarchais, Bernardin de Saint-Pierre, c’est le grand legs du xviiie  siècle au xixe . » — «  Voltaire est immortel : Diderot n’est que célèbre. Pourquoi ? Voltaire a enterré le poème épique, le conte, le petit vers et la tragédie : Diderot a inauguré le roman moderne, le drame et la critique d’art. L’un est le dernier esprit de l’ancienne France : l’autre est le premier génie de la France nouvelle. »

Ce n’est pas moi qui retirerai jamais rien à Diderot ; mais on conçoit que Voltaire soit immortel ; il ne l’a certes pas volé ! Il y a une chose qu’oublient trop MM. de Goncourt : ils ne voient dans Voltaire que l’auteur dramatique, le poëte ; mais le philosophe, ils l’oublient. Or c’est le bon sens charmant, multiple, alerte, infatigable, vraiment diabolique en Voltaire, c’est ce bon sens, cet esprit philosophique s’appliquant à tout, qui a tant agi en son temps, mais qui a tant à faire encore du nôtre ; il faudrait désespérer de la France si l’œuvre de Voltaire était considérée comme épuisée. Diderot et lui, pourquoi donc les diviser et les opposer ? M. Michelet, qu’admirent MM. de Goncourt, et qui le leur rend, a très-bien dit dans son œuvre récente114 : « Cherchons le cœur du xviiie  siècle, il est double : Voltaire, Diderot. » Pour moi, je ne considérerai la moyenne des esprits comme tout à fait émancipée en France et la raison comme bien assise, même à Paris, que lorsque Voltaire aura sa statue, non pas dans le vestibule ou dans le foyer d’un théâtre, mais en pleine place publique, au soleil. Il faudra encore du temps pour cela115.

Je reviens au portrait de MM. de Goncourt par eux-mêmes. Non-seulement ils aiment le xviiie  siècle par excellence, le nôtre, mais en général ils aiment tous les xviiies  siècles et les préfèrent décidément à ce que j’appellerai les xviies  siècles, c’est-à-dire aux âges d’un goût plus large et plus simple, d’une autorité plus légitime et plus établie. De notre xviie  siècle à nous, l’auteur qu’ils estiment le plus, le seul peut-être qu’ils admirent entièrement, est La Bruyère, précisément celui qui, par quelques-uns de ses procédés, inaugure le xviiie  siècle déjà, qui en a les inquiétudes, les recherches et bien des replis. Tous leurs jugements se tiennent et sont d’accord ; ils sont conséquents avec eux-mêmes. Comme la peinture est proprement leur sphère et leur centre, ils s’attaquent au plus grand des classiques en peinture ; ils louent Raphaël (si c’est là le louer) dans des termes qui le rabaissent singulièrement :

« Raphaël a créé, disent-ils, le type classique de la Vierge par la perfection de la beauté vulgaire, par le contraire absolu de la beauté que le Vinci chercha dans l’exquisité du type et la rareté de l’expression. Il lui a attribué un caractère de sérénité tout humaine, une espèce de beauté ronde, une santé presque junonienne. Ses vierges sont des mères mûres et bien portantes, des épouses de saint Joseph. Ce qu’elles réalisent, c’est le programme que le gros public des fidèles se fait de la Mère de Dieu. Par-là elles resteront éternellement populaires : elles demeureront, de la Vierge catholique, la représentation la plus claire, la plus générale, la plus accessible, la plus bourgeoisement hiératique, la mieux appropriée au goût d’art de la piété. La Vierge à la chaise sera toujours l’académie de la divinité de la femme. »

Je me sens peu juge en matière d’art, n’ayant pas eu dans ma vie assez d’occasions de regarder et de comparer ; mais, à première vue, je n’aurais pas cru que Raphaël fût si gros ni si opposé au Vinci, dont je l’aurais plutôt considéré comme la fleur dernière et l’épanouissement. Quoi qu’il en soit, on voit ici l’hérésie hardiment exprimée et professée. Le siècle de Léon X ne trouve pas grâce, auprès de ces dégoûtés, dans sa manifestation la plus idéale et la plus divine. On s’ennuie du beau reconnu de tous ; on veut du fin, de l’exquis, du neuf, quelque chose d’en deçà ou d’au-delà. Ce goût déclaré qu’ils ont pour les civilisations arrivées à leur terme le plus raffiné fait aimer à MM. de Goncourt la Chine, le Japon, dont ils connaissent l’art travaillé, recherché et bizarre, avec ses merveilles d’imitation ou ses chimères, autant qu’on peut le connaître et l’apprécier de si loin. Venise également, la Venise de la fin plus que tout, celle des Tiepolo et des Longhi ; les attire et les fascine ; l’une de leurs compositions les plus originales, dans le présent volume, est cet enterrement fantastique de Watteau imaginé par eux et placé en plein carnaval de Venise : c’est le triomphe de tous leurs goûts et de tous leurs caprices qu’ils ont mené avec une pompe folâtre dans cette suite de pages qu’il appartient au seul Théophile Gautier de bien analyser116, et qui à nous, simples littérateurs, nous donnent un peu le vertige. Il faut savoir valser sans s’éblouir pour suivre jusqu’au bout un tel cortège affolé et tournoyant.

La partie pittoresque domine chez MM. de Goncourt ; ils ont eu toute raison de mettre le mot Sensations au titre de leur livre : ce sont de vrais tableaux à la plume qu’ils font. Il y aurait bien à dire sur cet empiètement formidable d’un art sur l’autre, sur cette invasion à outrance de la peinture pure dans la prose. On hésite, quand on lit ceux qui sont maîtres en ce genre excessif, à venir protester contre de si savants et parfois de si séduisants abus. Il le faudrait faire pourtant une bonne fois, ne fût-ce que pour écarter et décourager les imitateurs et les disciples. La peinture est tellement l’art par excellence pour MM. de Goncourt, que dans la musique elle-même, ils le confessent, — dans un concert, — ce qu’ils en aiment surtout, ce n’est pas ce qui s’y entend, c’est ce qu’ils y voient ; c’est de regarder à la ronde les femmes qui écoutent, chacune à sa manière, d’un air différent : et ils nous font de toutes ces attitudes de femmes rayonnantes, languissantes, les lèvres entr’ouvertes, le col penché, le plus délicieux crayon. Ne pouvant tout citer, j’y renonce.

J’accepte les individualités telles qu’elles sont et qu’elles se marquent, surtout lorsqu’elles sont le produit extrême d’une éducation longue, délicate, appropriée. MM. de Goncourt sont des spécialistes trop distingués pour qu’on essaye (ce qui serait d’ailleurs bien superflu) de les détourner un seul instant de leur ligne et de leur voie ; elle est la leur, ils se la sont faite, et ils ont certes droit de la tenir et de la garder : je ne voudrais, si j’avais à leur donner conseil, que les conseiller dans leur sens même et avec l’intelligence de leur direction. Eh bien ! le genre admis, il y a excès. J’en veux citer un exemple. A un endroit ils nous montrent une entrée de bal, un défilé de femmes au moment où elles arrivent dans le salon : il y en a six, six profils de suite décrits par eux avec un art, un soin, une ciselure, une miniature des plus achevées ; mais les peintres écrivains ont beau faire, ils ont beau dire, ils ont beau multiplier et différencier les comparaisons de médaillons et de camées, je ne me fais pas une idée distincte de ces six têtes, je les confonds malgré moi : six, c’est trop pour mon imagination un peu faible ; la prose n’y suffit pas : j’aurais besoin d’avoir les objets mêmes sous les yeux, ici la confusion des moyens d’expression entre un art et l’autre est sensible.

Et cependant, c’est grâce à cette méthode, à ce genre de procédé, il faut bien le reconnaître, que j’obtiens en littérature des tableaux et des paysages comme on n’en avait pas auparavant : ainsi, sans sortir de ce volume, cette exacte, rebutante et saisissante description des Petits-Ménages, rue de Sèvres ; — ainsi la vue, l’impression, l’odeur même d’une salle d’hôpital, dans Sœur Philomène ; — ainsi, dans Renée Maupérin, le frais rivage de la Seine à l’île Saint-Ouen, et, dans Germinie Lacerteux, le coucher du soleil à la chaussée de Clignancourt : ce sont des Études sur place, d’après nature, d’un rendu qui défie la réalité. Il faut donc se bien garder d’abjurer le talent qu’on a acquis, le sens particulier qu’on a aiguisé, l’instrument subtil et sûr dont la main sait tous les secrets, mais aviser seulement à l’appliquer là où il porte à propos et où il atteint son effet. Voici une page que je trouve parfaite en son genre : lisez haut, lisez bien, accentuez et scandez chaque mot, chaque membre de phrase, comme Jean-Jacques le voulait pour son monologue de Pygmalion, et vous sentirez quelle est, en ce genre du pittoresque écrit, l’habileté de MM. de Goncourt :

« Sept heures du soir. Le ciel est bleu pâle, d’un bleu presque vert, comme si une émeraude y était fondue ; là-dessus marchent doucement, d’une marche harmonieuse et lente, des masses de petits nuages balayés, ouateux et déchirés, d’un violet aussi tendre que des fumées dans un soleil qui se couche ; quelques-unes de leurs cimes sont roses, comme des hauts de glacier, d’un rose de lumière. Devant moi, sur la rive en face, des ligues d’arbres, à la verdure jaune et chaude encore de soleil, trempent et baignent dans la chaleur et la poussière des tons du soir, dans ces glacis d’or qui enveloppent la terre avant le crépuscule. Dans l’eau, ridée par une botte de paille qu’un homme trempe au lavoir pour lier l’avoine, les joncs, les arbres, le ciel, se reflètent avec des solidités denses, et sous la dernière arche du vieux pont, près de moi, de l’arc de son ombre se détache la moitié d’une vache rousse, lente à boire, et qui, quand elle a bu, relevant son mufle blanc bavant de fils d’eau, regarde. »

Une telle page, assurément, est ce qu’on attend le moins d’un littérateur : elle semble détachée de l’album d’un peintre, d’un Troyon consciencieux, sincère, qui ne marcherait point sans son carnet. Elle ne s’adresse, dans sa perfection de détails, qu’aux gens du métier. Pour les autres, pour le grand nombre de lecteurs, instruits même et cultivés, et plus ou moins gens de goût, cette vache toute seule, cette moitié de vache ne dit pas assez. On préférera toujours un sentiment mêlé à la pure peinture, quelque chose comme ce qu’ont fait Virgile et Lucrèce parlant de ces mêmes animaux. La page de MM. de Goncourt vient précisément de me faire relire le tableau de Lucrèce, nous montrant la génisse à qui l’on a enlevé son jeune veau pour l’immoler aux autels : elle cherche partout et regarde également le ciel, l’horizon, l’immensité, d’un œil vague, mais dans un sentiment désolé indéfinissable, Omnia convisens oculis loca… Oh ! Qu’il est bon de relire quelquefois les anciens dans leurs grandes sources ! On y voit le sentiment humain mêlé aux paysages, même à ceux où l’homme semble absent. On voit en quoi le poëte peut rivaliser véritablement avec le peintre et prendre à son tour ses avantages sur lui. Autrement, en faisant le peintre pur, en essayant de jouter à armes inégales, c’est-à-dire la plume à la main, on peut se signaler, briller, faire des prouesses et des tours de force, mais en définitive on est toujours battu.

On ne peut pourtant pas s’inquiéter à tout jamais des anciens, je le sais, et les avoir sans cesse interposés entre son objet et soi. Aussi voudrais-je que l’artiste ne s’en souvînt que de loin, pour lui-même et pour sa gouverne, sans le laisser paraître. Et, par exemple, pour ne pas sortir du détail du style, MM. de Goncourt ont dit : « L’épithète rare, voilà la marque de l’écrivain. » Ils ont raison, à la condition que l’épithète rare ne soit pas toujours le ton pris sur la palette. Il est des épithètes rares de plus d’une espèce. On ne se figure pas l’effet heureux que produit dans une description toute physique, au milieu des couleurs qui viennent du dehors, quelques-uns de ces reflets sentis qui partent du dedans. L’épithète morale et métaphysique a souvent sa magie que des milliers d’adjectifs chatoyants ne produiraient pas. Bernardin de Saint-Pierre, admiré par MM. de Goncourt, le savait bien ; Sénancour-Oberman le savait aussi ; Maurice de Guérin, qu’ils critiquent en passant et qu’ils ne prennent que par un de ses défauts, ne l’ignorait pas.

Et puis l’épithète rare n’est pas tout. Si j’osais, si j’en avais le temps, si c’était le lieu, j’aimerais à faire une petite dissertation là-dessus, qui tiendrait quelque peu de l’Addison et du Quintilien, qui ne serait qu’à demi pédante, qui ne sentirait pas trop l’école. L’épithète, toujours l’épithète ! Pourquoi pas le nom aussi ? Pourquoi pas le verbe quelquefois117 ? Pourquoi pas le tour et l’harmonie ? Il ne saurait y avoir rien d’exclusif chez ceux qui n’ont pour peindre que des mots et des syllabes. Tout est bon au peintre écrivain pour arriver, non au fac-similé direct des choses (toujours impossible par un coin et toujours infidèle), mais à l’impression pleine et juste qu’il veut en laisser.

Assez de critiques et de chicanes comme cela ! Nous devons à MM. de Goncourt et à leur procédé, j’ai hâte enfin de le dire, bien des croquis, bien des esquisses franches, de petites eaux-fortes qu’eux seuls ont faites et que d’autres plus circonspects, plus soucieux du passé, n’auraient osé faire. Ils sont loin d’ailleurs d’être toujours des réalistes purs ; ils ont de la fantaisie, et ils savent y mêler du sentiment. La fantaisie revient même si souvent dans ce recueil que ce mot (Fantaisies) devrait avoir place dans le titre entre Idées et Sensations. Voici un petit rêve d’élégie bien française, bien moderne, qui vaut certes toutes les réminiscences des Ovide et des Tibulle : c’est léger, délicat, d’une tendresse de dilettante, d’un regret de xviiie  siècle dans le xixe  ; un idéal rapide de bonheur d’après Fragonard et Denon :

« J’ai toujours rêvé ceci, — et ceci ne m’arrivera jamais : Je voudrais, la nuit, entrer par une petite porte que je vois, à serrure rouillée, collée, cachée dans un mur ; je voudrais entrer dans un parc que je ne connaîtrais pas, petit, étroit, mystérieux ; peu ou point de lune ; un petit pavillon ; dedans, une femme que je n’aurais jamais vue et qui ressemblerait à un portrait que j’aurais vu ; un souper froid, point d’embarras, une causerie où l’on ne parlerait d’aucune des choses du moment, ni de l’année présente, un sourire de Belle au bois dormant, point de domestique… Et s’en aller, sans rien savoir, comme d’un bonheur où l’on a été mené les yeux bandés, et ne pas même chercher la femme, la maison, la porte, parce qu’il faut être discret avec un rêve… Mais jamais, jamais cela ne m’arrivera ! Et cette idée me rend triste. »

Si j’avais à tracer une histoire de l’élégie et de l’amour, je ne voudrais pas d’exemple plus piquant pour montrer où en vient l’imagination qui caresse en tout son rêve d’art ; que le cadre domine, et que la manière enchante. Que de raffinements pour être heureux ! Adam et Ève, à l’origine, le berger Anchise et Vénus sur l’Ida, y allaient plus simplement. Ce qui n’empêche pas le charmant motif dont on vient de voir l’esquisse d’être d’une parfaite vérité pour les cœurs atteints et mordus de la chimère. Cette porte secrète, ce kiosque, ce mystère, ç’a été le roman de plus d’un rêveur et rôdeur mélancolique dans nos générations de 1830 et environ.

Mais je préfère à toute autre page du recueil le morceau final où MM. de Goncourt se montrent bien tels qu’ils sont dans l’habitude, plus amis de l’intimité que du grand monde, et plus amis surtout de la société que de la nature. Ils sont bien des hommes de la fin du xviiie  siècle en cela ; mais ils sont tout à fait des artistes du xixe   par les touches successives du tableau et les nuances à l’infini :

« Se trouver, en hiver, dans un endroit ami, entre des murs familiers, au milieu de choses habituées au toucher distrait de vos doigts, sur un fauteuil fait à votre corps, dans la lumière voilée de la lampe, près de la chaleur apaisée d’une cheminée qui a brûlé tout le jour, et causer là à l’heure où l’esprit échappe au travail et se sauve de la journée ; causer avec des personnes sympathiques, avec des hommes, des femmes souriant à ce que vous dites ; se livrer et se détendre ; écouter et répondre ; donner son attention aux autres ou la leur prendre ; les confesser ou se raconter ; toucher à tout ce qu’atteint la parole ; s’amuser du jour, juger le journal, remuer le passé comme si l’on tisonnait l’histoire ; faire jaillir, au frottement de la contradiction adoucie d’un : Mon cher, l’étincelle, la flamme, ou le rire des mots ; laisser gaminer un paradoxe, jouer sa raison, courir sa cervelle ; regarder se mêler ou se séparer, sous la discussion, le courant des natures et des tempéraments ; voir ses paroles passer sur l’expression des visages, et surprendre le nez en l’air d’une faiseuse de tapisserie ; sentir son pouls s’élever comme sous une petite fièvre et l’animation légère d’un bien-être capiteux ; s’échapper de soi, s’abandonner, se répandre dans ce qu’on a de spirituel, de convaincu, de tendre, de caressant ou d’indigné ; jouir de cette communication électrique qui fait passer votre idée dans les idées qui vous écoutent ; jouir des sympathies qui paraissent s’enlacer à vos paroles et pressent vos pensées comme avec la chaleur d’une poignée de main : s’épanouir dans cette expansion de tous et devant cette ouverture du fond de chacun ; goûter ce plaisir enivrant de la fusion et de la mêlée des âmes, dans la communion des esprits : la conversation, — c’est un des meilleurs bonheurs de la vie, le seul peut-être qui la fasse tout à fait oublier, qui suspende le temps et les heures de la nuit avec son charme pur et passionnant. Et quelle joie dénaturé égale cette joie de société que l’homme se fait ? »

Qui n’aimerait des amis qui savent payer par une telle page une quinzaine d’hospitalité dans un château de Normandie en hiver ?

Le mot Idées, qui est en tête du recueil, n’est pas ce qui y domine ; il y a moins de pensées et de réflexions proprement dites que de croquis, de coins de tableaux pris sur le fait, de sensations ou de boutades. L’idée pourtant n’est, point absente. Ils ont une philosophie, une vue de la vie et de la mort, une idée de Dieu. Sur tous ces points importants, ils sont bien du xviiie  siècle encore, ils me rappellent des noms de gens d’esprit de ce temps-là par leur manière de juger. Il y avait un certain chevalier de Revel qui aurait signé leur pensée sur Dieu118. Senac de Meilhan n’eût pas désavoué leur triste et amère pensée sur la vie : « Qu’est-ce que la vie ? L’usufruit d’uno agrégation de molécules. » Ils s’arrêtent, d’ailleurs, à temps comme Rivarol, dans l’expression de la non-croyance ; en ce genre ils n’affichent rien : « Lorsque l’incrédulité devient une foi, pensent-ils, elle est moins raisonnable qu’une religion. » Leur incrédulité reste celle de gens comme il faut119. — Moralistes, ils ont des sorties misanthropiques à la Chamfort :

« On est dégoûté des choses par ceux qui les obtiennent, des femmes par ceux qu’elles ont aimés, des maisons où on est reçu par ceux qu’on y reçoit. »

Je crois avoir assez marqué la variété de ce Recueil, qui gagnerait à ce qu’on en retranchât, à la réimpression, une vingtaine de pensées par trop recherchées et aussi énigmatiques par le fond que par la forme. Je n’ai point flatté les auteurs, des amis pourtant dont les qualités me sont précieuses et chères ; je me suis pris chez eux à l’essentiel, à ce qui est caractéristique et qui constitue leur nature ou la vocation qu’ils se sont donnée : mais je me serais bien mal fait comprendre, si l’on ne concluait avec moi que MM. de Goncourt sont des artistes aussi distingués que convaincus et sincères, un talent rare en deux personnes, de parfaits gentilshommes de lettres. Ce sont des modernes et de purs modernes ; ils marchent hors rang, courageux et unis, à leurs risques et périls, se tenant par goût aux avant-postes de l’art ; ils tentent constamment, ils cherchent sans cesse. Je les définirais encore deux hérétiques en littérature, des plus consciencieux et des plus aimables. Et qui est-ce qui n’est pas plus ou moins hérétique aujourd’hui ?