(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Hommes et dieux, études d’histoire et de littérature, par M. Paul De Saint-Victor. »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Hommes et dieux, études d’histoire et de littérature, par M. Paul De Saint-Victor. »

Hommes et dieux, études d’histoire et de littérature,
par M. Paul De Saint-Victor128.

« On écrirait un livre rien que pour vous faire écrire une page. » C’est le remercîment qu’adressait Victor Hugo à M. de Saint-Victor après avoir lu son article sur les Travailleurs de la mer, un de ces beaux morceaux qui portent avec eux leur flamme. Et Eugène Delacroix, qui venait de lire un article de lui sur le Cid, lui écrivait : « Je penserai à cela pendant quinze jours, et j’en ferai de meilleure peinture. » Ce sont là des suffrages, des titres de noblesse, et ils sont justifiés par ce qu’on lit depuis près de quinze ans, chaque dimanche soir, sous cette fière et résonnante signature : analyses d’ouvrages d’art ou de pièces de théâtre, feuilletons ou salons, comptes rendus qui sortent du cadre et qui sont eux-mêmes de brillants portraits ou des tableaux.

Que de fois j’ai regretté que ces pages d’éclat, d’imagination et bien souvent de pensée, ainsi semées à tous les vents, ne fussent point recueillies en volumes pour qu’on pût les relire et pour que l’auteur, si distingué, si hors de ligne, pût définitivement prendre son rang et compter dans la sérieuse et noble élite à laquelle de droit il appartient !

Mais M. de Saint-Victor est un délicat et un difficile entre tous ; il a le goût élevé et même superbe : il n’est pas homme à se contenter aisément. Recueillir la totalité des articles qu’il prodigue en toute occasion, au gré des exigences du journalisme et à chaque événement dramatique ou artistique qui se produit, n’est point son fait à lui : il a d’autres visées, un idéal supérieur. Je ne blâme point, croyez-le bien, ceux qui, ouvriers consciencieux et journaliers de la presse, ont pris le parti plus simple de mettre en volumes le plus tôt possible ce qu’ils distribuent de jugements et d’analyses sur tout sujet, de ramasser et de lier après chaque moisson leurs gerbes : on laisse ensuite au lecteur le soin de choisir entre ces improvisations d’un mérite ou d’un agrément nécessairement inégal, et d’en prendre ou d’en laisser. Pour mon compte, je ne fais guère autrement, et c’est ce que font aussi nos spirituels ou éminents confrères, M. Scherer, M. Cuvillier-Fleury, M. de Pontmartin et d’autres encore. Le dirai-je même ? il m’est arrivé souvent de désirer, en le lisant, que M. de Saint-Victor suivît cet exemple et n’y mît pas plus de façons. J’ai là devant moi quantité de numéros de la Presse, renfermant des articles de lui, dont je voulais me souvenir, et sur l’un de ces numéros j’ai écrit :

« Voici de ces jolies choses, dites en courant, que je crains que Saint-Victor ne conserve pas et ne recueille pas dans les volumes d’articles revus qu’il prépare ; il s’agit de je ne sais quelle petite pièce à couplets :

« Ces chansons du vieux temps, Mlle Déjazet les dit de sa petite voix grêle et fine de cigale anacréontique ivre de  rosée. — « Tu ne subis point la vieillesse », — dit à la cigale le poëte de Téos, — « frêle enfant de la terre, toi qui aimes les chansons. »

Et dans un autre feuilleton encore :

« Les rides, si jamais elles viennent, iront à sa petite figure spirituelle et impertinente comme les craquelures à la porcelaine. »

Ces charmants hasards de plume valent pour moi de plus grands traits, et je ne veux pas que le feuilleton, sous prétexte qu’il devient livre et qu’il se fait plus grave, me les ôte et me les supprime.

En un mot, dans ces volumes de critique qu’on multiplie de nos jours, je goûte certes le talent et ce qui donne la mesure d’un esprit, mais j’aime surtout l’information, l’accident, le détail et la circonstance, ce qui en restera de piquant et d’imprévu pour ceux qui les liront plus tard. Nous autres, greffiers des plaisirs publics, disait Fiorentino… Or un greffier note tout, enregistre tout. Mais encore une fois, ce rôle de chroniqueur critique que remplit si bien M. de Saint-Victor n’est pas celui qui lui agrée le plus : il l’accepte, il le subit, mais il ne s’y plie qu’à son corps défendant ; il en sort tant qu’il peut, il y échappe par des éclats de plume, par des assauts d’imagination qui marquent sa manière et ne permettent de la confondre avec nulle autre. Je ne sais qui a dit : « Saint-Victor a une coupe d’or : tout ce qu’il y verse devient brillant. » Sa plume encore est comme une épée qui n’est pas faite pour les humbles besognes de chaque jour : il lui faut à tout coup un exploit. Il excelle, à propos des nouveautés qui passent, à se tailler un sujet à part dans une étoffe souvent vulgaire qu’il rehausse aussitôt, à en détacher et à y découper pour son compte un personnage historique, une grande figure, un type, et il s’y applique, il s’y déploie avec sa vigueur d’expression, sa couleur éblouissante, avec son instruction et sa vaste lecture toujours neuve, originale, inventive et heureuse d’allusion et d’à-propos, qui n’a rien de banal ni d’usé dans ses citations, et qui même, lorsqu’elle sort d’un coffre antique, a la splendeur d’une étoffe d’Orient. « Quand je lis Saint-Victor, je mets des lunettes bleues », disait Lamartine. C’est que ce style est rayonnant. On l’a encore appelé « le Vénitien du feuilleton », ou « le Don Juan de la phrase. » Mais n’allez pas là-dessus vous figurer que, parce qu’il a cette qualité dominante qui frappe d’abord, il ne soit pas un critique, qu’il n’ait pas un jugement, surtout un sentiment vif d’attrait ou d’aversion, et qu’il sait très-bien rendre sans marchander. En lisant dernièrement son feuilleton sur la Maison neuve de Sardou, je remarquais que, bien qu’il soit ami du très-spirituel auteur, il lui faisait avec fermeté toutes les bonnes et justes observations. Je ne pense pas que Théophile Gautier, de qui on a souvent rapproché M. de Saint-Victor, et qui, en effet, a pu être son maître un moment, soit aussi neutre, aussi indulgent, aussi placide d’impression qu’on veut bien le dire : il est facile, quand on lit Gautier avec intelligence, de saisir sa vraie impression et de la discerner, comme un sable fin, au fond de ce beau lac d’indifférence où il se joue ; mais enfin M. de Saint-Victor se distingue absolument de lui par la vivacité avec laquelle il articule et accuse en toute rencontre ses affections ou ses répugnances. Le jour où il a écrit sur la Belle Hélène (26 décembre 1864), il a véritablement fait un acte de foi ; il a lancé l’anathème contre le burlesque, le grotesque, s’attaquant aux chefs-d’œuvre antiques et les profanant : le carquois résonnait ce jour-là sur son épaule ; on eût cru voir la colère d’Apollon.

L’éducation de M. de Saint-Victor serait à rechercher si l’on faisait sur lui (et il en est digne) une véritable étude. Son père, dans sa jeunesse, était un des plus agréables poëtes du premier Empire et des mieux promettants. Sa traduction en vers d’Anacréon est d’un lettré aussi instruit qu’élégant. Il appartenait, s’il eût continué dans cette voie, à l’Académie de ce temps-là. La politique et le souffle enflammé des passions régnantes l’enlevèrent trop tôt à ce culte exclusif des lettres ; mais dans la dernière partie de sa vie il avait cherché une consolation dans l’amour des arts proprement dits, et il était devenu un connaisseur fin en peinture. Le jeune Saint-Victor, élevé pendant ses premières années hors de France, en Suisse, puis en Italie, à Rome et en d’autres lieux peuplés de vivants souvenirs, y put comparer de bonne heure les chefs-d’œuvre des Écoles rivales ; il grandit et se forma à l’idée, du beau parmi les marbres et les tableaux des maîtres ; il lui fut donné, comme à Roméo, de voir à temps la beauté véritable, et depuis ce jour il ne put jamais s’en déprendre. Il a un premier fond de culture italienne qui domine en lui. Il semblait, en vérité, que ce jeune homme, lorsqu’il nous revint, avec son noble port, son profil pâle, son mouvement de lèvre un peu silencieux, un peu dédaigneux, fût un contemporain retrouvé des Capulets et des Montaigus. C’était un Vénitien détaché de son tableau. Ne cherchez rien de gaulois en lui : on parle souvent d’esprit gaulois, d’humeur gauloise, à tort et à travers, et on en prête à bien des gens qui n’en ont pas ; mais lui, soyez sûr qu’il n’en a pas un grain ; ces vieilles saveurs domestiques lui vont peu au fond ; il ne les prise pas très-haut : il a vu mieux que cela dans le monde des Médicis et dans la patrie du soleil. Son angle, son compas d’expert ou d’amateur est plus largement ouvert que celui de la plupart d’entre nous. Et c’est ainsi que la critique littéraire se rajeunit et se renouvelle par l’accession de ces esprits français qui se sont retrempés à d’autres sources et qui, au retour, naturalisent chez nous le goût des beautés neuves et des comparaisons éclairées.

Hommes et Dieux, c’est le titre du premier livre qu’il publie, et ce titre est exact, non pas tant en effet parce qu’il y a placé, en commençant, la description de quelques grandes divinités antiques, la Vénus de Milo, Diane, Gérés et aussi Hélène, la déesse de beauté, mais parce que partout, dans les jugements de M. de Saint-Victor, dans les rangs qu’il assigne, dans les étages et comme les sphères d’admiration qu’il embrasse, respire et règne une véritable religion littéraire. Il n’est pas de ceux qui estiment que le langage n’est destiné qu’à relever la réalité telle qu’elle s’offre, avec ses inégalités, ses hasards, ses lacunes et parfois ses défaillances. Il veut qu’on choisisse, qu’on achève, qu’on distingue et qu’on sépare en élevant. S’il possédait un château dans la campagne, il ordonnerait son parc avec un grand goût, je n’en doute pas, mais il en limiterait les contours ; il ne laisserait pas la verdure de ses gazons se continuer insensiblement et se perdre dans les prairies ou les cultures environnantes, de telle sorte que tout le paysage ne fît qu’un et que ce qui est cultivé, peigné, embelli, ne se distinguât que par une nuance de ce qui est tout à fait champêtre et agreste : il tracerait autour du domaine, comme pour le pourtour des temples antiques, un sillon sacré. Oui, M. de Saint-Victor, classique en cela, classique dans la plus large acception sans doute, classique toutefois, comme le pourrait être un fils retrouvé de Chateaubriand, a au plus haut degré et possède en toute sincérité la religion de l’art, la religion littéraire ; à la manière dont je les lui ai vu quelquefois défendre, dans la conversation comme dans ses écrits, j’ai compris qu’il a bien réellement des dieux, et il a eu droit, par une sorte d’invocation, de les inscrire dès le début au frontispice de son livre. Sa voix (je l’ai entendu) prend des accents irrités, vibrants et comme métalliques quand il croit qu’on les outrage : son goût noble et élevé devient altier en ces moments-là. M. de Saint-Victor est un homme de foi et de conviction dans l’art et dans les lettres : il perpétue en lui une race d’esprits qui diminue de jour en jour.

Un tel homme doit faire grand cas de l’histoire et l’accepter, la rechercher surtout dans ses grandeurs, dans son éclat sombre, dans ce qu’elle a de majestueux, de sévère ou même de sinistre. M. Taine l’a comparé à Tarquin abattant et cueillant à dessein dans ce vaste champ les têtes de pavots les plus pourprés, les plus superbes. Les portraits historiques sont certainement ce qu’il y a de plus notable dans le volume que nous annonçons : Néron, Marc-Aurèle, sont d’admirables contrastes, et chacun fouillé dans son genre ; Louis XI, César Borgia, le bizarre et perfide Henri III, ce roi-femme, — l’Espagne, l’Espagne surtout sous Charles II, — composent une suite, une vraie galerie où les amateurs de tableaux trouveront à inscrire au bas de chaque page les noms parallèles des maîtres du pinceau qui y correspondent. M. de Saint-Victor fait en littérature de vrais pendants aux Francia, aux Velasquez… Je laisse les noms en blanc, ne haïssant rien tant que les à peu près et ne m’aventurant que le moins possible hors de mon domaine. Ce qui est certain, c’est qu’à tout instant son expression illumine et grave les caractères.

La littérature proprement dite est bien loin d’être absente dans ce Recueil ; mais elle n’y est représentée que par un petit nombre de figures familières et connues, qui s’y montrent avec une distinction rare. M. de Saint-Victor, en revoyant ses anciens articles, les a dégagés de tout ce qui était de circonstance, de l’attirail bibliographique, de la défroque de librairie que nous traînons plus ou moins après nous : il les purifie, les dépouille de leur première enveloppe, n’en laisse que l’âme comme pour une Françoise de Rimini et les élève au tableau. Il faut voir comme avec lui ces formes pures et légères, Manon Lescaut, Mlle Aïssé, s’allègent, se dessinent, tournent au groupe, à la statue, à l’Ariane antique. Pas une bavure ; rien ne dépasse. Il n’y a plus rien à rogner ; c’est à encadrer net comme une épreuve de choix.

Les préférences de l’auteur se prononcent d’une manière très-ferme. Il tient en tout à observer les degrés ; il ordonne volontiers la littérature et l’art comme Raphaël ordonne l’École d’Athènes, et comme Ingres son plafond ; chaque génie, chaque talent y est à son plan et selon sa mesure ; Gil Blas n’y est pas mis de niveau avec le Don Quichotte : rien de plus vrai ni de mieux senti ; mais il n’y a pas seulement des degrés, il y a des exclusions, il y a des anathèmes : c’était à peu près inévitable. J’ai dit que M. de Saint-Victor avait ses dieux : il est difficile, quand on a ses dieux, de ne pas avoir ses démons aussi et ses diables, c’est-à-dire, en regard de ceux qu’on adore, de ne pas dénoncer et repousser d’un geste ceux qu’on réprouve et qu’on range parmi les maudits. Le docteur Swift est un des maudits de M. de Saint-Victor. Le critique s’est montré tout à fait absolutiste dans son jugement sur lui : envers cet homme d’une forte et amère ironie, la plus amère peut-être dont un esprit humain se soit montré capable, il a tenu à être violent aussi et sans rien qui adoucisse ou qui tempère. Swift est devenu comme le bouc émissaire de ce volume qu’il termine et qui est, à tous les autres endroits, si plein de rayons. Ici il n’y a qu’ombre et noirceur. Le critique s’est livré à toute son antipathie ; il avait besoin d’un monstre, d’un grotesque dans un coin de son tableau comme le Véronèse avait besoin d’un nègre dans ses Noces, et Swift lui en a servi. Qu’il me laisse lui dire que ce n’est pas juste. Le critique, cette, fois trop artiste et de parti pris, n’a pas daigné entrer pas à pas dans l’œuvre et dans l’existence de ce grand et triste esprit, l’un des plus pénétrants qui aient jamais été. Ôtez de la vie l’amour et tout ce que l’amour y répand d’illusions, que reste-t-il quand on a l’esprit tourné comme l’avait Swift ? Il y reste ce que Swift y a vu. Or Swift avait été privé par la nature du principe de l’amour. Il avait vu de trop près la politique ; il l’avait touchée et maniée dans ses secrets ressorts, il en savait les vanités, les corruptions et les turpitudes ; désappointé et désabusé, il passa les dernières années de sa vie dans une sorte d’exil, sevré du commerce des amis qui lui étaient chers. Peut-on s’étonner que sa bile ardente ait débordé ? Pour moi, je l’avoue, j’en veux moins aux grands esprits tels que le sien, même quand je ne les épouse pas ; je m’y attache, bon gré, mal gré, en les étudiant, en les suivant, ne fût-ce que dans leur correspondance ; et celle de Swift avec les illustres amis dont il vivait séparé n’est pas sans charme. Lisez ses lettres à Pope, à Bolingbroke, et celles qu’il recevait d’eux : ce sont des trésors, à mon sens, d’expérience, d’agrément rassis et de sagesse. Je suis tenté à un moment de m’écrier avec Bolingbroke lui-même, qui n’espérait plus de le revoir : « Adieu, cher Swift, je t’aime avec tous tes défauts ; fais un effort, et aime-moi avec tous les miens. » Mais si je n’y prends garde, je m’aperçois que je prêche pour mon saint, — la souplesse et une sympathie conciliante.

M. de Saint-Victor, je le répète, a la conviction, la fermeté, l’éclat, la virilité du ton et de l’accent. Il me représente le talent en personne, le talent armé comme pour un combat ou pour une fête. Salut et honneur ! Le volume qu’il vient de publier est comme une magnifique ouverture ; il y a mis d’avance un échantillon et un bouquet des belles choses qui se trouveront développées dans la suite ; qu’il poursuive donc, qu’il nous donne résolûment le recueil de ses meilleurs articles dans les diverses branches de critique où son beau talent se signale depuis tant d’années. Nous avons un gage, mais un gage seulement ; nous ne le tenons pas quitte du reste.