(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Appendice. »
/ 2003
(1868) Nouveaux lundis. Tome X « Appendice. »

Appendice.

M. Cousin étant mort à Cannes le 14 janvier 1867, le Constitutionnel désira de moi un article nécrologique qui parut le vendredi 18 janvier :

M. Victor Cousin.

« M. Cousin, en disparaissant subitement, ne laisse pas un vide ordinaire : ce n’est pas seulement un individu éminent qui nous quitte, c’est une force, une puissance, une grande influence intellectuelle qui s’évanouit.

« Le caractère marquant de M. Cousin, à tous les moments de sa carrière, a été l’impulsion, l’initiative, le besoin et le secret de la prédominance. Dès les premiers instants de sa jeunesse, parmi ses camarades, il était incontestablement le chef et le premier. Tel il fut au lycée, dans les concours ; tel, à l’École normale dans cette première génération qui datait de la fondation même : partout le plus en vue, le plus désigné, l’âme et la vie, le prince de la jeunesse pensante, le grand promoteur et agitateur dans l’ordre des idées. Son infatigable activité d’esprit ne se confinait pas à une sphère ; il entrait dans toutes : histoire, critique, érudition, politique, et la philosophie enfin, qui fut longtemps sa place forte et son quartier général avec drapeau. Comme philosophe, son mérite est bien moins dans la nature et la démonstration des doctrines que dans le renouvellement qu’il fit subir à ce genre d’étude. La philosophie du xviiie  siècle, quoi qu’on puisse dire, était à bout de voie et tout à fait stérilisée, lorsque M. Cousin débuta dans la carrière. Il y fit tout d’abord révolution, et lors même qu’on ne se tiendrait pas aux résultats auxquels il s’est arrêté, il faudrait lui savoir gré d’avoir si puissamment remué le champ des esprits.

« M. Cousin, d’ailleurs, s’accoutuma de bonne heure à ne jamais séparer de la philosophie l’histoire, et par ce côté, du moins, on a un pied solide et l’on se sauve toujours.

« Ses premières leçons dans la chaire de M. Royer-Collard, dès 1815 et 1816, c’est-à-dire il n’y a pas moins de cinquante ans, avaient laissé dans la mémoire des auditeurs d’élite un souvenir presque légendaire. Ce jeune homme à l’œil ardent, à la parole inspirée, au geste quasi prophétique, qui parlait de la spiritualité de l’âme avec enthousiasme et qui semblait recéler prématurément en lui un germe mortel, frappait les imaginations et reportait la pensée aux leçons de l’école de Platon dans l’Antiquité.

« Lorsque après une interruption commandée par le triste régime universitaire d’alors et par le triomphe de la Congrégation, M. Cousin reparut dans sa chaire en 1828, on eut affaire à un autre homme, à un autre professeur et orateur. Il existe aujourd’hui bien peu de témoins entre ceux qui purent comparer les deux manières : je n’ai pu applaudir qu’à la seconde. Trois hommes éminents exercèrent alors par leur enseignement public la plus décisive influence sur la marche et la direction des esprits : MM. Guizot, Cousin et Villemain. Il m’est arrivé souvent de qualifier ce trio célèbre du titre de régents intellectuels de notre âge. « M. Guizot avait plutôt l’autorité sobre et sévère ; M. Cousin éblouissait et enlevait ; M. Villemain savait la séduction insinuante et déployait les grâces. » Deux seuls alors étaient véritablement éloquents : le troisième, qui devait les surpasser un jour et arriver à l’excellence souveraine dans l'art de la parole, M. Guizot, n’en était encore qu’à avoir l’élocution ferme et précise.

Dans les leçons de ces années, il arriva à M. Cousin de hasarder bien des vues historiques contestables qu’il avait l’art de coordonner avec son système philosophique. C’est à ce point de son enseignement qu’on a pu s’attaquer depuis pour lui reprocher d’avoir emprunté aux Allemands et à Hégel ; mais ces emprunts n’avaient rien de profond et n’étaient en quelque sorte que de rencontre. Hégel lui-même l’a reconnu lorsqu’il disait : « Cousin a péché chez moi quelques poissons, mais il les a noyés dans sa sauce. » L’assaisonnement de M. Cousin, en effet, était tout à la française, et le fond de sa philosophie, tel qu’il était dès lors et qu’il se dégagea de plus en plus avec les années, consistait dans des doctrines de déisme, de spiritualité de l’âme, de liberté morale, etc., qui se tiennent à plus grande distance encore du panthéisme proprement dit que du christianisme.

« La révolution de 1830, en retirant M. Cousin de sa chaire, le plaça à la tête d’une branche de l’Université à laquelle il présida pendant dix-huit ans et lui conféra la haute main sur l’Ecole normale. Il avait goût pour ce genre de pédagogie ; il n’aimait rien tant qu’avoir des disciples : il en eut. Le parfait normalien de ce temps-là fut formé à son image et selon cette doctrine philosophique, rationnelle, noble, élevée, modérée, admettant sa part de croyance. M. Cousin eut ce bonheur et cet honneur dans sa vie, d’avoir dès le principe de grands disciples et presque illustres, comme Jouffroy, et tout à la fin d’en avoir encore de fidèles, d’ingénieux et infiniment distingués, comme MM. Janet et Lévèque.

« Mais dans l’intervalle, que de défections ! que de révoltes ! que d’esprits émancipés qui allaient au-delà du maître, qui le compromettaient aux yeux du Clergé et des puissances, qui formaient ce que j’appelle l’aile gauche de sa doctrine et qui la débordaient de toutes parts : Jules Simon, Vacherot, vous en savez quelque chose !

« Ici la carrière de M. Cousin se coupe en deux. Tout en continuant de s’occuper de philosophie, d’entretenir ses disciples, de surveiller son école et de publier avec soin ses anciens écrits, ses anciens cours, il tourna presque brusquement à la littérature. C’était, je l’ai dit, un esprit ardent, une imagination vive, inquiète même (je l’ai défini un jour « un lièvre avec des yeux d’aigle ») ; une fois sur une piste, il s’y lançait et ne quittait plus qu’il ne l’eût épuisée. Une circonstance particulière l’ayant amené à examiner le texte des Pensées de Pascal, il s’aperçut qu’il y avait de notables différences entre l’imprimé et le manuscrit original. Il en fit le sujet d’un mémoire, d’une véritable dénonciation (1843) adressée à l’Académie française ; il mit le feu à la matière par le zèle et le souffle qu’il y déploya. C’était le propre en tout de cette nature active et rapide : rien ne se passait avec elle tranquillement, posément, dans les termes d’une modération appropriée et proportionnée au sujet ; il ne faisait rien comme un autre ; il avait du vainqueur en lui ; il y mettait du faste et de l’éclat. « Il est vrai, j’aime à faire du bruit », disait-il un jour. Il en fit donc beaucoup à propos de Pascal, et ce genre d’examen l’ayant initié à des manuscrits du xviie  siècle, il en vint un jour à prendre flamme sur Mme de Longueville et sur toutes ces autres dames de la société polie de ce temps-là, dont il nous a rendu des portraits flattés, de brillantes et un peu solennelles histoires.

« Il m’est arrivé autrefois de sourire de cet excès de passion rétrospective et de le railler ; mais qu’on sache bien que lorsque la critique s’applique à des talents aussi éminents, à des œuvres aussi distinguées, cette critique présuppose toujours une grande louange et une haute estime. Ce n’est que dans ces limites qu’elle s’exerce, ce n’est qu’avec ce sous-entendu qu’il convient de l’interpréter. Aussi faut-il, somme toute, remercier M. Cousin d’avoir remis en honneur, même au prix de quelque exagération, certaines figures trop oubliées du xviie  siècle, d’avoir produit quantité de pièces inédites, et d’avoir prêché hautement pour la révision et la collation des textes déjà altérés de nos grands auteurs.

« Dans les derniers temps, ayant usé cette passion qu’il avait eue pour les grandes dames et les héroïnes de la Fronde,

M. Cousin en était venu à s’occuper d’histoire au sens le plus sévère du mot ; il s’était attaché à Mazarin ; il tenait à éclaircir et à expliquer jusqu’à la dernière précision, jusqu’à la minutie même, certaines circonstances de la vie du grand négociateur.

— « Un monument et beaucoup d’épisodes », c’était sa devise et son vœu. Il aura laissé certainement nombre d’épisodes ; il comptait que son monument était sa traduction de Platon. A-t-il su réellement le faire aussi entier, aussi parfait que possible ? Il n’a jamais donné la seconde édition, qui eût été le dernier mot.

« M. Cousin était bibliophile ; c’est M. de Sacy, je le crois bien, qui lui avait inoculé ce goût. Il y avait fait vite de grands progrès et avait même dépassé le maître. De tout temps il avait eu une bibliothèque philosophique des plus complètes, — la plus complète, je crois bien, qui existe. Il y a joint depuis la plus belle collection littéraire d’éditions originales françaises qui se puissent voir, et des autographes aussi, et des portraits gravés, des épreuves de choix, tout ce qu’une curiosité éclairée peut rassembler de trésors utiles ; car en ce genre il accordait peu à la fantaisie, mais aussi il ne refusait rien à la passion : c’était sa seule et unique munificence. Cette bibliothèque, composée avec tant de goût et tant d’amour, ne sera point dispersée : il l’a léguée à la Sorbonne. C’est en cette vieille maison de Sorbonne qu’il habitait depuis plus de trente ans, c’est là, dans ces vastes chambres à l’aspect sévère, toutes remplies d’admirables livres, qu’il était intéressant de l’aller voir, de l’écouter le matin, se promenant de long en large et parlant avec abondance et vivacité sur tout sujet, y mêlant une mimique et des formes dramatiques naturelles qui n’étaient qu’à lui. Un étranger, arrivant à Paris, muni d’une lettre pour M. Cousin, l’allant voir un matin et l’écoutant incontinent durant des heures, devait sortir d’un tel entretien tout enivré. Que manquait-il donc à ce brillant esprit, à cet esprit de haut vol, si plein de vues et même d’éclairs de bon sens sur toutes choses, pour être un vrai génie et pour mériter d’être salué de ce nom ?

« Jamais, dans nos réunions intérieures de l’Académie, à propos de n’importe quelle question soulevée à l’improviste, je n’ai entendu mieux causer littérature que par M. Cousin, mais durant la première demi-heure ; en se prolongeant, le monologue se gâtait un peu. Il y avait du trop, de l’intempérance. Cette parole entraînée ne pouvait s’empêcher d’outrepasser, d’exagérer en un sens ou en un autre : « C’est l’esprit qui a le plus besoin de garde-fou », disait M. Guizot. Mais quand il consentait à supporter des digues, le fleuve roulait admirablement.

« C’était un grand voyageur intellectuel que M. Cousin ; il n’était jamais au repos. Napoléon Ier a dit, parlant d’un de ses serviteurs, qui n’était autre que le comte Rœderer : « Je lui crois trop d’activité dans l’esprit pour être un grand administrateur, et peut-être même pour être constant dans ses affections. » Je ne me permettrai pas d’appliquer le mot tout entier à M. Cousin. En dehors de son court passage au ministère, il eut peu d’occasions d’être administrateur, et il ne fut guère que le grand directeur et manipulateur de la philosophie universitaire de son temps. Mais il est certain qu’ayant, au degré où il l’avait, un continuel et irrésistible mouvement d’idées, il lui était difficile de demeurer au même point et de ne pas varier, même dans ses liaisons politiques. Le chef et, comme il disait, le général auquel il s’était de bonne heure donné fut longtemps M. Thiers ; mais dans les dernières années M. Cousin semblait s’être séparé des principaux amis de son ancien groupe. Le séjour de Cannes, où il allait chaque hiver, le voisinage de M. Mérimée, la vue plus réfléchie des choses envisagées à distance, un principe de patriotisme et de générosité aussi, qu’il ne faudrait point méconnaître et qui avait trouvé jusqu’à un certain point sa satisfaction dans les événements d’Italie, l’avaient amené à des sentiments favorables à la politique de l’Empire et de son chef illustre. M. Cousin n’était plus des opposants : il était même, m’assure-t-on, des admirateurs. Ce n’est pas nous qui l’en blâmerons.

« Avec lui s’éteint, je le répète, une des plus belles et des plus vives intelligences qui aient brillé en notre xixe  siècle, un des plus étonnants météores qui aient sillonné pendant cinquante ans notre ciel et notre horizon. »

De plus, on lit dans le Constitutionnel du 24 janvier :

« M. B. Jouvin, dans un article du Figaro, consacré à M. Victor Cousin, avait parlé des appréciations que M. Sainte-Beuve avait faites, en divers temps, de ce célèbre écrivain ; il a reçu, à cette occasion, de M. Sainte-Beuve la lettre suivante que nous trouvons publiée dans le numéro du Figaro d’hier, et que pour cette raison nous croyons pouvoir reproduire, quoiqu’elle n’ait été nullement destinée à la publicité :

« Paris, 20 janvier 1837.

« Cher Monsieur,

« Je lis votre article sur Cousin, d’un sentiment si digne et si élevé. Vous m’y avez rencontré et traité fort amicalement pour mes propres variations sur ce grand thème, variations qui ont été d’humeur plus encore que de jugement. Je vous en remercie. Mais quelle singulière organisation c’était que cette personnalité qu’on appelait Cousin, et quel original unique ! L’avez-vous vu et entendu quelquefois ? Il est resté pour moi, et je crois bien pour nombre de ceux qui l’ont le plus connu, un problème et une énigme. — Mais, me direz-vous, quel homme n’est pas une énigme ? — Lui, c’était avec éclat que tout se produisait, avec une sincérité du moment qui ressemblait à de l’enthousiasme, et qui, une fois qu’on était averti et aguerri, admettait une part de comique, mais du comique du plus haut caractère.

« Dans sa jeunesse, il a fait longtemps une illusion complète à ses premiers amis et disciples ; il régnait sur eux, il les poussait aux grandes choses, aux grands travaux, aux nobles pensées, voire même aux conspirations généreuses. Quand je suis entré dans le monde littéraire (1824), j’avais pour maîtres quelques-uns de ces premiers amis de Cousin ; c’est par eux que j’ai d’abord appris à le juger, et je dois dire qu’ils étaient déjà à demi détrompés, mais seulement à demi ; et quels beaux restes d’admiration et de respect ils lui vouaient encore !

« En philosophie, comme vous l’avez indiqué, il oscillait un peu en ces temps-là ; il embrassait plus de nuages qu’il n’en a gardé dans la suite ; il ne semblait pas clair à tout le monde et ne tenait pas absolument à le paraître. Le grand lettré se voilait volontiers et se dérobait sous l’hiérophante. Il serait curieux de le voir alors jugé par ses pairs. Il l’avait été dans l’intimité par ce Maine de Biran dont vous parlez. Son Journal contenait primitivement nombre de jugements de lui sur Cousin, qui faisait partie de la petite réunion dont étaient Ampère, Royer-Collard, etc. Mais ces passages ont été prudemment retranchés à l’impression par l’éditeur (M. Naville), qui crut que ce serait de sa part un mauvais procédé de les publier. Nous n’avons donc vu (si j’excepte quatre ou cinq survivants) que le philosophe Cousin de la seconde époque, le Cousin plus orateur que philosophe, et finalement écrivain accompli. Sous ces dernières formes il était bien assez fécond et inépuisable.

« Nous avions été tellement liés, dans un temps déjà bien ancien, que malgré la rupture à la suite de procédés qu’il est mieux d’ensevelir, nous nous remettions irrésistiblement à chaque rencontre, — et l’Académie les faisait fréquentes, — à causer presque comme auparavant, à discuter, à nous prendre à témoin sur des points communs. Il savait mon fonds d’admiration pour sa nature de talent, et qu’avec lui, dans les occasions, tout en me permettant parfois de le contredire, j’observais les rangs. Enfin, cher Monsieur, vous lui avez rendu un juste hommage, et c’est ainsi qu’il n’y a plus qu’une presse et un genre de critique, la bonne en regard de la mauvaise, la vraie vis-à-vis de celle qui ne l’est pas.

« Croyez-moi tout à vous, mon cher confrère.

« SAINTE-BEUVE. »

Puisque j’en suis à recueillir des articles nécrologiques, j’ajouterai encore celui-ci qui a été inséré dans le Constitutionnel du vendredi 18 mai 1866 :

« Mme la comtesse de Boigne, née d’Osmond, est morte le 10 mai, à l’âge de quatre-vingt-six ans. C’était une personne des plus distinguées et des plus rares de l’ancienne société, et qui n’avait cessé de rester en relation et en communication d’esprit avec la société nouvelle. Ses souvenirs remontaient bien haut et jusqu’au règne de Louis XVI. Elle avait été comme élevée sur les genoux de Mesdames, filles de Louis XV, auxquelles sa mère était attachée moins encore par une charge de Cour que par des liens d’affection. Elle émigra, en Italie d’abord, avec sa famille ; elle connut à Naples la jeune princesse qui fut depuis la duchesse d’Orléans, la reine Marie-Amélie, et y noua avec elle une véritable amitié de première jeunesse. De Naples elle alla avec ses parents en Angleterre. On l’y maria de très-bonne heure au général de Boigne, célèbre par ses aventures dans l’Inde. Un nuage a toujours dérobe les causes qui amenèrent presque aussitôt la séparation des époux ; mais la convenance fut de tout temps observée entre eux, et il n’y eut pas d’éclat. Jeune, jolie, irréprochable, la comtesse de Boigne, rentrée en France, tenait avec distinction le salon de son père, et les étrangers qui visitaient Paris vers 1809 parlaient déjà d’elle comme d’une des personnes les plus sérieuses jusque dans son amabilité. Au commencement de la Restauration, elle accompagna son père, ambassadeur à Turin et à Londres ; elle présidait avec goût au cercle diplomatique et politique qui se formait naturellement chez l’ambassadeur de France ; elle ne permettait même pas qu’on s’aperçût, vers la fin, de la fatigue de l’âge chez le marquis d’Osmond, tant elle s’entendait avec discrétion aux grandes affaires. Revenue en France, son salon fut des plus brillants, des mieux informés toujours. Elle eut de nobles amitiés auxquelles elle resta fidèle, et elle offrait ce caractère singulier que la raison se mêlait chez elle au cœur sans l’étouffer, sans pourtant lui laisser prendre jamais le dessus. Pozzo di Borgo, Marmont, tenaient alors le premier rang dans ses amitiés ; elle apportait son jugement propre dans les impressions mêmes qu’elle recevait d’eux et dans les confidences curieuses qu’elle recueillait de leur bouche. Après la révolution de juillet 1830, elle fut la première personne des anciens salons aristocratiques qui passa à la branche nouvelle. Son amitié de vieille date pour la reine Marie-Amélie y aidait sans doute, mais son bon sens, son patriotisme, son libéralisme éclairé, l’y poussaient encore davantage. Elle se plaisait à réunir les hommes d’État les plus distingués qui s’étaient d’abord tous ralliés pour le maintien et l’honneur du nouveau régime ; elle s’affligea quand elle les vit se diviser et se déchirer. Sa grande amitié pour M. Pasquier commençait alors ; le salon de Mme de Boigne devint véritablement le salon du chancelier : il y était lui tout entier, et avec un degré d’intérêt de plus qu’au Petit-Luxembourg. On ne saurait dire qu’elle lui empruntait de sa modération et de sa sagesse ; elle eût été femme à lui en prêter. Si elle avait été homme, la comtesse de Boigne eût certainement marqué parmi les politiques les plus éminents et les plus utiles du régime d’alors : ce régime aurait compté un ministre de plus. Les grâces de la femme chez elle ne souffraient pas des qualités sérieuses qu’elle possédait ; elle était la convenance même. Son suffrage était d’un grand prix, parce qu’elle ne le prodiguait pas. Un mot d’approbation d’elle était une récompense. Elle disait toujours bien, parfaitement, en termes élégants et justes ; il n’y avait pas d’à peu près avec elle : je me figure que la maréchale de Luxembourg, tant vantée, devait s’exprimer ainsi. Les dernières années si remplies pour elle de vicissitudes, les dernières révolutions auxquelles elle assista, la laissèrent calme, tranquille, non étonnée, raisonnable toujours. Malgré sa santé très-affaiblie, elle avait conservé son goût de la société, sa curiosité du spectacle politique, son entière rectitude et fermeté d’esprit. Elle eut la sagesse de comprendre qu’il fallait concéder quelque chose au temps ; elle garda tous ses anciens amis, ses préférences intimes, mais elle renouvela peu à peu son salon. De nouveaux arrivants s’y plurent et apprirent à la connaître. Sa maison de Trouville, où elle allait passer chaque été, était agréable encore pour d’autres que pour elle, lorsque sa santé lui permettait de recevoir. Elle est morte pleine de jours, avec son entière liberté d’esprit, universellement vénérée et regrettée. Pour tous ceux qui l’ont connue, on peut dire que c’est une personne unique qui meurt, quelqu’un à qui nulle autre ne ressemblera plus. Elle représentait une longue série et un choix parfait de souvenirs. Elle en avait retracé quelques-uns dans un écrit assez court, qu’un très-petit nombre seulement de ses amis particuliers ont pu lire et qui, nous l’espérons, ne sera point perdu pour l’histoire contemporaine. Elle savait d’original bien des choses, et son esprit exact et vrai n’altérait rien. »

Depuis que ceci est écrit, on a publié de Mme de Boigne deux romans posthumes, d’après sa permission ou sa volonté dernière. Cette publication a été, selon moi, une faute, car elle n’est propre qu’à donner une idée très-peu juste de la femme si distinguée dont l’excellence n’était pas en ce genre de littérature. J’avais lu autrefois un de ces romans manuscrits, et, tout en y appréciant quelques parties d’une observation délicate et vraie, je m’étais bien gardé de laisser croire qu’il put être livré à l’impression. C’était, d’ailleurs, prêter flanc aux méchancetés légitimistes qui devaient saisir avec délices cette occasion de se venger d’une défection ancienne et toujours sensible. Mme de Boigne a été, en cette circonstance. L’objet de deux Études, par Mme Charles Lenormant et par M. Guizot. Ce dernier n’était peut-être pas la plume la plus désignée pour un portrait d’elle : elle le goûtait médiocrement, elle l’aimait peu, tant pour certains de ses procédés politiques que pour les formes personnelles de son moi ; et le grand ami de Mme de Boigne, M. Pasquier, n’avait jamais pardonné à M. Guizot le portrait que cet âpre champion des doctrinaires avait tracé de lui dans sa brochure de 1821 : « M. Guizot a été indigne pour moi », répétait-il jusque dans les derniers temps. Il y aurait trop à dire sur ces dissidences poussées jusqu’à l’aversion et que ne dissimulaient qu’à peine les rapprochements de société ; je pourrai, un jour, en conter plus long à ce sujet. — Lorsque M. Pasquier mourut, je me considérai comme obligé par reconnaissance de payer un hommage à sa mémoire ; j’attendis quelque temps jusqu’à ce qu’une occasion favorable se présentât. La publication d’un volume de l’Histoire de la Restauration par M. de Viel-Castel me l’offrit naturellement (voir tome IV des Nouveaux Lundis, page 280). Je tiens aujourd’hui à honneur de donner la lettre où Mme de Boigne m’écrivit le jour même où l’article parut, et aussi la réponse que je m’empressai de lui faire :

« Il me faut absolument, Monsieur, vous dire merci. Je ne sais pas comment vous l’accueillerez, mais ce mot est trop gravé au fond de mon cœur pour que je résiste au besoin de vous l’adresser. — J’attendais vos paroles avec confiance, mais non pas sans impatience. — Je remercie Dieu et vous d’avoir encore eu la fortune de les pouvoir entendre avant ma dernière heure. — L’excellent ami dont la perte me laisse si bereaved en toutes choses était une des personnes qui vous jugeaient le mieux et vous portaient le plus d’intérêt : il méritait d’être aussi bien apprécié par vous.

« Ne refusez pas l’expression de ma reconnaissance ; elle est très-sincère et très-profonde.

« Osmond de Boigne.

« Lundi 16 février 1863. »

Voici ma réponse :

« Ce 17 février 1863.

« Non, Madame, l’avez-vous pu penser ? Un mot d’approbation de vous, et surtout un mot tel que celui que je reçois, n’est autre chose que ce que j’ambitionnais le plus. Croyez-bien, — ou plutôt laissez-moi être persuadé que vous le saviez déjà, — que votre pensée n’a cessé un moment de m’être présente pendant que je m’occupais de l’illustre ami que nous avons tous perdu. Dans la vie si au hasard que je mène depuis des années et où j’obéis aux nécessités de chaque jour, j’ai gardé du moins et réservé un coin de ma vie antérieure : c’est une appréciation profonde et encore plus juste que reconnaissante des personnes si distinguées, si à part, que j’ai eu le bonheur de connaître et qui m’ont honoré de leur bonté en même temps qu’élevé par leur commerce. Vous savez bien, Madame, la place que je vous dois à tous ces égards. Elle est marquée à tout jamais dans mon respect, dans mon esprit et, permettez-moi d’ajouter, dans mon cœur.

« Sainte-Beuve. »

En attendant que ces volumes se réimpriment, j’y relève les inexactitudes au fur et à mesure qu’elles me sont signalées ou que moi-même je m’en aperçois. Ainsi, dans la note qui est à la page 123 du tome VIII, et dans laquelle je remarquais que depuis quelque temps on en est venu en littérature à faire de l’exagération une vertu et à instituer une théorie en l’honneur des génies outrés, une des phrases doit être rectifiée comme il suit :

« C’était aussi la théorie déclarée de Balzac, qui n’admettait pas que Pascal pût demander à l’âme des grands hommes l’équilibre et l’entre-deux entre deux vertus ou qualités extrêmes et contraires. Hier un violent disciple de Balzac souffletait Vauvenargues (et en s’en prenant à Vauvenargues il se trompait, il faut lire La Rochefoucauld), pour avoir dit que ce n’est pas assez d’avoir de grandes facultés, qu’il faut en avoir encore l’économie, etc. »

Au tome IX, page 155, à la note, le mot de M. de Barante sur Benjamin Constant doit être rétabli ainsi : « C’est une fille qui a été jolie, et qui mourra à l’hôpital. »