(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. (Suite) »
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(1869) Nouveaux lundis. Tome XI « Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. (Suite) »

Maurice comte de Saxe et Marie-Josèphe de Saxe, dauphine de France. (Suite)

Lettres et documents inédits des archives de Dresde, publiés par M. le comte Vitzthum d’Eckstaedt.

On était en 1746, après Fontenoy, avant Raucoux. Le maréchal de Saxe menait de main de maître cette campagne. Le roi était revenu de l’armée à Paris dès le 14 juin, pour assister aux premières couches de la dauphine : c’était une infante d’Espagne. Elle mourut subitement le quatrième jour et quand on la croyait mieux. Le dauphin était inconsolable, il l’aimait tendrement ; mais il n’y avait d’autre héritier du trône que lui, il n’avait que des sœurs, et la politique exigeait qu’il se remariât sans retard et sans répit : à peine si on lui passait un deuil de six mois. On vit aussitôt circuler une liste de princesses disponibles et à marier. Une sœur de la défunte, une autre infante, était fort proposée par un parti influent : mais une telle union eût choqué la délicatesse publique ou même la religion du roi. Une princesse de Saxe, une fille d’Auguste III, fut incontinent insinuée et mise en avant, une première d’abord, puis, celle-ci s’étant trouvée déjà promise, une seconde, bien jeune, il est vrai, et qui n’avait pas encore ses quinze ans, la princesse Josèphe. Le comte de Loss, envoyé de Saxe à Paris, à qui ces bonnes idées vinrent coup sur coup, ne perdit pas un instant pour les produire, et à peine l’agrément obtenu de sa Cour, il en parla au marquis d’Argenson, notre ministre des Affaires étrangères. Il s’agissait de prévenir au plus tôt en faveur d’un si jeune choix et d’avoir des témoignages engageants. Loss usa d’un stratagème. Il fallait tracer un portrait flatteur de la princesse, un portrait vrai pourtant et à ne pas être démenti, fait d’après nature. Pour le fournir lui-même, Loss n’avait pas assez présents ses souvenirs ; il n’avait vu la princesse Josèphe qu’encore trop enfant. Écrire à Dresde et attendre une réponse eût demandé bien des jours, des semaines. Il s’adressa au comte de Vaulgrenant, précédemment ambassadeur de France à Dresde et qui, rappelé de ce poste, n’eût pas été fâché d’y retourner, M. de Vaulgrenant ne se fit pas prier ; il traça un portrait tout à fait favorable. Loss le fit copier et le remit à M. d’Argenson sans lui dire de qui il le tenait. D’Argenson consentit à remettre le papier au roi comme une pièce anonyme qui lui serait arrivée sous pli avec un cachet inconnu. Le roi, ayant lu la note, fit venir le comte de Vaulgrenant qui, naturellement, parla dans le sens de ce qu’il avait écrit et y abonda. Si le portrait était flatteur, il ne paraît point cependant qu’il ait été trop flatté. La princesse, fort jeune, blonde avec de grands yeux bleus, vifs et doux en même temps, avait la physionomie très spirituelle, le caractère excellent, une très bonne éducation et des principes, des sentiments de piété comme il convenait dans une alliance avec le dauphin, personnage si religieux.

Ce prince resta d’abord indifférent et même étranger à toutes ces démarches ; il regrettait profondément sa défunte épouse et ne se soumettait qu’à regret et même avec répugnance à la raison d’État qui l’obligeait à la remplacer si promptement ; il avait peine à se faire au mot d’ordre de la situation : La dauphine est morte ! vive la dauphine !

Cependant le parti espagnol qui mettait en avant une infante, sœur de la première, s’agitait beaucoup ; on supposait que le maréchal de Noailles l’appuyait de son crédit. C’est alors, et sans plus tarder, que le comte de Loss jugea à propos de s’adresser par lettre au maréchal de Saxe occupé au siège de Namur, pour le prier de repousser les influences contraires et de jeter dans la balance le poids de son nom. De fait, la princesse royale Josèphe était sa nièce ; la placer si près du trône de France où elle se verrait destinée à monter un jour, c’était, pour lui, rendre un service éclatant à sa maison ; c’était en même temps assurer, s’il en eût été besoin, la grandeur de son propre avenir. Maurice prit aussitôt l’affaire à cœur. Il était bien avec Mme de Pompadour ; il était au mieux de tout temps avec les frères Paris, ces gros bonnets financiers de l’époque et d’une intelligence qui allait au génie ; le maréchal de Noailles lui avait dans toutes les circonstances témoigné une affection tendre, et il se fit fort de le détacher de l’infante pour le convertir à l’alliance saxonne. La victoire de Raucoux, qui survint sur ces entrefaites (11 octobre 1746), ne nuisit point, comme bien l’on pense, à la négociation.

Et tout d’abord le maréchal crut devoir prendre une précaution d’homme sage et qui se préoccupe à temps des convenances. Il avait une sœur naturelle, légitimée, fille d’Auguste II et d’une danseuse, la princesse de Holstein ; séparée de son mari, elle avait longtemps vécu à Venise, et c’était lui qui, en un jour de belle humeur et de bienveillance, l’avait fait venir à Paris, il l’avait même installée à sa terre des Pipes (ou Piples), il avait fait donner un régiment à son fils. Mais cette sœur du côté gauche, un mariage royal échéant, devenait un inconvénient grave ; elle avait, si l’on en juge par les lettres de son frère à elle adressées, le ton libre et les mœurs à l’avenant ; elle était femme, pour subvenir à sa dépense, à tenir chez elle à Paris quelque brelan. La perspective d’une pareille tante n’était pas engageante pour un dauphin de France. Le maréchal demanda donc, avant tout, à la Cour de Varsovie qu’on ordonnât à la princesse de Holstein de déguerpir de Paris et de s’en retourner à Venise. Elle se contenta d’aller en Avignon.

Puis on se mit à faire jouer tous les ressorts pour réussir dans cette concurrence de princesses. Il y avait sur les rangs, avec l’infante, une sœur du roi de Prusse, mais qui avait peu de chances, et qui bientôt, du gré même de Frédéric, céda le pas à la Saxonne. Le marquis Des Issarts, nouvellement ambassadeur de France auprès d’Auguste III, eut ordre d’y regarder de plus près et de faire un nouveau portrait juste et naturel de la jeune prétendante ; chaque rapport concluait à son avantage. On tint la négociation secrète pour ne pas trop donner l’éveil au parti espagnol. La reine avait contre la Saxe l’éloignement naturel aux Leckzinski. Les difficultés, d’ailleurs, ne paraissent pas avoir été bien grandes. Le duc de Luynes croit être certain que l’intention du roi, dans les premiers jours, était d’avoir une princesse de Savoie ; mais il paraît avoir très vite tourné du côté de la Saxe. La bonne politique l’y poussait. En choisissant une princesse de cette maison, la plus puissante de l’Empire après l’Autriche et la Prusse, il visait à « consolider ses alliances allemandes. » Cette race avait aussi pour elle la vigueur du sang et la fécondité. Dès que le roi eut pris son parti, il eut la délicatesse d’en faire honneur au maréchal et lui écrivit en ce sens.

« Il (le roi) me mande, écrivait de Bruxelles le maréchal à son frère Auguste (27 octobre 1746), toutes les contradictions qu’il a essuyées et qui lui ont été suggérées par la reine, sa femme, qu’il a fallu vaincre : en quoi Mme de Pompadour nous a beaucoup servis, car elle est au mieux avec la reine, qui a toujours le petit coin de stanislaïsme. Nous avons eu un autre assaut à repousser : ce sont les Espagnols qui ont été jusqu’aux menaces ; mais nous avons tout vaincu : le maître et la favorite étaient pour nous. J’ai eu, en mon particulier, une conversion à faire, qui est le Noailles. Comme il m’aime plus que ses enfants, je l’ai attaqué du côté de la religion, et lui ai fait sentir si ce mariage (espagnol) n’était pas heureux, on s’en prendrait à lui ; que Rome donnait des dispenses auxquelles bien des honnêtes gens, dans le royaume, ne donnaient pas leur approbation ; enfin je me suis retourné de tant de manières, que le roi m’écrit qu’il a pris son parti, et qu’après avoir vaincu ses ennemis, il faut bien que tout me cède (c’est une galanterie de sa part). »

Ainsi le maréchal, qui sous ses airs de soldat a des finesses de négociateur, s’est fait casuiste un moment avec Noailles ; il a eu recours à un ordre d’arguments gallicans et presque jansénistes. Qui m’aime plus que ses enfants, c’est tout dire quand on connaît l’esprit de famille qui animait la dynastie des Noailles. — Il arrive à la politique :

« Je ne sais ce que le marquis d’Argenson, qui est une bête, dira à M. le comte de Loss, et je crois bien faire de vous faire passer, Sire, en droiture, ce qui me vient de la personne du roi et de mon amie (Mme de Pompadour). Le roi très chrétien désire que Votre Majesté le favorise pour que l’Empire ne se déclare point contre lui ; que vous contribuiez, Sire, à la paix, et que vous vous liiez avec la Prusse, quand ce ne serait qu’en apparence. Ce sont ses termes. Toutes ces choses ne sont que momentanées… Le roi désire plus ; il voudrait que Votre Majesté lui rendit tous les bons offices à la Cour de Russie (sur laquelle l’on est persuadé ici que nous influons beaucoup) pour qu’elle ne se mêle point de la présente guerre… »

En résumant, pour finir, tous les avantages que trouve le roi de Pologne à cette alliance française, l’esprit de famille à son tour triomphe chez Maurice, et le fils de race saxonne s’applaudit :

« Enfin, Sire, que vous dirai-je ? Je trouve cette affaire avantageuse de tout point pour votre maison, et je descendrai sans regret au ténébreux empire, après l’avoir vue terminée ; j’aurai rempli ma carrière : j’ai joui des délices de ce monde ; la gloire me comble de ses bienfaits ; il ne me restait plus qu’à vous être utile, et toute ma destinée aura été remplie d’une manière bien satisfaisante. Mais j’en reviens là, Sire, n’admettez aucun délai ni aucune difficulté ; on ne veut pas vous lier les mains, mais on veut espérer… »

Ce sont là de bons, de justes et même de sages et raisonnables sentiments. Mais une pensée me frappe. A cette date de 1746, le maréchal n’est pas vieux, comme nous l’entendons aujourd’hui ; il a… quoi ? Cinquante ans à peine. Et voilà qu’il déclare sa mission finie et qu’il chante déjà son Nunc dimitte servum tuum. Il est satisfait, il se dit prêt à partir pour le ténébreux empire, et cette disposition philosophique se reproduit et se trahira plus d’une fois sous sa plume. C’est se contenter un peu vite, c’est donner sa démission trop tôt, quand il n’y a pas nécessité. Je reviendrai sur ce trait qui chez lui est assez caractéristique. Il avait sans doute commencé, de bonne heure : quand on a eu le fusil sur l’épaule à douze ans, il est permis de prendre son congé à cinquante. Et puis il s’était prodigué dans tous les sens, il avait épuisé les aventures, les plaisirs, il achevait de les épuiser chaque jour. Là est le côté faible. Un héros de roman peut et doit partir à cinquante ans et même en deçà : un guerrier historique tient bon tant qu’il peut ; un Turenne reste jusqu’au dernier jour pour achever son œuvre, pour l’avancer, la consolider. Les plus beaux lauriers sont souvent les plus tardifs. Et voyez en effet ! Le maréchal de Saxe, en se consumant trop tôt, en se tuant (car il a été le bourreau de lui-même), a manqué sa plus belle lutte, sa plus décisive épreuve, celle où, quelques années plus tard, il aurait eu le grand Frédéric pour vis-à-vis et pour digne antagoniste. Combien, en face d’un tel jouteur, une ou deux défaites même, suivies de glorieuses revanches, l’eussent grandi ! Au lieu de cela, n’ayant pas eu affaire à un adversaire de sa force, il n’a pas donné toute sa mesure. Dans une histoire sommaire des grandes guerres, venu entre le prince Eugène et le grand Frédéric, il est un peu perdu, il n’est pas à leur niveau ; au plus sera-t-il nommé et mentionné comme un jalon intermédiaire18. L’épicurien et le voluptueux en lui s’est trop hâté de mourir.

Mais je reviens à la lettre qu’il écrivait au roi Auguste III sur le mariage de la future dauphine. Dans un post-scriptum essentiel il s’empresse d’ajouter que les frères Paris (Montmartel et Du Verney) l’ont fort aidé dans toute cette affaire, à la fois comme amis de la favorite et comme ayant tout pouvoir sur l’esprit de la reine, dont eux-mêmes dans le temps ils ont fait le mariage :

« Ce sont, dit le maréchal, deux personnages qui ne veulent point paraître et qui, dans le fond, sont fort considérables dans ce pays-ci, parce qu’ils font mouvoir toute la machine. Ce sont mes amis intimes de tous les temps, et ce sont les plus honnêtes gens et les meilleurs citoyens ; ce que sont peu de Français. »

Il y a cela, je ne l’efface pas. J’espère que même alors, sous ce régime d’exception et dans ce monde des ordres privilégiés, c’était en partie faux. Mais le tort des Français, trop souvent, a été de se comporter et de parler devant l’étranger comme s’ils n’étaient point patriotes : on se trompe sur eux, mais on le croit.

En même temps qu’il écrivait en ces termes au roi de Pologne, le maréchal adressait une autre lettre à la reine, une lettre non plus politique, mais domestique en quelque sorte et comme à une mère, pour lui ouvrir un jour sur l’intérieur de la famille royale et, comme il dit, sur l’intrinsèque de la Cour. Le comte Vitzthum a raison de trouver cette lettre « un chef-d’œuvre de bon sens, de tact et de finesse. C’est, si l’on veut, dit-il, un portrait peint en rose de la Cour de Louis XV, un portrait ad usum Delphini. » Tous les traits sont adoucis, et cependant les indications subsistent :

« Madame,

« Le roi très chrétien m’a écrit hier qu’il avait fait la demande de la princesse Marie-Josèphe pour monseigneur le Dauphin à Votre Majesté. Je me flatte que cette proposition ne déplaira ni à la princesse, ni à Votre Majesté, car, en vérité, monseigneur le Dauphin est un fort bon parti, et je voudrais vivre assez de temps pour voir notre divine princesse reine de France. Je crois que cela lui ira fort bien. Elle a toujours été mon inclination, et il y a longtemps que je lui destine la couronne de France, qui est un morceau assez beau ; et le prince qui la portera un jour est beau aussi (??). La princesse Josèphe n’aura pas à s’ennuyer pendant qu’elle l’attendra. Le roi beau-père est charmant ; il aime ses enfants, et, aux caresses qu’il faisait à Mme la Dauphine défunte, je juge de celles que notre princesse aura à souffrir. Voici ce que le roi très chrétien m’écrit, mot pour mot, dans la lettre que j’ai reçue hier, et qui est de sa main d’un bout à l’autre :

« Ne serez-vous point fâché de ce mariage, mon cher maréchal ? Que votre princesse sache bien qu’il ne tiendra qu’à elle de faire notre bonheur et la félicité de mon peuple. »

Nous voyons se dessiner, dans toute cette familiarité à laquelle on nous initie, un Louis XV un peu inattendu, un peu différent de ce qu’on se figure, plus affectueux, plus père de famille qu’on ne suppose, un fort aimable beau-père, et tout à l’heure, un grand-père aux petits soins. N’oublions pas qu’il a vingt-cinq ans de moins que celui auquel aura affaire plus tard, à son tour, une nouvelle dauphine, Marie-Antoinette. Il y a eu des degrés dans rabaissement de ce caractère. Le Louis XV des premières années de Mme de Pompadour valait mieux que le Louis XV de la Dubarry.

Et revenant au personnel de la Cour, le maréchal de Saxe aborde le chapitre des conseils :

« Je dirai encore un mot sur la princesse. Il ne faut, pour réussir ici, ni hauteur ni familiarité : la hauteur tenant cependant de la dignité, elle peut plus aisément pencher de ce côté-là. Les femmes de la cour ont toutes de l’esprit comme des diables, et sont méchantes de même. On ne lui manquera jamais de respect mais elles chercheront à rembarquer dans les querelles qu’elles ont continuellement ensemble ; et c’est de quoi elle ne doit que rire et s’amuser. Le roi fait de même ; et, s’il arrivait que quelque chose lui déplût, qu’elle s’adresse directement au roi : il la conseillera et la conduira très bien. Cette confiance lui plaira… C’est la seule personne à la Cour avec laquelle elle ne doit avoir aucune réserve. Elle doit le regarder comme son asile, son père, et lui tout dire, bien ou mal, comme cela viendra, et ne lui rien déguiser. Avec tout le reste, de la réserve. Si elle fait cela, il l’adorera. La reine est une bonne princesse qui, souvent, a eu de petites fantaisies, mais qui n’a jamais su comment s’y prendre pour les faire réussir. Elle a voulu mettre monseigneur le Dauphin en jeu quelquefois, mais cela n’a point du tout réussi et aurait donné beaucoup d’éloignement pour elle, si des personnes plus sages et plus habiles n’y avaient mis la main. Pour M. le Dauphin, il a beaucoup d’esprit, et plus qu’il n’en paraît avoir. Le roi l’aime plus par sagesse, je crois, que par d’autre raison… »

Qu’en dites-vous ? Une femme d’esprit ne dirait pas mieux que ce soldat et ce victorieux, lequel, on le voit, n’est pas le moins du monde un soudard ; Mme de Maintenon ne donnerait pas de meilleures instructions à une duchesse de Bourgogne que le maréchal de Saxe à sa dauphine.

Sur la reine Marie-Leckzinska, y revenant à deux reprises et marquant tous les devoirs qu’il faudra que la dauphine remplisse envers elle avec exactitude, il satisfait d’ailleurs et tranquillise l’orgueil saxon en ajoutant que ce n’est que pour la forme et la bienséance : « Car cette princesse, je l’ai déjà dit, ne peut rien et n’a pas assez de génie pour pouvoir quelque chose. »

Tous ces succès le mettent, on le conçoit, en belle humeur et en gaieté ; il joue avec le ministre de son frère, le comte de Bruhl, dont il n’avait pas toujours eu à se louer ; il le raille en passant, et faisant allusion aux conditions politiques très peu onéreuses que Louis XV mettait au mariage :

« Il ne tient donc plus qu’à vous, écrivait-il, de conclure l’affaire qui est grande, belle et magnifique, et aura des suites encore plus grandes ; mais, pour l’amour de Dieu, concluez et n’apportez ni délais ni difficultés. Ce que l’on vous demande n’est rien ; et vous savez vous retourner, quand même vous promettriez plus que vous ne voulez tenir. Adieu, mon cher petit Bruhl ; je vous aimerai à la folie si vous finissez cette affaire. Jusque-là je me défierai toujours de vous, car vous êtes un charmant petit drôle (il met le mot en allemand). Donnez-nous votre princesse, et je dirai du bien de vous. »

Il est tout le temps avec Bruhl comme avec une coquette, sur le pied d’une agacerie et d’une plaisanterie à demi piquante. Un jour que Bruhl lui a donné de l’Excellence par-dessus la tête, il lui insinue gentiment qu’il lui faut du Monseigneur sans Excellence, car l’Excellence est une pauvre monnaie en Cour de France19 ; mais tout cela d’un ton aisé, d’un air de supériorité naturelle qui laisse chacun à sa place, sans hauteur.

Le maréchal, qui n’avait point jusqu’alors quitté l’armée, arriva à Fontainebleau le 14 novembre. Il y fut reçu comme on peut imaginer après sa récente victoire. Il était le lion de la ville et de la Cour ; il n’échappa point à la faveur des petits appartements et de tous les petits soupers ; le mariage prochain de sa nièce ajoutait à l’idée de son crédit. Et pourtant il y avait sous ces douceurs une épine cachée, et pas trop cachée ; le maréchal était mécontent, et ne le dissimulait pas, de la patente de généralissime accordée la veille au prince de Conti qui, ne pouvant être son émule, se montrait son envieux de gloire : et à ce propos, que l’on me permette une digression d’un moment.

Le comte Vitzthum a insisté avec raison sur l’importance du maréchal de Saxe à la Cour de France, à l’heure où ses victoires concouraient ainsi avec le mariage royal de sa nièce, et où il allait de plus, à l’aide de ce qu’il appelait un pétard, faire sauter l’incongru ministre des affaires étrangères, d’Argenson. Le nouveau biographe met très bien en lumière le côté diplomatique assez neuf et nous explique comment la tentative de négociation qui, sous les auspices du maréchal, se fit cette année à Dresde par le duc de Richelieu, même en n’aboutissant pas dans le présent, prépara les voies et déblaya le terrain pour l’avenir. En un mot, le comte Vitzthum ne laisse rien perdre de l’influence manifeste ou secrète du maréchal de Saxe ; mais certainement il exagère, au moins dans l’expression, lorsqu’il semble donner à entendre que Maurice, dans ces circonstances et dans les mois qui suivirent, parla en maître, que la paix et la guerre dépendaient de lui, qu’il gouvernait à cette heure la France, qu’il fit son coup d’État (les mots y sont). J’en demande bien pardon au comte Vitzthum, mais j’en appelle à son esprit judicieux et je l’attends à une seconde révision. Non, le maréchal de Saxe, en étant beaucoup, n’était pas tant que cela. Il le savait bien lui-même, et il s’en plaignait. Le duc de Luynes, un très bon esprit et qui est fort à consulter à son sujet, nous raconte une conversation de lui qu’il tenait d’un tiers digne de foi. Revenu de l’armée à Fontainebleau et à Versailles, comblé en public de bienfaits et de faveurs, recevant les félicitations de tous pour les attentions royales dont il se voyait l’objet, le maréchal répondait :

« Le roi me parle, il est vrai, mais il ne me parle pas plus qu’à l’Assemate (gentilhomme de la Vénerie). Si j’étais actuellement dans la même situation où je me trouvais il y a sept ou huit ans, c’est-à-dire simple courtisan, je n’aurais pas sujet de me plaindre ; mais puisqu’il faut parler de soi, si l’on veut examiner ce que j’ai fait depuis la prise de Prague, je crois qu’on pourra dire que j’ai ranimé le courage et la valeur des troupes françaises, qui paraissaient un peu endormies. Qu’on les examine à Dettingen et à Fontenoy, et l’on verra si c’est le même esprit qui règne. C’est peut-être pour me flatter qu’elles prétendent être invincibles quand je suis à leur tête, mais au moins les ennemis du roi craignent-ils d’être battus lorsque je commande une armée vis-à-vis d’eux. Je sais le respect qui est dû aux princes de la maison de France, et je ne m’en écarterai jamais ; que le roi les déclare tous généralissimes de ses armées au berceau, je n’ai rien à dire ; mais que M. le prince de Conti ait acquis ce titre comme une récompense de services, je crois avoir droit de me plaindre. Après cela, j’aime le roi, et je dois exécuter ses ordres. Quand il voudra que je marche, il faudra bien marcher ; mais dans le fond qu’ai-je à espérer ?… etc. »

Je sais ce qu’il faut rabattre de ces boutades de grondeur et que ce mouvement de bouderie avait pour raison unique le brevet de complaisance octroyé si à contre-temps. Le maréchal et le prince de Conti ne s’aimaient pas : celui-ci avait des prétentions militaires dont le maréchal ne lui reconnaissait pas le droit ; il savait à quoi s’en tenir sur ses succès si enflés en Italie : depuis on avait vu le prince faire peu de besogne sur le Rhin ; et dans l’armée de Flandre, après avoir essayé pendant quelque temps de servir avec le maréchal, il n’avait pas su marcher de concert et s’était retiré par susceptibilité, sous un vain prétexte, dès le mois d’août précédent. Le prince, homme d’esprit, n’avait pas l’étoffe d’un capitaine, et quand il l’aurait eue, les deux rivaux très probablement n’en eussent pas été mieux ensemble. Et puis aussi, Maurice avait le propos leste, impétueux, le petit Conti, l’invincible Conti, — ces mots échappés allaient droit à leur adresse. Quoi qu’il en soit, on dut apaiser le maréchal mécontent. Mme de Pompadour lui avait écrit à l’origine pour le prévenir et comme pour parer le coup :

« Ce 3 octobre 1746. — Vous serez sans doute étonné, mon cher maréchal, d’avoir été aussi longtemps sans recevoir de mes nouvelles ; mais vous ne serez pas fâché quand vous saurez que j’ai toujours attendu une réponse que le roi voulait faire à la lettre que vous m’écriviez. J’espère que ce que vous désirez réussira (le mariage) ; le roi vous en dira plus long que moi. Vous savez qu’il a donné à M. le prince de C. (Conti) une patente. Soit dit entre nous, cette patente l’a satisfait et a réparé sa réputation qu’il croyait perdue. Voilà ce qu’il pense, et moi je crois que c’est une chose embarrassante pour le roi et qui empêchera que l’on ne se serve de lui autant qu’il le croit. En tous cas, cela ne ferait rien pour vous, et l’on vous mettra toujours à l’abri de sa patente. Ne dites mot de cela à âme qui vive. — Adieu, mon cher maréchal, je vous aime autant que je vous admire, et c’est beaucoup dire. »

Mme de Pompadour parle de ce brevet du prince de Conti comme elle ferait du bon billet de La Châtre. Malgré tout, le maréchal, qui aurait pu se contenter de hausser les épaules, fut froissé et fit mine de l’être encore davantage ; il était fin, il savait qu’on avait besoin de lui. Il se plaignit tout haut du ministre de la guerre, le comte d’Argenson. On craignait qu’il ne se cabrât ; il parlait d’aller à Chambord. On s’avisa alors d’une satisfaction qui était de le traiter comme M. de Turenne et de lui délivrer le brevet de maréchal général : patente contre patente. Cela se fit en janvier 1747 ; le roi lui dit en le lui annonçant à Choisy : « Vous m’avez aussi bien servi que M. de Turenne avait servi le feu roi ; il était juste que je vous donnasse le même grade : je souhaite que vous l’imitiez en tout. » Louis XV faisait allusion à l’abjuration de M. de Turenne. Le maréchal fit la sourde oreille et répondit avec une profonde révérence « qu’il souhaitait de mourir au service de Sa Majesté comme le maréchal de Turenne. » C’était s’en tirer en homme d’esprit. — Voilà des honneurs assurément, voilà de l’influence ; mais il y a encore loin de ce haut degré à gouverner la France et la Cour. Revenons vite au mariage que chacun appelait de ses vœux et dont Louis XV pressait la conclusion, désirant qu’il pût se célébrer avant le carême de 1747.

Le duc de Richelieu fut désigné pour aller en qualité d’ambassadeur extraordinaire faire la demande en toute cérémonie : on s’en serait bien passé à Dresde ; mais le choix avait été annoncé dès le premier moment, et il n’y avait pas à se dédire. Le maréchal, dans ses lettres à la reine de Pologne, est amené à parler du trousseau et du détail de la toilette : on est avec lui dans les coulisses de la garde-robe ; on est mis au courant des bénéfices et des profits inhérents à toutes ces grandes charges de la haute domesticité royale :

« En général, tout ce qui est garde-robe appartient à la dame d’atours, qui est Mme la duchesse de Lauraguais ; elle fournit toutes les parures, linge, dentelles, etc., et reprend ce qui ne sert plus ; elle donne son compte, qui est arrêté et payé au Trésor royal. C’est le plus grand bénéfice de sa charge. »

On ne croyait nullement déroger, à faire ce métier de femme de chambre en grand et de revendeuse. — La nouvelle dauphine désirerait garder non seulement son confesseur, mais au moins une femme de chambre à elle : impossible ; c’était contre l’étiquette ! Le maréchal n’ose s’avancer jusqu’à le promettre, et il fallut plus tard toutes sortes de manœuvres habiles pour tourner la difficulté. La dauphine obtint par exception de garder Mlle Sylvestre, fille du célèbre peintre français, établi à Dresde.

Toutes ces lettres de Maurice passent par les mains du comte de Bruhl, avec qui il continue de jouer comme avec un gentil épagneul et un lutin espiègle : il faut croire que le physique du ministre y prêtait. Dans une lettre toute familière, le maréchal, pour lui prouver qu’il ne le boude pas, lui parle à cœur ouvert de la Cour de France et des intrigues en jeu. Il lui donne la clef des choses, et lui en dit le fin mot. Il explique pourquoi il n’aurait pu lui-même être choisi pour cette mission de Dresde à la place du duc de Richelieu :

« Il faut que ce soit un Français né sujet du roi. On m’avait déjà donné cette raison avec celle de mes occupations militaires, qui ne sont point des inventions ; car je vous assure entre nous que, s’ils ne m’avaient pas, ils ne sauraient où donner de la tête. Hommes, argent, rien ne leur manque, mais ils ne savent pas s’y prendre (ces derniers mots sont en allemand). Outre cela, les troupes et l’État ont une confiance en moi, qui entretient tout dans l’espérance, et cela fait beaucoup pour le maintien intérieur de l’État et la tranquillité de la monarchie. Vous voyez bien que je ne vous boude plus, puisque je vous parle comme cela. »

Il le rassure sur le choix du duc de Richelieu, un choix tout de politesse, et il poursuit ses confidences :

« M. Le duc de Richelieu part dans l’intention de plaire à la Cour et de vous plaire en particulier. Il ne vous tourmentera pas sur le cérémonial. Le roi de Prusse avait désiré de le voir ; il n’a pas voulu y aller, pour ne pas sentir le Prussien en vous arrivant. Il veut faire sa cour, rendre la commission honorable et amener la princesse, voilà tout20. Et tout cela ne doit ni vous effaroucher ni vous déplaire. Les d’Argenson branlent au manche, comme l’on dit. Celui des affaires étrangères est si bête que le roi en est honteux. Celui de la guerre veut faire le généralissime et n’y entend rien. Les tracasseries et les intrigues de Cour l’appuient uniquement. Il va à la parade partout et ne fait pas sa besogne qui est immense : moyennant quoi, tout va au diable ; les affaires ne s’expédient pas ; il est noyé par les affaires et ne peut plus se mettre au courant ; il est haï ; ses bureaux ne le secondent pas, et il se noie dans ses crachats. Cela me fait rire quelquefois. (Eh bien ! me direz-vous encore que je ne vous aime pas ?) »

Une réflexion cependant se présente, et je la glisse en passant : c’est que, dans le désir qu’il avait de faire sauter les deux d’Argenson, et surtout le second, le maréchal ne réussit que pour le marquis, c’est-à-dire celui qui était déjà condamné : preuve qu’il n’avait nullement cette toute puissance qu’on lui attribue. Sa vraie situation, au reste, est excellemment définie par les mots qui suivent :

« Le roi, qui est sage et qui a plus de judiciaire qu’eux tous, voit ce qui en est et ne sait quel parti prendre, car nous avons de la gloire. Pour moi, qui n’ai pour toute arme que le bouclier de la vérité, l’on me craint, le roi m’aime et le public espère en moi. « Voilà, mon cher comte, un tableau de ce pays-ci… »

Cette lettre essentielle, et qui est à lire tout entière, ne devait pas nous arriver : elle renfermait une injonction impérative, comme si Maurice avait reculé au dernier moment, en relisant ce qu’il avait confié au papier :

« Brûlez cette lettre, je vous en conjure, en présence du roi ; je veux avoir un témoin comme lui. Vous voyez bien que mon attachement pour lui me fait sortir un peu des bornes de mon devoir. »

Mais on ne brûle jamais les lettres qu’on recommande si fort de détruire : ce sont celles-là précisément qu’on garde, et nous devons à cette infidélité de connaître aujourd’hui la pensée intime de l’illustre guerrier resté fidèle à ses deux rois.

Enfin, le duc de Richelieu, d’abord si peu désiré à Dresde, y arrive : on a été bien préparé, et sa vanité de courtisan et de grand seigneur est flattée de l’accueil qu’il y reçoit. Il rend bonnes grâces pour bonnes grâces, et voit tout sous le meilleur jour :

 « J’ai été enchanté de Mme la Dauphine, écrit-il au comte de Loss, et n’osais pas m’imaginer la trouver comme je l’ai vue ; j’en ai rendu un compte au roi qui, sûrement, lui fera grand plaisir. Je suis sûr que toute la France en aura beaucoup aussi, et qu’on ne s’attend pas à lui trouver tant de grâce et une figure aussi aimable. » 

Et au maréchal, plus gaillardement et en fin connaisseur, il dira, tout compliment à part (27 décembre) :

« Je l’ai trouvée réellement charmante ; ce n’est point du tout cependant une beauté, mais c’est toutes les grâces imaginables : un gros nez, de grosses lèvres fraîches, les yeux du monde les plus vifs et les plus spirituels, et enfin je vous assure que, s’il y en avait de pareilles à l’Opéra, il y aurait presse à y mettre l’enchère. Je ne vous dis rien de trop, mais je n’en dis pas tant aux autres. »

Je le crois bien, ceci est osé ; mais on n’est pas Richelieu pour rien, et convenez que d’un Richelieu à un Maurice de Saxe il ne se pouvait de propos plus assorti.

Nous avons encore à assister à la célébration du mariage. Il s’y rencontre jusqu’au bout trop de détails curieux, qui tiennent aux mœurs, pour ne pas les relever.

Et qu’on ne s’étonne pas non plus que je profite de l’occasion pour m’étendre avec plaisir sur le maréchal de Saxe. Malgré son coin allemand, c’est un des noms les plus populaires en France, et il l’est à bon droit. L’ancien régime ou, pour mieux parler, la vieille France, lui a dû ses derniers beaux jours de guerre heureuse, ses derniers rayons de gloire à la veille de la décadence extrême, déjà commencée. Fontenoy, escorté de Raucoux et de Lawfeld, est la dernière étoile qui brille à l’horizon avant les désastres de la guerre de Sept-Ans. La guerre d’Amérique sous Louis XVI ne fut qu’un accessoire, un épisode honorable, sans rien de bien éclatant, du moins sur terre21 . Il faut attendre, pour se relever hautement de Rosbach et des défaites de la monarchie, la revanche républicaine des plaines de Champagne. Ce qu’on a appelé le siècle de Louis XV se partage en deux ; la fin de la première moitié demeure assez belle : la figure du maréchal de Saxe apparaît de loin dans nos dernières victoires et perce le nuage ; il rejoint la chaîne historique, il tend la main aux Kléber ; malgré des défauts, malgré des vices, il est d’une ampleur et d’une générosité de nature qui le fait sympathique à la France nouvelle, et de lui aussi on peut dire avec quelque vérité : C’est le Mirabeau des camps.